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V. et I. : Avant que nous n’abordions votre pratique de l’écriture, voudriez-vous nous retracer votre parcours, de votre Gaspésie natale à Montréal ?

G. C. : J’ai eu un parcours plutôt atypique. Je viens d’un tout petit village de Gaspésie, Saint-Fidèle-de-Ristigouche. Mes parents étaient des paysans. J’étais l’aîné. À l’école, on n’allait pas plus loin que la neuvième année. En juin 1954, j’avais donc terminé. Mes parents m’ont proposé d’aller au séminaire de Rimouski comme interne. J’ai demandé quelques jours de réflexion. Et j’ai dit non, j’ai suggéré qu’ils envoient plutôt celui qui, parmi mes frères, voudrait bien y aller plus tard.

V. et I. : C’était pour éviter le séminaire ou pour ne pas quitter votre milieu ?

G. C. : Parce que le séminaire, ça signifiait habiter chez les curés pendant huit ans… Je ne pouvais pas.

V. et I. : Mais vous vouliez continuer d’étudier.

G. C. : Oui. Ma mère a rencontré l’inspecteur, qui passait à l’école du village une fois par année, et lui a demandé conseil. Il a dit qu’à Montréal, il y avait un truc qui s’appelait « Les Études Chez Soi », qui permettait de faire des études par correspondance. Alors je me suis inscrit et j’ai fait les dixième, onzième et douzième années, tout en travaillant à la ferme et dans la forêt. Dans les périodes creuses, j’étudiais. Je recevais les devoirs par la poste, et je les réexpédiais. Il y avait des mathématiques, de l’histoire, etc. Je me souviens d’avoir lu, entre autres, un récit à propos de la découverte du feu. Je suppose que ça devait être à peu près du niveau de Sélection du Reader’s Digest… À la fin, nous avons appris que ce n’était pas reconnu par le ministère de l’Éducation. Ma mère se doutait de quelque chose : j’avais reçu mon diplôme avant d’envoyer mon dernier examen… Je faisais ça pour pouvoir poursuivre des études, pour trouver un pont vers la suite, et le temps passait. Je me suis donc réinscrit à un cours par correspondance, mais dans la ville de Québec cette fois : l’Institut Raymond. Un an, pour la onzième année. Il y avait des choix : onzième année A, B ou C. J’avais appris qu’avec la onzième année B, je pourrais entrer à l’Université de Sherbrooke, dans un programme de pédagogie et lettres. J’ai suivi ce cours, et à la fin de l’année, j’ai passé les examens dans une école secondaire d’un village voisin.

V. et I. : Et vous êtes parti pour Sherbrooke.

G. C. : Oui. En septembre 1960. Pour entrer à l’université, j’avais réussi, dans ces années où les salaires étaient tout petits, à accumuler 1 500 dollars, et avec ce magot, ainsi que quelques prêts et bourses, j’ai pu vivre quatre ans. Quand j’ai annoncé à mes amis, au village, que je partais à l’université, j’ai senti que, pour eux, j’étais devenu différent.

V. et I. : Vos parents vous encourageaient-ils dans vos études ?

G. C. : Oui ! Surtout ma mère, qui était l’intellectuelle de la famille, même si elle avait fait peu d’études. Elle avait sept enfants et dans mon souvenir, elle trouvait le temps, à la fin de chaque repas, de rester à table un moment, lisant quelque chose. Nous étions abonnés au quotidien Le Soleil, où l’on trouvait des romans-feuilletons. Ma mère les lisait, puis elle les roulait et les rangeait au grenier. Plus tard, je les ai déroulés et je les ai lus. Il n’y avait pas beaucoup de choix ! Les livres à Saint-Fidèle, pour moi, ç’a été surtout la petite bibliothèque du presbytère.

V. et I. : Et qu’y avait-il à lire dans cette bibliothèque ?

G. C. : Je me souviens de Pâtira, un roman en trois volumes de Raoul de Navery, que j’ai lu au moins deux fois. Je sais aujourd’hui que Raoul de Navery est un pseudonyme derrière lequel se dissimulait une Bretonne, Marie de Saffron, qui écrivait, dans la deuxième moitié du xixe siècle, des romans « empreints du catholicisme le plus ardent », comme le dit un vieux Larousse. Ce n’était probablement pas une coïncidence…

V. et I. : En arrivant à Sherbrooke, vous deviez être affamé de lecture !

G. C. : Oui, et c’était formidable. Je me souviens entre autres d’un professeur, Roger Deslandes, qui portait des complets savamment fripés. Il entrait en classe avec un journal de langue grecque, de très grand format. Il s’installait et parcourait son journal, en silence. Parfois, il apportait aussi des petits journaux « jaunes » — des journaux « de cul », en somme. Là, il riait… Toute la classe attendait. Il nous faisait ensuite un cours sur Homère. L’Iliade, L’Odyssée ! Nausicaa aux bras blancs… Il faut avoir lu ça. Et le professeur était très compétent.

V. et I. : Le baccalauréat terminé, vous êtes parti pour Montréal ?

G. C. : Je n’avais pas les moyens de continuer mes études, il fallait travailler. Je me suis retrouvé en banlieue de Montréal, dans une école primaire de Longueuil. Ensuite, j’ai enseigné dans une école secondaire de Boucherville, puis au collège de Maisonneuve. En 1966, je me suis inscrit en licence de lettres à l’Université de Montréal. J’ai commencé par des cours d’été et des cours du soir. En 1969, j’avais accumulé deux années sur trois. J’ai alors quitté l’enseignement et j’ai repris les études à plein temps.

V. et I. : En appliquant toujours le même principe de l’épargne en vue de poursuivre des études ?

G. C. : Oui, et c’est ainsi que j’ai pu poursuivre pendant deux ans à l’Université de Montréal : la dernière année de licence, puis la maîtrise en études françaises, terminée en 1971. J’ai alors obtenu une bourse pour aller étudier à Paris.

V. et I. : Pour votre mémoire de maîtrise, vous aviez choisi de travailler sur Julien Gracq. Pourquoi lui ?

G. C. : À partir de 1964 ou 1965, j’ai multiplié les recherches et les lectures. J’ai essayé de lire Proust, mais ça n’a pas marché tout de suite. Il m’a fallu un certain temps avant de pouvoir le faire. J’avais entendu parler d’André Breton, j’ai lu ses poèmes, je n’aimais pas trop. Sa prose, que je trouvais très vivante, me retenait davantage. J’ai voulu faire quelque chose non pas sur le surréalisme, mais juste à côté. D’où le choix de Gracq, que l’on situait par rapport au surréalisme.

V. et I. : Il s’agissait donc de travailler sur les marges du mouvement récent le plus important.

G. C. : Voilà. C’est la même chose qui s’est passée quand je suis arrivé à Paris. Il fallait déposer un sujet. J’ai choisi Georges Bataille, pour les mêmes raisons. Bataille était lui aussi un peu à côté. Est-ce que j’aimais Gracq ? Est-ce que j’aimais Bataille ? Pas vraiment. Mais en travaillant sur eux, j’ai fait toutes sortes de lectures. Je m’étais inscrit avec nulle autre que Julia Kristeva, que j’ai vue peut-être quatre fois, pour les signatures… Je travaillais, j’allais dans les librairies, dans les bibliothèques. La plupart de mes sorties me conduisaient à la Bibliothèque nationale et à la bibliothèque du CNRS.

V. et I. : Vous situiez-vous dans le cadre strict des études doctorales ?

G. C. : Oui et non. Dès le début, je voyais bien que je n’irais probablement pas jusqu’à la fin du doctorat, mais je voulais jouer le jeu. J’allais donc dans les bibliothèques, je lisais autour de mon sujet et je découvrais bien d’autres choses. Le soir, j’allais dans les librairies, notamment à la librairie Maspero, parfois avec Dominique Noguez, qui est la première personnalité française que j’ai connue. J’ai quand même assisté à quelques séminaires de Kristeva… Je me souviens d’un séminaire où elle avait invité Pierre Guyotat, qui avait soutenu que c’était très bien d’écrire tout en se masturbant… C’était tout à fait développé. Moi, j’étais assis en arrière, très détendu…

V. et I. : Près de la porte…

G. C. : Oui… J’ai aussi assisté à des séminaires de Gilles Deleuze, à Vincennes. Ça se tenait dans des locaux un peu délabrés, la salle était bondée. J’allais là parce qu’une petite bande d’amis m’y emmenait, je n’ai jamais voulu faire de la philosophie. Assis à l’indienne sur un petit bureau, Deleuze parlait pendant trois ou quatre heures. C’était l’époque où l’on découvrait la liberté chez les étudiants à Paris : un hurluberlu levait la main, Deleuze lui donnait la parole, et quand l’autre avait enfin terminé, il disait quelque chose comme « Nous n’avons pas exactement le même discours, mais nous nous rencontrons quelque part » [rires]. Deleuze développait alors sa théorie du « corps sans organes ». Il avait consacré un séminaire à ces hommes qui se font coudre tous les orifices du corps par une « putain spécialisée »… J’ai également assisté à quelques séminaires de Roland Barthes.

V. et I. : Quand vous avez décidé de rentrer, au bout d’un peu plus de deux ans, avant l’échéance de la bourse, est-ce que c’était parce que vous étiez lassé de ce type d’activités ?

G. C. : Oui, après deux ans, je voyais que je ne voulais pas poursuivre. J’ai décidé de me tourner entièrement vers l’écriture. Et j’ai pensé qu’il fallait que je recommence à zéro, d’une certaine façon, chez moi.

V. et I. : Concrètement, qu’est-ce que ça voulait dire, repartir de zéro ?

G. C. : Trouver une voie, sans essayer de rivaliser tout de suite avec les grands modèles aimés… Quitter la paralysie… Pour cela, accepter de commencer par écrire de toutes petites choses, des réflexions, des notes, des vers peut-être. Et recommencer chez soi. Je suis donc revenu à Montréal. J’ai été chargé de cours à l’université de 1974 à 1979. En 1977, j’ai commencé à travailler aux Éditions de l’Hexagone, aux côtés de Gaston Miron.

V. et I. : Avant votre départ pour l’Europe, vous étiez déjà lié avec Gaston Miron ?

G. C. : Oui. Miron habitait au carré Saint-Louis. On le trouvait à son café, Chez Harry’s, rue Saint-Denis. Pendant plusieurs années, nous nous sommes vus là, ou encore à la Casa Pedro, rue Sherbrooke, une boîte qui à l’époque était une institution. Quand j’ai eu mes premiers brouillons de poèmes, je les ai mis sur la table, au café. Miron jetait un coup d’oeil. Si quelque chose lui plaisait, ça pouvait le lancer : « Ah oui, moi aussi j’ai écrit quelque chose comme ça… », ou encore « J’ai lu chez N. que… » Il savait prendre un texte au sérieux — et à d’autres moments il pouvait plaisanter. Parce que je commençais, il me laissait aller, et je n’en demandais pas plus. Il voyait bien que j’étais très loin de lui par mes intérêts et par mon écriture. En 1977, à la sortie de la soutenance de thèse de Pierre Nepveu à l’Université de Montréal, il m’a tout de même demandé de lire des manuscrits pour l’Hexagone.

V. et I. : Vous faisiez des rapports de lecture pour lui ?

G. C. : Oui, la plupart du temps de petits rapports écrits. Parfois, même si j’étais très élogieux, Miron pouvait avoir d’autres priorités, pour des raisons de conjoncture politique, par exemple : si nous étions à la veille d’un référendum et qu’il avait découvert le manuscrit d’un essai qui lui semblait important, alors c’est plutôt ça qu’il lançait… Mais je participais à toutes les étapes du travail d’édition.

V. et I. : Et ce travail pour l’Hexagone a duré combien d’années ?

G. C. : Jusqu’en 1984. J’ai quitté en juin.

V. et I. : Pourquoi aviez-vous décidé de quitter l’Hexagone ?

G. C. : J’avais publié un livre en 1978, puis un deuxième en 1983. L’écriture n’allait pas trop bien. Et puis à l’Hexagone, qui était une petite maison, on travaillait beaucoup, pour peu de résultats pécuniaires. Je suis donc parti, tout en pensant que la maison continuerait à me donner du travail — ce qu’on a fait. J’ai pris cette décision en espérant aussi que ça me conduirait à autre chose… Par la suite, mon écriture a changé, je crois. Mon voyage en Crête, en 1987, avec Renée Lavaillante, a été un point tournant. Nous sommes partis avec le projet de faire un petit livre ensemble. Nous avons séjourné là-bas deux mois, septembre et octobre, mois au cours desquels nous avons travaillé sur le motif, comme on dit, Renée du côté du dessin et moi du poème. C’était nouveau, ce n’était pas vraiment ma manière. Par la suite, j’en suis venu à une écriture plus libre, plus dégagée, peut-être.

V. et I. : Concrètement, quelle est votre méthode d’écriture ? Vous travaillez beaucoup à partir de brouillons anciens qui sont méthodiquement classés.

G. C. : Je reprends souvent des fragments écrits il y a un certain temps, et dont je ne voyais pas jusqu’alors l’intérêt. À distance, ils peuvent en prendre un ; je les récupère donc. J’ai des chemises fourre-tout, que j’intitule « Nouveaux poèmes ». Ce ne sont pas des poèmes, ce sont seulement des mots, mêlés à des textes trouvés à gauche et à droite. Quand c’est assez épais, je range et j’ouvre une nouvelle chemise. J’ai donc des chemises qui contiennent des fragments plus avancés. Plus tard, je repasse ma chemise et j’en fais une deuxième en réécrivant ce qui m’intéresse. J’ai alors une nouvelle chemise qui va dormir un peu, comme les autres. Arrive un moment où une page prend forme, je choisis les fragments qui pourraient être retenus. Une idée de livre se présente-t-elle, il faut terminer les fragments, faire des suites, mettre un ordre dans les suites, puis trouver un titre pour l’ensemble.

V. et I. : Vous travaillez donc d’une certaine façon par collage ?

G. C. : Je n’utilise pas le mot « collage », mais il y a certainement un montage qui se fait. Il faut parfois travailler longtemps pour voir quels fragments vont ensemble, ce qui est plutôt le début et ce qui est plutôt la fin d’une page. Si j’obtiens ça, je peux ensuite constater qu’il y a un trou énorme à tel ou tel endroit. Il y a quelque chose que je ne dis pas, au début du poème, ou à la fin, au milieu… Je peux parfois esquisser tout de suite quelque chose qui entrera là, ou bien je cherche dans ce que j’ai pu écrire ailleurs.

V. et I. : Concrètement, une journée de travail, c’est à la fois écrire des matériaux sous forme de fragments et c’est aussi essayer de trouver les liens qui existent entre de plus anciens fragments, les mettre en ordre et compléter ?

G. C. : Oui, selon les chemises.

V. et I. : Selon les chemises et selon les journées ?

G. C. : Et selon les périodes, parce qu’à certaines périodes je lance de nouveaux brouillons, alors qu’à d’autres moments je travaille plutôt sur des états avancés. Actuellement, et depuis plus d’un an, je travaille sur des fragments avancés où je crois qu’il y a un livre. Il y en a même d’ailleurs peut-être plus d’un, je ne sais pas bien. Donc je travaille surtout là-dessus et peu sur de nouvelles choses. Récemment, j’ai lu des poèmes à Radio-Canada, pour un hommage à Jean-Pierre Issenhuth. Pour cela, j’ai pris une masse d’inédits ; afin de les démêler quelque peu, je les ai d’abord regroupés en piles. J’en ai obtenu six, numérotées 1 à 6. J’ai ensuite essayé d’ajouter un mot à côté du chiffre, pour que ce soit un peu plus clair. « 1. Ici », pour les poèmes qui peuvent renvoyer au paysage ou à l’univers dans lequel je vis. « 2. Ailleurs », pour les paysages que nous connaissons moins, les paysages méditerranéens, par exemple. « 3. Recherche », c’est vague, mais bon, il s’agit de poèmes qui ne se situent pas bien dans l’opposition entre l’ici et l’ailleurs. « 4. Visites », ça ne veut rien dire… « 5. Divers », c’est encore pire ! Et « 6. Fleuve », parce que j’ai passé quelques mois à Petite-Rivière-Saint-François en 1999, dans la résidence d’été qui a été celle de Gabrielle Roy. Moi qui ne suis pas du tout un homme de l’eau, je me suis donc retrouvé devant un fleuve. J’avais apporté dans Charlevoix des travaux en cours à Montréal, travaux que j’ai tout d’abord poursuivis. Après un mois ou un mois et demi, je me suis dit qu’il me fallait, quand même, essayer d’écrire quelque chose à propos de ce que j’avais sous les yeux. J’ai d’abord écrit le mot « Fleuve » [rires]. Puis je me suis retrouvé avec un ensemble de variations à partir du fragment d’Héraclite « On n’entre pas deux fois dans le même fleuve ». Je ne sais pas ce que ça vaut. J’y travaille.

V. et I. : Lorsque vous avez tenté d’aller vers autre chose, après vos deux premiers livres, vous êtes notamment allé vers la science.

G. C. : Oui. Mais l’intérêt est là depuis longtemps : mon premier texte publié, qui est paru en 1970 dans Liberté, a pour titre « Littérature et science ». Je traîne donc ça depuis pas mal de temps. J’aime bien lire du côté de la physique, de l’astrophysique, de la cosmologie… Et de la géographie.

V. et I. : En fait, depuis le début, vous vous situez dans une perspective de recherche.

G. C. : Oui, plutôt. On interroge, on se trouve devant des problèmes. Ça correspond à ce qui se passe dans le domaine scientifique. Avant, on découvrait et on pouvait être content, on avait découvert. Aujourd’hui, on propose des hypothèses, et on vérifiera si on peut…

V. et I. : Ce qui vous intéresse particulièrement dans la science, donc, c’est de mettre le doigt sur des difficultés ?

G. C. : Les problèmes, c’est intéressant.

V. et I. : Aussi parce que ça peut relancer l’écriture ?

G. C. : Oui. La page peut être vue comme problème. Il faut faire tenir ensemble, même si parfois ça fuit par tous les bouts. Il faut arriver à une page qui va avoir une ossature, une épine dorsale. En même temps, pas trop visible…

V. et I. : Pour affronter ces problèmes, vous parliez d’une nouvelle écriture plus « dégagée ». Pourrait-on associer cette nouveauté à la présence de l’oralité ?

G. C. : Je crois que je vais davantage vers une certaine oralité. Mais quelle oralité ? Encore une fois, rien n’est simple ici. On peut tenter de mimer l’oralité de la voix vive, mais il serait naïf de croire qu’on va la reproduire. S’il existe une oralité dans le texte, ce sera une oralité « seconde », pour reprendre le mot de Paul Zumthor, c’est-à-dire une oralité marquée par la présence de l’écrit, une oralité qui se recompose dans l’écriture. Oui, l’oralité, donc, si par là ce qu’on rencontre, c’est le lecteur. Je vais peut-être vers la réponse d’autrui, ou vers le commentaire du lecteur ? Parfois, je me demande s’il ne serait pas intéressant d’écrire aussi ce que pense autrui… Dans mes carnets, j’écris parfois des choses que je ne pourrais pas défendre, personnellement, mais qui reflètent des paroles réellement entendues — ou qu’on pourrait entendre, théoriquement. Le principe de la littérature, c’est la possibilité de tout dire. Est-ce que cet aspect est véritablement entré dans mon poème ?

V. et I. : Il y a autre chose de frappant dans votre « nouvelle manière », c’est l’humour, qui était étranger aux deux premiers recueils.

G. C. : Comment réduire les dangers à la fois de la densité et de la sécheresse ? Pour ne pas me répéter et refaire les deux premiers livres, j’ai un peu cherché… Je crois qu’on peut continuer à interroger, en recourant à un vers davantage prosé, si je peux dire, et en laissant poindre un petit sourire à l’occasion.

V. et I. : Mais pas jusqu’à ironiser sur la recherche elle-même.

G. C. : Non. Je ne récuse pas la poésie, je ne récuse pas la littérature. Je ne suis pas si fort que ça.

V. et I. : L’un des points communs de l’ensemble de vos livres, malgré les différences de manière, reste l’investigation de l’espace. Vous avez déjà dit qu’il vous semblait que les poètes québécois en général se préoccupent plutôt de la catégorie du temps et que vous aviez choisi de vous intéresser à l’espace. Comment vous situiez-vous, de ce point de vue, au moment où vous avez commencé à écrire ?

G. C. : Les poètes québécois ont beaucoup insisté sur la dimension temporelle, à travers les motifs privilégiés de l’amour et de la mort. On est dans l’axe vertical du temps. Même chose dans une certaine poésie française du xxe siècle : la guerre, la poésie engagée… J’ai essayé d’aller dans une direction différente, de mettre plutôt l’accent sur l’espace, sur ce qui se donne ou s’appréhende dans la dimension spatiale. Dans ce cadre, j’ai pensé qu’on pouvait faire entrer beaucoup de choses : tout le paysage, tout le monde concret. Et puis ça me permettait d’éviter de donner dans la psychologie.

V. et I. : Quels sont les poètes qui vous ont vraiment marqué ?

G. C. : Il y a eu Reverdy, Ponge, Tortel… Puis Du Bouchet et Jaccottet — Jaccottet ne refuse pas la dimension temporelle, la mort est là, mais chez lui le monde visible est évidemment très présent. Et des poètes lus en traduction : Ungaretti, traduit par Jaccottet justement — un poète me conduisant à un autre —, Montale, Rilke, Cavafy, Séféris, Pasternak… George Oppen… Depuis longtemps et jusqu’à aujourd’hui, chez les Russes, c’est d’abord Mandelstam : si on me demandait de désigner le plus grand poète du xxe siècle, je nommerais probablement Mandelstam. Pas seulement pour sa poésie, pour sa prose aussi. Son Voyage en Arménie, dans la traduction de Louis Bruzon — pseudonyme d’André du Bouchet —, c’est magnifique.

V. et I. : Il y a chez vous une fascination pour la prose à bien des égards, mais vous pratiquez à peu près exclusivement le vers. Comment expliquez-vous cette résistance à être prosateur vous-même ?

G. C. : La prose va dans les carnets… Ce qui m’intéresse en poésie, c’est le poème en vers. Le poème en prose, en général, ne me retient pas. Le défi se trouve du côté du vers. Quelque chose va parfois ressembler à de la prose, sans en être. Il y a la question des blancs, du rythme. Il y a l’attaque, la chute, et ce qui se trouve entre ces deux points. Il y a les passages importants, et ceux qui sont là surtout pour amener quelque chose… Pour moi, un poème ce n’est pas un objet dans lequel chaque vers serait égal au suivant, dans lequel tous les vers auraient la même valeur. Nous sommes dans l’inégalité : ce ne sont que montées et descentes, si l’on veut. Chemin faisant, ce qu’on rencontre c’est des problèmes, avec de petites réponses, ou de fausses réponses, et de nouvelles petites questions qui nous relancent, etc.

V. et I. : Des absences, aussi…

G. C. : Plein d’absences. Ce qu’on ne dit pas signifie autant que ce qui est dit — que ce qui est trop dit, parfois.

V. et I. : Et pourtant, quand vous réécrivez un poème qui est paru dans une édition d’art pour une édition courante, vous ajoutez plutôt des vers. Si le non-dit est très important, le travail de réécriture est quand même d’ajouter.

G. C. : La brièveté, la densité ne sont pas des dogmes. La relecture me donne l’occasion de dire certaines choses qu’autrement je n’aurais pas pu dire. Si je réussis, tant mieux. Si je ne réussis pas, eh bien, je recommence.

V. et I. : À partir de 1980, les premières versions de vos poèmes paraissent souvent sous forme de livres d’artistes. Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à l’art visuel ?

G. C. : Je connaissais peu l’art contemporain avant mon arrivée à Montréal. Petit à petit, je me suis mis à fréquenter les galeries, du côté de la rue Crescent. On exposait alors beaucoup un peintre espagnol, Luis Feito : des explosions de rouge sur fond blanc. Tout de suite l’abstraction, donc. L’art abstrait propose du visuel, mais pas exactement le monde visible… La peinture, le dessin, la sculpture ont quelque chose de mystérieux. Ce sont des arts muets… Ce qui me retient ici, c’est sans doute la question de l’espace. Je n’ai jamais écrit sur l’art, je crois que je ne pourrais pas. Plus tard, travaillant dans l’édition aux côtés de Gaston Miron, qui m’a beaucoup appris là-dessus, j’ai découvert très concrètement ce qu’est un livre. L’aventure m’a tenté et j’ai réalisé un premier livre avec Viviane Prost en 1980, puis un deuxième avec César Bérenguier deux ans plus tard.

V. et I. : Vous n’avez jamais écrit de poèmes à partir d’illustrations.

G. C. : Non. Et les artistes avec qui j’ai travaillé ne se considèrent pas comme des illustrateurs. Pour Myrthios, par exemple, Renée a réalisé des dessins inspirés par un aspect du paysage crétois, soit ces parcelles cultivées, souvent de petite dimension, qui présentent des contours très irréguliers, définis par une topographie tourmentée. Ensuite elle a choisi, parmi les poèmes, une page qui lui parlait pour y insérer son dessin. L’écriture poétique et le fait plastique, dans ce livre comme dans les autres, sont donc en quelque sorte parallèles.

V. et I. : Lorsque vous concevez vos suites, comment procédez-vous ?

G. C. : Lorsque je crois avoir un ensemble de poèmes avancés, terminés ou non, je m’installe par terre, je mets ma pile sur le plancher et je dispose en cercle. Je regarde ça, il faut trouver un point de départ. Je déplace mes feuillets… Si une suite se profile, je relis, et ça m’amène à des rectifications : je peux alors constater qu’il manque quelque chose dans telle page ou dans telle suite.

V. et I. : Il faut forcément que ce soit dans une suite ?

G. C. : Mes poèmes n’ont pas de titre, il faut donc qu’une suite apparaisse, sinon ce serait n’importe quoi. Il s’agit d’aller d’un point à un autre en passant par différentes étapes. Ces étapes, je les découvre quand j’ai un ensemble suffisamment avancé pour voir un fil.

V. et I. : Parmi les chemises que vous emportez au café pour travailler, il y a aussi des dossiers de traductions. Comment cela s’est-il intégré à votre travail ?

G. C. : J’avais fait des petits essais, comme ça, pour voir. En 1993, j’ai participé à l’atelier de traduction de poésie franco-anglaise que dirige Jacques Rancourt à Paris. Puis, en 1997, Han Daekyun, qui est professeur de littérature française et de théorie littéraire à l’Université de Chongju, en Corée, est venu passer un an à Montréal. Il est arrivé ici avec un contrat de traduction obtenu d’une fondation coréenne pour traduire un poète coréen : Une tombe au sommet, de Cho Jungkwon. Il a cherché un collaborateur pour traduire avec lui. On nous a mis en relation, nous nous sommes rencontrés et nous avons lancé le travail. Nous avons continué par courriel. Nous traduisons maintenant un deuxième poète, Ko Un. Pour notre première traduction, nous avons reçu un prix en Corée, et l’un des membres du jury a proposé de réaliser une anthologie. Nous avons accepté. Nous traduisons donc également des poèmes de douze poètes coréens. Depuis février 2002, une grande revue littéraire coréenne, Hyundae Shihak (Poésie contemporaine), publie ces traductions, à raison d’un poète par mois. En février 2003, nous aurons terminé, et nous reprendrons ensuite en volume chez un éditeur français.

V. et I. : Quelle est votre façon de procéder ?

G. C. : Han Daekyun connaît les deux langues, ce qui n’est pas mon cas. Ce genre de collaboration est fréquent. Dans les traductions de poèmes signées par deux traducteurs, on comprend que le premier nom qui figure sur la couverture désigne le traducteur qui pratique les deux langues. Le deuxième ne connaît souvent que la langue d’arrivée. Je reçois un mot à mot, et à partir de ça, il faut remonter vers le poème. Ce n’est pas sans similitude avec mon propre travail en poésie… Parfois, dès le début, le vers n’est pas mal, il peut même être très bien, parfois il faut tout reconstruire. Je fais des propositions, sans savoir si je vais dans la bonne direction. J’essaie de faire en sorte que chacune de mes propositions soit meilleure que la précédente. Si mon collègue n’est pas d’accord, si je m’éloigne trop, nous repartons d’une version antérieure.

V. et I. : Et tout ça par courriel ?

G. C. : Han Daekyun aime Montréal, il revient quelques semaines chaque été. Nous en profitons pour régler certaines choses, mais l’essentiel se fait par courriel.

V. et I. : Vous travaillez aussi à des traductions du persan.

G. C. : Oui, des poèmes de Hossein Sharang, un ami iranien qui s’est exilé à Montréal, que je traduis avec Bahman Sadighi.

V. et I. : C’est un travail que vous faites de la même manière ?

G. C. : Oui, sauf que nous sommes ensemble. Mais ça ne veut pas dire que c’est plus facile. Comme en Corée, la poésie en Iran s’inscrit dans une civilisation millénaire. Hossein Sharang a tous les grands poètes iraniens présents dans sa mémoire quand il écrit. Et quand je lui demande à quoi renvoie « j’ai semé la poussière de ta caverne dans les rues… », il répond : « Tu ne te souviens pas ? dans le Coran… » Je lui pose une autre question et il me dit : « C’est un prophète persan qui a écrit sept livres, le huitième était composé uniquement de dessins, cet ouvrage avait disparu, mais on en a retrouvé des fragments dans une grotte en Chine… » Comment rendre tout cela ? Je rame… Parfois c’est un très gros défi.

V. et I. : Avez-vous le sentiment que la traduction a transformé votre pratique de l’écriture ?

G. C. : C’est une expérience qui est encore récente. Tout à l’heure, je disais que cette pratique de la traduction et ma façon de travailler à partir de fragments n’étaient pas si éloignées. Certains, paraît-il, composent de tête et notent ensuite le poème. Je ne procède pas ainsi. Je pars de rien du tout — ou plutôt je pars peut-être du langage lui-même… Et je n’essaie pas de mémoriser. De crainte de m’encombrer l’esprit ? C’est peut-être la table rase… En tout cas, je veux être prêt à travailler demain matin dans une direction que je n’ai pas prévue, accueillir l’inconnu, la question, la petite réponse, la fausse réponse… Quand je reçois le mot à mot d’un poème coréen ou iranien, c’est pareil. Voilà des brouillons, on tentera d’en faire quelque chose. Écrits par moi ou par d’autres, à la limite, c’est le même défi.