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1. Introduction et mise en contexte

Dans l’histoire du sport, les grands stades ont toujours été un terrain extrêmement fertile pour le développement de mythes et de légendes où s’exprimaient et s’expriment encore différentes formes d’émotion et d’expressions physiques centrées sur l’objet sportif mais parfois détachées de ce dernier[2]. Souvent construits à l’occasion d’évènements sportifs d’envergure planétaire, ces équipements sont le « point focal » par lequel la foule, les sportifs et les médias matérialisent l’évènement. La nature de ce paroxysme social et sportif est d’autant plus remarquable qu’il est l’aboutissement d’un processus politique, économique, urbanistique et architectural souvent long et chaotique où se télescopent de multiples enjeux. De la dimension géopolitique où le stade participe au rayonnement d’une nation[3], à la dimension économique où la question du financement public reste au centre des débats[4], il reste porteur d’une puissance millénaire, comme « un rappel permanent de l’histoire […] dans l’espace contemporain mondialisé »[5]. L’archétype du stade, s’il perdure dans le temps, demeure une « référence sociale, voire culturelle, un emblème visuel [et un] symbole spatial »[6]. Toutefois, le « grand stade dans sa ville » fait l’objet d’une évolution majeure dans les années récentes. Dans le cadre d’une compétition inter- métropoles à l’échelle mondiale, le stade permet de « mener à bien de grandes transformations urbaines »[7] où des projets métamorphes mêlant culture, loisir, tourisme et sport forment un socle sur lequel les politiques urbaines s’appuient pour guider leurs ambitions. À ce titre, Paramio-Salcines (2014)[8] rappelle que le stade est au coeur des politiques de régénération urbaine conduisant dans certains cas à une refonte complète de l’identité de certains quartiers[9]. Un récent article de la revue National Geographic tentait de dresser l’histoire des stades à travers les siècles et aboutissait à une ère moderne des stades (2000 à nos jours) « transformed into ever larger venues for mass entertainment »[10], que pour certains il est plus juste d’appeler des stades post-modernes à l’image d’une société tournée vers des notions d’expérience, d’instantanéité et de multifonctionnalité[11]. Cependant, ce même article[12] posait un regard prospectif où le stade du futur serait auto-suffisant, interactif, continuellement connecté à son environnement externe, mais surtout encore plus multifonctionnel. Malgré ces travaux qui poussent à bâtir un stade centré vers son quartier d’insertion et ses territoires hôtes, on observe que certains stades peuvent rapidement devenir des bâtiments peu fonctionnels et à l’existence précaire. Ceci amène notamment certains auteurs à rappeler l’importance de concevoir des stades dans une perspective de développement durable centrée sur les besoins locaux, sur la préservation des environnements hôtes et l’utilisation de matériaux durables et produits localement, comme dans le cas des Jeux Olympiques d’été de Sydney[13].

L’histoire du projet de l’Autostade de Montréal, objet de fierté momentanée rapidement aspiré dans une spirale de déclin, d’abandon et d’oubli, mérite à ce titre d’être investiguée. Animée par l’ambition d’ériger le premier stade démontable au monde (CCEU, 1964), la municipalité de Montréal entreprend à l’occasion de l’Exposition universelle de 1967 la construction de l’Autostade. Destiné d’abord à accueillir des manifestations culturelles et sportives qui jalonnent l’évènement, il deviendra pendant la dizaine d’années qui suit un équipement sportif d’importance pour l’agglomération, jusqu’à l’inauguration du Stade Olympique. Ce stade, aujourd’hui démantelé, n’a néanmoins jamais eu le prestige des grandes infrastructures évènementielles de son temps. Le caractère amovible de l’Autostade, inévitablement déconnecté – du moins à long terme – de son quartier d’insertion initial, serait-il à l’origine de ce manque d’éclat et d’exaltation ? En quoi l’Autostade se distingue-t-il des autres enceintes nord-américaines construites à la même époque ? Plusieurs caractéristiques communes aux stades dits de « deuxième génération » peuvent être identifiées[14]. La majorité des structures des années 1960 et 1970 ont été conçues, construites et promues pour convenir à une variété de locataires, d’évènements et d’usages[15]. Mobilisé à des fins de rentabilité, ce principe d’utilisation maximale a mené à l’émergence d’une nouvelle forme architecturale : les dômes. En réaction à la baisse d’achalandage suscitée par la diffusion télévisuelle d’évènements sportifs au cours des années 1950, les stades couverts permettaient d’offrir un confort et des conditions de spectacle optimales[16]. Hormis ces caractéristiques architecturales, les stades de cette génération étaient surtout localisés en périphérie urbaine. L’exode des populations vers les banlieues, la dépendance à l’égard de l’automobile et les exigences en matière de stationnement ont fait des stades d’immenses objets isolés du contexte urbain, entourés et mis en valeur par une mer d’importantes superficies de surfaces asphaltées[17]. Ainsi, bien que l’Autostade partage plusieurs similitudes avec les autres stades de son époque – notamment en matière de multifonctionnalité – sa forme architecturale ouverte et amovible, ainsi que sa localisation somme toute centrale en font des éléments de divergence notables.

L’Autostade était pourtant le fruit d’une programmation unique pour l’époque : placé en entrée de ville sur les ruines du quartier populaire de Goose Village démantelé quelques années auparavant, voué dès sa conception à être démonté, mis en scène par le belvédère urbain que constitue la toute nouvelle autoroute Bonaventure (achevée en 1964). Les architectes Victor Prus et Maurice Desnoyers, au travers d’une conception remarquable d’ingéniosité, emploient des unités constructives formant 19 modules de gradins disposés en corolle pour former un ensemble architectural cohérent et ouvert sur des perspectives urbaines uniques, le centre-ville et l’ensemble portuaire. Qui plus est, la construction d’un stade à vocation a priori sportive demeure un fait très rare dans l’histoire des expositions universelles. Le seul cas similaire est le stade Montjuic, construit pour l’Exposition de 1929 à Barcelone. Oublié dans l’imaginaire collectif montréalais, il revit aujourd’hui au travers des rétrospectives passionnantes qui remettent en perspective des problématiques pourtant bien actuelles et valident le caractère visionnaire de l’ensemble. Afin de limiter les coûts et d’éluder les problèmes de gestion une fois l’évènement passé, les structures démontables sont devenues depuis les deux dernières olympiades un mode de conception inévitable pour certains équipements sportifs, et ce comme l’illustrent notamment les récents Jeux Olympiques de Londres (2012) où la volonté du comité organisateur fut dès le départ de prioriser des infrastructures temporaires ou modulables afin de faciliter leur reconversion et le développement des quartiers d’insertion[18]. Ces équipements sont de plus en plus aboutis architecturalement et profitent de localisations en milieu urbain très spécifiques, où la ville tient lieu de fond de scène spectaculaire.

Malgré ses qualités évidentes, l’Autostade a pourtant connu une exploitation très tourmentée où l’implantation et la conception ont été particulièrement critiquées. S’il s’agit ici d’un mécontentement dont il ne convient pas de discuter ici tant il semble unanime, il met en évidence quelques questions de fond pertinentes pour tous les stades voués à passer de la lumière intense de l’évènement à l’ombre relative du quotidien. Quelles sont les principales phases de planification, de construction et de gestion de l’Autostade et pourquoi a-t-il été démantelé et oublié de l’histoire contemporaine sportive montréalaise ? Quelles sont les leçons à tirer de cet épisode ? Il nous semble pertinent de réanimer la mémoire de ce grand oublié du paysage festif et sportif montréalais, afin d’interroger la viabilité des stades dans le temps. Le défi de notre étude est aussi d’identifier les clés qui nous permettront de comprendre pourquoi l’épisode « Autostade » est aussi méconnu dans l’histoire urbaine montréalaise.

2. Éléments méthodologiques

Raviver la mémoire de cet objet architectural commandait, sur le plan méthodologique, l’adoption d’une démarche historico- interprétative, et donc d’une approche foncièrement qualitative. Considérant que « history research brings into view something from the past »[19], nous cherchions effectivement, par le truchement d’un cadre interprétatif, à documenter et à reconstituer l’histoire de l’Autostade (1966 à 1978) pour ultimement proposer une lecture somme toute inusitée de cette oeuvre architecturale à la lumière des enjeux en matière de développement durable qui caractérisent notre époque. Pour ce faire, un minutieux travail de périodisation historique a été entrepris. Ces séquences temporelles se sont inscrites au sein de différentes phases de recherche, majoritairement orientées vers l’investigation de fonds d’archives. Des fiches synthèse et thématiques très détaillées ont, à chacune des étapes, été élaborées et transmises à l’équipe de recherche afin d’en faire une lecture attentive, de laquelle a émergé un cadre analytique et interprétatif.

Ce travail de recherche a débuté avec la consultation du Fonds de la Compagnie canadienne de l’Expo 67, archivé à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) et à Bibliothèque et Archives Canada. Rapports de réunions des commissaires généraux, communiqués de presse, guides et brochures touristiques émis par la Compagnie canadienne de l’Expo 67 et coupures de journaux ont ainsi été soumis à l’analyse documentaire. Cette première phase de recherche a permis de brosser le portrait du contexte évènementiel dans lequel s’est inscrite la genèse de l’Autostade, mais aussi de comprendre sa raison d’être. La revue de presse a ensuite été poursuivie aux Archives de la Ville de Montréal. En tout, plus de 240 publications et coupures de journaux provenant de différents quotidiens et hebdomadaires (Canadian Weekly, Dimanche-Matin, Expo Digest, Expo Journal Terre des Hommes, La Presse, Le Devoir, Le Jour, Le Journal de Montréal, Le Magazine Maclean, Le Petit Journal, Métro-Express, Montréal-Matin, The Gazette, The Montreal Star, Weekly Tribune) ont pu être analysées. Cet exercice a permis d’avoir une compréhension approfondie des contextes économiques, sociaux et politiques qui prévalaient lors de la planification, de la construction, de la réutilisation et du démantèlement de l’Autostade, tout en nous permettant d’avoir une représentation des logiques des acteurs en présence. Ces deux premières étapes de recherche ont en outre mené à la rédaction d’un document maître retraçant les grandes phases de la vie de l’équipement.

Le traitement archivistique s’est ensuite prolongé au Centre Canadien d’Architecture (CCA), où les dessins, maquettes et textes de l’agence de Victor Prus, l’architecte principal de l’Autostade, ont été archivés. Il a notamment été possible de saisir le concept architectural ayant présidé à l’élaboration de ce projet architectural. La question de l’Autostade ayant été discutée à l’Assemblée nationale lors des séances du 21, 22 et 28 janvier 1975, nous avons par la suite consulté et analysé le Journal des débats, étape qui nous a en outre permis de dresser le portrait des enjeux entourant l’Autostade au cours de la planification des Jeux Olympiques de Montréal et de détailler le contexte d’émergence de cette enceinte sportive comme solution de rechange au Stade olympique. Soulignons finalement qu’un certain nombre d’études ont permis de compléter le processus de recherche. Des sources monographiques et des articles de revues spécialisées ont notamment été consultés afin de comprendre en profondeur l’oeuvre et le parcours professionnel de Victor Prus[20] d’une part, puis d’autre part de dégager les enjeux en matière de durabilité et de viabilité des équipements sportifs. En somme, si l’Autostade a pu être replacé dans son contexte de planification et de production grâce à la recherche archivistique, force est d’admettre que la lecture que nous en faisons est teintée des enjeux de notre temps. Nous proposerons ainsi une interprétation renouvelée de l’histoire et de la pertinence de l’Autostade dans le contexte actuel du XXIe siècle, marqué par la sous-utilisation des équipements sportifs construits dans le cadre de grands évènements.

Somme toute, la reconstitution de la trame historique qui découle de ce travail de recherche prend une forme narrative, structurée par le déroulement, dans le temps, des principaux évènements qui ont structuré la vie relativement courte de l’Autostade. Le découpage chronologique proposé s’articule autour de quatre principales périodes : la planification et la construction de cet équipement en vue de l’Exposition universelle (1964-1967), la gestion et l’exploitation de l’Autostade (1967-1974), l’intégration de l’Autostade dans la planification des Jeux Olympiques de 1976 (1975-1976) et la fin de vie de l’Autostade (1976-1978).

3. Histoire de l’Autostade de Montréal

3.1 Histoire du quartier d’insertion de l’Autostade, planification et construction de cet équipement et l’Autostade pour et durant l’Expo 67 (1964-1967)

Le choix de l’emplacement du site (voir figure 1) qui devait accueillir l’Autostade apparaîtra pour la première fois au courant de l’année 1962 dans le cadre d’un plan de réaménagement du quartier Victoriatown, connu aussi sous le nom Village-aux-Oies ou Goose Village. Cette petite enclave résidentielle située au coeur d’une zone ferroviaire et industrielle faisait en effet partie, depuis 1954, de la liste des dix-sept zones urbaines à rénover et identifiées par la ville de Montréal dans le cadre d’une étude générale sur la rénovation urbaine[21] qui visait l’éradication des taudis et l’enrayement de la dépréciation du cadre urbain bâti qui affectait les quartiers centraux. La désignation de Montréal comme ville hôte de l’Expo 67 en novembre 1962 accélérera le processus et en modifiera substantiellement la configuration urbanistique. Le mois suivant, la Ville lança une procédure d’expropriation des habitations du quartier Victoriatown, qui comptait à peu près 1500 habitants[22], dans la perspective d’y ériger le nouveau stade de l’Expo 67.

Parallèlement, les dirigeants de l’Expo 67 prirent contact avec l’équipe de football les Alouettes de Montréal, qui envisageait à l’époque de construire un nouveau stade, pour étudier la faisabilité d’un déménagement du club vers le prochain stade de l’Expo. Bien que les discussions entre les deux organisations finirent par échouer, il est intéressant de constater que l’usage post-évènement du stade de l’Expo faishait ainsi partie intégrante de la réflexion des dirigeants de l’Expo 67. Ces derniers ont d’ailleurs cherché à maximiser davantage son potentiel de réutilisation et sa valeur de récupération en exigeant que le stade soit amovible et démontable, de manière à ce qu’il puisse être vendu, démonté et reconstruit ailleurs une fois l’évènement terminé[23]. Cette stratégie allait se confirmer lors du dévoilement des premiers plans du stade en 1964. À ce moment, on pouvait lire dans l’Expo Digest d’octobre 1964 : « la nouvelle peut paraître fantaisiste, mais elle est véridique. Ce stade démontable sera le premier du genre au monde et c’est l’Expo 67 qui aurait l’honneur de l’ériger »[24]. Deux mois plus tard, le commissaire de l’évènement Robert F. Shaw en faisait l’annonce officielle et annonçait la construction d’un stade de 25 000 sièges, monté en béton préfabriqué, à la Pointe-Saint-Charles (sur l’emplacement de l’ancien quartier Victoriatown) à l’extrémité sud de la rue Université en face de la future place d’accueil de l’Expo.

Figure 1

Localisation de l’Autostade

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Cela dit, même si le concept pouvait paraître novateur à l’époque, l’idée d’un stade démontable n’était pas le premier choix des architectes responsables du projet. Pour Victor Prus et Maurice Desnoyers, toujours dans la perspective d’un usage post-évènementiel du stade, la solution optimale aurait été de concevoir un stade multifonctionnel qui pourrait accueillir plusieurs types d’événements une fois l’Expo terminée. Dans les premiers plans dessinés par les deux architectes, le stade avait la forme d’un cratère, une sorte de construction elliptique où les spectateurs circulaient sur le bord du stade et descendaient jusqu’à leurs sièges en empruntant des pentes intérieures. Pour des raisons techniques, dues essentiellement à la nappe phréatique et la qualité du sol, mais surtout pour des raisons économiques et de sécurité, que Prus qualifie de mystérieuses[25], ce premier concept fut rejeté par les promoteurs du stade. Ces derniers ont plutôt préféré une formule « hybride » dans le sens où le stade devait être à la fois permanent et temporaire. Autrement dit, le stade devait servir temporairement à accueillir les activités de l’Expo, mais la conception de l’équipement devait prendre en considération la possibilité de déplacer ce dernier pour l’ériger de façon permanente à un autre endroit sans toutefois savoir où et pour quel type d’activité. Cette exigence allait influencer la conception finale du stade puisque l’entrée dans le stade se faisait grâce à des rampes d’accès remplies de terre ou de béton. Chacune des 19 sections de béton préfabriqué (voir figure 2), qui formait un ovale lorsqu’elles étaient ajoutées les unes aux autres, pouvait accueillir 1 316 personnes pour ainsi totaliser 24 904 sièges[26].

La publication des plans a été généralement bien accueillie dans l’opinion publique mais elle sera fortement critiquée dans la presse sportive. Cette dernière, qui se réjouissait certes de la construction d’un nouveau stade à Montréal, jugeait inconcevable le démantèlement de cet équipement après la fin de l’évènement. Pour les journalises de l’époque, c’était une occasion manquée de doter la métropole d’un stade qui pourrait enfin mettre Montréal sur le radar des grandes ligues sportives de football américain ou de baseball. À moins d’un stade de 50 000 places, couvert par un dôme, la ville n’aurait aucune chance d’accueillir une nouvelle concession sportive[27]. En réponse à ces critiques, la Compagnie canadienne de l’Exposition universelle (CCEU) précisa que la conception du stade lui permettrait facilement d’accueillir de nouvelles sections, faisant ainsi augmenter sa capacité jusqu’à 75 000 places. Nonobstant cette possibilité, les 25 000 places prévues pour le moment répondaient parfaitement aux besoins de l’Expo 67.

Figure 2

Gradins en béton préfabriqué

Fonds Victor Prus, Centre Canadien d’Architecture, Don de Victor Prus

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Dans ce contexte, les travaux de construction de l’Autostade ont débuté en février 1965 avec l’objectif de livrer l’équipement en juin 1966. Les trois paliers de gouvernement ont pris en charge les coûts de construction, estimés initialement à 2,5 millions de dollars[28], mais réussirent à convaincre l’Association des manufacturiers d’automobiles à commanditer la construction du stade à hauteur de 3 300 000 $[29]. Néanmoins, au fur et à mesure de l’avancement des travaux, la facture ne cessait d’augmenter et le coût final de construction s’est établi à plus ou moins quatre millions de dollars[30], un coût équivalent à près de 30 000 000 $ en dollars d’aujourd’hui[31]. Malgré le dépassement des coûts, les travaux de construction avançaient conformément au calendrier et la CCEU pris officiellement possession de l’Autostade le 16 août 1966.

3.2 La question de l’après-expo

Tout au long de la phase de construction de l’Autostade, la question de l’avenir de cet équipement après l’Expo 67 se posait avec insistance. Malgré l’échec des discussions avec les Alouettes de Montréal en 1964, la reprise de l’Autostade par le club de football s’est retrouvée dans l’espace public encore une fois après l’échec des Alouettes à construire un nouveau stade. Cette option a toutefois été rapidement écartée eu égard aux réserves exprimées par le président des Alouettes. Ce dernier estimait que le coût du déménagement du stade sur un autre site serait plus coûteux qu’une nouvelle construction. En sus, la localisation du stade à Pointe-Saint-Charles compliquait le déplacement des partisans. Malgré ces réserves, et comme nous le verrons plus tard, les Alouettes ont fini par prendre possession de l’Autostade en 1968 où ils y ont déménagé leurs bureaux et leur camp d’entraînement.

La volonté de Montréal d’accueillir les Jeux Olympiques de 1972 relançait aussi la question de la nécessité de doter la ville d’un stade permanent au cas où Montréal serait désignée ville hôte du plus grand évènement sportif de la planète. Dans ce contexte, l’Autostade, grâce à sa configuration d’origine, pouvait facilement être transportable vers l’est de Montréal où l’on prévoyait de construire le stade olympique et d’augmenter sa capacité à 75 000 places. Cela dit, cette discussion a très rapidement été mise en veilleuse à compter d’avril 1966, date à laquelle le Comité international olympique (CIO) désigna la ville de Munich comme ville hôte des Jeux Olympiques de 1972.

Finalement, la volonté de Montréal d’acchhueillir une franchise de baseball majeur dépendait de l’existence dans la métropole d’un stade pouvant accueillir entre 40 000 et 50 000 personnes. À ce titre, Harry Smith, ancien secrétaire de la ligue internationale de baseball, a déclaré qu’il

est douteux que le futur stade de l’Expo se prête au baseball. Les plans de ce stade ont été dressés pour le football, le soccer, ou encore la présentation de spectacles tels que les cirques, la gymnastique, les expositions ou autre. Montréal ne peut espérer obtenir une franchise dans les majeures ou dans l’Internationale, à moins d’avoir un stade adéquat. Il faut patienter. Ça viendra[32].

Les discussions sur l’éventualité de l’obtention d’une franchise de baseball majeur étaient relancées au printemps 1967, au moment où la ligue nationale de baseball envisageait une expansion de deux équipes. Montréal a finalement été sélectionnée pour accueillir la première équipe à l’extérieur du territoire américain. Même si les autorités municipales s’engageaient à porter la capacité de l’Autostade de 25 000 à 37 000 places, sa configuration et sa capacité limitée ont fait pencher la décision en faveur du stade Jarry.

3.3Gestion et exploitation de l’Autostade (1967-1974)

L’Autostade accueillit ses premiers évènements plusieurs mois avant le début de l’Expo 67. Dès l’inauguration de l’équipement en août 1966, une équipe professionnelle de football américain du nom de Montreal Beavers, transférée d’Indianapolis suite à son rachat par des investisseurs montréalais, a présenté une soumission pour la location de l’Autostade où elle a joué son premier match hors-concours le 13 août 1966. Les Montreal Beavers ont passé à l’Autostade deux saisons, soit celles de 1966 et 1967, avant d’être dissouts en 1968. Les préparatifs et les ajustements liés notamment à la mise à niveau de la pelouse du stade se sont poursuivis au cours de l’hiver 1967. Trois millions de billets ont été à l’époque mis en vente par la CCEU pour différentes activités prévues à l’Autostade.

Un éventail très vaste de spectacles à grand déploiement et d’épreuves sportives de calibre professionnel et international se sont déroulés à l’Autostade au cours de l’Exposition universelle. Six grands spectacles d’une durée de 12 à 20 jours chacun y ont eu lieu. Parmi ces derniers, une parade de la gendarmerie royale à cheval et surtout un défilé de la gendarmerie française qui s’est produit pour la première fois en Amérique du Nord. Ce spectacle fut l’un des moments forts de l’expo eu égard au grand nombre de participants (750 hommes, 130 chevaux, 27 jeeps et 55 motos)[33]. Outre ces spectacles, trois grands évènements sportifs ont eu lieu à l’Autostade, à savoir un tournoi de soccer d’envergure mondiale, les épreuves internationales d’athlétisme et le championnat nord-américain de crosse. 

Cela dit, la programmation évènementielle imaginée et mise sur pied par le Colonel McClelland, présentée comme « the greatest cavalcade of entertainment ever presented in any city within a six months period »[34], n’a pas suffi à générer une affluence à la hauteur des objectifs de la CCEU, et ce malgré la présence de grands noms de l’athlétisme mondial[35] et de célèbres artistes et compagnies itinérantes du monde du spectacle. Pendant que des dizaines de milliers de personnes foulaient les terrains de l’Expo, des embryons de foule assistaient généralement aux différentes manifestations, tant et si bien que l’assistance ne s’est élevée qu’à 57,9 % des prévisions originales[36]. Si certains ont attribué ce bilan plutôt mitigé aux intempéries des mois de mai et d’octobre, d’autres ont plutôt mis en défaut les lacunes du programme[37], ou encore la défaillance de la stratégie de communication médiatique à l’égard des différentes manifestations notamment sportives qui se sont déroulées à l’Autostade, d’ampleur pourtant si importante qu’on avait même qualifié cette série d’évènements sportifs de véritable olympiade[38]. L’architecte de l’Autostade, dans un numéro de la revue Architecture Canada, a remis quant à lui en cause le travail de l’équipe responsable des spectacles et des évènements sportifs, dirigée par le Colonel Eddie McClelland, et a attribué l’insuccès de certains évènements au décalage entre les phases de conception du stade et de planification des évènements :

in my view all spectacles, to a varying degree but without exception, were indifferently if pretentiously produced. The staging was largely unimaginative in the use of the elaborate facilities and the peculiarities of the setting. A dialogue with the showman might have helped matters but, at the planning stage it was impossible. The shows had not been booked. There existed only a vague plan of staging some spectaculars and some sports events. Later programs developed without our participation of the shows even though we had plenty of things to say[39]

Ce bilan somme toute tiède, en plus d’avoir remis en perspective les rêveries olympiques que nourrissaient déjà le maire Drapeau à l’époque[40], fut possiblement un signe avant-coureur de ce qui allait suivre sur le plan de la gestion et de l’exploitation de l’Autostade une fois les festivités terminées.

Bien que la réutilisation de cette infrastructure sportive ait été envisagée dès sa construction au gré de discussions amorcées entre les autorités du stade et le club de football des Alouettes de Montréal[41], la planification post-Expo de cet équipement ne s’est pas déroulée de manière linéaire. Rappelons dans un premier temps que parallèlement aux démarches entamées avec les Alouettes de Montréal, l’espoir d’obtenir une franchise de la Ligue nationale de baseball est également venu teinter de manière considérable les orientations et les options de reconversion de cet équipement sportif[42]. La mise en candidature de Montréal, orchestrée par le vice-président du comité exécutif de la Ville de Montréal, Gerry Snyder, puis l’obtention subséquente d’une franchise en mai 1968 a ainsi été à l’origine de plans d’agrandissement et de remodelage commandés par l’administration municipale[43]. Ces plans, dont la finalité était de montrer que l’Autostade se prêtait bel et bien au baseball, validaient en outre la possibilité d’entrevoir l’Autostade comme infrastructure d’accueil temporaire dans l’attente d’un amphithéâtre recouvert et permanent. Si cette option fût abandonnée au profit du stade du parc Jarry, une entente fut tout de même conclue entre la Société centrale d’hypothèque et de logement (SCHL), les agents en charge de la propriété du Havre, et une autre organisation de sport professionnel, évitant par le fait même que l’Autostade ne devienne, du moins pour le moment, un éléphant blanc.

Après des années de discussions et de négociations avortées entre les Alouettes de Montréal et les autorités en charge du stade, on annonça, à l’hiver 1968, que l’équipe allait bel et bien élire domicile à l’Autostade une fois l’Exposition terminée[44] (voir figure 3). La signature d’un contrat de 22 mois entre les dirigeants de la SCHL et Joe Atwell, à ce moment propriétaire des Alouettes, fut à l’époque motivée par les avantages qu’offrait le site sur le plan logistique d’une part, et sur le plan fonctionnel d’autre part. Le déménagement de l’équipe permettait dans un premier temps de rapatrier les différents services de l’organisation en un seul et même endroit. Il faut dire qu’à l’époque, les bureaux administratifs étaient localisés à la Place Ville-Marie, les vestiaires se trouvaient au parc Jarry, endroit où avaient également lieu les entraînements, tandis que les matchs locaux étaient disputés au stade Percival-Molson. En second lieu, la présence d’une offre de stationnement plus étendue a également constitué un argument de taille en faveur du déménagement de l’équipe.

Par ailleurs, la venue de la 57e coupe Grey à Montréal en 1969 a généré une mise à niveau du stade afin de porter sa capacité à 33 000 sièges en comblant les interstices entre les sections. Si l’Autostade a été rempli à pleine capacité lors de la coupe et des parties éliminatoires des Alouettes en 1970, les matchs de la saison régulière, qui ont d’ailleurs été entrecoupés d’une série de spectacles, n’ont pour la plupart pas connu le succès et l’assistance attendus[45]. Ainsi, malgré l’augmentation du nombre de sièges, certaines problématiques ont perduré, mettant par le fait même un frein à l’enthousiasme du propriétaire de l’équipe. Enclavé, l’Autostade demeurait en effet peu accessible pour les automobilistes qui peinaient à s’y rendre[46]. En plus des embouteillages gigantesques, il faut dire que la question de l’éloignement des gradins et la déficience en matière d’éclairage constituaient également des irritants majeurs pour les partisans en nuisant à l’ambiance globale du stade[47]. Devant les déficiences structurelles du stade et la difficulté d’attirer à nouveau des partisans, Sam Berger, qui avait en outre succédé à Atwell en 1969, a pris la décision de quitter l’Autostade en vue de se réinstaller au stade Percival-Molson dans l’espoir d’améliorer le sort de l’équipe. Ce revirement de situation n’aura cependant duré qu’une saison, soit au cours de l’année 1972, dans la mesure où l’équipe a effectué un retour à l’Autostade en 1973. À l’époque, Berger soulignait cependant que l’Autostade n’était certainement pas une réponse finale[48]. D’autres plans allaient à ce titre se concrétiser en 1976, à la suite des Jeux Olympiques. En définitive, cette « valse » de déménagements des Alouettes de Montréal montre toute l’ampleur des difficultés liées à la gestion et à l’exploitation post-évènementielle d’un grand équipement multifonctionnel comme l’Autostade, des impondérables pouvant à tout moment bousculer le fil des évènements. Plus globalement, les multiples va-et-vient des Alouettes entre l’Autostade et le stade Percival-Molson montrent que les problèmes rencontrés par la franchise ont souvent été attribués à la morphologie des stades dans lesquels elle a performé, et ce malgré leur potentiel d’adaptation. Tantôt perçus comme une panacée, tantôt considérés comme le « bouc émissaire » des faibles assistances, ces grands équipements sportifs font ainsi régulièrement l’objet d’une relation amour-haine auprès de l’opinion publique animée par la sphère médiatique.

3.4 La saga de l’Autostade durant la planification des Jeux Olympiques de 1976

Vers la fin de 1974 et au début de 1975, l’Autostade fut de nouveau au centre d’une saga politique dans laquelle des acteurs de tous les paliers de gouvernements (municipal, provincial et fédéral) furent interpellés. En effet, en raison des nombreux problèmes survenus sur le chantier du Parc olympique (grèves, accidents, changements dans les plans architecturaux et d’ingénierie, etc.), le commissaire général et président du comité organisateur des Jeux Olympiques de Montréal de 1976 (COJO), Roger Rousseau, fut rapidement forcé de réfléchir à une solution de rechange au Stade olympique de manière à ne pas déroger à l’échéancier de planification convenu avec le Comité International Olympique (CIO) et au principe d’autofinancement de ces Jeux Olympiques affirmé par le maire Jean Drapeau[49]. C’est donc dans ce contexte tendu et très préoccupant pour bon nombre d’acteurs investis dans ce projet olympique que le scénario de l’Autostade fut proposé par M. Rousseau et son équipe.

Figure 3

Les Alouettes de Montréal à l’Autostade

Fonds Victor Prus, Centre Canadien d’Architecture, Don de Victor Prus

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Dès janvier 1975, le COJO décida d’évaluer sérieusement la possibilité de déplacer l’Autostade vers le Parc olympique comme solution de rechange au Stade olympique proposé par l’architecte français Roger Taillibert[50]. L’hypothèse initiale fut qu’en raison de la nature démontable originelle de l’Autostade certaines de ses parties et autres sections (estrades et colonnes notamment) pouvaient être démontées puis remontées sur les fondations du Stade olympique[51]. À ce titre, Fernand Lalonde, alors Ministre d’état au Conseil Exécutif dans le cabinet Bourassa, affirma devant un certain nombre de journalistes que cette solution de rechange était étudiée très sérieusement puisqu’il semblait possible de transporter l’Autostade en pièces détachées sur l’emplacement où devait s’élever le Stade olympique. Il s’agirait de le démonter, de le remonter dans l’est de la ville et d’y apporter des modifications. Techniquement, le démantèlement, le transport et l’érection ne présentaient pas de difficultés insurmontables puisque le mode de construction (assemblage de modules de béton préfabriqué) se prêtait relativement bien à un déménagement du genre. Le gouvernement fédéral, propriétaire de l’Autostade, le cèderait volontiers au COJO pour la somme d’un dollar, à charge pour le Comité organisateur d’assumer les frais de démantèlement et de remontage[52]. Dans cette perspective, il était également envisagé de faire passer la capacité d’accueil de l’Autostade de 33 000 places à 55 000 places, de manière à répondre aux exigences du CIO[53].

Dans le but de valider la faisabilité technique de cette solution de rechange ainsi que son coût et le délai nécessaire, le COJO avant même d’avoir un mandat spécifique sur ce dossier de la part du gouvernement provincial, engagea la firme d’architectes Desnoyers, Mercure, Leziy et Gagnon accompagnée des ingénieurs Nicolet, Carrier, Dressel et Associés au début du mois de janvier 1975[54]. Il est à noter que ces architectes et ces ingénieurs furent choisis puisqu’ils furent parties prenantes dans la planification de la construction de l’Autostade durant la première moitié des années 1960[55]. Le mandat octroyé à cette firme fut très clair et spécifique : développer et valider une solution de rechange rapide au Stade olympique via le scénario de l’Autostade en minimisant au maximum les coûts associés[56]. Après seulement quelques jours, cette firme en arriva à la conclusion que ce scénario était techniquement réalisable mais ne concernait que le Stade puisque les autres installations (piscine, terrains extérieurs, etc.) demeuraient à construire selon les plans initialement prévus. Ainsi, les sections récupérées de l’Autostade seraient installées sur l’emplacement initialement visé par l’architecte Taillibert puis une couronne supérieure serait construite au moyen de 70 sections de béton précontraint identiques à celles déménagées[57]. Les architectes en charge de ce dossier allèrent même jusqu’à affirmer qu’il serait envisageable d’y ajouter un toit sous la forme d’une coupole[58]. Ils furent néanmoins amenés à reconnaître que cet éventuel stade de rechange ne serait pas très novateur d’un point de vue architectural en raison notamment du caractère très fonctionnel de l’Autostade, brisant de facto le concept initial de l’architecte Taillibert et du maire Drapeau qui envisageait le Stade olympique comme un futur emblème pour Montréal et les Montréalais[59].

Malgré un rejet de ce scénario de rechange par le conseil d’administration du COJO en raison d’importantes difficultés à chiffrer les économies potentielles, Roger Rousseau décida néanmoins de présenter publiquement les conclusions de cette étude et les recommandations afférentes à la commission parlementaire étudiant le dossier olympique lors des journées du 21, 22 et 28 janvier 1975[60]. Très rapidement et afin d’obtenir une étude de faisabilité plus exhaustive et concrète, il fut demandé à la firme en charge de cette solution de rechange de collaborer avec celle en place pour la planification et la construction du Parc olympique (la maison Lalonde, Valois, Lamarre, Valois et Associés), et ce malgré le désaccord explicité du maire Drapeau vis-à-vis de cette option de l’Autostade, la jugeant non crédible, coûteuse (en raison des potentiels bris de contrats occasionnés) et affirmant haut et fort que les plans et les échéanciers initiaux seraient respectés sans encombres[61].

À cette étape, on peut affirmer que s’opposaient deux camps voire deux visions diamétralement opposés, d’un côté le COJO souhaitant freiner la hausse exponentielle des coûts des Jeux Olympiques par l’entremise d’un éventuel stade de rechange et, de l’autre, le maire Drapeau et son équipe désirant un stade permanent digne des plus grandes capitales mondiales et villes olympiques[62]. Parallèlement, on assiste à cette époque à une certaine forme de crispation de la part de plusieurs élus provinciaux et fédéraux sur ce dossier olympique, craignant de plus en plus que les Jeux Olympiques de 1976 ne puissent finalement pas avoir lieu à Montréal en raison des nombreux problèmes de planification. Le député Claude Charron, de l’opposition officielle de l’époque, affirma à ce sujet durant cette commission parlementaire que : « si demain, nous devions renoncer aux Jeux olympiques ou si un retard devait être accordé à tous les athlètes, il faudrait alors aller expliquer à l’univers, une fois de plus, que nous avions manqué de prévoyance au dernier moment où il nous était permis d’en avoir, que nous avions refusé d’utiliser l’autorité gouvernementale pour faire qu’une solution de rechange soit examinée »[63].

L’examen du rapport de la firme Desnoyers, Mercure, Leziy et Gagnon ainsi que Nicolet, Carrier, Dressel et Associés et la lecture de la synthèse du Journal des débats de l’Assemblée Nationale du Québec nous ont conduit à constater que la solution de rechange de l’Autostade fut rapidement écartée, après seulement quelques journées d’étude plus approfondie, et ce non pas pour des considérations de compatibilité purement techniques mais plutôt en raison de délais à respecter trop courts pour mettre en place d’importantes adaptations architecturales, mécaniques et électriques[64]. La consortium Desnoyers, Mercure, Leziy et Gagnon ainsi que Nicolet, Carrier, Dressel et Associés proposa plutôt un scénario de stade alternatif fondé sur des principes d’architecture et d’ingénierie moins complexes et ambitieux que ceux de Taillibert[65]. Ces experts arrivèrent néanmoins à la conclusion qu’il serait presque aussi coûteux de mettre en place cette solution alternative (92 millions de dollars pour le stade de rechange et plusieurs dizaines de millions de dollars additionnels en raison des bris de contrats déjà signés) que de suivre les plans initiaux de l’architecte Taillibert (environ 162 millions de dollars pour le stade)[66]. Simultanément, les délais et les échéanciers de réalisation s’avéreraient, selon les experts, presque identiques[67]. L’histoire subséquente du Parc olympique a toutefois montré que les coûts du stade n’ont fait que croître à partir de cette période[68].

Ainsi ces nouvelles conclusions des firmes engagées dans ce processus d’évaluation ont indéniablement poussé les parties prenantes de cette commission parlementaire sur le dossier olympique à recommander la poursuite du chantier olympique selon les plans initiaux de l’architecte Taillibert[69]. Ce résultat constitua bien entendu une rebuffade importante pour le COJO et son président. Néanmoins, et pour certains journalistes et observateurs de l’époque, Roger Rousseau obtint en fin de compte un élément peut-être encore plus important que celui de faire accepter sa solution de l’Autostade, en l’occurrence de ne pas avoir à porter le fardeau ou l’éventuel odieux choix du stade retenu pour accueillir les Jeux Olympiques de 1976[70]. À la lecture de ces documents d’archives, cette réelle saga politique, qui a conduit de nombreux parlementaires à remettre temporairement en question la destinée olympique de Montréal édictée par le maire Drapeau, aurait pu diamétralement changer l’histoire de ces Jeux Olympiques si le COJO avait décidé de proposer cette solution de rechange quelques mois plus tôt. Ces évènements semblent avoir incontestablement ébranlés les élites politiques de l’époque ainsi que celles du monde olympique international, et pourtant aucune mention de ces derniers n’est relevée dans la chronologie énoncée dans le rapport d’organisation officiel des Jeux Olympiques de 1976[71]. Comble de l’ironie, l’Autostade n’eut comme seul rôle pendant ces Jeux que celui de terrain de camping pour les touristes présents à Montréal pendant cette olympiade[72].

3.5 La fin de vie de l’Autostade et son démantèlement (1976-1978)

Au vu de l’histoire de l’Autostade, force est de constater que le caractère éphémère de l’évènement pour lequel il a été au départ conçu et construit aura finalement eu raison des différents usages qui ont succédé à l’Exposition universelle, et ce malgré la volonté de faire perdurer dans le temps la vocation sportive de l’enceinte et ainsi d’assurer, d’une certaine manière, la permanence de cette oeuvre architecturale. En effet, après sept années de partenariat somme toute mouvementées, les Alouettes de Montréal abandonnèrent l’Autostade de manière définitive en septembre 1976 au profit du Stade olympique de Montréal, considéré comme ayant la fonctionnalité, l’envergure, la capacité et le prestige requis pour réinsuffler un nouveau dynamisme à l’équipe, redorer son image et attirer à nouveau les foules[73]. Bob Geary, directeur général de l’équipe des Alouettes, rappelait à ce titre que, dans tous les cas, « it must be remembered that when this stadium was constructed, it was never intended as a permanent fixture. We made it one but it just wasn’t meant to be »[74]. Il semble ainsi que l’Autostade n’ait été qu’une solution temporaire ou une alternative provisoire pour cette organisation sportive dans l’attente d’un stade plus adéquat et convenable. Si le départ des Alouettes a officiellement mis un terme à la vie de l’Autostade, du moins en tant que structure à part entière, une autre solution a quant à elle permis d’assurer la durabilité de certaines parties de l’équipement.

N’ayant plus sa raison d’être, l’Autostade a fait l’objet de plusieurs propositions impliquant tantôt sa démolition, tantôt son démantèlement et son déplacement[75]. Or, ce n’est qu’à la fin de l’année 1977 que l’idée de recyclage de certaines de ses sections finit par s’imposer. Cette action s’est inscrite dans la foulée de l’adoption du programme de revitalisation de la zone portuaire initié par le gouvernement fédéral[76]. Ce projet, qui avait pour principal objectif d’ouvrir le fleuve aux Montréalais, était ainsi caractérisé par un ensemble d’actions visant à procéder au redéveloppement et à la mise en valeur de la zone jadis occupée par les activités portuaires du secteur du Vieux-Port de Montréal. Les plans de réaménagement comprenaient à l’époque le démantèlement de l’Autostade. Le Conseil des ports nationaux, propriétaire des terrains occupés par cette enceinte sportive, avait à l’époque la volonté de tirer profit de la proximité des installations ferroviaires et portuaires pour transformer le site en parc industriel. Les différentes sections de l’Autostade allaient ainsi être démantelées et offertes à toute municipalité intéressée à les acquérir et prête à défrayer les coûts de transport et de réassemblage[77]. Ce scénario de démantèlement devait cependant répondre à certains critères techniques, en raison du comblement ultérieur des sections et de l’ajout de centaines de sièges pour accommoder les Alouettes de Montréal. Rappelons en effet que les interstices entre les 19 sections initiales avaient été comblées pour porter la capacité du stade à 33 000 places, compromettant par le fait même l’amovibilité des sections. Ceci dit, suite à une tentative de démantèlement réussie[78] et après quelques mois d’attente, la SCHL a finalement trouvé preneur puisque trois villes s’engageaient à prendre livraison des gradins de l’Autostade[79]. Six sections allaient être acheminées vers Hull, six vers Laval et cinq autres à Thetford Mines en vue d’accommoder des activités sportives et culturelles locales. La plupart des gradins étant encore aujourd’hui utilisés dans les parcs municipaux[80], l’Autostade aura ainsi été une oeuvre architecturale à la fois éphémère et, dans une certaine mesure, durable.

4. Interprétation et conclusion

Comme le rappelle très clairement Marsan (2016) : « la plupart des définitions de l’architecture ramènent toujours à celle, célèbre, de l’architecte théoricien Leone Battista Alberti (1404-1472) : voluptas, firmitas, commoditas »[81]. Morin (1997)[82] ajoute toutefois que ces principes de volupté, de réalisme et d’utilité, fondamentaux et logiques, sont le plus souvent volontairement oubliés pour laisser place à une architecture de la démesure. Dans ce sens, on peut considérer que l’Autostade s’intègre parfaitement dans deux de ces principes architecturaux, en l’occurrence ceux reliés au réalisme et à l’utilité. Même si bon nombre de ses pourfendeurs ont critiqué le caractère peu fonctionnel de cet équipement pour l’accueil de plusieurs manifestations sportives, il n’en demeure pas moins que l’histoire de ce stade, voire son dénouement, furent reconnus dès les premières étapes de sa planification. En effet, tel que le mentionne Beaulieu (1969), « comme pour la presque totalité des terrains construits à l’exposition de Montréal, celui où s’élevait le stade devait être libéré après la fermeture. Mais au lieu de faire l’objet d’une brutale démolition, le stade pouvait tout simplement être démonté pour être déplacé et remonté ailleurs, réduit, agrandi ou transformé »[83].

Ainsi nos analyses nous amènent à penser que cette oeuvre architecturale n’a peut-être jamais été réellement comprise par les acteurs de l’époque, mais aussi par la population en générale. À cet effet, bon nombre d’experts ont rappelé à la suite de la construction de ce stade que pour comprendre son architecture, il fallait indéniablement cerner la posture réflexive de son architecte Victor Prus. Lachapelle (1997)[84] considère qu’au-delà de l’éclectisme de ses réalisations, cet architecte a délibérément choisi de maintenir son intervention dans une « architecture of condition » où le rapport de l’homme à son environnement est central. Ce souci du lieu et de son ouverture aux autres espaces environnants a été central dans le mouvement architectural donné à l’Autostade. Comme l’indique de nouveau Lachapelle (1997) : « s’il est un lieu qui aurait pu se replier sur lui-même, parce qu’on y donne un spectacle, c’est bien un stade. Or celui qu’il crée pour Expo 67 réunit une série de gradins modulaires qui dégagent des vues sur la ville. Montréal, hôte de l’Expo, faisait partie du spectacle »[85]. Cette interprétation de l’oeuvre de Prus ainsi que celle de Kiuri et Teller (2012)[86] qui rappelle à quel point le stade des années 1950-1960 s’ouvre à travers ses tribunes vers les environnements urbains qui l’entourent, nous conduit à estimer que ce stade rejoint ce principe de volupté. Ce trait voluptueux de l’Autostade est peut-être subtil mais semble toutefois ancré dans la posture de son concepteur.

Si Victor Prus a bien relevé le défi que représentaient la rationalité et les contraintes de la commande qui lui avait été passée en misant sur une esthétique somme toute recherchée, force est d’admettre que le concept architectural retenu, en considérant le caractère temporaire de l’évènement dès la phase de conception, a certainement permis à son auteur de se démarquer au cours des années 1960[87]. Si le caractère démontable n’est en soit pas inusité dans l’histoire des Expositions universelles étant donné que plusieurs installations prévues à l’occasion de ces grands évènements ont fait l’objet de démontage, de vente partielle ou de relocalisation, toujours est-il que très peu de stades possèdent aujourd’hui cette particularité[88]. Il est en effet intéressant de constater qu’un évènement éphémère et non récurrent comme l’Expo 67, qui commandait a priori une architecture elle aussi éphémère[89], a été l’occasion de penser, voire de repenser la durabilité. Bien que la durabilité des constructions conçues dans le cadre de l’Exposition de Montréal aurait de prime abord pu être atteinte en conservant les structures sur le site originel et en leur affectant une nouvelle fonction urbaine du moment où le foncier était disponible[90], Victor Prus, à la demande des autorités, a quant à lui fait le pari de modifier son concept initial en vue de rendre l’Autostade amovible, de manière à permettre l’éclatement de la forme architecturale principale en petites pièces secondaires démontables. Cette solution technique, en permettant l’optimisation et la réutilisation des composantes du stade par le biais d’un démantèlement sélectif et minutieux des gradins et de leur réassemblage dans différentes municipalités, a donc permis en un sens l’élargissement de la notion de durabilité atteinte autrement que par la pérennité de l’équipement dans son ensemble.

Les détours de l’histoire montrent toutefois que ce dénouement n’allait pas s’effectuer de manière linéaire. Le caractère temporaire et démontable tant désiré des pouvoirs publics a en effet ironiquement fait place à d’autres ambitions au cours de la phase post-évènementielle, rendant par le fait même le sort de l’Autostade incertain. Rappelons que ces derniers ont tenté de faire perdurer la fonction sportive de l’Autostade et ainsi de rendre la structure permanente en comblant les vides entre les sections en vue d’accommoder une équipe de sport professionnel, et ce au grand dam de l’architecte Victor Prus, à qui l’on avait refusé le concept de stade permanent. Celui-ci ne s’est à ce sujet pas gêné pour critiquer la mauvaise utilisation que l’on a faite de ce stade[91]. L’ambiguïté et l’incertitude du programme imaginé par les pouvoirs publics de l’époque, qui commandait un stade temporaire pouvant éventuellement devenir permanent de par son démantèlement et sa réérection, ont selon lui été à l’origine des critiques adressées à l’Autostade. Il soulignait ainsi que « there are two ways to choose from : either a permanent, year-round stadium, large and profit oriented for sports and elaborate spectacles or a simple landscape arrangement for general fun. Any palliative is open to question »[92]. Une synergie et un dialogue entre les différentes parties prenantes, en remplacement de la structure décisionnelle relativement autoritaire qui a caractérisé la phase de planification de l’Autostade, aurait selon lui certainement permis de concevoir un stade optimal et mieux adapté à l’utilisation qu’on voulait réellement en faire. Nos analyses montrent d’ailleurs que cette situation d’incertitude quelque peu houleuse quant à l’usage éventuel de la structure à la suite des festivités s’est d’ailleurs accentuée à l’aube de l’accueil de la XXIe olympiade.

Une période importante de l’histoire très courte de l’Autostade fut indéniablement celle autour de son éventuelle utilisation comme stade de rechange des Jeux Olympiques de 1976. Il est intéressant de ce point de vue de constater que ce n’est que durant cette phase pré-olympique que le concept temporaire et démontable de ce stade a été réellement mis de l’avant par les acteurs locaux et les médias. L’analyse de cette véritable saga olympique nous amène cependant à estimer que l’Autostade s’est révélé être davantage le symbole d’une planification organisationnelle et structurelle hasardeuse et conflictuelle qu’un scénario alternatif viable. Son éventuel déménagement fut surtout le prélude argumentatif à une joute politique visant à modifier les rapports de force au sein d’une structure organisationnelle autocratique.

Dans cette perspective et selon des mots très durs, l’architecte du Stade Olympique, Roger Taillibert, qualifie même cette période de fantasque où « Roger Rousseau, pour le COJO, présenta donc son projet fantaisiste consistant à démonter et à déménager sur le site du Parc olympique l’Autostade, le vieux stade des Alouettes de 25 000 places situé à proximité d’Habitat 67, pour le transformer on ne sait comment, en stade de 70 000 places »[93]. Il est toutefois surprenant de constater que malgré le fait que cette saga autour de l’Autostade a mis au grand jour d’importants problèmes de gestion du projet olympique, ce dernier s’est poursuivi à travers des stratégies de planification chaotiques et improvisées[94]. Dans ce sens également, on peut trouver étonnant le fait que la construction, la planification puis la gestion post-Expo 67 de l’Autostade, relativement hasardeuses à différents égards, n’ont pas conduit les pouvoirs publics de l’époque à tirer des leçons sur l’exploitation de stades d’envergure et par le fait même à se doter de « garde-fous » en termes de gestion d’équipements. Les deux contextes évènementiels (Expo 67 et Jeux Olympiques de 1976) sont en effet assez proches (temporellement, politiquement et de façon managériale notamment), et ce, même si le Stade olympique a toujours été envisagé comme le symbole architectural de cette olympiade, et auraient pu conduire à une forme de transfert de connaissances. Ce travail de recherche nous conduit à affirmer que nous sommes face à une forme de reproduction d’un modèle de planification et de gestion improvisées dans lequel le stade assume un rôle de « souffre-douleur ».

Il nous est par ailleurs possible de faire des liens analytiques avec certains écrits plus fondamentaux portant sur les stades et leurs fonctions dans la ville. Comme l’exprime métaphoriquement Sloterdijk[95], les stades ou ces « collecteurs architecturaux » sont devenus un des emblèmes de ce sport moderne réaffirmant dans une certaine quotidienneté l’emprise du fait sportif au sein de nos sociétés néo-libérales. Pour Perelman, « le stade n’est pas un ailleurs, une alter-urbs, une contre-société dans laquelle le quotidien serait différent et bien sûr plus enviable ».[96] Le stade doit davantage être vu comme le prolongement de la vie urbaine, reflet ainsi des débats, des joies, des contestations, etc., citoyens et populaires. Cet objet architectural et social n’existe que s’il accueille protagonistes et spectateurs du sport dans une logique expérientielle presque fusionnelle ancrée dans un temps festif connecté, reconnu et accepté dans une quotidienneté ordinaire. Ainsi et si cette relation humaine et temporelle n’existe pas ou est brisée, le stade devient presque de facto cet objet « mal-aimé » et décrié.

Par ailleurs et malgré ces « accrocs », l’Autosade a tout de même pu être démantelé et certaines de ses sections ont ainsi pu être récupérées[97]. Cet équipement présente de cette façon un caractère novateur et atypique, dans la mesure où il répond à un certain nombre de critères en matière de développement durable, aujourd’hui utilisés dans l’analyse des stades contemporains. L’adoption de logiques d’intervention et de modalités de construction permettant d’assurer la durabilité d’un équipement par la réutilisation post-évènementielle de certaines de ses composantes a, pour ainsi dire, été un geste avant-gardiste à l’époque, puisqu’il s’inscrirait aujourd’hui pleinement dans le discours contemporain sur la durabilité. Précisons toutefois que l’idée d’ériger un équipement durable a été largement écartée de l’agenda des dirigeants de l’Exposition Universelle de 1967 et des architectes de cette époque, son démantèlement répondant davantage au manque d’opportunité de réutilisation plutôt qu’à une réelle sensibilité au développement durable. En effet et comme le soulignent Pitts et Liao (2009)[98], ce n’est qu’à partir des années 1990 et surtout au début des années 2000 que des considérations environnementales et de durabilité ont été scrupuleusement prises en compte et évaluées dans les processus de planification des infrastructures sportives. Cependant, et de manière involontaire, l’Autostade incarne certaines pratiques de développement durable, aujourd’hui au coeur des programmes urbanistiques et architecturaux.

Bien que l’Autostade ne soit plus qu’un vague souvenir pour les Montréalais, son histoire semble dans ce contexte toujours d’actualité. Cette étude, en ayant mis en relief l’histoire de cette oeuvre architecturale à la lumière des enjeux en matière de développement durable qui caractérisent notre époque, alimente les réflexions scientifiques actuelles gravitant autour de la viabilité des stades dans le temps et, plus globalement, autour de la réutilisation des équipements construits dans le cadre de méga-évènements[99]. Le cas de l’Autostade, de par son aspect démontable et réutilisable, constitue en effet une alternative intéressante pour assurer la durabilité des installations nécessaires à l’organisation d’évènements d’envergure comme les Expositions universelles ou les Jeux Olympiques, par ailleurs de plus en plus démesuré et extravagants. Ce cas d’étude ouvre en outre la voie à d’autres recherches portant sur l’architecture éphémère durable.