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Au XIXe siècle, dans plusieurs pays d’Europe et d’Amérique, l’industrialisation et l’urbanisation entraînent une concentration accrue de la population dans un espace restreint : la ville. Cette densification affecte les conditions sanitaires ainsi que la qualité de vie en milieu urbain. De plus, les épidémies (typhus, choléra, variole) amènent invariablement la mort à leur suite et, de ce fait, témoignent de la faiblesse et même de l’inexistence de mesures hygiéniques et sanitaires. Dans plusieurs grandes villes, on assiste à une prise de conscience de la gravité de ces problèmes. Un mouvement de réformes sanitaires naît ainsi, d’abord en Europe, puis en Amérique, où on revendique l’adoption de mesures d’hygiène publique.

Le XIXe siècle voit, par ailleurs, l’émergence de nouveaux groupes professionnels. En effet, c’est au cours de ce siècle que naissent plusieurs associations, sociétés ou ordres qui entament un travail de définition menant à des identités professionnelles. Leurs porte-parole auront bientôt fait d’imposer leur expertise comme nécessaire à la construction d’infrastructures qu’entraînent les effets néfastes de l’industrialisation. Les ingénieurs, par exemple, proposent des solutions aux problèmes posés par l’urbanisation (réseau intégré d’égouts, système d’aqueduc, collecte des déchets, etc.). Les médecins deviennent, quant à eux, des acteurs importants dans l’élaboration de politiques de santé publique. Un peu plus tard, une nouvelle figure hybride fera son apparition dans les officines de l’administration publique : l’ingénieur sanitaire. Alliant le savoir médical et les connaissances de l’ingénieur, il jouera un rôle dans la mise en place de nouvelles infrastructures urbaines et dans l’application des politiques sanitaires.

Or, dans le cas du Québec et en particulier de Montréal, on ne sait pratiquement rien sur cet acteur pourtant assez visible dans d’autres pays. Les causes de cette méconnaissance sont multiples. L’histoire de l’environnement commence à peine à attirer l’attention des spécialistes au Québec. En effet, les professions qui n’ont pas réussi à s’imposer socialement, c’est-à-dire à se former en groupe explicite, avec une organisation, des porte-parole, et des systèmes de représentation, laissent peu de traces et restent ainsi difficiles à étudier. C’est le cas des ingénieurs sanitaires au Québec. Faut-il abandonner toute prétention à connaître l’histoire de ces acteurs qui ont néanmoins joué un rôle important dans l’histoire de la santé publique? Nous croyons qu’il est possible d’apporter une contribution à l’histoire de ces professionnels qui se sont distingués de leurs collègues ingénieurs en faisant valoir leur expertise et en occupant des postes pour lesquels leurs compétences étaient requises. Cet article vise donc à analyser la formation en milieu universitaire et l’itinéraire de quelques ingénieurs sanitaires dans l’administration municipale montréalaise et provinciale de la santé au Québec. C’est le cas, par exemple, de Joseph-Emery Doré qui, dès 1892, devient le premier ingénieur sanitaire engagé par la Ville de Montréal. Les carrières de Théodore-Joseph Lafrenière et d’Aimé Cousineau, notamment, nous aideront à mieux comprendre les activités spécifiques de ces experts de la santé publique. Bref, si on ne peut dresser un tableau complet de l’histoire de ce groupe méconnu du domaine de la santé, nous tenterons néanmoins de comprendre comment émerge cette nouvelle expertise et nous examinerons les principaux lieux d’exercice de l’ingénieur sanitaire.

Des sources nous permettent, en effet, de retracer les débuts d’un enseignement universitaire consacré aux problèmes de santé publique et de génie sanitaire. Les archives des Facultés de génie et de médecine de l’Université McGill, de l’École Polytechnique de Montréal et de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal nous renseignent ainsi sur les cours et les programmes instaurés par ces institutions universitaires pour préparer médecins ou ingénieurs à relever les nouveaux défis suscités par la construction des infrastructures urbaines et le développement de la santé publique à l’heure de la bactériologie. Nous nous sommes penchés particulièrement sur les annuaires de cours qui indiquent les débuts de la spécialisation du génie sanitaire et le curriculum des cours à suivre par les étudiants. Les dossiers des professeurs appelés à prodiguer ce type d’enseignement constituent également une source importante. En effet, ces dossiers nous informent autant sur les savoirs transmis aux étudiants, que sur l’emploi que certains professeurs occupent dans l’administration municipale, ainsi que sur les associations professionnelles dont ils sont membres. De plus, les procès-verbaux des facultés de génie et de médecine nous éclairent sur les arguments avancés par les experts en faveur de la création d’une telle spécialisation.

Par ailleurs, les archives de la Ville de Montréal renferment de précieuses informations concernant l’exercice de la profession d’ingénieur sanitaire au sein de l’administration publique montréalaise. En effet, les rapports annuels des divers comités et commissions ayant trait à la santé publique donnent un compte rendu détaillé de leurs activités. Grâce à ces documents, nous avons pu suivre pas à pas les activités de plusieurs ingénieurs sanitaires. De plus, nous avons consulté les Rapports de l’état sanitaire de la cité de Montréal. C’est dans ces documents que nous retrouvons les rapports annuels de l’ingénieur sanitaire qui contiennent l’ensemble de ses recommandations pour l’amélioration de la santé publique de la ville. Ces rapports jettent un éclairage sur le rôle de l’ingénieur sanitaire au sein de l’administration municipale. Nous avons aussi considéré les rapports annuels du Conseil d’hygiène de la province de Québec qui nous aident à comprendre le contexte général de l’évolution de la santé publique au Québec. Finalement, les publications des associations professionnelles d’ingénieurs et la presse spécialisée ont également été consultées.

La formation en génie sanitaire à Montréal

L’urbanisation et la santé publique à Montréal

La ville de Montréal, tout comme plusieurs grandes villes européennes et américaines, connaît, à la fin du XIXe siècle, une forte croissance de l’industrialisation et de l’urbanisation. En effet, après 1867, Montréal vit une période de transformations profondes. Ville portuaire par excellence, Montréal domine le commerce canadien par son contrôle des transports et par la croissance de son industrie lourde et manufacturière. La classe ouvrière prend de l’expansion et exerce une pression sur l’espace urbain. De nouveaux types de logements font leur apparition. Si l’industrialisation permet l’enrichissement des hommes d’affaires, elle est aussi synonyme de conditions d’existence difficiles pour les travailleurs. Les clivages sociaux deviennent plus visibles. De plus, les problèmes de gestion de l’ensemble urbain prennent une toute autre ampleur, qu’il s’agisse du contrôle des conditions sanitaires, de l’accessibilité aux services publics ou de la gestion de l’administration municipale.

La croissance de Montréal à la fin du XIXe siècle ne se mesure pas seulement par son activité économique mais aussi par l’évolution de sa population. En 1871, Montréal compte déjà 107 225 habitants. Trente ans plus tard, on en dénombre 267 730 sans compter les petites villes de banlieue qui seront rapidement annexées à la métropole[1]. Dans le dernier quart du XIXe siècle, le taux d’urbanisation connaît donc une augmentation assez spectaculaire. Montréal est alors la ville la plus populeuse du Canada, puisque Toronto n’a que 208 040 habitants en 1901. Sa taille est comparable aux villes de Cincinnati et de Détroit, mais demeure loin derrière New York qui compte déjà 3,5 millions d’habitants en 1900[2].

Il ne faut pas se surprendre que cette densification affecte les conditions sanitaires ainsi que la qualité de vie des Montréalais. Si les membres de la bourgeoisie profitent de conditions de vie excellentes (l’espace ne manque pas, les résidences sont équipées de W.-C., d’eau courante et, au début du XXe siècle, le téléphone et l’électricité y font leur entrée), on ne peut dire la même chose des familles ouvrières. Celles-ci sont cantonnées, bien souvent, dans des quartiers défavorisés sur le plan des infrastructures publiques[3].

Les conditions d’existence à Montréal sont, par ailleurs, aggravées par la persistance de certains fléaux qui frappent parfois de manière inattendue. Les épidémies, par exemple, surgissent tout au long du XIXe siècle. Qu’il s’agisse du choléra, du typhus ou de la variole, les épidémies provoquent chaque fois la mort de plusieurs individus et, de ce fait, témoignent de la faiblesse, voire de l’inexistence de mesures hygiéniques et sanitaires. La typhoïde, causée par la mauvaise qualité de l’eau, sévit de façon récurrente. Les maladies contagieuses frappent tout particulièrement les enfants. La dernière grande épidémie, celle de la variole en 1885, ravage principalement les quartiers populaires. La population et les autorités municipales sont mal préparées pour leur faire face. L’épidémie frappe sans discernement et peut atteindre tout le monde, y compris les membres de la bourgeoisie qui ont les moyens de s’assurer une saine alimentation et des conditions de logements adéquates. Bref, les conditions malsaines d’un seul quartier de la ville mettent en danger toute la population urbaine.

Figure 1

Reportage photographique sur les employés travaillant dans les laboratoires du Service de la santé, 8 septembre 1944.

Service de santé : Laboratoire; Numéro original du reportage photographique : Z-367-1 Archives de la Ville de Montréal

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La mise en place des infrastructures urbaines

S’inspirant des actions entreprises et des visions élaborées en Angleterre et aux États-Unis, les représentants des mouvements de réforme sanitaire à Montréal proposent des solutions de type technocratique et souhaitent l’introduction d’une nouvelle rationalité dans la gestion des problèmes urbains. Comme partout ailleurs, la doctrine miasmatique a conduit à penser que l’environnement joue un rôle crucial dans l’éclosion des maladies et leur rapide propagation. Dès le milieu du siècle, la nécessité de construire des égouts pour assainir les marais nauséabonds a été invoquée par les inspecteurs municipaux[4]. Ceux-ci ont joué d’ailleurs un rôle de premier plan dans la construction des infrastructures urbaines réclamées par les promoteurs du mouvement sanitaire. Les médecins ne se laissent pas écarter pour autant. Leur présence dans les officines de l’administration publique devient plus visible à mesure que le siècle avance. Ils réclament des autorités qu’elles mettent en place des mécanismes de contrôle sanitaire adéquats et se font les promoteurs infatigables de l’hygiène publique. Celle-ci représente une science récente, une branche nouvelle de la médecine, qui doit encore se faire accepter. Le principal lieu d’intervention de ce groupe d’experts sur la scène montréalaise sera le Bureau de santé créé en 1865. Cette année-là, la Ville adopte un règlement pour établir un Bureau de santé qui devient l’instance principale pour tout ce qui touche le domaine de la santé publique à Montréal. Avant cette date, le Bureau de santé n’était qu’une instance temporaire pour faire face aux épidémies qui frappaient la ville, retournant dans l’ombre aussitôt le fléau disparu. À partir de là, la participation des médecins à l’administration montréalaise de la santé s’intensifie. La Montreal Sanitary Association est fondée l’année suivante et pèse de tout son poids sur le Bureau de santé pour qu’y soient nommés des médecins permanents. La petite vérole sévit alors à Montréal et le Bureau engage deux médecins pour veiller à l’application des règlements de santé et à l’amélioration des conditions sanitaires[5]. Ceux-ci rédigeront des rapports dans lesquels ils dressent un bilan de leurs activités et y vont de leurs recommandations. En 1868, leur nombre passe à trois médecins, dont le Dr Larocque[6].

À la fin du XIXe siècle, un changement de paradigme marque le monde médical. En effet, les thèses bactériologiques commencent à bouleverser les pratiques de l’hygiène préventive et ce nouveau savoir va permettre l’engagement d’un nouvel expert, le bactériologiste. En 1895, en effet, le premier bactériologiste fait son entrée au Bureau de santé et, deux ans plus tard, un laboratoire de bactériologie est inauguré. Les thèses bactériologistes gagnent alors rapidement l’administration montréalaise de la santé. Au niveau provincial, après 1880, le gouvernement québécois intervient dans le secteur de la santé. Un premier pas est franchi en 1884 quand le législateur promulgue la Loi d’incorporation de la Société d’hygiène de la province de Québec qui siègera à Montréal[7]. La terrible épidémie de variole, qui frappe Montréal de plein fouet l’année suivante, a raison des dernières réticences de l’administration publique provinciale. En 1886, la Loi pour l’Hygiène publique est votée, suivie deux ans plus tard par la Loi provinciale sur la Santé publique. Entre-temps, le Conseil d’Hygiène de la province est créé en 1887 pour appliquer la nouvelle loi[8]. Le gouvernement provincial et le Conseil municipal possèdent désormais les outils institutionnels pour répandre la « bonne nouvelle » hygiéniste partout en province et plus particulièrement dans la métropole.

En cette fin de siècle, les experts du Bureau de santé doivent s’attaquer à plusieurs problèmes d’ordre sanitaire : collecte et élimination des déchets et des cadavres d’animaux, vaccination, vérification de la qualité du lait, élimination des fosses d’aisance, dépistage des maladies, isolement des contagieux, identification des logements insalubres, désinfection, élimination de la vermine, etc. À Montréal, deux problèmes, résultant de l’urbanisation, ont monopolisé l’énergie des principaux acteurs de l’administration municipale au milieu du siècle : la distribution de l’eau et l’évacuation des eaux usées. En effet, le besoin en eau potable s’est accru, pendant que les sources d’approvisionnement, comme les petits cours d’eau, devenaient de plus en plus polluées[9]. De nouveaux besoins se sont fait sentir, comme le nettoyage des rues à l’aide de jets d’eau. À l’instar de plusieurs autres villes nord-américaines, Montréal a municipalisé le service de distribution de l’eau en 1845. Onze ans plus tard, après un incendie qui a ravagé une partie de la ville, la construction d’un grand aqueduc, sous la supervision du célèbre ingénieur Thomas Coltrin Keefer, a permis d’établir un service d’eau courante pour tous les Montréalais[10].

Une fois l’approvisionnement en eau résolu, il restait le problème de l’évacuation des eaux usées rejetées par une population entassée dans un périmètre relativement étroit. Le système des fosses privées, privilégié jusqu’au milieu du XIXe siècle, est remplacé peu à peu par les water-closets sans qu’un système général d’évacuation des eaux domestiques n’ait été établi. En effet, l’accroissement de la population urbaine et la construction effrénée de nouveaux édifices ont entraîné dans toutes les villes le débordement des fosses. Propriétaires, médecins et ingénieurs réclament alors des mesures draconiennes et surtout fort coûteuses pour assainir la ville. Un système d’égouts intégré (c’est-à-dire qui collecteraient l’ensemble des eaux usées) est la solution majoritairement privilégiée[11]. À Montréal, plusieurs ingénieurs ou arpenteurs à l’emploi de la Ville proposent donc, dans les années 1840 et 1850, des plans pour la construction d’un système intégré d’égouts. Ainsi en 1842, l’inspecteur des chemins, John Ostell, arpenteur et architecte formé en Angleterre, « prie respectueusement le conseil [de Ville] d’accorder toute son attention au sujet de l’égouttage qui doit être mis en oeuvre de manière complète et efficace »[12]. Quelques années plus tard, James McGill, également inspecteur des chemins, propose un plan d’assainissement de la ville basé sur la construction d’un réseau d’égouts. Le Comité des chemins demande alors à l’ingénieur civil Charles Martland Tate d’examiner le plan de McGill. C’est finalement le nouvel inspecteur des chemins, John P. Doyle, un ingénieur civil qui, en 1857, soit un an après l’ouverture du grand aqueduc, dresse les plans d’un réseau intégré d’égouts qui sera mis en place entre 1862 et 1867[13].

Ville d’Amérique du Nord aménagée sur les bords d’un grand fleuve, Montréal connaît un climat qui provoque des écarts de température assez exceptionnels. La fonte rapide des neiges au printemps et les débâcles fréquentes sur le fleuve, par exemple, n’ont pas manqué de causer des maux aux autorités et aux Montréalais qui redoutaient à chaque année une inondation plus ou moins importante. La hantise de voir une épidémie meurtrière, causée par des étangs nauséabonds ou des marais putrides, n’est donc pas le seul facteur qui a conduit à la construction d’un réseau d’égouts au milieu siècle. Il ne faut peut-être pas s’étonner que la métropole canadienne ait même devancé plusieurs grandes villes états-uniennes qui ont attendu le dernier quart du siècle avant de fournir à leurs habitants ce service public. Chicago, chef de file dans le domaine, a construit son système d’égouts entre 1856 et 1876[14]. Son célèbre ingénieur, Ellis Sylvester Chesbrough a publié son plan d’égouttage en 1855, deux ans seulement avant la parution du plan de John P. Doyle. New York n’a mis en place un système complet d’égouts qu’à partir de 1865[15]. Montréal n’a donc été aucunement à la remorque des villes américaines quand ont été construits ses grands collecteurs dans les années 1860. Au Canada, elle a devancé la ville de Toronto de plusieurs décennies. La capitale ontarienne a attendu, en effet, le début du XXe siècle avant d’investir dans une telle infrastructure[16].

Or, la construction de cette importante infrastructure n’a pas résolu tous les problèmes de santé publique. Les millions de mètres cube d’eaux usées déversées dans le fleuve vont rapidement se révéler nocives pour les Montréalais. L’eau distribuée dans les foyers cesse d’être propre à la consommation. On s’apercevra bien vite qu’elle est la cause de maladies graves. Bref, au début du XXe siècle, l’implantation d’usines de filtration, l’élimination et le traitement des eaux usées sont désormais nécessaires pour assurer la santé publique des citadins, au même titre que les réseaux d’égouts et d’aqueduc l’étaient au milieu du siècle.

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Reportage photographique sur les employés travaillant dans les laboratoires du Service de la santé, 8 septembre 1944.

Service de santé : Laboratoire; Numéro original du reportage photographique : Z-367-5 Archives de la Ville de Montréal

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Un besoin grandissant d’experts

Au Québec, l’industrialisation est propice, comme partout ailleurs, à l’ascension de professions qui requièrent l’acquisition de connaissances scientifiques et techniques nécessaires à une économie de plus en plus à la remorque de la technologie et même des sciences. Chimistes, agronomes, ingénieurs et architectes deviennent, dès lors, une ressource humaine que l’on s’arrache à prix d’or. Bien que les ingénieurs commencent, au début du siècle, à réaliser les premiers grands travaux publics, il n’existe encore, au milieu du siècle, aucun établissement qui assure leur formation au Canada. Comme aux États-Unis, ils s’initient à leur art en côtoyant un ingénieur souvent formé en Angleterre[17]. À partir des années 1850, politiciens, hommes d’affaires, journalistes et éducateurs, commencent à évoquer la nécessité pour le Québec d’implanter des réformes dans le système scolaire afin de mieux l’adapter aux nouvelles réalités économiques[18]. Selon eux, il devient urgent de former dans les nouveaux établissements d’enseignement supérieur, non seulement des médecins, avocats, notaires, prêtres ou pasteurs, mais également des géologues, des chimistes et surtout des ingénieurs. Les conditions sont alors réunies pour que naisse une nouvelle génération d’ingénieurs, non plus formée par l’apprentissage sur le terrain mais issue du système d’enseignement supérieur. L’Université McGill crée, en 1856, un des premiers programmes de génie civil au Canada. Vite abandonné, il renaîtra de ses cendres en 1871[19]. C’est également à Montréal, dans un établissement d’enseignement primaire de la Commission des écoles catholiques de Montréal (CECM), l’Académie commerciale catholique de Montréal, qu’est fondée en 1873, une école scientifique et industrielle destinée à former des ingénieurs francophones. Trois ans plus tard, l’école prendra le nom d’École Polytechnique de Montréal[20]. En 1887, elle parviendra à quitter le giron de la CECM pour s’affilier à l’Université Laval à Montréal.

La formation des ingénieurs sanitaires aux États-Unis

Avant d’examiner le développement des cours et des programmes de formation en génie sanitaire à Montréal, il convient de jeter un regard sur ce qui s’est fait dans ce domaine au sud de la frontière canadienne. Aux États-Unis, le développement de l’enseignement du génie sanitaire, à la fin du XIXe siècle, va permettre de former plusieurs ingénieurs sanitaires et d’influencer le développement de cette spécialisation du génie. Rappelons qu’au niveau supérieur, l’enseignement scientifique et technique doit son développement au gouvernement fédéral et au Morrill Grant Land Act. Cette loi instaurée en 1862 prévoit la donation de terres afin d’y construire des institutions d’enseignement supérieur qui dispensent une formation pratique. Une des plus importantes écoles techniques à voir le jour grâce à cette loi est le Massachusetts Institute of Technology (MIT). Quelques années plus tard, en 1888, l’État du Massachussetts, qui s’interroge sur les conditions sanitaires des cours d’eau, demande au personnel du MIT de faire des analyses chimiques et bactériologiques de l’eau. C’est à ce moment que la bactériologie, qui jusque-là faisait partie du cours de biologie, est intégrée au curriculum d’un nouveau programme de génie sanitaire[21]. C’est le premier programme de formation d’ingénieur sanitaire à voir le jour en sol américain. Comme nous le verrons plus loin, c’est dans cette institution que des ingénieurs québécois iront parfaire leur formation.

La rencontre de plusieurs experts en santé publique de la Rockefeller Foundation, en 1914, est propice aux discussions sur la définition de la santé publique et, surtout, sur le type de formation à privilégier pour ceux qui se destinent à une carrière dans ce domaine. Pour certains, la santé publique est un amalgame de médecine, des sciences sociales et des sciences de l’ingénieur; il faut donc une formation spécialisée dans chacun de ces champs d’études. Pour d’autres, la santé publique est une combinaison de génie sanitaire et de bactériologie. Certains voient la santé publique comme étant un problème de réformes sociales et d’organisation et donc, du ressort des politiciens. Au terme d’un long questionnement, un consensus émerge autour de la création d’une école nationale de santé publique. Elle devra être affiliée à une université tout en ayant son identité propre. Elle ne doit pas être un simple département d’une faculté de médecine ou de génie. L’école doit avoir son propre bâtiment et des membres assurant l’enseignement et la recherche. Elle doit être située dans une ville portuaire, où débarquent quotidiennement plusieurs immigrants, mais à proximité des régions rurales. Deux ans plus tard, la première école nationale de santé publique voit le jour à Baltimore. La School of Hygiene and Public Health est affiliée à la Johns Hopkins University où le génie sanitaire et la médecine seront également enseignés[22]. C’est donc la deuxième université à offrir une formation en génie sanitaire, après le MIT. Ensuite, cette formation se répand un peu partout sur le territoire. Ainsi en 1938, 10 universités offrent un diplôme de santé publique et douze écoles d’ingénieurs décernent des diplômes d’ingénieur sanitaire[23].

École Polytechnique de Montréal et Faculté de génie de l’Université McGill

À Montréal, la Faculté de génie de McGill et l’École Polytechnique connaissent des développements fort différents. Appuyée de façon éclatante par la grande bourgeoisie montréalaise composée presque exclusivement d’anglophones, l’Université McGill connaît une expansion remarquable au tournant du siècle. Les Molson, Redpath, Workman et surtout le magnat du tabac, William Macdonald, déversent des millions de dollars dans les coffres de l’Université[24]. Avant le début du XXe siècle, des départements de génie civil, de génie minier, de génie mécanique, de génie électrique et de chimie pratique sont déjà mis sur pied. L’École Polytechnique ne jouit pas des mêmes conditions d’épanouissement. Après la première décennie du XXe siècle, elle n’aura formé que 250 ingénieurs civils, tandis que la faculté de génie de McGill aura produit quelques 1 150 ingénieurs spécialisés et architectes[25]. Coupés des milieux industriels, les diplômés de Polytechnique vont oeuvrer surtout dans la fonction publique et, dans une moindre mesure, dans le secteur du génie-conseil. Quelques-uns d’entre eux participeront ainsi à la mise en place des principales infrastructures de Montréal au tournant du siècle. Comme nous le verrons, le premier ingénieur sanitaire engagé à la Ville de Montréal est un produit de cette école de génie francophone.

En Europe, mais plus aux États-Unis encore, la formation en génie sanitaire est offerte soit dans les écoles de santé publique, soit dans les écoles de génie[26]. Dans les écoles d’ingénieurs, l’enseignement se concentre sur les questions techniques, et principalement sur celles qui ont trait à l’eau potable, aux eaux usées et au traitement des ordures. Dans les institutions qui offrent des programmes en santé publique, on y trouve plutôt des cours généraux d’hygiène et de biologie. Montréal est certes une ville particulièrement intéressante pour l’étude du génie sanitaire puisqu’on y trouve, comme on l’a vu, ces deux types de formation depuis le début des années 1870. En milieu anglophone, c’est principalement le département de santé publique de la Faculté de médecine de l’Université McGill qui s’intéressera au génie sanitaire. Tandis qu’en milieu francophone, l’École Polytechnique de Montréal, à l’intérieur de son programme de génie civil, se préoccupera de donner les notions de base en génie sanitaire.

Le génie sanitaire à la Faculté de médecine de l’Université McGill

Dans le dernier quart du XIXe siècle, on commence alors à voir apparaître, ça et là, des cours d’hygiène et d’assainissement dans les programmes des facultés de médecine et de génie de l’Université McGill. En 1875, on inaugure alors un cours spécialisé sur l’hygiène et la santé publique à la Faculté de médecine. Le cours ne sera cependant ouvert aux étudiants des autres facultés dont celle de génie qu’au cours de l’année scolaire 1890–1891[27]. Le développement de l’administration publique de la santé pousse alors certainement l’Université McGill à s’intéresser de plus près au génie sanitaire, notamment pour initier les étudiants de la Faculté de génie qui, à cette époque, inaugure des spécialités comme le génie mécanique et le génie électrique. Il ne s’agit certes pas d’inaugurer un programme de formation complet en génie sanitaire, mais on songe néanmoins à offrir un cours dans le cadre du programme de génie civil. On peut lire, en effet, dans le rapport annuel de l’Université McGill en 1889 :

There as been some demand for a course in Sanitary Engineering [ . . . ]. The problem of the disposal of waste is so intimately associated with the promotion and preservation of public health that it has become one of the most important which confronts modern civilisation and must be faced by every civil engineer. Our medicine faculty must be a leader in meeting every new demand of social need[28].

Une année plus tard, la Faculté de génie de McGill inaugure ainsi un cours de sanitation, offert aux étudiants de première année en génie civil qui vise notamment à transmettre des connaissances sur le drainage et la ventilation des habitations et des bâtiments et sur les moyens d’évacuer les eaux de surface[29]. C’est toutefois au sein de la Faculté de médecine que se développera le génie sanitaire. Tout commence au cours de l’année scolaire 1896–1897, alors que le Département de santé publique et de médecine préventive prend forme. Plusieurs enseignants de retour d’Europe, introduisent l’enseignement de la bactériologie au programme. Finalement, afin de faciliter l’assimilation des matières enseignées, on inaugure, en 1898, un musée de santé publique et de médecine préventive.

Tout est maintenant en place pour assurer la formation en santé publique. Quelques années plus tard, en effet, la Faculté de médecine institue un enseignement supérieur conduisant à un diplôme en santé publique et en science sanitaire[30]. Pour les ingénieurs civils qui ont suivi des cours d’hygiène et des cours de génie municipal, c’est l’occasion de compléter leur formation reçue au niveau du baccalauréat par un diplôme d’études supérieures. La Faculté de médecine dispense les cours en santé publique et la Faculté de génie complète la formation grâce à des cours qui couvrent les aspects plus techniques des infrastructures urbaines. Les cours sont ouverts, entre autres, aux étudiants en génie, mais des étudiants de médecine y sont également inscrits. Le programme s’échelonne sur une année académique. Pour s’inscrire, les candidats doivent avoir en leur possession un diplôme de baccalauréat et avoir occupé un emploi dans leur discipline respective pendant un an. Les travaux pratiques sont à l’honneur et un stage auprès des médecins hygiénistes fait partie du programme. Ainsi, au moment de la mise sur pied du programme, le Dr Wyatt Johnston fait des démarches auprès du médecin officier de santé à la Ville de Montréal, Dr Louis Laberge, afin que des étudiants puissent faire des stages sous sa supervision[31]. Les matières du cours d’études supérieures de santé publique et de science sanitaire vont de l’épidémiologie à la bactériologie, en passant par la biologie, la microbiologie, la physiologie, les principes et pratiques de la santé publique, l’assainissement, l’hygiène industrielle et professionnelle, l’organisation et l’administration des services de la santé publique. De plus, les candidats doivent suivre un cours de trois mois en bactériologie dans lequel une attention spéciale est portée aux organismes pathogènes et aux parasites.

Au terme de ce cours, les finissants passent un examen pratique dans lequel ils doivent effectuer une analyse bactériologique. Les étudiants suivent également un cours, d’une durée de trois mois, en chimie sanitaire. Cet enseignement comprend, bien sûr, des travaux pratiques en laboratoire et demeura inchangé pendant un demi-siècle. Compte tenu de la diversité de formation des étudiants inscrits à ce cours, la Faculté de médecine de McGill crée des diplômes spécialisés qui répondent aux besoins spécifiques de chaque groupe d’experts. C’est ainsi qu’on délivre un diplôme spécialisé en génie sanitaire. En effet, durant l’année universitaire 1908–1909, des cours spéciaux en hygiène sont créés, dont un spécifiquement pour les ingénieurs civils. Ces derniers peuvent finalement obtenir un diplôme en génie sanitaire. La description du McGill University Calendar, nous apprend que :

this course is given to meet the requirements of engineers, particularly those making a specialty of sanitary engineering. The object of the instruction is to elucidate the public health principles involved in engineering problems, e.g., ventilation, water supplies, sewerage disposal, and drainage systems[32].

Des ingénieurs sanitaires diplômés vont enfin pouvoir joindre les rangs de la fonction publique ou du secteur privé. Or, comme nous allons le voir plus loin, on ne retrouvera aucun d’eux dans les organismes québécois de santé publique. En fait, les ingénieurs diplômés sont rares à s’inscrire à ce programme d’études supérieures. De plus, beaucoup de finissants de McGill quittent le Québec après leurs études. En 1909, seulement un tiers d’entre eux exercent leur profession dans cette province. Près du quart vont même oeuvrer en dehors du pays. Il faut dire que seulement 45 pour cent des diplômés de McGill, à cette époque, sont originaires du Québec[33].

Le génie sanitaire à l’École Polytechnique de Montréal

Chez les francophones, la formation d’ingénieur sanitaire, contrairement à l’Université McGill, n’est pas prise en charge par la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. On la retrouvera plutôt à l’École Polytechnique de Montréal où, en 1914, est inauguré un premier cours de génie sanitaire. Précisons, toutefois, que ce cours s’inscrit à l’intérieur du programme de génie civil et ne mène nullement à l’obtention d’un diplôme en génie sanitaire. Ce cours, d’une durée de 85 heures, est donné par Théodore-Joseph Lafrenière. Diplômé de l’École Polytechnique de Montréal en génie civil en 1910, Lafrenière est allé se perfectionner au MIT, où il a obtenu une maîtrise en génie sanitaire en 1912. Il occupe alors le poste d’ingénieur en chef du Conseil d’hygiène de la province de Québec. On peut supposer que Lafrenière importe, à l’École Polytechnique, une partie du programme du MIT[34]. Le cours de génie sanitaire, suivi à la dernière année du programme de génie civil, aborde surtout les techniques liées aux traitements des eaux usées et à la filtration de l’eau. Les cours de spécialisation sont complétés par des travaux en laboratoire, des travaux pratiques ainsi que par des visites à des usines. Le contenu de ce cours subira très peu de modifications jusqu’en 1930, si ce n’est une mince réduction des heures de cours.

Tout comme à l’Université McGill, les étudiants de Polytechnique doivent suivre par ailleurs, dès leur première année de formation, un cours d’hygiène sociale qui, encore là, examine les questions liées au domaine du génie sanitaire. D’une durée de 10 heures par semestre, ce cours qui s’échelonne sur quatre années est donné par un médecin, le Dr Joseph-Albert Baudouin, professeur à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal et principal professeur du programme spécialisé en hygiène appliquée[35]. Diplômé en santé publique de la School of Hygiene and Public Health de l’Université Johns Hopkins à Baltimore, Baudouin a mis sur pied un cours d’hygiène spécialement conçu pour les étudiants de l’École Polytechnique de Montréal[36]. Ce cours permet aux futurs ingénieurs de mieux saisir les problèmes liés à l’hygiène publique et d’être en mesure de prendre des décisions éclairées au moment de la mise en place d’équipements sanitaires.

En somme, nous remarquons que plusieurs cours du programme de génie civil, au début du XXe siècle, abordent des notions concernant l’assainissement urbain. Contrairement au milieu anglophone, le cours de génie sanitaire et les matières se rapportant aux infrastructures sanitaires se donnent principalement à l’École Polytechnique de Montréal plutôt que dans une faculté de médecine. La formation en génie sanitaire de ces deux institutions est donc très différente, puisque l’une met davantage l’accent sur la santé publique et la bactériologie, alors que l’autre se concentre surtout sur les questions purement techniques de l’ingénieur. De plus, la spécialisation en génie sanitaire de l’École Polytechnique de Montréal s’offre au niveau du baccalauréat, tandis que l’Université McGill, dès le tournant du XXe siècle, propose bien des graduate courses à ses étudiants, mais un seul en génie sanitaire. Il sera donc impossible, pour les étudiants, de poursuivre des études de cycles supérieurs en génie sanitaire à l’École Polytechnique de Montréal ou à McGill. C’est pourquoi, comme nous le verrons, plusieurs diplômés de Polytechnique vont parfaire leur formation dans les universités américaines.

La pratique du génie sanitaire à Montréal

L’émergence et le développement du génie sanitaire

Comme on l’a vu, la médecine préventive commence à s’implanter au Québec à partir du milieu du XIXe siècle. Cette pratique s’est d’abord développée en Europe puis aux États-Unis[37]. En Angleterre, la figure de proue de la montée de la médecine préventive — et par-là de celle des médecins — est John Simon qui accède à la présidence du General Board of Health en 1854 et au Conseil privé de la couronne en 1858[38]. Il est le grand responsable de la participation des médecins à l’expansion du domaine de la santé publique. Dans les années 1880, leur contribution débouche sur la construction d’identités professionnelles distinctes chez les différents praticiens de la santé[39]. Ainsi, des associations professionnelles consacrées à l’avancement des connaissances en médecine préventive voient le jour, tels le College of State Medicine, le Royal Institute of Health, l’Institute of Hygiene et le Royal Sanitary Institute. Ce dernier assurera alors la formation d’un nouvel acteur sur la scène de la santé publique, l’ingénieur sanitaire. Ce nouvel expert jouera un rôle dans la mise en place de nouvelles infrastructures urbaines et dans l’élaboration de politiques sanitaires. On voit alors naître des associations professionnelles spécialisées de génie sanitaire, comme l’Association of Municipal and Sanitary Engineers créée en 1873 et l’Institute of Sanitary Engineers fondée en 1895. Cette dernière deviendra l’Institution of Sanitary Engineers en 1916.

En France, les ingénieurs sanitaires initient un premier travail de regroupement, en 1892, avec la création d’une revue, Génie sanitaire, qui paraît de manière épisodique de 1892 à 1900. Trois ans plus tard, la Société des ingénieurs et des architectes sanitaires de France voit le jour. Cette société réunit jusqu’à 250 membres, mais les nombreuses dissensions entre ces derniers entraînent sa disparition quelques années seulement après sa fondation. Elle renaîtra en 1901 et s’unira à la Société de médecine publique et d’hygiène professionnelle afin de fonder la Société de médecine publique et de génie sanitaire. L’influence croissante des ingénieurs sanitaires, plus nombreux, commence alors à se faire sentir dans le champ de la santé publique, notamment au sein de cette nouvelle association professionnelle. C’est vers les années 1900 que le génie sanitaire se développe à une plus grande échelle. Outre l’émergence d’associations professionnelles spécialisées, la Loi sur la santé publique de 1902, qui voit finalement le jour après 15 ans de débats parlementaires, a, sans conteste, contribué à l’essor du génie sanitaire en France. Cette loi oblige les villes à se doter d’une réglementation sanitaire et de bureaux d’hygiène. À cet effet, les ingénieurs sanitaires seront appelés à jouer un rôle grandissant, aux côtés des médecins, au sein de ces bureaux[40].

Ailleurs en Europe, le génie sanitaire va également se développer. Le Congrès international de santé publique, organisé pour la première fois en 1852, en témoigne année après année. Ingénieurs, architectes et médecins oeuvrant dans l’administration municipale s’y rencontrent et échangent sur les différents problèmes de santé publique, notamment ceux liés à la mise en place d’infrastructures urbaines. Depuis 1876, le génie sanitaire est reconnu par ce Congrès qui lui consacre une section spécifique. On y aborde divers sujets comme l’approvisionnement des villes en eau potable, les conditions sanitaires urbaines, la ventilation et la pollution de l’air, le traitement des déchets et l’entretien des voies publiques. L’historienne Viviane Claude mentionne que dans certains congrès, d’autres sujets pouvaient être abordés dans la section réservée au génie sanitaire tels que la salubrité des habitations (Paris, 1889), les aspects hygiéniques des chemins de fer (Londres, 1891), le logement ouvrier (Budapest, 1894) et l’administration de la santé publique (Berlin, 1907)[41]. Chaque pays, hôte du congrès, établit des corrélations entre la rencontre et leurs propres préoccupations sanitaires. Ces rencontres favorisent la mise sur pied des périodiques scientifiques de génie sanitaire.

Au cours des années 1870 et 1880, les hygiénistes américains, principaux représentants de ce que Stanley Schultz appelle les « environnementalistes moraux »[42], travaillent à acquérir une autonomie professionnelle dans le champ en émergence qu’est le génie sanitaire. Une revue professionnelle est créée en 1877, le Plumber and Sanitary Engineer qui, trois ans plus tard, devient le Sanitary Engineer[43]. Ce sont leurs efforts qui conduisent à la création du premier programme de formation en génie sanitaire au MIT.

Aux États-Unis, trois experts vont assumer des rôles de première importance dans le domaine de la santé publique : les médecins, les bactériologistes et les ingénieurs spécialisés en génie sanitaire. Ces derniers, qui entrent plus tardivement sur la scène de la santé publique, auront pour mandat de transiger directement avec les contraintes environnementales et d’assurer l’assainissement de l’espace urbain. Il est important de noter cependant que, dans la plupart des pays, dont le Canada, la profession d’ingénieur sanitaire ne jouit pas d’un statut juridique qui protège le titre et l’exercice de la profession.

L’engagement du premier ingénieur sanitaire à la Ville de Montréal

Comme en Europe et aux États-Unis, la création d’associations sanitaires et de revues médicales et le pouvoir exercé par les médecins au sein de l’administration municipale vont rendre inévitable l’application de mesures sanitaires à Montréal. La nécessité d’engager un ingénieur sanitaire ne manquera pas d’être évoquée. Le Dr Alphonse-Barnabé Larocque est l’un des premiers médecins à oeuvrer au sein du Bureau de santé. Avant même d’être nommé médecin officier, il était connu pour sa participation au mouvement hygiéniste naissant à Montréal. Membre fondateur de la Montreal Sanitary Association (MSA), il avait signé un mémoire présenté au Conseil de Ville en 1867. Les membres de la MSA, dont Larocque est l’un des deux secrétaires, n’avaient pas négligé de souligner que Montréal affichait un des pires taux de mortalité en Amérique, taux égalé seulement par les quartiers les plus mal famés de New York. Ils s’étaient penchés sur les causes de ces morts prématurées dont la majorité était des enfants. Il s’avérait, selon eux, que les mauvaises conditions sanitaires de la ville étaient responsables de ce taux anormalement élevé de mortalité.

Un an plus tard, Larocque, maintenant médecin officier au Bureau de santé, loin de renoncer aux idées qu’il défendait au sein de la MSA, mettra toutes ses énergies à les concrétiser. L’assainissement urbain est, pour lui, une condition sine qua non au développement économique d’une ville de l’importance de Montréal. Il est convaincu que l’hygiène est une science qui aide les peuples à s’élever intellectuellement. Les habitants d’une ville destinée à joindre les rangs des grandes cités du monde ne sauraient s’en passer. Ces arguments ne peuvent que toucher ceux qui détiennent les rênes du pouvoir dans la métropole. Élus municipaux, propriétaires de logements et hommes d’affaires ne resteront pas insensibles au discours du principal officier du Bureau de santé pendant plus de 15 ans. Dans son premier rapport, en 1869, Larocque se laisse aller à un certain lyrisme qui révèle sa foi en la science, et plus particulièrement la science hygiéniste. Cette profession de foi s’accorde, comme on peut le constater dans cet extrait, avec l’« environnementalisme moral » ambiant de l’époque[44].

Nous admirons les améliorations qu’ont fait les autorités, mais ne devons-nous pas en même temps faire preuve de cet esprit de progrès qui a pour but non seulement de garantir les Citoyens contre toute sorte de maladies, mais aussi de donner à toute la population cette force physique et morale qui feront son bonheur. L’hygiène est la science à laquelle on doit avoir recours pour améliorer la condition physique, intellectuelle et morale des masses. La Civilisation moderne en a si bien compris l’importance que les principales villes d’Europe et d’Amérique ont recours à l’hygiène comme étant le plus puissant levier pour faire avancer les peuples dans la voie du progrès. Montréal appelle à devenir par sa position géographique, ses ressources matérielles et intellectuelles la ville la plus importante de la Puissance du Canada, négligerons-[nous] d’accepter un puissant moyen de prospérité offert dans une réforme sanitaire? Nous espérons qu’il n’en sera pas ainsi[45].

La participation du Bureau de santé au dossier des égouts va mener, quelques années plus tard, à l’engagement d’une personne qualifiée, possédant à la fois les compétences d’un ingénieur et celles d’un hygiéniste. Le Dr Larocque se fera un devoir de convaincre l’administration municipale de la nécessité d’avoir un ingénieur sanitaire parmi son personnel. Dans son rapport annuel de 1880 sur l’état sanitaire de la ville, il y va d’une première intervention dans ce sens. Après avoir souligné l’importance du travail des inspecteurs sanitaires, il s’empresse d’ajouter :

Cependant, je dois dire que dans certains cas, les services d’un ingénieur sanitaire seraient requis. On sait d’ailleurs que tout ce qui a rapport aux égouts, à la ventilation, aux tuyaux de gaz, à la construction des habitations, est du ressort de l’ingénieur sanitaire. [ . . . ] Le Bureau de santé a adopté certains règlements concernant la construction et l’assainissement des habitations. L’exécution des travaux par ces règlements est difficile, à cause du manque d’ingénieurs compétents dans cette branche du génie, qui est reconnue comme des plus importantes au point de vue de la santé. Nous n’avons qu’à consulter les rapports sanitaires d’Europe et des États-Unis pour nous convaincre que le soin de travaux aussi importants ne peut être confié qu’à des ingénieurs spéciaux[46].

Il revient à la charge, l’année suivante, en affirmant que le génie sanitaire a atteint un degré de maturité qui est un gage de succès pour toute organisation sanitaire. Dans tous les bureaux de santé américains ou européens, déclare-t-il, y oeuvre un ingénieur sanitaire[47]. Ces commentaires de l’officier de santé ont d’ailleurs suscité l’étonnement de l’inspecteur des chemins de la Ville, l’ingénieur George Ansley, qui rétorque que, depuis 1878, l’inspection des drains privés est sous la responsabilité du Comité des chemins. Dès lors, il ne comprend pas la nécessité pour le Bureau de santé d’engager un ingénieur sanitaire afin d’inspecter des travaux qui ne sont pas sous sa responsabilité. Larocque ne se laisse pas démonter pour autant et lui réplique qu’un projet de règlement est sur le point d’être adopté :

In our new Health By-Law, which will soon be considered by the Board and a committee of medical men, the appointment of a Sanitary Engineer (as assistant) is recommended. It seems to me that such an official will be the more necessary as we intend recommending the adoption of the suggestions concerning the drainage of the City [ . . . ][48].

Malheureusement pour Larocque, ces règlements souhaités ne franchiront pas l’étape de l’adoption. Le Comité de santé sur lequel ne siège que des élus n’est pas prêt à s’engager dans cette voie. Larocque doit mettre en veilleuse, pour l’instant, son projet de doter la ville d’un ingénieur sanitaire.

Son successeur, le Dr Louis Laberge, reprend toutefois le flambeau. Lorsque le Comité des chemins recommande, en 1888, que l’inspection des drains privés soit désormais du ressort du Bureau de santé, le Dr Laberge saute sur l’occasion pour ressusciter le dossier de l’engagement d’un ingénieur sanitaire. Les nombreuses plaintes formulées contre l’inspecteur des égouts domestiques et les malentendus fréquents qui surgissent entre les deux instances ont incité les membres du Comité des chemins à céder leur champ de compétence sur ces égouts[49]. Ces deux médecins ne seront pas les seuls à réclamer l’engagement d’un ingénieur sanitaire. En effet, plusieurs de leurs collègues vont se servir des pages du Journal d’hygiène populaire, organe officiel du Conseil d’hygiène de la province de Québec, pour signaler que les réformes sanitaires passent notamment par l’engagement d’un tel expert. Le Dr Elzéar Pelletier souligne qu’afin d’assurer le fonctionnement permanent du Bureau de santé, il faut « attacher à son service un ingénieur sanitaire [ . . . ] qui serait chargé de conduire les travaux se rapportant à la salubrité publique; jusqu’ici, il n’a encore été rien fait dans ce sens, soit par esprit d’économie, ou peut-être même à raison de l’indifférence des autorités. Il me semble que l’utilité de cette mesure est incontestable, et on ne devrait pas reculer devant une telle dépense »[50]. Le Dr J. I. Desroches, quant à lui, précise, dans un article sur l’hygiène municipale, « l’extrême importance d’avoir un ingénieur sanitaire attaché au département de la santé »[51]. Au cours d’une de ses assemblées, la Société médico-chirurgicale recommande la nomination d’un ingénieur sanitaire[52].

Il faudra cependant attendre quatre ans avant de voir un ingénieur sanitaire à l’emploi de la Ville. Ce n’est qu’en 1892, en effet, que la Commission d’hygiène de la Ville propose finalement d’engager ce type d’expert. Elle veut confier à ce dernier la mise en place de mesures pour améliorer les conditions sanitaires de la ville. Il aurait notamment à préciser les meilleurs moyens pour enrayer les causes de l’insalubrité. Pour ce faire, il devra notamment se pencher sur la question de la ventilation des égouts publics et privés. Il aura également la tâche de voir à la bonne marche de l’inspection des maisons en rapport avec la santé et de superviser la construction d’incinérateurs publics[53]. Le Comité des finances approuve l’engagement d’un ingénieur sanitaire en vue de réorganiser le service de santé de la ville. Il fixe son salaire à 2 000 $ par an, avec une augmentation annuelle de 100 $.

En juin 1892, la Commission d’hygiène organise un concours pour combler le nouveau poste d’ingénieur sanitaire. On retient huit candidats sur une vingtaine. D’abord, J. Spénard, ingénieur civil, diplômé de l’École Polytechnique de Montréal et Émile Jules Thomas, issu de l’École supérieure de génie civil de Belgique, qui retire finalement sa candidature. On remarque également D.H. Fergusson, autodidacte, qui a travaillé à Édimbourg, et qui présente des lettres de recommandation de directeurs de manufactures. Ce dernier a aussi supervisé des ouvriers en usine. Il dit avoir adapté certaines machines à des fins mécaniques, notamment pour évacuer l’eau dans les tuyaux « which necessited a practical knowledge of both plumbing work and the best mode of ventilation »[54]. Il y a aussi Léon Vermette, médecin, diplômé de l’ancienne faculté Victoria de l’Université Laval, Joseph Haynes, professeur à l’École Polytechnique de Montréal, recommandé par l’Association des architectes mais néanmoins autodidacte, A.C. Barber, « first class Sanitary Plumber » et Alcide Chaussé, architecte. En ce qui concerne ce dernier, il présente une lettre signée par quatre médecins. Ceux-ci mentionnent notamment : « Comme monsieur Chaussé est architecte, nous croyons devoir ajouter qu’après un médecin, la charge « d’ingénieur sanitaire » ne peut mieux convenir qu’à un architecte, vu qu’ils sont initiés à construire toujours dans un but hygiénique »[55]. Finalement, s’ajoutent les candidatures de U.P. Boucher, expert en travaux hydrographiques et Onésime Simard, ingénieur civil et arpenteur. Ces deux derniers ont été formés à l’École Polytechnique de Montréal.

Comme on le voit, l’identité de l’ingénieur sanitaire est loin d’être cristallisée dans la dernière décennie du siècle à Montréal. Des individus provenant de divers milieux professionnels jugent qu’ils sont aptes à chausser les souliers de l’ingénieur sanitaire. Ingénieurs civils, architectes, médecins, plombiers et autodidactes considèrent leur formation et leur expérience suffisantes pour exercer cette profession naissante et pas encore bien définie. Le Comité de sélection ne le voit toutefois pas du même oeil puisqu’il ne retient aucun de ces candidats. En effet, aucun d’entre eux n’appartient à une association d’ingénieurs sanitaires qui ont vu le jour au cours de cette décennie ou la précédente en Europe et aux États-Unis. Quant à ce type de formation, il commence seulement à émerger au sud de la frontière canadienne. Au Canada, les institutions universitaires n’ont bien sûr pas encore inauguré de tels programmes. Il n’est donc pas surprenant de voir des individus aux profils assez disparates postuler sur ce poste et de constater l’absence d’un véritable ingénieur sanitaire. On notera toutefois que, si l’on en juge par les candidats retenus, les ingénieurs considèrent d’emblée que le génie sanitaire est une spécialité du génie civil et qu’ils peuvent légitimement remplir les fonctions d’un ingénieur sanitaire.

Devant l’impasse, on propose alors d’augmenter le salaire annuel prévu à 3 000$ afin d’attirer de meilleurs candidats, comme si l’appât du gain pouvait faire surgir comme par magie ce type d’expert. Cette motion est d’ailleurs défaite. Après plusieurs délibérations, c’est finalement l’un des candidats, U.P. Boucher, qui est retenu. Toutefois, des rumeurs circulent selon lesquelles il y aurait eu des pots de vins versés par les candidats aux membres de la Commission pour obtenir le poste convoité. L’histoire tourne court mais révèle toutefois que la Commission d’hygiène n’a examiné que huit candidatures sur les 21 postulants[56]. Après plusieurs jours de vives discussions entre les membres de la Commission d’hygiène, le poste est finalement attribué à Joseph-Emery Doré qui n’avait pas été retenu lors de la première sélection[57]. Ce dernier est un diplômé de l’École Polytechnique de Montréal. Après sa promotion en 1881, il a oeuvré au département des chemins et canaux du gouvernement fédéral. Il a travaillé ensuite aux États-Unis. De retour à Montréal en 1889, il a ouvert un bureau d’ingénieur civil. Il entre au service de la Ville en 1892 sans que l’on puisse savoir s’il a acquis une expérience en génie sanitaire. Sa première tâche en tant qu’ingénieur sanitaire sera de réviser les règlements de drainage et de plomberie qu’on s’apprête à adopter.

La saga de l’engagement du premier ingénieur sanitaire dans l’administration de la santé publique montre qu’en l’absence d’un programme de formation en génie sanitaire dans les institutions universitaires au Québec, les candidats présentent des profils fort différents qui ont causé des maux de tête aux membres de la Commission d’hygiène. Elle nous révèle également que les ingénieurs s’avèrent les experts les plus enclins à se considérer comme aptes à exercer la pratique du génie sanitaire même s’ils n’ont reçu aucune formation spécifique dans ce domaine.

L’ingénieur sanitaire dans l’administration publique à Montréal

Comme on l’a vu, la formation en génie sanitaire s’implante graduellement dans les universités montréalaises au tournant du XXe siècle. Des ingénieurs, rompus aux notions d’hygiène publique et aux techniques du génie sanitaire, sont maintenant prêts à joindre les rangs de la fonction publique. Or, la spécialisation en génie sanitaire à l’École Polytechnique de Montréal ne mène pas à un diplôme d’ingénieur sanitaire. L’exercice de la profession d’ingénieur au Québec montre d’ailleurs, à l’évidence, que les individus qui ont occupé cette profession n’ont pu se contenter de la formation offerte par l’école de génie montréalaise. En effet, nous avons pu retracer la carrière des premiers ingénieurs sanitaires francophones en consultant les annuaires des anciens diplômés de l’École Polytechnique de Montréal. Ces annuaires révèlent que les ingénieurs de Polytechnique qui ont fait carrière comme ingénieur sanitaire ont pratiquement tous dû parfaire leur formation aux États-Unis. En ce qui concerne les ingénieurs formés à McGill et qui auraient exercé la profession d’ingénieurs sanitaires, il nous a été malheureusement impossible de les retracer. Il n’existe, en effet, aucune source semblable qui nous aurait instruits sur leur cheminement de carrière. Nous savons cependant que les ingénieurs sanitaires anglophones ont plutôt été rares à exercer au Québec. Si les ingénieurs francophones ont été nombreux à oeuvrer dans la fonction publique municipale ou provinciale, il n’en a pas été de même pour les ingénieurs anglophones qui, en grande majorité, ont exercé leur profession dans le secteur privé[58]. En ce qui concerne plus particulièrement le génie sanitaire, cette spécialité s’est surtout exercée, comme nous le verrons, dans les administrations publiques municipales et provinciale. Il ne devrait, par conséquent, pas être surprenant d’y trouver surtout des ingénieurs francophones.

Comme on pouvait s’y attendre, les premiers ingénieurs sanitaires québécois ont surtout oeuvré dans les bureaux de santé des grandes villes ou dans les organismes québécois d’hygiène et de santé publique. Ceux-ci ont subi des transformations importantes à partir du début du XXe siècle et ont alors ménagé une place plus importante aux experts. L’ingénieur sanitaire est l’un de ceux-là. À Montréal, le Bureau de santé est un bel exemple de ces transformations qui vont permettre à l’ingénieur sanitaire de participer au développement d’infrastructures dont l’impact sera considérable sur la santé des Montréalais. On sait que dès 1892, un poste d’ingénieur sanitaire est comblé par un diplômé de Polytechnique. Dans la première moitié du XXe siècle, le mandat du Bureau de santé s’élargit considérablement et on devra bientôt songer à l’embauche de nouveaux ingénieurs sanitaires. L’organisme joue, par exemple, un rôle de plus en plus actif auprès des enfants, en affectant du personnel à la visite des écoles et au dépistage des maladies. Le laboratoire de bactériologie, créé en 1895, prend de plus en plus d’importance et un nombre de plus en plus grand d’échantillons y sont analysés quotidiennement. Un personnel qualifié continue par ailleurs à tenir à jour des statistiques sur l’état de santé de la population et en particulier sur la mortalité. Le Conseil municipal appuie en outre des initiatives privées dans le domaine de la santé publique en subventionnant notamment la Ligue antituberculeuse, les cliniques connues sous le nom de Gouttes de lait, où les mères reçoivent des conseils pour bien nourrir et soigner leurs enfants, et les hôpitaux, bien que les sommes consacrées à ce chapitre restent assez modestes. La municipalité contribue aussi à l’assainissement urbain grâce à son réseau d’égouts et d’aqueduc. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, on avait graduellement mis en place un réseau d’égouts efficace et moderne destiné à recueillir tout autant les eaux de pluie que les eaux usées[59]. Au début du XXe siècle, les habitations montréalaises sont, pour la plupart, connectées à ce réseau. L’élimination des fosses d’aisance qui constituaient une source de pollution importante est pratiquement terminée. En 1891, les quartiers de la basse ville en comptaient encore plus de 6 600. Vingt-cinq ans plus tard, il en reste moins d’une centaine[60]. Quant au réseau de distribution d’eau de la municipalité, il a été mis en place, comme nous l’avons vu, au milieu du XIXe siècle. Mais au début du XXe siècle se pose la question de la qualité de cette eau puisée à même le Saint-Laurent. Dès 1910, Montréal commence à ajouter du chlore à l’eau qu’elle distribue à ses habitants pour réduire l’ampleur de la typhoïde. Les résultats ne se font pas attendre et on peut constater une chute notable de la mortalité, en particulier de la mortalité infantile, à partir de cette date. Mais la chloration de l’eau n’est qu’une mesure partielle et il faut ériger bientôt de nouvelles installations pour procéder à la filtration de l’eau. Mises en chantier un peu avant la guerre, ces nouvelles installations de filtrage sont achevées en 1918[61].

Lorsque Louis Laberge prend sa retraite en 1913, les élus, influencés par le mouvement réformiste, envisagent une réorganisation complète du département. Pour ce faire, ils choisissent le docteur Séraphin Boucher pour réorganiser le Bureau de santé. Ce dernier est une figure de proue du mouvement hygiéniste montréalais depuis de nombreuses années et un des premiers diplômés en hygiène publique de la Faculté de médecine de l’Université Laval[62]. Engagé par la Ville en 1912, il avait mis sur pied le Service de l’inspection médicale. Il amorce la refonte du Bureau de santé en réunissant sous une direction centrale tous les services qui se rapportent à l’hygiène et qui, jusque-là, avaient fonctionné plus ou moins indépendamment les uns des autres. Il faut dire que dans les années 1910, la Ville avait commencé à mettre en place une classification de ses fonctionnaires. La Commission administrative entend s’inspirer de l’organisation municipale new-yorkaise. On engage finalement la société Arthur Young & Co pour élaborer une première grille de classification des emplois[63]. Des manuels renfermant les instructions pour l’accomplissement des fonctions des différentes catégories d’employés sont élaborés. Parallèlement, on réorganise les services municipaux en cinq grands services[64]. Le Service de santé est alors organisé en huit divisions dirigées chacune par un chef, mais soumises à une direction centrale renforcée. Le nouveau directeur, qui se plaint que certains d’entre eux soient recrutés sans qualification, favorise les candidats qui ont fait des études spéciales et qui possèdent un diplôme ou certificat spécialisé. Ainsi, un rapport publié en 1920 nous informe sur les tâches que l’ingénieur sanitaire devra accomplir et les qualifications qu’il devra posséder. Ces fonctions devraient l’amener :

[ . . . ] to examine plans and specifications of proposed construction to insure conformance with municipal sanitary and plumbing regulations; to be jointly responsible for the inspection of sanitary and plumbing installation; to prepare by-laws and regulations affecting plumbing and sanitation; to give advice to municipal officials, contractors and private parties in regard to sanitary conditions; to be responsible for the examination and treatment of sewage and to perform the related work as required[65].

Par ailleurs, le candidat au poste d’ingénieur sanitaire devra posséder une :

[ . . . ] education equivalent to graduation in sanitary engineering from a university of recognized standing; three years of experience in municipal sanitation work, one year of which shall have been in a position of responsibility; knowledge of municipal by-laws and regulation relating to sanitation and plumbing; ability to speak and write both French and English; supervisory ability[66].

La réorganisation du Bureau de santé de la Ville de Montréal[67] va permettre l’embauche d’un nombre important d’experts qualifiés. En effet, son personnel passe alors de 45 employés en 1901 à 157 en 1914. Nombre d’entre eux sont affectés à la Division de la salubrité, dont l’ingénieur sanitaire Aimé Cousineau. Diplômé de l’École Polytechnique en 1909, il n’a donc suivi aucun cours en génie sanitaire dans cette institution. Il est engagé cependant comme ingénieur sanitaire au Bureau de santé de la Ville de Montréal en 1914 après avoir travaillé comme hydraulicien pour le gouvernement fédéral[68]. Peu de temps après son embauche, la Ville lui octroie une bourse de perfectionnement. Il va alors se spécialiser au MIT et à l’École d’hygiène publique de l’Université Harvard. Il obtient son diplôme en génie sanitaire en 1916 de ces deux institutions. Cette bourse deviendra, pour le Bureau de santé, un moyen prisé pour s’assurer d’un personnel d’ingénieurs sanitaires rompus aux plus récentes techniques en matière d’hygiène publique et de génie sanitaire. Cousineau jouera un rôle de premier plan au sein de la Division de salubrité dont il devient le chef en 1929. Par la suite, d’autres ingénieurs sanitaires joindront les rangs des professionnels du Bureau de santé de la Ville de Montréal. C’est le cas de Léo-Paul Cabana[69], diplômé de la promotion de 1931 de Polytechnique, qui, après avoir travaillé une année dans un bureau d’ingénieurs consultants, devient adjoint à la Division de la salubrité. En 1935, Cabana obtiendra, tout comme Cousineau, une bourse d’étude de la Ville de Montréal et ira se spécialiser en hygiène publique à Harvard. À son retour en 1936, il sera promu assistant surintendant de la Division de la salubrité, poste qu’il occupera jusqu’en 1944, au moment de sa nomination au poste de surintendant et ingénieur sanitaire à la Division de la salubrité[70]. Il finira sa carrière comme ingénieur surintendant de la Division de la voie publique du Service des travaux publics[71]. Roméo Mondello est un autre diplômé de Polytechnique qui, après avoir suivi quelques cours en génie sanitaire, oeuvrera au sein du Bureau de santé. Il a tout d’abord exercé sa profession au ministère de la Santé, anciennement le CHPQ, pendant la Seconde Guerre mondiale pour finalement trouver un emploi, en 1945, à la Ville de Montréal. Mondello est un autre récipiendaire de la bourse de perfectionnement de la Ville. Comme les autres avant lui, il s’inscrit à l’École d’hygiène de l’Université Harvard, d’où il obtient, en 1948, le degré de « Master of Sciences » en génie sanitaire[72]. Il succèdera à Cabana au poste de surintendant de la Division de la salubrité de la Ville de Montréal en 1951. Comme on peut le voir, la Division de la salubrité est l’un des lieux privilégiés de l’exercice de la profession d’ingénieur sanitaire.

Des ingénieurs sanitaires au Conseil d’hygiène de la province de Québec

Le Conseil d’hygiène de la province de Québec (CHPQ), créé en 1887, a pour mandat de répondre aux besoins d’organisation sanitaire de la province, d’encourager la formation de bureaux sanitaires municipaux, de surveiller l’application des lois d’hygiène, de favoriser la prévention des maladies infectieuses et d’assurer la distribution des vaccins et des sérums[73]. Orientant surtout leurs efforts vers la prévention des maladies infectieuses, les membres du CHPQ souhaitent ainsi promouvoir une médecine préventive largement interventionniste. Un tel projet implique, entre autres, la création d’un service d’ingénierie sanitaire pour tout ce qui a trait à l’adduction d’eau, les égouts et l’ébouage des municipalités. Il faut cependant attendre 1909 quand une épidémie de fièvre typhoïde d’origine hydrique frappe Montréal pour que la Division du génie sanitaire soit créée au CHPQ. Le personnel de cette division comprend six ingénieurs au siège principal de la division et deux ingénieurs régionaux. La direction de ce service est alors confiée à un ingénieur hygiéniste américain, James O. Meadows, diplômé de l’Université du Wisconsin en génie sanitaire. L’assistant ingénieur sanitaire est nul autre que Théodore-Joseph Lafrenière, le professeur de génie sanitaire à l’École Polytechnique de Montréal. Il assurera la direction de ce service à partir de 1914. Comme le rappelle le Dr J.-A. Beaudry, inspecteur-général du CHPQ, en 1918 :

[ . . . ] il y a à peu près une dizaine d’années, entraîné par l’exemple des États-Unis où plusieurs « State Boards » employaient les services d’ingénieurs dits sanitaires pour surveiller certains travaux d’aqueduc et d’égout, le Conseil d’hygiène s’assura les services d’un spécialiste en la matière, M. Meadows, gradué de l’Université du Wisconsin. Après M. Meadows, le Conseil supérieur d’hygiène envoya notre ingénieur-sanitaire actuel, qui venait de terminer ses études à l’École Polytechnique de Montréal, suivre un cours spécial au Massachussetts Institute of Technology, à Boston. Après deux ans d’étude, M. Lafrenière nous revint avec ses diplômes et il s’occupe depuis ce temps de tout ce qui regarde la partie technique des aqueducs et des égouts[74].

Comme on peut le voir, le MIT et l’Université Harvard, dans le premier quart du XXe siècle, ont constitué probablement les principales filières de formation des premiers ingénieurs sanitaires francophones. Le cours de génie sanitaire de Polytechnique a plutôt initié les étudiants en génie civil aux rudiments d’une spécialité en émergence au Québec. Après avoir pris connaissance des grands principes du génie sanitaire, ils ont dû quitter le sol québécois pour compléter leur formation. Le MIT et l’École d’hygiène de Harvard semblent avoir été les institutions privilégiées.

Dès sa création, le CHPQ s’était surtout attelé à la lutte contre les maladies infectieuses, les problèmes généralement reliés au génie sanitaire n’avaient pas beaucoup attiré l’attention de l’organisme. C’est donc un peu plus tard que le génie sanitaire en est devenu une composante importante. Le premier rapport de l’ingénieur sanitaire nous permet de connaître les divers champs d’intervention de cette nouvelle division[75]. Tout d’abord, elle va s’attaquer à l’inspection des lacs et des rivières qui alimentent en eau les municipalités. Meadows propose de commencer le travail par les rivières, en amont des points de contamination, et de continuer à descendre les cours d’eau en prenant des échantillons près des centres importants de contamination. Il veut ainsi recueillir des données précises sur la pollution des eaux et sur la capacité de purification des cours d’eau. Il veut également colliger des données sur tout ce qui concerne les maladies infectieuses transmises par l’eau, les systèmes d’aqueduc et d’égouts. Les inspections vont s’effectuer à différentes saisons de l’année car, les maladies infectieuses, comme c’est le cas de la fièvre typhoïde, se déclarent au printemps ou à l’automne. Les échantillons sont ensuite envoyés au laboratoire de bactériologie qui va, par la suite, remettre les résultats des analyses à l’ingénieur sanitaire. Ce dernier, par ses connaissances en bactériologie, est alors en mesure de les interpréter. Ensuite, comme des usines de filtration des eaux ont déjà été installées au Québec et comme le fonctionnement d’un appareil de filtrage est crucial pour s’assurer une eau potable, les ingénieurs sanitaires CPHQ visitent les différentes usines de filtrage de la province et aident les municipalités à obtenir de meilleurs résultats avec le type d’appareil qu’elles ont acquis. Outre ces visites, le travail de ces ingénieurs sanitaires consiste à faire des analyses chimiques et bactériologiques de l’eau afin d’en déterminer le degré de purification. Ils examinent aussi l’installation mécanique des procédés de filtration et tous les changements jugés nécessaires sont proposés aux autorités municipales. En ce qui concerne les réseaux d’égouts, la plupart des systèmes en usage dans la province sont inspectés et des corrections sont exigées s’il y a lieu. Les experts techniques font aussi l’inspection de toutes les sources où les municipalités se proposent de puiser l’eau. Le lac, la rivière ou la nappe phréatique projeté fait l’objet d’un examen tant au point de vue de la qualité de l’eau que de la quantité pouvant y être puisée. Pour déterminer la qualité de l’eau, ils ont recours aux analyses chimiques et bactériologiques. Pour la quantité, s’il n’est pas évident qu’elle est suffisante, on demande d’effectuer des calculs. Le service examinera les plans des nouveaux systèmes d’égouts ou d’agrandissement des systèmes en place. Les lois de la province ne peuvent rien contre les systèmes d’égouts déjà en fonction, à moins qu’ils ne soient devenus des nuisances publiques. Comme plusieurs réseaux souillent les prises d’eau potable des municipalités, l’ingénieur sanitaire espère, à l’aide de données sur l’étendue de la contamination, obtenir une législation pour empêcher ces municipalités de contaminer l’eau près des zones de captation du système d’adduction. Finalement, chaque fois que ce service est informé que la fièvre typhoïde s’est déclarée quelque part, la municipalité est visitée et les ingénieurs sanitaires récoltent des informations sur l’épidémie pour en connaître la cause. Des moyens sont alors pris pour enrayer ce fléau, comme c’est le cas pour l’épidémie de fièvre typhoïde qui s’abat sur Montréal en 1927. Comme on le voit, la division du génie sanitaire a du pain sur la planche en ce début du XXe siècle.

Rapidement, la Division du génie sanitaire s’attaque au problème de la purification de l’eau de la métropole canadienne. On oblige les autorités montréalaises et la Montreal Water and Power à installer des appareils de chloration de l’eau pour les deux aqueducs qui alimentent la plupart des villes de l’île de Montréal. C’est chose faite en 1910. C’est la première fois au Canada que de tels systèmes sont installés, alors que l’on utilise déjà ce traitement aux États-Unis depuis à peine deux ans[76]. En 1910, il n’existe que quatre usines de filtration des eaux dans la province de Québec. Celles-ci fonctionnent sous pression, mode de filtration plutôt désuet et d’une faible efficacité. L’emploi de filtres commence à se répandre aux États-Unis ce qui améliore le rendement des usines de traitement. Avant la création de la Division du génie sanitaire au Conseil d’hygiène de la province de Québec, les municipalités utilisaient en grande partie les rivières pour puiser leur eau destinée à la consommation et aucun traitement n’était utilisé. On sait maintenant que les réseaux d’aqueduc ont été la cause de nombreuses épidémies de fièvre typhoïde. Les taux moyens de décès causés par cette maladie étaient de 35 par 100 000 habitants avant 1910, soit avant que l’on traite l’eau[77]. Avec la bactériologie, la nécessité de mettre en place des mesures pour minimiser le risque de contamination s’est imposée. Les usines de filtration se sont multipliées et les appareils de chloration ont été installés en nombre accru. Dès 1935, 66 usines de filtration desservent déjà 98 municipalités où vivent 1 500 000 habitants. Par ailleurs, la Loi sur l’hygiène publique du Québec confie à la Division du génie sanitaire le contrôle de l’établissement et de l’exploitation des usines de pasteurisation du lait. Le procédé fait ainsi des progrès rapides au Québec. En 1935, on compte 135 usines de pasteurisation ayant une capacité de 125 000 gallons par jour et 80 pour cent de la population urbaine consomme maintenant du lait pasteurisé[78].

Le traitement des eaux usées est une autre des préoccupations de l’ingénieur sanitaire au début du XXe siècle. Dans les grandes villes, chaque habitation est désormais branchée au réseau d’égouts. Or, le développement des grandes villes entraîne des problèmes de pollution directement reliés au rejet des eaux usées. Celles-ci contiennent, en effet, des matières en suspension et en solution. Une partie de ces matières est organique et l’autre minérale. Les eaux usées renferment aussi un grand nombre de bactéries de toutes sortes et en particulier des germes qui peuvent causer des épidémies d’origine hydrique. Comme le rappelle Lafrenière, l’augmentation de la population dans une région entraîne la nécessité de traiter ces eaux avant leur rejet dans les cours d’eau[79]. Les différents procédés employés pour épurer les eaux usées peuvent être divisés en deux groupes : le premier enlève les matières en suspension et le second transforme la matière organique de manière à l’empêcher de se putréfier. Le but des différents modes de traitement est, soit d’enlever une partie des matières putrescibles ou de diriger la décomposition de ces matières de manière à ce qu’elle soit toujours accomplie par les aérobies, c’est-à-dire des germes qui se développent grâce à l’oxygène. Les procédés de traitement sont nombreux[80]. C’est pourquoi l’ingénieur sanitaire est l’un des seuls experts à pouvoir déterminer, par exemple, si on utilise la désinfection ou la stérilisation. Le procédé qu’il convient d’adopter ne peut être choisi qu’après une étude sérieuse du problème et la solution dépend nécessairement des conditions locales. Dans ses rapports annuels pour le CHPQ, Lafrenière dresse la liste de toutes les municipalités visitées par les ingénieurs et décrit le travail qu’ils ont effectué. Selon Lafrenière, le travail accompli par ces experts entre 1910 et 1945 place la province de Québec au même rang que les provinces canadiennes et les états américains les plus avancés en matière d’hygiène publique[81]. Le traitement des eaux usées au Québec a certes constitué un champ d’exercice important de la profession d’ingénieur sanitaire dans la première moitié du XXe siècle.

Finalement, il est important d’ajouter que les ingénieurs sanitaires ne se retrouvent pas tous dans les grands organismes que sont le Bureau de santé de la Ville de Montréal ou à la Division du génie sanitaire du CHPQ. Plusieurs ingénieurs formés à Polytechnique ou à McGill, qui ont reçu une certaine expertise en génie sanitaire, ont dû exercer également leur profession dans les petites et moyennes agglomérations du Québec. Plusieurs ingénieurs municipaux ont pu ainsi utiliser leur savoir en génie sanitaire, si minime soit-il, dans certaines de leurs tâches. La profession d’ingénieur ayant une reconnaissance juridique — au Québec, le titre d’ingénieur civil est protégé depuis 1898 et l’exercice de la profession le sera à partir de 1920 — contrairement à celle l’ingénieur sanitaire, il est bien difficile de savoir si un ingénieur civil a plutôt exercé sa profession dans un domaine relié au génie sanitaire. Des ingénieurs municipaux qui dressent les plans des aqueducs ou réseaux d’égouts et qui soumettent les devis pour un système de traitement des eaux ont sûrement considéré les quelques heures de cours suivis en génie sanitaire suffisantes pour se prétendre aptes à enfiler les habits de l’ingénieur sanitaire. Quant aux grandes villes, les ingénieurs sanitaires y occupent des postes qui ne laissent aucun doute sur leur identité. Ces ingénieurs municipaux, spécialisés en génie sanitaire, coopèrent d’ailleurs avec leurs homologues du CHPQ qui approuvent ces plans ou devis. Encore là, plusieurs d’entre eux sont issus de la Polytechnique. C’est le cas, par exemple, de René Cyr qui entre à la Division du génie sanitaire du CHPQ en 1924 après avoir reçu son diplôme de l’école d’ingénieurs francophone l’année précédente. Il y commence sa carrière comme ingénieur-hygiéniste[82]. Tout comme certains ingénieurs sanitaires que nous avons rencontrés, il fait des études supérieures à l’Université Harvard grâce à une bourse de perfectionnement du ministère de la Santé, anciennement le CHPQ. En 1939, il devient ingénieur en chef adjoint de la Division du génie sanitaire. En 1946, il enseigne à l’École d’hygiène sociale appliquée de l’Université de Montréal et, à partir de 1956, à la Polytechnique où il donne le cours sur l’épuration des eaux d’égouts et des eaux industrielles, faisant partager ses connaissances à une nouvelle génération d’ingénieurs sanitaires. D’autres ingénieurs sanitaires comme Sarto Plamondon et Émilien Langevin vont avoir le même profil de carrière. Ils sont diplômés de Polytechnique et travaillent, quant à eux, à la Division de l’hygiène industrielle du ministère de la Santé.

Conclusion

Dans cet article, nous avons tenté de dresser une première esquisse d’un groupe d’experts plutôt méconnus des historiens des professions tout comme des spécialistes de la santé publique au Québec. Plusieurs questions restent en suspens avant d’arriver à mieux comprendre tous les enjeux liés au développement particulier de cette profession hybride qui n’a jamais su s’incarner dans un ordre professionnel. L’immense pouvoir social des médecins et le travail de regroupement des ingénieurs qui s’échelonne entre 1887 et 1920 ont-ils constitué des freins à un processus d’autonomisation de la profession? Le fait que la plupart des ingénieurs sanitaires appartenaient déjà à un ordre professionnel n’explique-t-il pas leur peu d’empressement à s’organiser en profession autonome? Voilà quelques pistes qui méritent d’être explorées. Pour notre part, en retraçant les conditions socio-économiques de l’émergence de cette formation spécifique et en analysant l’itinéraire de carrière de quelques-uns de ces nouveaux experts, nous croyons avoir contribué à cerner certaines étapes du développement d’une profession née dans la foulée du développement accéléré des villes, surtout à Montréal, et de la prise de conscience des effets néfastes de ce développement sur leur environnement. Comme ailleurs, on en est venu à recourir aux services d’un nouvel acteur sur le front de l’assainissement des villes, l’ingénieur sanitaire. Celui-ci s’est retrouvé dès le début du XXe siècle au sein des principaux organismes publics liés à la santé publique.

Parallèlement, les institutions d’enseignement supérieur ne sont pas restées insensibles à cette demande d’une expertise en génie sanitaire. Des cours et des programmes ont vu le jour à l’Université McGill et à la Polytechnique. En effet, compte tenu de la complexité des enjeux de santé publique, notamment en matière d’hygiène de l’habitation et de traitement des eaux, une formation spécialisée était nécessaire pour les médecins et surtout les ingénieurs, confrontés à ces problèmes environnementaux engendrés par le développement urbain et montés en épingle par les « environnementalistes moraux » dont les hygiénistes et les ingénieurs sanitaires ont été les principaux hérauts. Par ailleurs, notre analyse révèle que la formation en génie sanitaire dispensée dans les universités montréalaises n’était peut-être pas suffisante. Plusieurs ingénieurs de Polytechnique, par exemple, qui ont fait carrière comme ingénieur sanitaire, ont dû parfaire leur formation aux États-Unis. Néanmoins les itinéraires de carrières des ingénieurs sanitaires au Québec montrent qu’ils ont joué un rôle non négligeable dans le développement de plusieurs infrastructures au coeur des politiques de santé publique au début du XXe siècle.

En fait, au Québec, le génie sanitaire n’a jamais réussi à s’autonomiser pour constituer une formation qui mène à un diplôme donnant accès à un titre protégé ou à l’exercice exclusif de certaines tâches. Cette formation est toujours restée une sous-spécialité du génie civil ou de la médecine. Aucune école spécialisée ou faculté universitaire n’a été créée au Québec qui se serait consacrée uniquement à la formation de ce spécialiste des infrastructures liées à la santé publique et qui aurait pu constituer le point d’ancrage d’un processus d’autonomisation de la profession. En 1958, à la faveur d’une réforme de son curriculum, la Polytechnique reconnaîtra un peu plus le génie sanitaire en le hissant au rang de division au sein du département de génie civil. Dix ans plus tard, la spécialisation en génie sanitaire apparaîtra dans le programme de maîtrise de génie civil. En 1971, cette spécialisation, tout en restant la même, se dotera d’une nouvelle appellation, « génie de l’environnement », qui, croit-on, évoque mieux les nouvelles préoccupations de l’époque. Le titre même d’ingénieur sanitaire est relégué aux oubliettes.

L’analyse sociologique des groupes qui, pour reprendre l’expression de Luc Boltanski, ont réussi, au sens où ils sont parvenus à assurer leur survie en se dotant d’institutions et de systèmes de représentations qui les ont « objectivés » socialement[83], n’est déjà pas aisée à réaliser bien que sociologues et historiens peuvent compter sur la mémoire institutionnelle que n’ont pas manqué de préserver les membres de ces groupes. S’intéresser aux groupes qui n’y ont pas réussi est une tâche beaucoup plus difficile. Ceux-ci demeurent toujours des identités floues, comme en perpétuelle gestation, promis à un avenir jamais réalisé. Nous croyons cependant que, à l’instar de l’analyse des échecs de procédés ou d’inventions qui nous éclaire sur les facteurs menant au progrès technique, l’étude des professions non accomplies jette un peu de lumière sur le processus complexe de la formation des groupes sociaux.