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L’arpenteur et le navigateur[1] est le texte d’une conférence prononcée par Monique LaRue à l’Université de Montréal, en mars 1996, dans le cadre des Conférences Jarislowsky. « Présentées annuellement, nous apprend une notice insérée dans chacun des volumes de la collection “Les grandes conférences”, ces séries de causeries ont proposé des réflexions sur la mouvance culturelle qui caractérise notre époque, sur l’incertitude et le brouillage des identités et sur l’ensemble des transferts et échanges culturels qui peuvent concerner la culture et la littérature québécoises contemporaines. » (AN, [4]) Les débats que suscita en 1997[2] la parution du texte de la conférence n’ont pas permis d’élucider les questions qui y sont soulevées, tant les malentendus et le ton polémique ont pris une place prépondérante. Or, autant par sa manière que par son propos, L’arpenteur et le navigateur permet d’y voir un peu plus clair au sujet de l’intervention de nature littéraire et sur la situation de la littérature québécoise contemporaine. Tout en tenant compte de la polémique, je centrerai mon analyse sur le texte lui-même, en m’attardant sur ce qui m’apparaît comme ses deux ambiguïtés fondamentales : l’identité générique du texte et la configuration de l’objet « littérature nationale ».

Un essai romanesque

D’entrée de jeu, Monique LaRue intervient en tant que romancière, et elle insiste à plusieurs reprises sur ce genre qui oriente sa façon de poser les questions : « si la pratique du roman m’a appris quelque chose, écrit-elle, c’est bien à me colleter au réel, à m’y cramponner et à y revenir sans cesse pour le saisir, car les mots, c’est connu mais on l’oublie si vite, peuvent nous emporter loin de la réalité, et ce n’est pas ce que nous voulons faire ici » (AN, 6). Il s’agit donc d’écarter les abstractions et notamment la rectitude politique au profit du concret. Mais la romancière écarte aussi la fictionnalité, pourtant constitutive de la poétique romanesque, en choisissant de fonder son argumentation sur l’exemple réel d’un écrivain :

Un jour que nous devisions […], cet écrivain en est venu, je ne sais plus comment mais d’une manière que je n’ai pas aimée, arrogante, provocatrice, à me démontrer que nos institutions littéraires sont en train de se laisser envahir par les écrivains immigrants, à ses yeux trop appréciés, pour ne pas dire injustement privilégiés par les jurys littéraires. […] As-tu remarqué, me demandait-il, qu’une génération toute récente d’écrivains immigrants écrit des oeuvres qui n’ont rien à voir avec ce qu’on a toujours appelé la littérature québécoise, des oeuvres qui ne s’inscrivent d’aucune manière dans son histoire, dans la logique de son développement, qui ne poursuivent pas sa recherche d’identité, ne reprennent pas son réseau de références, sa dynamique intertextuelle, son imaginaire, qui n’intègrent à leur écriture aucune des caractéristiques linguistiques issues de la démarche stylistique propre à la littérature québécoise, rien en somme de ce qui fait sa singularité au sein des littératures de la francophonie ?

AN, 7-8

Après avoir signalé son désaccord avec le ton de cet écrivain, la romancière expose longuement les arguments de son collègue et exprime ses réticences : « mon collègue est en train de balancer des concepts aussi chers aux écrivains que la liberté de pensée, la liberté d’éditer, bref, la liberté d’expression ; il est en train, me disais-je, de proposer ni plus ni moins qu’une forme de censure détournée ou inavouée d’une catégorie d’écrivains, et cela selon une logique qui n’est en rien fondée sur des arguments moraux, mais bien sur des critères purement et simplement ethnico-culturels » (AN, 10).

Monique LaRue prend donc ses distances par rapport aux propos qu’elle relate ; mais au lieu de développer ses objections, elle choisit d’explorer plus avant le discours qu’elle a retenu comme exemple :

Si cette conversation a continué à me hanter, c’est cependant parce que j’étais incapable de nier que ce que cet écrivain disait restait, en un certain sens, exact. Et une romancière ne doit jamais, au grand jamais, nier les faits ni les atténuer ou les interpréter en fonction de ses idées ou de ses propres idéaux.

AN, 10

Tout le propos de la conférence, de même que les échanges polémiques qui ont eu lieu dans les mois qui l’ont suivie, repose sur la question de savoir en quel « certain sens » les propos de cet écrivain pourraient être « exacts ».

Il faut d’abord insister sur le fait que pour Monique LaRue, les propos de l’écrivain correspondent avant tout à un matériau de type romanesque. La conception explicitement romanesque de l’intervention qui se dégage de L’arpenteur et le navigateur est basée sur deux principes formulés de façon négative : ne pas « nier les faits » et ne pas « interpréter en fonction de ses idées ou de ses propres idéaux ». Ainsi, l’écrivain dont il est question n’est pas présenté comme un personnage (il n’est pas inventé), mais il est traité comme tel (il n’est pas jugé). Ici, donc, la non-fictionnalité s’accorderait avec « la suspension du jugement moral » dont parle Milan Kundera. Pour celui-ci, toutefois, cette suspension est indissociable de la fiction et d’une certaine conception du personnage spécifiquement romanesque :

La création du champ imaginaire où le jugement moral est suspendu fut un exploit d’une immense portée : là seulement peuvent s’épanouir des personnages romanesques, à savoir des individus conçus non pas en fonction d’une vérité préexistante, en tant qu’exemples du bien et du mal, ou en tant que représentations de lois objectives qui s’affrontent, mais en tant qu’êtres autonomes fondés sur leur propre morale, sur leurs propres lois[3].

Monique LaRue attribue pour sa part à l’écrivain dont les propos sont relatés le statut d’exemple représentatif : « C’est tout simplement un écrivain qui épouse la logique ethnique de sa société et la logique minoritaire de sa culture, et qui en perpétue la tradition sous forme de ressentiment. » (AN, 12) En statuant sur l’exemplarité des propos de l’écrivain, la romancière ne le traite donc pas comme un « être autonome » ; se prononçant sur la représentativité de ses propos, elle s’inclut elle-même dans le débat. Comme le résument Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, l’exemple implique à la fois la référence aux faits et l’implication de l’énonciateur :

Quelle que soit la manière dont l’exemple est présenté, dans quelque domaine que se déroule l’argumentation, l’exemple invoqué devra, pour être pris comme tel, jouir du statut de fait, au moins provisoirement ; le grand avantage de son utilisation est de porter l’attention sur ce statut. […] Le rejet de l’exemple, soit parce qu’il est contraire à la vérité historique, soit parce que l’on peut opposer des raisons convaincantes à la généralisation proposée, affaiblira considérablement l’adhésion à la thèse que l’on voulait promouvoir. En effet, le choix de l’exemple, en tant qu’élément de preuve, engage l’orateur […][4].

Partie prenante du débat (par le diagnostic qu’elle pose au moyen d’un exemple, l’une des thèses défendues étant la représentativité de l’exemple) tout en cherchant à maintenir une distance romanesque (par le refus provisoire d’opposer ses propres idées à celles qu’elle examine), Monique LaRue se situe à la fois sur deux terrains. Or on lui a reproché d’avoir carrément endossé les propos cités[5].

Pourtant, Monique LaRue ne tarde pas à faire valoir ses propres idées, tout à l’opposé des conceptions de l’écrivain qu’elle cite. Mais la tension entre un point de vue d’écrivain et un point de vue de citoyen demeure ; elle est même radicalisée par l’exemple de Louis-Ferdinand Céline : « La littérature, bien entendu, fait ce qu’elle veut. Personne ne peut empêcher des gens comme Louis-Ferdinand Céline d’écrire des chefs-d’oeuvre et de laisser leur imagination, privée de l’aide de la raison, dériver vers la paranoïa la plus destructrice. » (AN, 26) Cette distinction entre la justesse romanesque et l’aberration politique joue en quelque sorte en sens inverse : divisée entre son point de vue de romancière et ses valeurs de citoyenne, Monique LaRue recourt à la perspective de l’écrivain que pourtant elle réprouve. Ce faisant, elle avalise la frontière dessinée par les propos de l’écrivain, en utilisant un « nous » qui constitue déjà une réponse : « Il ne fait pas un instant de doute dans mon esprit que nous devons effectuer le partage de nos subventions avec tout citoyen, quelle que soit son origine ou sa conception de l’art, et que nos jurys doivent soigneusement refléter la composition désormais hétérogène du milieu artistique. » (AN, 11) Ici, le « nous » et l’ensemble des citoyens ne correspondent pas l’un à l’autre[6] : ce « nous » renvoie à la conception restreinte de l’écrivain cité en exemple ; une partie des citoyens se voit exclue de l’initiative, même si la conférencière souhaite que le premier groupe accueille l’autre. En somme, bien que Monique LaRue s’exprime à titre de citoyenne, elle n’a pas quitté pour autant le terrain romanesque. Par ailleurs, le « nous » désigne tantôt les écrivains et les artistes, tantôt la nation québécoise. Dans le second cas aussi, les propos de Monique LaRue tracent une frontière entre communauté et immigrants : « […] le “nous” des arpenteurs qui parlent en choeur en amont de nos “je” actuels, est étranger, complètement étranger au “je” de l’immigrant et à tous les “je” qui parlent en amont de la voix d’un immigrant » (AN, 27). Dans cet énoncé, il n’y a pas que la mémoire qui soit en cause : « nos “je” actuels » et « la voix d’un immigrant » sont distincts. Toute la conférence s’adresse de la sorte exclusivement au groupe auquel l’écrivain cité, pourtant réfuté, s’identifie.

Quelle littérature nationale ?

Essayer de traduire la différence entre les références traditionnelles (ou stéréotypées) d’un grand nombre de Québécois et le sentiment d’étrangeté impliqué par l’immigration est-il xénophobe ? Oui, s’il s’agit de valoriser cette différence et de l’utiliser pour repousser des citoyens d’une communauté nationale. Mais ce n’est certes pas le cas ici, en dépit des ambiguïtés provoquées par le point de vue romanesque que Monique LaRue a adopté lors de sa conférence. Lorsque la conférencière écrit que les propos de l’écrivain qu’elle cite sont justes « en un certain sens », elle renvoie au fait que plusieurs références culturelles québécoises restent étrangères à certains écrivains immigrants (comme c’est le cas, par exemple, pour la narratrice de La Québécoite de Régine Robin[7]), mais aussi, plus largement, elle évoque le problème de la situation actuelle de la littérature québécoise, c’est-à-dire le fait que plusieurs textes contemporains (et pas seulement écrits par des immigrants) ne s’inscrivent pas dans le réseau intertextuel qui a historiquement défini cet ensemble. Ce second constat a déjà été fait indépendamment de toute considération sur l’origine des auteurs, par exemple par François Ricard en 1988 :

il n’est plus guère possible aujourd’hui, sous peine de simplification, d’enfermer dans une définition univoque, ni même de décrire comme un tout cohérent, la littérature qui se publie présentement au Québec ; la variété, l’éclatement, la coexistence des thèmes et des formes y sont trop grands pour laisser voir quelque courant commun ou central vraiment significatif.

C’est pourquoi […] il devient de plus en plus malaisé de parler de la « spécificité » de cette littérature. Certes, on admettra (quoique non sans réserve) qu’il existe au Québec un « marché » et une « institution » littéraires relativement autonomes […]. Il existe aussi des écrivains québécois, des éditeurs québécois, des lecteurs québécois. Mais en ce qui concerne les oeuvres elles-mêmes, leur écriture, leurs références, le « code » qui les régit, tout indique que le territoire de la dite « différence » québécoise, son paysage particulier et les frontières qui permettraient de le fixer, deviennent de moins en moins perceptibles[8].

Le diagnostic posé par François Ricard me paraît très utile pour préciser les divers aspects de la question qui sont rassemblés dans le discours de Monique LaRue. Ricard distingue très bien la dimension institutionnelle de la dimension textuelle, d’une part, et l’écrivain québécois de la littérature québécoise, d’autre part. Dans le discours de l’écrivain cité par la conférencière comme dans plusieurs textes polémiques qui ont porté sur L’arpenteur et le navigateur, ces dimensions sont amalgamées.

Alors que, comme le souligne Ricard, c’est sous l’angle textuel que la littérature québécoise est devenue aujourd’hui une notion problématique, l’écrivain cité par Monique LaRue aborde la question dans sa dimension institutionnelle, en fonction du rôle des prix littéraires, et en tant qu’écrivain s’identifiant à un programme idéologique qui en serait inséparable. De plus, citant des noms d’écrivains immigrés, il reporte sur eux la coupure entre le passé et le présent. On a reproché à Monique LaRue de ne pas avoir assez dénoncé cette attitude xénophobe dans sa conférence. Mais le seul aspect de l’intervention de l’écrivain auquel elle concède une pertinence est l’idée selon laquelle la notion de littérature québécoise est devenue problématique, dans la mesure où beaucoup de textes contemporains ne s’y inscrivent plus nettement comme ce fut souvent le cas antérieurement. L’écrivain cité, outre son hostilité à l’égard des écrivains immigrants, associe la question problématique de la définition de la littérature québécoise à une conception ethnique de ce qu’est un « écrivain québécois ». Monique LaRue écrit au détour d’une phrase : « nous ne nous sommes pas souvent demandé ce qu’était un écrivain québécois » (AN, 11), et cette formulation brouille la différence entre la nationalité des personnes et la nationalité d’une littérature. Mais la romancière ne propose pas pour autant d’exclure qui que ce soit, bien au contraire.

C’est sur la tradition littéraire québécoise que Monique LaRue insiste le plus dans sa conférence. L’« arpenteur » et le « navigateur » renvoient bien pour une part à l’écrivain national et à l’auteur universel de façon générale[9], mais ces deux termes désignent surtout respectivement la littérature québécoise du passé et la conception littéraire à laquelle elle doit faire place : « Deux personnages se partagent et s’arrachent notre âme, se mit alors à imaginer la romancière en moi. L’un est arpenteur et vient du xixe siècle, et l’autre est navigateur et tire vers le xxie siècle. » (AN, 20) Monique LaRue associe ensuite le personnage de l’arpenteur à l’ensemble de la tradition pour opposer à celle-ci la modernité de Kafka :

La voix de l’arpenteur dit : nous avons organisé ces lieux. Vous qui venez vous y installer, entrez dans nos rangs. Nous descendons de ces fondateurs français du pays, nous possédons un territoire et une littérature dont nous sommes les héritiers et les ayants droit, et dont nous portons légitimement la conscience historique. Nous venons d’un monde dont nous avons nommé et créé les lieux et les frontières, nous sommes une nation : nous avons des origines communes, un passé commun, un monde commun.

Mais l’arpenteur moderne, celui de Kafka par exemple, sait qu’on ne possède jamais rien en vertu de l’origine.

AN, 21

Par l’intermédiaire de ces deux personnages, Monique LaRue répond d’abord à l’écrivain qu’elle citait dans les premières pages de son livre ; tenant elle-même le rôle de « navigatrice », elle critique ce type de nationalisme, au nom de la modernité. Mais en même temps, elle dresse le portrait de deux conceptions successives de la littérature, portrait rapide que plusieurs réflexions d’ensemble sur la littérature québécoise conduisent à relativiser. Par exemple, Réjean Beaudoin propose de considérer la tension entre « romans du territoire » et « romans de l’espace » comme l’un des fondements de la tradition romanesque québécoise, et il rappelle qu’il y eut une veine « nomade » aux origines de la littérature québécoise : « comment l’imaginaire nomade […] a-t-il abouti au roman paysan de l’enracinement, qui s’élabore au milieu du siècle dernier pour se survivre jusqu’après la Deuxième Guerre mondiale ? Tel est le véritable sujet d’étonnement[10] ». Dans cette perspective, la navigation n’est pas uniquement une éventualité, elle a aussi un passé (et un présent, selon Beaudoin, qui cite à l’appui Copies conformes de Monique LaRue…), bien que l’« enracinement » ait été dominant pendant une longue période. Dans L’arpenteur et le navigateur, la littérature québécoise est présentée comme un projet de conservation, à la manière d’Henri-Raymond Casgrain ou de Camille Roy, qui ont effectivement beaucoup milité pour la nationalisation de la littérature, mais qui n’ont pas pour autant le monopole de la définition du passé et de la nation. On peut même considérer qu’un point de vue romanesque comme celui de Louis Hémon — « écrivain migrant » avant la lettre —, dans Maria Chapdelaine, a mis très tôt en lumière le tiraillement entre les deux orientations. Il y ajouta d’ailleurs la figure de l’exil, que la tradition critique ultérieure a beaucoup mise en valeur, indépendamment de l’origine des auteurs[11]. De sorte que les personnages du roman de Hémon, écrit Beaudoin, « déploient […] les trois axes qui mesurent l’espace fictif du roman québécois[12] ». L’opposition binaire entre l’arpentage et la navigation et leur succession chronologique ne sauraient dès lors suffire à rendre compte de façon satisfaisante de la littérature québécoise. Cette séquence reflète plutôt, encore une fois, la perspective de l’écrivain cité, pour qui cette littérature correspond à un projet national univoque et non à l’ensemble des oeuvres écrites par des écrivains québécois.

Limites de l’interrogation

Dans un texte paru dans Le Devoir et dans Tribune juive, Monique LaRue fit le point sur un certain nombre de malentendus qu’elle tenait à dissiper, condamnant fermement la xénophobie en général et les positions politiques de Céline en particulier, et insistant sur son parti pris pour l’exploration : « Il ne sert à rien, écrit-elle, de fustiger les humains pour les sentiments qu’ils éprouvent. Il faut les convaincre. Il importe de travailler à faire évoluer les réactions, en tout premier lieu en les identifiant. » L’écrivain cité aurait donc effectivement été à la fois le point de départ de la réflexion et son destinataire. Dans cet article, Monique LaRue en appelle ensuite explicitement à Montaigne : « J’ai exposé librement le cheminement d’une conscience, la mienne, comme il est de tradition dans un essai littéraire, et je l’ai fait “ de bonne foi ”, comme a dit Montaigne en inventant le genre[13]. » Dans un article antérieur, Monique LaRue évoque par ailleurs la dimension fictive de son intervention : « On a, dans mon cas, nié l’autonomie du travail fictionnel et le statut du personnage   littéraire[14] », estime-t-elle. Mais le « pacte de lecture » de l’essai est-il aussi clair que celui qui distingue l’auteur du narrateur ou du personnage dans le roman ? « L’indétermination de l’essai, écrit Claire de Obaldia, affecte inévitablement la dimension pragmatique du “contrat” entre écrivain et lecteur. Le mot “essai” désoriente l’horizon d’attente du lecteur, car s’il est associé à l’autorité et à l’authenticité de quelqu’un qui parle en son propre nom, il décline aussi toute responsabilité à l’égard de ce qui, après tout, n’est que “mis à l’essai” et se rapproche davantage, en un sens, du “comme si” de la fiction[15]. » Dans L’arpenteur et le navigateur, la frontière entre ce qui est assumé par la conférencière et l’exploration de type romanesque n’est pas définie par le genre, car le « contrat de lecture » de l’essai n’est pas prédéterminé : chaque essai, en effet, établit lui-même le pacte qui le fonde.

La part de l’exploration, dans les études consacrées au genre de l’essai, est souvent identifiée à la fiction. Certes, plusieurs critiques situent l’essai en marge de la fiction ; ainsi, Pierre Glaudes et Jean-François Louette définissent l’essai comme une « prose non fictionnelle à visée argumentative[16] ». À l’inverse, André Belleau soutenait que « l’essai procède du fictionnel à l’instar de tout discours littéraire[17] ». Ces deux positions extrêmes évacuent à mon sens une dimension importante de l’essai : la virtualité de la composante fictionnelle. En effet, la diversité des cas fait apercevoir la fictionnalité comme une dimension aussi variable que significative dans la prose d’idées. Par exemple, en traçant une ligne nette entre la fiction de ses romans et la non-fiction de son essai Le marché aux illusions, Neil Bissoondath plaide pour la liberté du romancier et pour la responsabilité du citoyen, réfutant par l’essai les critiques qui ont associé le point de vue de certains narrateurs de ses romans à ses propres idées. Jacques Brault, pour sa part, dans Au fond du jardin, aborde la subjectivité comme un abîme où s’abolit la distinction entre monde réel et monde fictif. De son côté, Jean Larose, dans L’amour du pauvre, regroupe des textes d’intervention et des textes de fiction, reliant l’éloge de la littérature et la mise à l’épreuve de ses ressources, la figure de l’intellectuel et celle de l’écrivain[18]. Par rapport à ces exemples, L’arpenteur et le navigateur constitue un autre cas de figure. En effet, la suspension du jugement n’est pas liée, dans ce texte, à la fictionnalité, mais à la poétique romanesque, déplacée du côté de la non-fiction. Dès le départ, nous l’avons vu, l’exemple de l’écrivain cité est explicitement non fictif, et le point de vue romanesque de Monique LaRue consiste à explorer les vues d’un individu réel comme s’il s’agissait d’un personnage fictif. Cette méthode fait voir que le romanesque n’est pas assimilable à la fiction : la « suspension du jugement moral » dont parle Kundera n’implique pas la « suspension de l’incrédulité » qu’évoquait Coleridge pour définir la fiction.

La part exploratoire de L’arpenteur et le navigateur ne se limite donc pas à sa dimension fictionnelle. Cependant, la fiction est parfois mise à contribution, par exemple au moyen des personnages de l’arpenteur et du navigateur, types « idéaux » qui demandent à être confrontés à la complexité de la réalité. De plus, lorsque Monique LaRue prend ouvertement position, elle présente aussi sa propre parole comme un matériau romanesque. Sa réfutation du point de vue de l’écrivain cité prend en effet la forme du monologue intérieur d’un narrateur de roman : « quand un écrivain écrit à l’opposé de ce que nous avons considéré jusqu’à maintenant comme le propre de notre littérature, cet écrivain appartient à notre littérature, puisqu’il appartient à la littérature. Sinon c’est nous qui ne sommes plus dans la littérature, mon ami écrivain, pensais-je » (AN, 27-28). La prise de position de la « narratrice » se rapproche, par la distance qu’instaure le « pensais-je », du point de vue du « personnage », en plaçant la réfutation sur le terrain de l’exploration. Mais le « personnage », la « narratrice » et la « citoyenne » correspondent à des niveaux distincts : l’exploration du point de vue du personnage est l’occasion de formuler des questions ; la « narratrice » soumet ensuite des réponses que la conférencière endosse en s’identifiant à la figure du navigateur. La conférencière devient de la sorte elle-même personnage, mais son constat non fictionnel de départ constitue l’assise de sa démarche et détermine l’orientation de sa conclusion, formulée « en tant que simple citoyenne » (AN, 30) : un plaidoyer contre l’ethnicisation de la littérature, à partir de l’exemple réel du sort réservé à Joseph Brodsky par la Pravda.

En dépit de cette prise de position finale, deux principales questions demeurent ouvertes dans L’arpenteur et le navigateur. D’abord, la différence entre la pratique littéraire et l’intervention politique est posée comme une énigme qui ne peut être résolue. Céline en est l’exemple par excellence, mais Monique LaRue illustre la position inverse, acceptant provisoirement comme romancière la xénophobie qu’elle refuse d’emblée comme citoyenne. L’ambiguïté du texte est ainsi pour une part son objet même. L’autre question fondamentale reste la circonscription des enjeux d’une littérature nationale. Malgré le penchant de la romancière pour la navigation, la conception reliée à l’arpentage n’est pas entièrement repoussée :

La question n’est pas, me disais-je, d’étouffer la voix de l’arpenteur ni d’exiger des navigateurs qu’ils se fixent dans nos cadastres. Le navigateur rompt les amarres, largue son passé, mais transporte avec lui sa mémoire. Le navigateur ne peut se passer pour naviguer du travail de l’arpenteur. Et un monde de seuls navigateurs serait vide de traces.

AN, 26

La conférence est conçue de façon à ouvrir cette question, à l’exposer, comme le permettrait un roman. Mais l’interrogation est assortie de plusieurs réponses, dont certaines, nous l’avons vu, sont orientées par le choix d’envisager les problèmes à partir du point de vue d’un écrivain considéré comme un personnage.

Soulignons, puisque la polémique a mis cet aspect à l’avant-plan, que dans L’arpenteur et le navigateur, Monique LaRue se dissocie clairement, en ce qui la concerne personnellement, de toute forme de xénophobie (« il s’agit, écrit-elle par exemple à la page 26, de donner à l’étranger la certitude qu’il participe au monde commun »). Son option pour une conception « navigatrice » de la littérature est également claire, bien qu’elle ne soit pas associée à un refus de l’« arpentage ». Même si cet aspect n’est pas explicitement développé dans la conférence, l’exemplarité des propos de l’écrivain cité constitue peut-être la réponse la plus déterminante, car toute la réflexion se bâtit à partir de ce point de vue que la conférencière tente de récuser. Les questions sont même adressées à un groupe d’où les immigrants sont exclus, précisément parce qu’elles sont posées dans la perspective de l’écrivain cité. Celle-ci oriente en outre la définition de la littérature québécoise : la configuration de son histoire associe une certaine vision nationaliste et l’ensemble d’une littérature ; à cet égard, la dimension institutionnelle privilégiée par l’écrivain cité joue un rôle décisif, soumettant la lecture et la critique à un programme idéologique qui prévaut sur les textes littéraires eux-mêmes.

Pour en finir avec ce qu’il est maintenant convenu d’appeler « l’affaire LaRue », la romancière écarte le registre polémique qui a dominé la réception de L’arpenteur et le navigateur  : « Ce sont les oeuvres, et non les débats, conclut-elle, qui bâtiront cette littérature[19]. » « Les oeuvres, et non les débats » : les questions, et non les réponses, traduirais-je pour caractériser le parti pris fondamental de l’essai de Monique LaRue, à savoir la volonté de s’inscrire sur le terrain de la littérature. Il n’est sans doute pas de lieu plus précaire que la littérarité non régie par la fiction, comme le montrent les critiques du texte de la conférence. Choisir ce lieu, c’est supposer que l’essai, fictif ou non, soit pleinement considéré comme de la littérature, là où la parole d’autorité s’efface et où l’ambiguïté, loin de constituer une tare[20], devient une ouverture.