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Les campagnes de moralité publique à Montréal dans les années 1940 et 1950, et surtout tout ce qui entoure ces campagnes (vice, corruption, collusion, crime organisé, influence de la pègre, etc.) constituent une histoire qui fascine les Québécois depuis longtemps. Elle a servi de trame de fond à des romans et des pièces de théâtre, elle a fait l’objet d’expositions muséales et elle a inspiré bon nombre de films et de téléromans. Pensons entre autres à Montréal, ville ouverte de Lise Payette en 1992 et à Montréal, P.Q. de Victor-Lévy Beaulieu, en ondes à Radio-Canada de 1991 à 1994. Les universitaires se sont eux aussi intéressés à cette période. C’est le cas notamment du criminologue Jean-Paul Brodeur, pionnier dans l’étude des commissions d’enquête au Québec. Par contre, les campagnes de moralité publique de 1940-1954 n’avaient encore jusqu’ici jamais vraiment fait l’objet d’une étude historique approfondie. C’est cette lacune que tente de corriger l’historien Mathieu Lapointe avec cet ouvrage tiré de sa thèse de doctorat.

Lapointe inscrit son livre en histoire des idéologies québécoises et en histoire politique de Montréal et du Québec. Son objectif est d’abord de reconstituer la trame des événements et des mobilisations qui ont jalonné l’émergence et l’évolution du mouvement derrière les campagnes de moralité publique. Il porte une attention particulière à deux mouvements moralistes de cette période, soit la Ligue de vigilance sociale et le Comité de moralité publique. Ensuite, il propose une analyse qualitative des discours moralistes et des contre-discours qui leur étaient opposés. Les sources de l’auteur sont des brochures, des articles de journaux et des documents d’archives provenant de divers fonds, dont le fonds du Comité de moralité publique (BAnQ-Montréal) et le fonds de la commission d’enquête Caron (Archives de la Ville de Montréal).

Dans un premier temps, l’auteur nous fait prendre conscience que l’enquête Caron (1950-1953) et l’élection de Jean Drapeau à la mairie de Montréal en 1954 ne sont que l’aboutissement d’une longue lutte qui remonte au début de la Deuxième Guerre mondiale. Les bouleversements de la guerre et les nouveautés culturelles de l’époque (pin-up, magazines, sex films, le burlesque) provoquent des angoisses et marquent le retour des discours et des agitations sur la moralité. Plusieurs des moralistes sont alors issus des milieux nationalistes canadiens-français. Ceux-ci s’inquiètent de la transmission des valeurs et de la « survivance » nationale. Par contre, les moralistes ne sont pas tous de cette mouvance. D’ailleurs, le premier groupement moraliste, la Ligue de vigilance sociale, est une coalition bilingue et multiconfessionnelle.

Lapointe montre que rapidement, les discours moralistes causent des remous dans les rues de Montréal. Par exemple, une émeute éclate le 11 février 1942 et elle se conclut par le saccage d’une maison de prostitution. Certains groupes de jeunes, dont les Jeunes Laurentiens, appuient la campagne de moralité publique. L’armée canadienne aussi passe à l’action en 1943. Inquiète de la prolifération des maladies vénériennes au sein des troupes, elle exige la fermeture des Red Lights de Montréal et de Québec. Les revendications de l’armée remportent un certain succès et elle réussit à faire fermer certains établissements jugés immoraux. Toutefois, la lutte de la Ligue de vigilance sociale et d’autres groupes de citoyens pour la tenue d’une véritable enquête publique sur la tolérance policière à l’égard des maisons de prostitution, de jeu et de pari demeure sans succès. Les pressions populaires et les allégations du journal Le Moraliste (un journal près de l’Union nationale) contribuent à la mise sur pied en 1944 de l’enquête Cannon, qui porte sur l’action de la police provinciale à Montréal. Cependant, cette commission se révèle être contrôlée par les libéraux, qui l’utilisent pour retourner les soupçons de scandales contre l’Union nationale. Les efforts pour obtenir une enquête sur la tolérance policière du « vice commercialisé » à Montréal sont donc encore une fois frustrés.

La deuxième partie de l’ouvrage de Lapointe s’amorce avec les dénonciations de l’ancien directeur adjoint de la police Pacifique « Pax » Plante. Du 28 novembre 1949 au 18 février 1950, Plante fait paraître plus de soixante textes dans Le Devoir pour dénoncer la corruption à Montréal. Lapointe montre à quel point Plante donne un nouveau souffle et de la crédibilité à la campagne de moralité publique. Plante et d’autres moralisateurs, dont Jean Drapeau et J.-Z.-Léon Patenaude, se réunissent pour former le Comité de moralité publique, qui vise à révéler au public le système de tolérance en place et à récolter des fonds pour tenir une enquête publique. Lapointe explique que le Comité de moralité publique ne mène pas seulement une croisade de régulation morale. Les dénonciations portent sur la moralité en public, mais aussi sur la moralité des gouvernants, plus précisément leur intégrité et leur application à faire respecter les lois. Le Comité de moralité publique s’aperçoit alors que le deuxième aspect est plus porteur dans la population et décide d’axer l’enquête Caron sur cette question. Le chapitre 7 est consacré à l’enquête présidée par le juge François Caron. Ce dernier conclut à la présence d’un système de tolérance policière de la prostitution et du jeu tel que l’avait décrit Plante. Le rapport Caron ne met pas fin à la corruption, mais ébranle considérablement l’administration montréalaise. De plus, en étant rendu public trois semaines avant les élections municipales de 1954, il aurait contribué à l’élection de Jean Drapeau à la mairie de Montréal.

L’ouvrage de Lapointe vient combler un vide historiographique et représente un apport notable à l’histoire des idéologies et à l’histoire politique de Montréal. Tout au long de son étude, Lapointe effectue d’efficaces remises en contexte pour situer les campagnes de moralité publique non seulement dans le contexte québécois, mais aussi dans le contexte nord-américain. Les moralistes montréalais considèrent parfois la culture américaine comme un danger moral, mais en même temps, les États-Unis représentent pour eux un exemple à suivre dans la lutte aux problèmes moraux. Il s’agit d’un point fort intéressant que l’auteur réussit à bien cerner. Soulignons enfin que l’ouvrage est admirablement bien illustré à l’aide de photographies d’époque.