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V. et I. : Puisque votre Gaspésie natale revient sous votre plume pratiquement dans tous vos romans, il me semble nécessaire de commencer à parler brièvement de votre enfance.

N. A. : Il faut bien naître quelque part, mais qu’on le veuille ou non, ce lieu est déterminant. Le monde sur lequel nous ouvrons pour la première fois des yeux conscients laisse des marques indélébiles.

V. et I. : D’autant plus indélébiles que vous avez su en faire des marques de votre écriture, de votre fiction du monde ? Je pense avant tout à l’eau, à la mer, mais aussi à votre famille…

N. A. : Oui, il y a d’abord le contexte familial, ensuite l’environnement physique ou spatial. Sur le plan familial, je me considère comme un sauvage, ou si vous préférez un délinquant de naissance. Quand on naissait dans une famille nombreuse, personne ne pouvait nous suivre à la trace. C’est donc cette sensation de liberté qui m’a d’abord façonné. Ensuite, il y avait les lieux, qui renforçaient cette première impression. Tous les marins vous le diront : la mer exerce sur eux une fascination parce qu’elle est un espace ouvert, illimité, qui agit comme provocation ou appel, mais qui développe également l’imagination du voyage. La mer est venue renforcer le premier sentiment de liberté que j’éprouvais déjà du fait d’être peu encadré. Elle fut ma première frayeur et mon premier rêve. C’était un espace à conquérir, qui pouvait conduire au monde entier, en même temps qu’une menace de mort, en ce sens qu’à la manière gaspésienne, je ne savais pas nager mais j’étais toujours sur une embarcation quelconque. Lorsque je parle de la mer dans mes livres, je n’en suis pas vraiment conscient. Elle a été ma première source d’images, ma première leçon de vie, et elle surgit comme ça au bout de ma plume.

V. et I. : Dans ce contexte, quel est le lien entre votre imaginaire et son incarnation dans une forme littéraire ?

N. A. : Nous avions dans la famille un conteur, un oncle côté maternel, qui ne ratait pas une occasion de nous faire rire ou de nous enchanter quand il venait souper chez nous. J’avais sept ou huit ans et son art de raconter m’intriguait. Je me demandais pourquoi personne d’autre, en s’emparant de la même histoire, n’obtenait le même résultat. J’ai découvert un jour que l’oncle seul possédait vraiment l’art de la narration, tout inculte qu’il fût. C’est lui qui m’a désigné le premier, de la voix et du doigt (ses gestes, ses mimiques), les mystères de la littérature. Il savait suspendre la révélation finale du sens, nous la faire désirer, nous la donner à pressentir le long de fausses pistes. Puis le récit se terminait sur une illumination que nous n’attendions pas de ce côté.

V. et I. : Mais au-delà de cette dimension orale qui, d’ailleurs, caractérise fortement votre écriture, quand avez-vous pris contact avec les livres ?

N. A. : C’est beaucoup plus tard, au début de mes études au collège classique, que j’ai découvert la littérature écrite. Des romans pour adolescents, par exemple la collection « Signes de pistes », ou encore Les trois mousquetaires et bien d’autres titres que j’ai oubliés. J’y retrouvais étrangement le même art que celui de l’oncle. Il n’y a donc pas eu de surprise ni de cassure. À l’aide de mots, de phrases, de chapitres organisés selon un certain ordre, surgissaient dans mon esprit des univers que je ne connaissais pas. J’étais séduit autant par ce mystère de la production du sens que par l’histoire elle-même. Comment cela fonctionnait-il ? Et pourquoi l’oncle en question nous fascinait-il tant avec ses histoires à deux sous ? Sans connaître ces notions, je crois que j’avais déjà saisi qu’il s’agissait de structures et de formes. L’oeuvre est une mécanique dans laquelle chaque rouage tient sa place et joue son rôle spécifique : si vous interchangez deux de ces rouages, plus rien ne fonctionne. C’est ce qui explique que les mauvais conteurs ratent souvent la chute de leur récit : l’enchantement produit par la révélation du sens ou du jeu de mots n’a pas lieu puisque nous en avions déjà aperçu l’oreille et le nez avant l’heure. Il y a eu confusion des pièces dans le montage.

V. et I. : Arrivé au collège et découvrant ces romans pour jeunes, avez-vous tout de suite été tenté d’écrire ?

N. A. : Oui, mais j’ai d’abord hésité. Par timidité. J’étais tellement séduit et dépassé par ce que je lisais que je n’aurais pas osé, par crainte du ridicule. D’autant plus que je me suis très vite attaqué à des romans forts commeLa peste de Camus, des oeuvres de François Mauriac, dans lesquelles, en plus de l’histoire, un nouvel aspect de la littérature me sautait au visage, que j’appellerais le côté « philosophique ». C’était une nouvelle énigme : comment pouvait-on me séduire par l’histoire narrée tout en me poussant à réfléchir à la marche du monde, ce « noeud de vipères ». Mes lectures me procuraient à la fois une morsure à la conscience et une fête de l’intellect, comme dirait Valéry. Et à force de lire, j’ai compris qu’il y avait diverses manières d’écrire, différents styles correspondant sans doute à la personnalité des auteurs. Et un jour j’ai écrit un « Conte de Pâques », que j’ai montré à mon professeur de français. Il m’a dit : « C’est presque bien. » Tout un compliment dans sa bouche ! Et il m’a aidé à l’améliorer — ce fut mon premier éditeur — et la chose a été publiée dans le journal du collège. J’avais seize ans. Nous étions, je crois, en 1955. La littérature m’a alors paru si formidable et si exigeante que je n’ai plus rien écrit jusqu’à l’âge de vingt ans. Entre-temps, toutefois, j’ai lu de grands auteurs, Bernanos, Camus, Malraux, Kafka, Proust… et des poètes.

V. et I. : Avez-vous alors été tenté de vous exprimer par la voix de la poésie, comme ce fut le cas de beaucoup de grands romanciers ? Et pourquoi a-t-il fallu attendre jusqu’en 1980 pour voir paraître votre premier roman ?

N. A. : Bien sûr que la poésie m’a paru le chemin le plus direct de l’expression littéraire. Et il y a à cela plusieurs raisons. Bakhtine lui-même ne qualifie-t-il pas la poésie de langage des dieux ? Je crois que la poésie fait radicalement appel à toutes les ressources du langage : son, sens, rythme, musique, figures. Découvrir la poésie, c’est en même temps découvrir les possibilités du langage humain. Il y a une seconde raison qui conduit les jeunes écrivains à passer par la poésie (en dehors du choc que fut, dans mon cas, la lecture de Rimbaud) : c’est l’emploi du Je, « qui est un autre », c’est-à-dire tout être humain (on parle en poésie d’un Je vide), mais ce Je peut aussi être tout près du monde émotif et intime du jeune écrivain. D’où le bonheur ou l’illusion de maîtriser le monde, en tout cas celui qu’on connaît le mieux, aux alentours de soi. La prose exige une distance plus grande et une meilleure connaissance de l’autre, des autres. J’ai découvert assez tôt que la narration m’attirait plus que la poésie.

Si j’ai attendu si longtemps avant de me livrer à la prose, c’est sans doute parce que j’ai poursuivi mes études, sans pause, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, puis j’ai appris à enseigner au collège Sainte-Marie… Et ensuite nous avons fait l’UQÀM, à partir de 1969. Occupation à plein temps tout le temps. Il convient de dire aussi que le climat marxisant de l’époque rendait la littérature plutôt suspecte. L’action concrète sur le terrain semblait préférable aux détours symboliques de la littérature, qui ne change pas le monde, croyait-on. Nous n’avions pas compris que le contenu révolutionnaire de la littérature n’obéit pas à la même temporalité et qu’il passe par d’autres voies. Il m’aura fallu un séjour en France, de 1976 à 1978, à titre de professeur invité à l’Université de Caen, pour retrouver, au bord de la Manche, à la fois mon enfance et le goût d’écrire. Surtout le goût de raconter des histoires.

V. et I. : Et à ce moment là, vous avez écrit Quand la voile faseille. Mais est-ce à dire que pour vous « écrire », ce n’est que raconter une histoire ?

N. A. : Raconter une histoire, oui, mais beaucoup plus que ça. On s’écarte alors de la littérature orale. Il faut d’abord inventer une histoire qui n’a jamais été racontée ou produire un texte original. Même l’histoire la mieux écrite n’appartient pas, selon moi, à la littérature si elle ne m’apprend rien de neuf sur les passions, sur l’être humain ou sur le monde. Je me méfie beaucoup des recettes et des formules à succès en littérature. Écrire, c’est partir à l’aventure en territoire inconnu pour en rapporter des découvertes. Sinon, le passe-temps me paraît futile. Ensuite, il ne suffit pas de rapporter de nouveaux objets ou de porter de nouveaux objets à la conscience de celui ou celle qui lit, encore faut-il les leur « vendre », en les séduisant par notre manière de les rapporter. C’est ici qu’on se confronte à l’art d’écrire.

V. et I. : L’écriture serait donc pour vous l’art de raconter quelque chose de neuf ou, comme l’écrit Kundera, l’art de dévoiler des aspects inconnus de l’existence.

N. A. : Ça ressemble à ça. Pas dans la manière toutefois. Loin de moi la prétention de me comparer à Kundera, il est à cent lieues de moi. Mais je dirais qu’avant même de lire Kundera, j’avais des objectifs semblables aux siens. Écrire pour apprendre et pour dévoiler. Je suis peut-être un peu cabochard, mais je considère que trop d’auteurs se contentent d’attendrir leurs lecteurs ou de répondre à leur seul besoin d’évasion. Pour ma part, je trouve plus urgent de comprendre, parce que le monde est de moins en moins intelligible, malgré l’avancée des technologies.

V. et I. : Avant de rentrer plus en détail dans votre « atelier » romanesque, pourriez-vous nous dire quels ont été les rapports entre votre écriture de fiction et votre travail de professeur et de critique littéraire ?

N. A. : Il serait difficile de nier l’existence de vases communicants entre tous ces aspects de la littérature. Soit ! Mes réflexions « théoriques » ont la plupart du temps eu pour objet l’écriture littéraire elle-même. J’aurai consacré plusieurs articles à la nature du langage poétique, dont la complexité m’attirait ; une dizaine d’articles à ce qu’à défaut d’un meilleur terme nous appelions la « création littéraire » ; plusieurs articles au problème de la langue française québécoise. J’ai aussi signé des critiques de poésie et surtout de romans (dans Le Devoir notamment), ce qui revient en quelque sorte à enseigner toujours… De toute manière, ces écrits alimentaient mon enseignement et inversement. Mais il y a plus : au fond, j’ai toujours cherché à comprendre le fonctionnement du langage et, partant, de la littérature. Et, un peu plus tard, les liens entre langue, littérature et culture.

Quand j’ai rédigé Écrire de la fiction au Québec, c’était modestement pour aider les étudiants qui s’adonnent à la création littéraire. Et curieusement, douze ans après, l’essai se vend toujours, surtout dans les cégeps. Mais je n’ai pas pu résister, surtout dans des entrevues, à une petite polémique sur l’institution littéraire québécoise, en questionnant la place de notre littérature dans les librairies, les prix littéraires, la critique journalistique généralement pauvre, etc. Quelques esprits chagrins l’ont reçue comme critique personnelle. J’avais sans doute raison de le faire, puisque la situation ne s’est guère améliorée, même aujourd’hui. Et puis on n’aura pas apprécié que je rende hommage à la littérature qui se vend (que des collègues déclarent mauvaise par définition, puisqu’elle se vend) — cette littérature aura du moins ouvert la porte des librairies à d’autres auteurs, dont moi-même. Je regrettais à l’époque que l’institution littéraire (surtout la critique et les prix) n’ait pas aiguillé patiemment les écrivains vers la constitution d’une littérature nationale (et non pas une littérature périphérique par rapport à la France), rendant compte de notre culture particulière et de sa croissance en Amérique.

V. et I. : Pour revenir à notre « atelier romanesque », vous utilisez souvent le terme de « manière ». S’agit-il pour vous du style, de l’écriture, de la narration ?

N. A. : Il s’agit de tout cela, sauf que le style occupe un statut particulier. Puisque « le style, c’est l’homme », comme l’a écrit Buffon, je suppose que le style ne varie guère d’un livre à l’autre. Il est difficile de définir le style. Dans des termes bakhtiniens, je dirais que le style est la façon personnelle qu’a un auteur d’inscrire un contenu dans une forme au moyen d’un matériau (la langue). Cela signifie, en termes plus simples, qu’on peut changer de forme et de contenu d’un livre à l’autre, mais qu’on ne change pas fondamentalement de style, puisque ce dernier est lié à la personnalité elle-même, à la respiration de l’auteur, à sa manière de penser, d’imaginer, de voir le monde, à ses tics, à sa langue, à son caractère. Si bien qu’on peut ouvrir n’importe quel livre de Kafka à l’aveuglette et dire « C’est du Kafka ! », « C’est Proust », ou « C’est du Michel Tremblay ! »

Quant à l’écriture, elle peut, elle doit même s’adapter au contenu qu’elle prend en charge. Elle illustre parfaitement le rapport contenu/forme, que décrit Mikhaïl Bakhtine. S’engager dans une forme d’écriture, c’est déjà être dans le contenu. Et de son côté, le contenu, pour se manifester optimalement, exigeait cette écriture particulière. L’écriture constitue le lieu privilégié de l’organisation du contenu, depuis le choix des mots, le ton, le découpage du thème, des sous-thèmes, en passant par les personnages, jusqu’à la partition des chapitres et l’organisation des structures principales.

La narration, pour sa part, serait à mes yeux la manière de raconter. Elle contient une bonne part de la séduction de l’oeuvre. Comme dans le conte populaire, elle veille à poser à leur place relative chacun des ingrédients du récit pour en tirer l’effet maximal. Il y a des écrivains conteurs, d’autres plus architectes, d’autres plus philosophes.

V. et I. : Et vous, dans laquelle de ces catégories pensez-vous vous placer ?

N. A. : Même si j’ai souvent l’air de succomber au conteur, le philosophe n’est jamais loin derrière. Car à quoi servirait-il de conter, si c’est pour ne rien dire ?

V. et I. : Vous avez déclaré et écrit que le ton était une composante majeure de l’écriture. Qu’entendez-vous au juste par cette affirmation ?

N. A. : En effet. Pour ma part, je ne me considère installé dans l’écriture d’un roman qu’après avoir mis au point le ton. C’est lui qui me permettra de dire ou de ne pas dire telle ou telle chose. Le ton est un prisme à travers lequel passe le contenu, une sorte de filtre. Il détermine donc en partie la possibilité du contenu du texte. Il y a plusieurs tons. Dans une saga, disons L’ombre de l’épervier, le ton en est un de proximité, de familiarité avec les personnages. Il le faut bien puisque l’auteur devra entrer dans leur intimité s’il veut les suivre à la trace pendant longtemps. Lorsque j’ai écrit Quand la voile faseille, je voulais dégager un aspect majeur de la culture gaspésienne, qui est l’humour (on le retrouve aussi abondamment chez l’ensemble des Québécois). J’ai, en conséquence, adopté moi-même la distance humoristique pour parler de mes personnages et pour les accompagner. Autre exemple : Frontières ou Tableaux d’Amérique ne pouvait s’écrire, à cause du contenu thématique, que sur un ton dramatique.

V. et I. : À vous écouter, on dirait que chaque fois que vous commencez l’écriture d’un nouveau roman, vous repartez de zéro.

N. A. : Très exactement, de zéro. Tout se passe comme si je n’avais jamais écrit, comme si j’avais tout oublié du métier que je possède. Du moins au début, pour la mise en route. Parce que c’est là que tout se joue : après une appréhension plus ou moins précise du contenu — du contenu anticipé —, des personnages, il me faut réinventer à la fois l’écriture, le ton, la partition du texte. Bref, c’est comme se jeter à l’eau sans savoir nager. Et puis tout à coup, après quelques essais, après plusieurs nuits, je veux dire après un temps autre, qui ne concerne en rien ces problèmes, voilà que les choses se mettent en place. Assez du moins pour commencer à écrire. Cela ne m’empêche pas de redresser le tir au besoin, comme il m’est souvent arrivé de le faire dans Frontières…, parce que je voulais que tous les ingrédients soient si bien mélangés qu’on ne puisse plus distinguer l’écriture du ton ou du contenu.

Pour mon dernier roman, Les bonheurs d’un héros incertain, les choses se sont encore une fois présentées différemment. Puisque le thème principal (le suicide « euthanasique » comme acte de liberté) me paraissait un peu lourd à porter jusqu’au bout, je l’ai couplé au ton humoristique, et j’ai collé les personnages, peu nombreux, au plus près de moi, dans le but, je crois, d’expérimenter la possibilité du thème. De cette manière, j’ai pu me rendre jusqu’au bout du récit.

V. et I. : Vous avez un rapport particulier à l’humour. Pourriez-vous nous dire ce qu’il représente pour vous dans votre narration romanesque ?

N. A. : Il m’aide personnellement à survivre, heureux. Dans l’écriture, il s’agit d’autre chose. L’humour du narrateur, par exemple à l’endroit de ses personnages, permet de moduler la narration. C’est une prise de distance, sous un regard de sympathie cependant, de tendresse même. Quand on est dans l’humour (je ne parle pas des clowns de la télé), on se trouve au plus près du personnage, presque dans sa voix, même si on le taquine ou qu’on se moque de lui. Voilà pourquoi l’humour permet d’exprimer les plus horribles vérités sur nous-mêmes ou sur les autres, vérités que l’ironie rendrait insupportables, à mes yeux du moins. L’ironie lève le voile d’un coup sec et montre l’autre dans sa nudité. Il y a du mépris dans l’ironie, tandis que l’affection persiste dans l’humour.

V. et I. : Vous vous appuyez souvent sur l’Histoire, me semble-t-il, pour étayer vos contenus. L’histoire d’une région, dans L’ombre de l’épervier, l’histoire de la conquête du Nord et de l’hydroélectricité, dans L’eau blanche, l’histoire du Canada dans La terre promise, Remember ! Or, surtout dans ce dernier roman, votre représentation de l’Histoire est toute fictionnelle, elle ne correspond donc pas à ce qu’on pourrait appeler « roman historique » d’une part et, d’autre part, il me semble qu’un lien indissoluble se tisse en plus dans votre fiction entre l’Histoire et l’humour précisément, celui-ci subvertissant en quelque sorte celle-là.

N. A. : Je préciserai d’abord que la fiction ne m’a jamais paru contraire à la réalité, loin de là. Si on peut considérer l’Histoire (la science historique) comme le dévoilement d’une certaine réalité, elle m’a souvent semblé nécessaire, du moins comme toile de fond, pour éviter à la fiction de dire des bêtises, soit d’affirmer des choses ou de construire des univers que n’importe quel lecteur pourrait contester (la science-fiction procède autrement, bien sûr). L’Histoire est aussi une source d’inspiration puisqu’elle nous livre, sans limite, des informations sur les comportements des humains dans diverses circonstances. Et quand on découvre que ces comportements n’ont guère changé depuis que l’Histoire a été inventée, on a là une mine inépuisable.

Mais les historiens se contredisent, ce qui m’a sans doute conduit à écrire « mon histoire du Canada » sur le mode humoristique. Dans La terre promise…, j’ai en effet traité les aspects héroïques ou dramatiques de notre histoire comme des éléments comiques, sur le mode du burlesque parfois, tandis que je prenais plus au sérieux la vie quotidienne des héros dont l’Histoire ne parle pas. Mais puisque l’humour réside dans le regard qu’on pose sur le monde, il peut transformer n’importe quel objet, même sacré, en quelque chose d’autre, et en dévoiler ainsi la face cachée, ou le derrière, si on peut dire. C’est jouissif de déboulonner des statues… J’ai remarqué à cette occasion que les gens (surtout les critiques) n’aiment pas beaucoup qu’on se moque de leurs vaches sacrées.

J’aimerais ajouter que la fiction me semble supérieure à l’Histoire — quand elle ne la contredit pas —, parce que la fiction représente la totalité de l’être humain, dans ses passions, dans sa vie quotidienne, dans ses valeurs morales, sociales. Bref, la fiction romanesque nous présente parfois un tableau vivant de toute une époque. J’apprends plus sur la France du xixe siècle en lisant Zola ou Flaubert qu’en lisant un traité historique.

Il y a enfin une tendance de la littérature très contemporaine qui m’inquiète et m’agace : cette manie de raconter sa vie personnelle, par le menu détail, que l’on qualifie de « roman ». Cette tendance va de pair avec les Reality Shows à l’américaine, qui privilégient le vrai sang, les vraies larmes, les détresses réelles sur une île réelle.

V. et I. : Vous leur reprochez de décrire une réalité sans intermédiaire, sans médiation esthétique ?

N. A. : La réalité ainsi décrite n’a de sens que celui du témoignage. Ce qui est bien court. Que monsieur X ou madame Y petit-déjeune de telle manière, qu’elle baise son amant en y mettant plus de fougue qu’avec son mari… tout cela me paraît de l’ordre du fait divers et n’a aucun intérêt. Or il se trouve que cette tendance est en train de déloger le vrai roman, celui qui invente des personnages, plus complexes que madame Y et surtout plus représentatifs d’une collectivité, puisque ce sont des constructions symboliques. Autrement dit, je mise davantage sur madame Bovary pour me faire connaître la psychologie d’une femme particulière de son époque, et me faire connaître son époque elle-même. On semble oublier que le personnage est plus riche que telle personne réelle, précisément parce qu’il représente plus d’une personne : à la rigueur, on le retrouve plus ou moins chez toute personne. Le personnage est un type, un caractère, qui épuise à lui seul l’ensemble des comportements, des vertus ou des vices, selon les thèmes choisis. Harpagon ou Séraphin Poudrier n’ont rien à voir avec le fait divers d’un grippe-sou dont la maison passe au feu ! Il y a du Harpagon en chacun de nous, tandis que les démêlés sexuels de madame Y ne me concernent pas.

V. et I. : Pourquoi préférez-vous « recommencer à zéro » chaque fois, comme vous le disiez tout à l’heure ? Serait-ce à cause d’un désir de trouver encore et toujours une nouvelle forme romanesque ?

N. A. : Écrire, c’est chaque fois composer quelque chose de neuf, expérimenter une autre forme effectivement, sinon il y a risque de redite. C’est un petit cauchemar qui ne dure pas trop longtemps, heureusement ! Mais c’est bien sûr une difficulté de plus. Tout dépend de ce qui vient en premier d’ailleurs. S’il s’agit d’un thème, il me faut le laisser mûrir jusqu’à ce que j’aie trouvé la forme qui lui convienne. Et j’entends forme au sens de ton, d’écriture, de rythme, de partition du thème, de structure. Voilà pourquoi je ne peux pas écrire selon une recette éprouvée. Je me lance chaque fois sur une route inconnue, je n’entrevois que vaguement le point d’arrivée, et je pars à l’aventure avec l’impression de n’avoir rien dans les mains.

V. et I. : Mais vous avez bien des thèmes ou des motifs récurrents, une vision du monde qui revient d’un livre à l’autre ?

N. A. : Oui, je crois que je repasse souvent par les thèmes de l’amour, de la violence, du rêve, du désir, du malheur collectif, enfin de la mort, ce phénomène tout à fait naturel, qui constitue pourtant l’énigme absolue, parce que la conscience humaine refuse de s’éteindre. Dans plusieurs de mes romans, le bonheur de vivre se heurte à toutes sortes de murs, plus ou moins incontournables. J’aime terriblement le bonheur, et je déteste le malheur encore plus terriblement. Le monde m’apparaît parfois comme une farce tragique.

On pourrait tout aussi bien dire que je récris toujours le même roman, sous des formes différentes, selon des thèmes qui varient en surface. Au fond, je cherche à produire un roman qui soit suffisamment achevé pour que je n’aie plus rien à écrire. Il exprimerait tout ce que j’avais besoin de dire, dans la meilleure forme qu’on puisse rêver.

Ce dont je suis certain, c’est que je suis un idéaliste, optimiste dans ma vie privée, pessimiste devant la marche du monde. Alors, je crois qu’il y a toujours dans mes romans une préoccupation sociale. Le comportement des communautés ou des gens me fascine beaucoup plus que ma petite histoire personnelle. J’admets, tout de même, que je suis un écrivain du désir et du rêve confrontés à la réalité que je trouve bien bornée, c’est le mot, davantage rapetissée encore par les politiciens, les généraux en mal de guerre et autres dictateurs de ce monde. En général, j’aime mettre en scène beaucoup de personnages pour rendre compte des rapports sociaux, des relations amoureuses, des rivalités… Sauf, peut-être, dans mon dernier roman, Les bonheurs d’un héros incertain. J’y fais un autre genre de promenade, plus intime, sur un objet plus limité, peut-être plus philosophique : le passage du temps, la légitimité de la mort. Cela m’est sans doute venu du choc de ma maladie. En tout état de cause, mon tempérament ne me permettait pas de décrire, de raconter cela de manière tragique. Alors, j’ai fait le pari de rendre ce thème sur le mode de l’humour, qui alterne avec des pages plus graves. C’est la narration de la vie insolite d’un Québécois, avec dialogues, intercalés, entre le héros et le narrateur témoin. Cette forme est d’une certaine manière issue de Frontières ou Tableaux d’Amérique. Que je le veuille ou non, il semble que chaque dernier roman soit la somme épurée de ceux qui précèdent. Ou du moins la reprise d’une partie de la forme et du contenu. Le dernier livre doit aux précédents plus que je ne veux l’admettre. Je m’en rends compte seulement quand le texte est achevé. C’est pourquoi j’ai l’impression chaque fois de tout reprendre à zéro, de ne plus savoir écrire.

V. et I. : À ce propos, votre dernier roman entretient, selon moi, et malgré votre nouvelle forme romanesque, un rapport à votre oeuvre précédente, justement par le ton humoristique qui vous caractérise si souvent. Mais ici, votre humour prend pour cible la chose la plus sérieuse qui soit, la mort… Quelle est votre façon personnelle de parler de la mort d’une façon humoristique, comme vous avez entrepris de le faire dans votre dernier roman ?

N. A. : C’est sans doute pour moi une façon de me réconcilier avec moi-même. Mon plaisir de vivre, confronté à l’horreur de vivre de la plupart, à la misère de vivre. Mon désir de vivre heureux, comme celui de tous, se heurtera à l’obstacle final, après avoir connu peut-être une lente érosion, jusqu’à la décrépitude. Je n’ai pas vraiment peur de mourir. Je sais seulement qu’à ce moment précis j’aurai tout perdu. Mourir, c’est disparaître de l’existence. Dans mon dernier roman, mon héros, qui court après les échecs par souci d’authenticité, tente d’inventer une manière de disparaître qui soit moins douloureuse. Il y réussit presque en choisissant de faire de la mort une sorte d’alliée, qu’il décidera d’appeler à son heure à lui.

V. et I. : En quoi votre façon de « badiner avec la mort » diffère-t-elle de celle qu’utilisent de grands romanciers latino-américains, par exemple ?

N. A. : C’est toute une analyse que vous me demandez là. Je ne sais pas. Disons que mes personnages ont tendance à tricher avec la mort, à la défier ou à la rêver autrement. Dans « L’arche de Noé pêle-mêle » (Quand la voile faseille), le personnage d’Ernest N. meurt sur un lit d’hôpital, mais le dernier paragraphe du récit rétablit son désir : « C’est debout qu’il aurait dû trépasser, Ernest-N., ou en train d’enfourcher son monstre aquatique. De cette manière il n’aurait pas eu l’impression qu’on lui volait la verticalité de son existence. » Dans L’ombre de l’épervier, Noum disparaît en mer, mais on ne sait pas s’il est mort ou vif… en tout cas, il revient dans le récit. Et puis il y a cette scène burlesque dans le cimetière où le rire triomphe de la mort. Dans Frontières ou Tableaux d’Amérique, toutes les Marie décédées se réunissent à Rio pour un party final. Dans Les bonheurs d’un héros incertain, c’est plus net : le personnage de Royal (un magicien) aurait dû mourir quand le récit commence, mais il jouera pendant deux ans avec la mort, il lui tend des pièges, il la traite de « Reine Claude du bordel de la mort » avec qui il n’hésiterait pas à coucher, remettant son suicide de jour en jour (avec l’aide du narrateur), s’amusant à disparaître, utilisant même la mort comme aiguillon de vie, parce que c’est lui qui décidera du jour et de l’heure — il renverse donc les rôles, ce qui l’excite au plus haut point. Et il meurt selon son désir, sous forme de feu d’artifice (d’après un témoin). Sur le plan formel, ce désir de mort s’accompagne dans le récit d’une exubérance de bouffe, du plaisir de baiser, de raconter et du bonheur de vivre. En d’autres termes, je crois que ma façon d’appliquer l’humour à la mort consiste à la coupler avec les manifestations extrêmes de la vie.

V. et I. : J’avoue qu’en vous écoutant je comprends encore moins qu’auparavant que certains critiques vous aient déjà reproché d’être un auteur régional…

N. A. : Ce sont de pures bêtises dans la bouche de ceux qui ne m’ont pas lu ou qui m’ont mal lu. Le lieu où se déroule l’action d’un roman n’a aucun rapport avec le régionalisme. Ce dernier se trouve dans la narration, le vocabulaire, la vision du monde. Quand je traite du Gaspésien, je prends également en charge le Québécois — c’est d’ailleurs mon obsession que de comprendre ce qu’est un Québécois ! Et le Québécois est un être humain comme les autres, à ce que je sache. En plus tordu peut-être… ce qui ajoute à son charme, mais cela n’empêche pas son universalité pour tout le reste.

V. et I. : La langue de l’écriture semble pour vous une préoccupation constante…

N. A. : Forcément. Surtout au Québec, parce que nous avons un problème particulier, qui ne me semble pas avoir été identifié correctement par la plupart des auteurs, ni par les linguistes. Je pose donc la question tout bêtement : en quelle langue écrivons-nous quand nous écrivons un roman ? On me répond : en français de France, en joual, en n’importe quoi ! Eh ! non. Ça ne devrait pas fonctionner ainsi. Contrairement à des pays comme le Brésil, qui a réussi son « anthropophagie culturelle », soit l’intégration de ses diverses racines linguistiques et culturelles, au Canada, nous avons tout raté. C’est ce que je commençais à dire dans mon essai Écrire de la fiction au Québec. Nous n’avons pas réussi à intégrer les cultures amérindiennes à la culture savante, de toute évidence. De plus, nous n’avons même pas réussi à intégrer la culture populaire « canayenne » ou québécoise à la culture cultivée, sauf exceptions — ce que la plupart des pays réussissent à accomplir tout naturellement. Voilà pourquoi nous hésitons toujours entre deux langues, le joual d’un côté ou le français standard de l’autre.

V. et I. : Mais cette hésitation entre au moins deux langues, n’est-ce pas justement une richesse pour un écrivain, pour un romancier surtout ? Vous oubliez votre Bakhtine !

N. A. : Je ne l’oublie pas, au contraire. Le recours à des langues ou à des niveaux de langue a pour but esthétique de produire des effets de sens particuliers : appartenance sociale, régionalismes, effets comiques, etc. Or, je reproche à la plupart de nos écrivains de ne recourir qu’à une langue à l’exclusion de l’autre. Où est le dialogisme, alors ? C’est pourquoi j’admire Réjean Ducharme qui a réussi à intégrer, en une seule langue, la langue populaire et la langue cultivée, et à leur faire produire tout leur sens, justement parce qu’il force ces matériaux linguistiques à se heurter de manière signifiante. De son côté, Francine Noël recourt à toutes sortes de langues ou de niveaux de langue également pour produire du sens. Michel Tremblay le fait aussi à sa manière. Mais quand je vois beaucoup d’éditeurs québécois « blanchir » la langue de leurs auteurs, je considère qu’il y a là une erreur dans l’orientation institutionnelle. Ils rejettent d’un coup la pratique langagière québécoise, pour se gagner quelques lecteurs français de plus ?

V. et I. : Et vous-même, que faites-vous en écrivant ? N’avez-vous pas souvent recours à la langue orale ?

N. A. : Je le fais, je crois, quand cela signifie quelque chose. Je défends un concept qui semble mal passer, qui devrait pourtant aller de soi. La langue pratiquée par la majorité des Québécois est le français québécois. Cela signifie que nous nous emparons de toute la langue française et de tous les particularismes québécois nécessaires pour désigner notre histoire, l’originalité de notre culture et, enfin, notre appartenance au continent américain. Sinon, comment pourrait-on rendre compte de notre culture dans la langue des autres, je veux dire le français métropolitain tout court ? J’avoue que mon utilisation de la langue dépend du sujet traité. Et que j’ai retenu de Bakhtine une autre grande leçon : il n’est pas nécessaire de « reproduire » les langues, comme le font les linguistes, mais plutôt de les « représenter ». Représenter signifie, selon moi, inclure quelques touches, quelques couleurs, quelques expressions, et le lecteur entend déjà la langue représentée. Dans L’ombre de l’épervier, il n’y a que quelques mots, expressions ou dictons populaires, et pourtant de nombreuses lectrices et lecteurs m’ont dit y avoir entendu tout l’accent gaspésien. C’est étrange, mais c’est peut-être cela la représentation.

Pour ma part, je rêve d’une langue française québécoise intégrale, dans laquelle l’auteur peut puiser, parmi les expressions et inventions linguistiques du cru, tout ce qui convient à l’expression de ses personnages, au besoin, et même à l’expression du narrateur. À ce sujet, nous n’avons pas encore de norme linguistique nationale, ni de pratique romanesque allant majoritairement dans le sens de cette intégration littéraire des québécismes utiles. Si c’était le cas, les autres pays s’y feraient vite, à notre langue. Personne ne peut nier, en tout cas, que le français de France représente de manière lacunaire notre rapport à l’Amérique.

V. et I. : Pour terminer, pouvez-vous me dire comment vous concevez la fonction du roman dans le monde actuel ? Et son avenir ?

N. A. : La fonction du roman me semble toujours la même, depuis ses débuts, en passant par le siècle des Lumières et jusqu’à nos jours : il instruit en divertissant. Existe-t-il quelque chose de plus merveilleux et de plus essentiel ? Ce rôle a été constant de Rabelais à Cervantès, à Diderot jusqu’à Kundera, Fuentes… Il y a bien sûr eu diverses écoles, mais il s’est toujours agi d’un montage fictif, d’un produit symbolique, dont l’intérêt et la force tiennent précisément dans sa capacité de représentation. C’est aussi un produit esthétique, qui relève d’un art, et sous cet aspect le roman exerce une fascination sur le lecteur, une séduction à la fois intellectuelle et émotive, que rien d’autre ne remplace.

Comme je le faisais remarquer tout à l’heure, je crains cependant que les médias et le lectorat en général ne soient en train de se laisser embobiner par « l’universel reportage », selon le mot de Mallarmé. Reportage, confessions, faits vécus, bavardages, clavardages, qui sont contraires au roman, à moins qu’ils n’aient subi une transformation formelle complète et ne soient livrés aux lecteurs en tant que produits symboliques.

J’espère que ce n’est là que mode passagère, et que nous reviendrons à l’art du roman dans ses variations infinies, mais dont le noyau central (produit fictif et symbolique) doit toujours être préservé pour prétendre au titre de roman.

V. et I. : Vous parlez à juste titre de la nécessité d’une langue qui représenterait bien notre rapport à l’Amérique. Justement, que pensez-vous de ce concept d’américanité du Québec qui a cours depuis quelque temps ?

N. A. : J’en suis un féroce défenseur. Lorsque j’entends des intellectuels québécois déclarer que nous sommes à la fois Français (ou Européens) et Américains (au sens d’Étasuniens), je crois qu’ils se trompent sur les deux termes. Nous sommes plus d’Amérique que d’Europe par l’ensemble de notre culture, de nos valeurs, de notre rapport à l’espace, au temps, etc. Cela ne signifie pas que nous n’entretenons pas, depuis toujours, des rapports intellectuels et culturels nécessaires et extrêmement enrichissants avec l’Europe et, en particulier, avec la France. Mais cela ne fait pas de nous des Français. En outre, bien que nos ancêtres aient vécu quelques siècles en Amérique, nous ne sommes pas devenus des Américains au sens d’Étasuniens. Par contre, il convient d’y insister, nous appartenons de plain-pied à l’Amérique dans le sens continental du terme, cette fois — c’est notre américanité — et, d’autre part, nous sommes américanisés, parce que nous subissons les assauts de la culture étasunienne, comme d’autres pays d’Amérique. Lorsqu’on voyage du nord au sud du continent, on se rend vite compte du fait que notre américanité existe bel et bien. On se retrouve partout des parentés culturelles sur ce continent, malgré la barrière des langues. Et, à mon avis, c’est du côté de notre américanité — toujours dans le sens continental et non étasunien — qu’il faut travailler pour atténuer les effets de notre américanisation. Et aussi bien, évidemment, du côté de l’Europe, qui apporte une autre vision du monde que celle de nos voisins du sud. Une diversité culturelle tout à fait nécessaire pour contrer la pensée unique.