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Issu du huitième congrès de la European Society for Translation Studies, tenu à l’Université d’Aarhus en 2016, ce collectif nous emmène dans une véritable odyssée conceptuelle qui défie les frontières épistémologiques traditionnelles de la traduction. Helle V. Dam, Matilde Nisbeth Brøgger et Karen Korning Zethsen s’y sont prises avec soin pour présenter (p. 1‑11) et pour clore (p. 231‑233) treize contributions reliées en termes de relations conceptuelles. Moving Boundaries in Translation Studies se penche notamment sur l’effet de certains changements technologiques et sociaux tels que la popularisation des réseaux sociaux, le développement des outils d’aide à la traduction et l’avènement de la traduction automatique neuronale.

Au chapitre un, Andrew Chesterman explique en quoi consistent ces relations conceptuelles. D’abord, les concepts ornithorynque (« platypus concepts », p. 12) permettent de désigner des phénomènes récents tels que la numérisation, la traduction et la mise en page non officielles de bandes dessinées (« scanlation »). Les concepts séparateurs (« splitter concepts », p. 14) servent quant à eux à diviser une notion plus large, comme dans la distinction établie par Igor Grbić (cité par Chesterman, p. 15) entre « translation » (traduction cibliste) et « cislation » (traduction sourcière). Enfin, les concepts unificateurs (« lumper concepts », p. 17) permettent de concevoir quelque chose de façon élargie : la traduction peut ainsi inclure, par exemple, la réponse des humains au chant des oiseaux (p. 18).

La recherche en localisation fait l’objet du chapitre deux. Miguel Ángel Jiménez-Crespo y retrace l’histoire de la localisation (p. 27-30, 34-35), pour ensuite revenir sur la définition même de la traduction et de la localisation ainsi que pour proposer un schéma des rapports interdisciplinaires existant entre la traductologie et les études en localisation. Du point de vue de la localisation, Jiménez-Crespo observe deux conceptions de la traduction. D’une part, la vision unificatrice implique l’étude de tout ce qui entoure la pratique de la traduction. D’autre part, la vision séparatrice ou, si l’on préfère, industrielle, limite la traduction à un maillon de la chaîne de la localisation (p. 31-32). Quoi qu’il en soit, il est logique, à mon avis, que la traduction joue un rôle secondaire dans le cadre de la localisation si l’on s’intéresse à d’autres facteurs d’un processus de production donné.

Le chapitre trois, signé par Franz Pöchhacker, présente les nouvelles fluctuations conceptuelles opérant dans le domaine de l’interprétation. Pöchhacker y distingue quatre types de modalités d’interprétation prototypiques, à savoir l’interprétation orale, l’interprétation entre langues de signes, l’interprétation de signes en parole et vice-versa, mais aussi plusieurs modalités hybrides telles que la traduction à vue (parlée ou gesticulée), la « tradterprétation » (ma traduction de « transterpreting », p. 48), qui désigne la traduction automatique des dialogues écrits en ligne, l’interprétation projetée à l’écrit et la traduction automatique de la langue de signes à l’écriture, (p. 47-48). Il est question aussi dans ce chapitre de la reformulation intralinguale, présente dans le sous-titrage vocal (« respeaking », p. 48), entre autres. La traduction automatique embrouille également les frontières entre la traduction et l’interprétation tout en restant dans une position plus périphérique dans le domaine de l’interprétation (p. 54-56, 59-60).

Le chapitre quatre est consacré à la révision, à l’édition de correspondances de traduction partielles issues des mémoires de traduction (ici, l’édition) et à la post-édition (soit la révision de segments « traduits » par la machine). Arnt Lykke Jakobsen nous rappelle que la norme ISO 17100 prescrit la révision par autrui, ce qui prouve l’importance que les institutions y attachent. Les rares expériences menées par des traductologues permettent, par ailleurs, d’évoquer le risque d’atteindre une moins bonne qualité à travers la révision unilingue qu’à travers la révision bilingue ou unilingue et bilingue. Dans la littérature mentionnée en matière de révision bilingue, la lecture du texte source avant celle du texte cible s’est avérée moins efficace que l’inverse. L’avènement des mémoires de traduction et de la traduction automatique neuronale a contribué, quant à lui, à l’essor de l’édition et de la post-édition (p. 66, 71‑74). Enfin, même si l’édition peut avoir des conséquences positives telles qu’une familiarisation plus rapide avec les produits à traduire (p. 72), certaines problématiques telles que celle de la précarité d’emploi associée à l’abus de la post‑édition ne sont pas abordées par Jakobsen.

Sharon O’Brien et Owen Conlan, les auteurs du chapitre cinq, abordent l’adaptation des outils d’aide à la traduction aux besoins de l’humain (p. 86). Ils déploient tout un arsenal conceptuel afin de préconiser, dans le cadre du développement d’environnements informatiques de traduction, la prise en compte du contexte d’utilisation, de la modélisation d’interfaces, et de la confiance, la motivation et le bien-être de l’utilisateur. Les contextes d’utilisation des outils informatiques concernent les spécifications envisageables lors d’un projet de traduction (p. 89). La modélisation renvoie, quant à elle, à l’adaptation de la machine aux habitudes numériques de la personne qui traduit. La confiance en la machine est perceptible, par exemple, dans le temps passé à éditer un segment traduit automatiquement par opposition à un segment recyclé d’une mémoire de traduction (p. 92). Enfin, la mise en place d’outils pour améliorer la motivation et le bien‑être vis‑à‑vis de la post‑édition de traductions automatiques reste un domaine à explorer (p. 92‑93).

Les réseaux de traducteurs en ligne font l’objet du chapitre six. S’inspirant de l’analyse des réseaux sociaux de Stanley Wasserman et Katherine Faust (1994), Julie McDonough Dolmaya y propose une étude exploratoire basée sur les hyperliens et les interactions affichés en 2016 dans les entrées de trois blogues de traduction. La chercheuse conclut que tous les réseaux de blogues ne sont pas assez réciproques pour constituer des communautés et que des études supplémentaires pourraient faire davantage la lumière sur le degré de centralité des réseaux de blogues, la diversité des acteurs connectés et la distribution géographique des réseaux de traduction. La méthode de l’analyse des réseaux est sans doute prometteuse pour mieux comprendre le phénomène du réseautage professionnel. À suivre.

Le chapitre sept, signé par Nadja Grbić et Pekka Kujamäki, constitue une critique de la négligence vis‑à‑vis de la traduction et de l’interprétation non professionnelles en tant que sujet de recherche (p. 114). Grbić et Kujamäki appliquent le concept de « travail‑frontière » de Thomas Gieryn (1983), c’est-à-dire le développement d’un discours permettant d’étendre, de monopoliser et de protéger l’autorité épistémologique dans un domaine donné, en l’occurrence, celui de la traduction et de l’interprétation (p. 115). En effet, ce n’est que récemment que la traduction et l’interprétation non professionnelles se sont fait une place en traductologie et que les travaux de Brian Harris sont considérés comme faisant partie des études en traduction et en interprétation (p. 119‑123). Grbić et Kujamäki illustrent la relativité du binarisme professionnel‑naturel à travers l’étude de deux cas : le travail de traduction et d’interprétation en Finlande pendant la Seconde Guerre mondiale et l’histoire de l’interprétation en langue de signes en Autriche. Loin de représenter une menace pour les traducteurs et les traductrices, la recherche sur la traduction ou l’interprétation non professionnelle permet, à mon avis, de mettre l’accent sur la qualité.

Les résultats et constats d’une enquête sur l’ergonomie menée en Suisse et en Finlande par Maureen Ehrenberger-Dow et Riita Jääskeläinen sont présentés au chapitre huit. Ces auteures soulignent l’importance d’étudier les facteurs physiques, cognitifs, sociaux‑spatiaux et organisationnels, et leur démarche permet de pousser la traductologie vers l’ergonomie (p. 146). L’enquête repose sur un échantillon assez grand (1850 personnes interrogées) dans l’ensemble, mais composé en majorité de traducteurs et traductrices pigistes (près de 80 % du total). La représentativité des domaines institutionnel et commercial semble donc vraiment mince, notamment pour les personnes habitant en Finlande. En outre, la distinction entre les personnes indiquant comme lieu de travail la Suisse (118) et celles habitant en Finlande (95) ne semble pas suffisamment expliquée ni justifiée. En ce qui concerne les questions et les réponses, il s’agit d’une étude exploratoire, mais la possibilité de s’exprimer par rapport aux conditions de travail est la bienvenue. Or, comme les auteures le reconnaissent (p. 145), le volet qualitatif de leur recherche pourrait être plus développé.

Le chapitre neuf, signé par Margaret Rogers, sert à minimiser la distinction entre la traduction littéraire et la traduction non littéraire. Rogers critique, à juste titre, les limites du binarisme (p. 154) et met en valeur le concept de frontière en soulignant le caractère à la fois littéraire et non littéraire de certains genres tels que les jeux vidéo, les émissions de téléréalité et les publicités. D’autres aspects relativisant l’opposition littéraire‑scientifique sont la prise en compte du lectorat, l’agentivité et la terminologie. À ce propos, Rogers évoque les théories fonctionnalistes et les théories de la réception (p. 157), la motivation inhérente au développement des sciences formelles ou sociales (p. 158‑160) et la présence de termes dans les textes dits « littéraires » (p. 160‑161).

Özlem Berk Albachten défie aussi les limites conceptuelles classiques de la traduction au chapitre dix, où il est question de la traduction intralinguale. À l’aide de deux exemples, l’auteure montre que les traductions intralinguales peuvent nous aider à mieux comprendre l’histoire des pratiques de production textuelle. Aussi la traduction intralinguale (et intertemporelle) du Hümâyunnâme [Livre de l’Empereur] d’Ali bin Salih Çelebi (XVIe siècle) entreprise par Ahmed Midhat au XIXe siècle, par exemple, illustre-t-elle l’ambivalence des différentes façons d’appeler la traduction dans l’histoire de la Turquie ainsi que les motivations de ces appellations (p. 170-171). La contribution de Berk Albachten correspond donc à un élargissement de la notion de traduction. Cependant, cet élargissement n’est pas sans risques, à mon avis, car il empêche de désigner de façon générale le type de démarche adoptée vis‑à‑vis de l’altérité, contrairement aux concepts d’adaptation (Bastin, 2019) et d’appropriation (ibid.), par exemple.

Le brouillement des frontières au sein des études de la traduction se poursuit au chapitre onze, dans lequel Sara Laviosa aborde l’avènement du virage multilingue dans l’enseignement et explique en quoi consiste le translangageage (« translanguaging »), c’est‑à‑dire l’usage dynamique de plus d’une langue dans le cadre d’une activité de formation (p. 185). Issu du contexte pédagogique bilingue du Pays de Galles, ce concept mérite, d’après Laviosa, l’attention des chercheurs en traduction (p. 184). Deux cas d’étude et plusieurs références sont présentés afin de montrer les avantages de la traduction naturelle et du mélange de codes dans le développement de compétences translinguistiques et transculturelles (p. 188, 196).

Helle V. Dam et Karen Korning Zethsen s’interrogent au chapitre douze sur la nature de la traduction en utilisant la méthode du groupe de discussion (« focus group »). Pour mener à bien leur analyse des propos recueillis pendant les rencontres qu’elles ont tenues avec des traducteurs, traductrices et gestionnaires de projet, Dam et Korning Zethsen s’appuient sur la théorie des prototypes. La traduction s’avère pour les personnes interrogées tantôt un transfert interlingual concernant une langue source et une langue cible, tantôt le transfert le plus proche possible de la source. L’interprétation se distingue de la traduction par l’oralité. Le sous-titrage et le doublage sont aussi pour les personnes interrogées des formes de traduction à part entière. À propos du ciblisme, les termes « localisation », « adaptation » et « transcréation » se confondent dans les discussions, mais les personnes interrogées s’accordent pour établir une sorte de gradation où la transcréation, limitée au domaine de la publicité, est la forme de traduction la plus ethnocentrique, suivie de l’adaptation. Cette confusion conceptuelle est plutôt loin de l’approche industrielle de la localisation évoquée plus haut, du concept d’adaptation (Bastin, 2019) et de la transcréation en traduction poétique.

Au chapitre treize, Luc van Doorslaer évoque les différentes visions de la traduction présentes dans d’autres disciplines pour conclure que seule la biosémiotique offre une conception de la traduction semblable à celle de la traductologie, voire plus large. La question qui se pose est alors si la traductologie devrait se limiter au concept traditionnel de « remplacement interlingual » ou bien poursuivre son élan vers l’univers des transferts sémiotiques (p. 220, 228).

Au terme de la lecture des chapitres, le concept de traduction reste ambigu, certes, mais, comme ce recueil ainsi que l’épilogue (p. 231‑233) le montrent bien, les différents constats des chercheurs et des praticiens actualisent le sens de cette notion tout en nécessitant des hyponymes (la traduction recréative ou la traduction informative, par exemple) ou des hyperonymes (la localisation ou l’adaptation, par exemple) en fonction des pratiques étudiées. C’est dans cette flexibilité théorique et méthodologique que se trouve justement, de mon point de vue, la force de cet ouvrage collectif dont le seul bémol serait l’absence d’une vision critique des enjeux économiques et géopolitiques de certaines pratiques technologiques telles que la traduction collaborative, la traduction automatique ou la post‑édition. En effet, il aurait été fort intéressant de connaître, par exemple, l’évolution des conditions de travail des traducteurs et des traductrices dans un territoire donné ou la perception des utilisateurs et utilisatrices vis‑à‑vis de la traduction automatique. Malgré l’absence d’un volet critique mettant l’accent sur le contexte mondial actuel de sous‑traitance des services de traduction, de répartition de plus en plus inégalitaire des richesses et de crise écologique, cet ouvrage reste une magnifique source d’inspiration pour les personnes s’intéressant à la recherche en traductologie.