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Quoique lue et appréciée par la critique québécoise, l’oeuvre de France Daigle demeure encore peu connue au Québec. Or, la parution de trois de ses romans aux éditions du Boréal — Un fin passage (2001), Pas pire en réédition (2002) et Petites difficultés d’existence (2002) — a pour heureux résultat d’ouvrir l’horizon réceptif de son oeuvre à un espace francophone nord-américain élargi, ce qui devrait normalement lui attirer de nouveaux lecteurs. Les écrits de Daigle, surtout les plus récents, abordent plusieurs problématiques cruciales de la littérature québécoise actuelle, dont la médiation toujours fragile et complexe du singulier et du collectif autour de la notion d’identité culturelle et le thème de la liberté artistique en contexte nord-américain minoritaire. Un questionnement récurrent chez France Daigle porte effectivement sur le statut de l’artiste et sa revendication d’une distance, d’un équilibre à la fois psychique et esthétique, à l’intérieur d’une dynamique institutionnelle qui tend à ramener l’écrivain et son oeuvre au problème incontournable des origines, à ce que Charles Taylor appelle le lieu « d’où je parle [1]  » (généalogique, social, géographique, intersubjectif, moral et spirituel). Le cas de France Daigle est unique relativement à ce genre d’interrogation, en raison de son assimilation à la mouvance de recherche et d’expérimentation qui caractérise la littérature acadienne depuis les années quatre-vingt.

De Sans jamais parler du vent [2] à Petites difficultés d’existence, l’oeuvre romanesque de Daigle se démarque, en effet, par sa négociation subtile de l’autonomie que réclame tout artiste eu égard au réseau de contraintes esthétiques et culturelles — plus prononcées dans le cas des littératures mineures, comme le signalent Gilles Deleuze et Félix Guattari [3] — qui entourent sa démarche créatrice. Car si la production de France Daigle ne saurait se soustraire à une « communauté discursive [4]  » — zone où se nouent à travers les tensions du champ proprement littéraire les relations entre l’écrivain et la société, l’écrivain et son oeuvre, l’oeuvre et la société —, son enracinement social s’opère non pas en vertu d’un contenu régionaliste évoquant des images maritimes conventionnelles (« un livre ce n’est pas un drapeau [5]  », de s’en défendre l’auteure), mais par une vocalité distinctive, par le discours [6], grâce auquel s’impose aujourd’hui une nouvelle spécificité acadienne. Chez France Daigle, qui pratique une écriture dépouillée et parataxique, le référent régionaliste devient plutôt un réservoir où l’on puise des éléments qui entrent dans le jeu de la création. C’est surtout par le rythme et la dimension poétique de ses textes, d’insister Herménégilde Chiasson, qu’il est possible de repérer chez elle les traces d’un lieu d’énonciation acadien [7].

Dans ses premières oeuvres, fortement imprégnées d’autoréflexivité, France Daigle explore, à l’instar de Francis Ponge, de Nathalie Sarraute et de Marguerite Duras, des moyens de résister au pouvoir d’un langage réaliste, à la stéréotypie et aux convenances stylistiques. Elle met ainsi en lumière le non-dit, le blanc, le silence qui devient parole pour qui sait l’entendre — ce silence séduisant, assimilable à ce que Michel Roy appelle « le fond silencieux de l’âme acadienne [8]  ». Dans une réflexion portant sur la rédaction de son premier ouvrage, Daigle explique comment, désireuse de faire ressortir de façon graphique le principe de dualité et d’opposition partout présent dans le livre, elle a épuré son texte, laissant « apparaître une réalité plus grande encore que celle qui aux mots échappe [9]  ». Et malgré son intention d’écrire un livre « le plus détaché possible de tout lieu reconnaissable, […] d’échapper à un bavardage inutile [10]  », elle se surprend en produisant « textuellement » une caractéristique fondamentale de la psyché acadienne, soit une retenue, un silence, que côtoie par ailleurs une langue fort imagée :

Le phénomène m’apparaît d’autant plus intéressant quand je regarde les pages de Sans jamais parler du vent et que je vois ce paysage typiquement acadien, c’est-à-dire une ligne d’horizon, créée par « la mer du texte » en bas de page et, en haut de page, par l’infini, sinon le vide inquiétant d’une réalité ou d’une langue trop truquée [11].

Or quel est le statut de cette conjonction inédite de l’espace social et de la parole dans l’oeuvre récente de France Daigle, celle qui cède manifestement à la « tentation autobiographique » et affiche sans ambages un investissement subjectif considérable, une ouverture explicite sur la biose, sur les origines et le destin collectif du milieu auquel on appartient et avec lequel il arrive parfois qu’on se confonde ? Dans un passage métatextuel de Pas pire, l’énonciatrice avoue qu’elle aurait préféré contourner le côté autobiographique de l’écriture, que cet exercice de dévoilement « [l’]embête un peu [12]  ». En citant Kandinsky, elle constate que « les artistes n’ont peut-être pas autant de liberté qu’on voudrait croire » (PP, 187), que « chaque époque en reçoit une certaine dose [de liberté], et que même les artistes doivent s’en satisfaire » (PP, 187). Allusion directe au retour massif du sujet et du lisible, au règne de la subjectivité et de la référence en ce qui concerne les tendances esthétiques du roman contemporain, cette déclaration n’est pourtant pas innocente. Elle recèle une bonne mesure d’ironie car Pas pire subvertit, on s’en douterait, les attentes et les normes esthétiques du genre autobiographique. Autrement dit, qu’elle soit linguistique, générique ou culturelle, la contrainte chez Daigle se transpose en défi de création, en invitation à reconfigurer les schèmes et les formes poétiques courants pour en extraire un matériau neuf. De cette manière, ses écrits d’inspiration autobiographique, tels Histoire de la maison qui brûle. Vaguement suivi d’un dernier regard sur la maison qui brûle [13], La beauté de l’affaire. Fiction autobiographique à plusieurs voix sur son rapport tortueux au langage [14], 1953. Chronique d’une naissance annoncée [15] et Pas pire se rangent du côté de ce qu’on nomme, d’après Jean Ricardou, le « biotextuel » dans la mesure où ce ne sont pas les événements retenus au fil d’une existence qui commandent le texte, mais bien le texte qui, engendrant la vie, exige que l’on retienne tel ou tel élément requis par l’acte d’écriture [16].

Chez Daigle, il s’agit d’une production résolument autofictive, tout à fait exemplaire de la démarche des nouveaux romanciers qui, déjouant l’opposition vérité/fiction, ont repoussé les frontières du genre, ont transposé le soi en instance créatrice « consciente de sa propre impossibilité constitutive, des fictions qui nécessairement la traversent, des manques et apories qui la minent, des passages réflexifs qui en cassent le mouvement anecdotique [17]  ». Valorisant davantage la graphie que le ressouvenir, France Daigle pratique un genre littéraire biface jouant sur les deux tableaux, le fictif et le factuel. Elle contourne ainsi le « croyez que » du pacte autobiographique classique pour amener le lecteur vers l’« imaginez que [18]  » de la fiction et assume pleinement l’impossible réduction de l’autobiographie à l’énoncé « objectif [19]  ». L’autofiction daiglienne joue sciemment sur la ressemblance ambiguë qui existe entre l’autobiographie et le roman à la première personne et endosse « la part de brouillage et de fiction due en particulier à l’inconscient [20]  ». Au prix de la « fictionnalisation de la substance même de l’existence [21]  », l’auteure retrouve ce qu’on pourrait dénommer l’esprit du moi autobiographique. Ainsi, chez France Daigle, toute contrainte générique se mue en champ ouvert, en chantier d’architecte, figure très prisée dans le répertoire de la scriptrice, où l’artiste acadien, se passant de métatextes, de modèles ou de modes d’emploi, puise dans un silence culturel endémique pour innover. « C’est sans doute cet aspect dénudé de la langue et de l’expression acadienne qui a fait en sorte que ce sentier s’avère finalement voie directe, pour ne pas dire voie rapide, vers la modernité [22]. »

Par son oeuvre littéraire acclamée par la critique [23], France Daigle continue d’assurer, avec d’autres créateurs et créatrices issus de cultures exogènes, cette effervescence esthétique marquée du sceau de l’expérimentation. Son roman autofictif Pas pire se prête à une méditation sur les enjeux du soi minorisé, puisqu’il interroge de manière iconoclaste nombre de conditions assimilatrices du même à l’intérieur d’un îlot canadien-français. Ce faisant, le texte participe d’un mouvement d’éclatement et de réinvention littéraire du soi, caractéristique surtout de la littérature québécoise contemporaine au féminin, où des dispositifs d’introspection autobiographique, depuis les années quatre-vingt, notamment chez France Théoret, Hélène Ouvrard, Madeleine Ouellette-Michalska, Denise Desautels, Louise Warren et Régine Robin, ont accentué la subjectivité de l’écriture et étendu à la fiction les modalités de l’expression du soi [24]. Ce type d’expression intimiste recèle une portée éthique incontestable. D’après Sidonie Smith, la pratique autobiographique et autofictive des femmes représente un véhicule puissant d’insertion socio-épistémologique pour celles qui normalement n’ont pas voix au chapitre ou qui sont exclues des discours officiels et situées, par conséquent, à l’écart de représentations normées. Elle leur permet non seulement de promouvoir des oeuvres pensantes ou des idiolectes parallèles, mais aussi d’infléchir le réseau de subjectivités existantes [25].

En privilégiant Pas pire, l’analyse qui suit vise à mettre en lumière divers moyens que le récit de soi au féminin propose pour affirmer sa différenciation au plan de l’énonciation textuelle. En somme, l’énonciation correspond à une instance de présupposition et de médiation dont le résultat est la signification énoncée [26]. La portée novatrice de la démarche de France Daigle s’affirme surtout en fonction de l’énonciation visuelle, de la « mise en perspective » de l’énoncé biofictif, processus perceptif englobant la mise en discours qui nécessite pour son déploiement le regard, la motricité et les jeux de la proximité et de la distance. Ces phénomènes se traduisent parfois au niveau d’une dimension métatextuelle, comme chez le personnage masculin réalisateur dans Film d’amour et de dépendance. Chef-d’oeuvre obscur [27], qui déclare à son amie qu’il désire capter par la caméra « [t]outes les distances que je prenais de toi comme pour mieux te voir. L’autobus, le champ, les petites maisons, tout cela vu à cette même distance de toi [28]  ». D’après France Daigle, l’oeuvre littéraire mobilisée par le regard-caméra énonciateur résiste ainsi à la fixité des images et se réclame d’une dynamique modalement très riche, mettant en jeu la perception visuelle engagée entre un sujet regardant et l’objet observé toujours en évolution : « [i]l n’y [a] rien de très explicite, seulement un rapport entre les choses et quelques regards » (FDD, 112). Constante qui traverse son oeuvre, la dimension visuelle s’imprègne d’une connivence avec l’oeuvre plastique, la peinture et le cinéma. Fortement convoqué dans deux romans dont la publication précède Pas pire, Film d’amour et de dépendance et La vraie vie [29], le dispositif filmique s’y actualise en tant que métaphore textuelle dominante (réalisateurs, projets de film, scénarios, figurants, plateaux, décors font partie intégrante de l’intrigue), comme si, par le rapprochement du médium filmique au plan du contenu, la narratrice privilégiait le regard et la parole sur la description des faits, cherchait à l’instar du roman postmoderne à échapper à un enchaînement syntagmatique et causal des événements narrés, à se soustraire à une prévisibilité diégétique astreignante. La dimension visuelle de l’acte créateur reflète cette analogie pelliculaire et s’impose ainsi comme instance de production de sens autosuffisante :

Regardant parler Elizabeth, Denis se rend aussi compte que tous les personnages de son film seront des figurants, qu’il ne veut pas raconter la vie d’une personne en particulier mais la vie en général. Bref, il veut montrer non pas l’évolution des personnes, mais simplement leurs déplacements. Il croit que le sens surgira spontanément de ces déplacements  [30].

Fluide, mobile, erratique, le regard-caméra met en valeur une imagerie fragmentaire et associative, subvertissant dans le contexte de la culture acadienne une vision traditionnelle — téléologique — de la communauté et de l’histoire au profit d’une image renouvelée de soi, pourvue d’une « immense fragilité » (FDD, 93) encore intacte, dont pourraient surgir les forces imaginatives de l’être et du devenir. Dans Pas pire, la dimension scopique assimilée à l’énonciation visuelle adopte la forme d’un montage, d’un emboîtement de tableaux d’allure hétéroclite, tantôt autoportraits, tantôt bioportraits, essais ou traités scientifiques. L’agencement de l’ensemble attribue au récit de vie une dimension résolument cinématographique (elliptique, ouverte et dense) par laquelle une « direction [31]  », un sens se cherche, qui se trouve non pas à même un récit logocentrique orienté vers une finalité, mais dans l’intersection et le dédoublement des éclairages disparates et polysémiques du soi et de l’autre qui « finissent par se rejoindre quelque part [32]  ». À l’intérieur de l’autofiction daiglienne, cette investigation identitaire obéit à des pulsions visuelles opposées, soit l’entropie et l’ouverture, qui instaurent une notion d’identité poreuse, complexe, en mutation constante, où se croisent simultanément une poussée fatidique vers le cloisonnement et une pulsion vers le dépassement.

Une conception dynamique de l’identité : écriture au féminin et fonction visuelle

Pas pire est le récit d’une identité fragilisée — située au confluent du singulier féminin, assimilé à l’art, à la névrose, à une propension vers l’analyse de soi — et du collectif social minoritaire, affaibli par un complexe d’assujettissement ainsi qu’une tendance vers l’insularité. Conformément aux récits de vie de femmes, souvent organisés en fonction d’un arbitrage subtil entre une subjectivité qui s’autonomise et l’acteur familial et social qui l’entoure — dynamique qui caractérise les autobiographies de George Sand, de Marguerite Yourcenar, de Simone de Beauvoir et de Denise Desautels, pour ne nommer que celles-là —, les frontières se brouillent entre cette inertie individuelle, symbolisée par un corps féminin souffrant, aliéné dans son agoraphobie, et une inhibition généralisée, qualifiant un peuple vivant sur la défensive. Dans l’autofiction daiglienne, l’interface du social et de l’individuel n’en est pas moins transcendée par la présence d’une pulsion visuelle d’expansion, mode de recherche identitaire reposant sur une auto-représentation mi-fictive, mi-réelle. Celle-ci comprend le mythe, l’art, le voyage et des expériences d’interculturation, autant de facteurs qui rendent palpable la puissance esthétique d’un espace de rupture et d’invention du soi que François Paré [33] remarque chez d’autres poétesses et écrivaines acadiennes (Rose Després, Dyane Léger, Hélène Harbec, Gracia Couturier). Ayant subverti par leurs textes les mythes culturels et les codes partriarcaux, ayant proposé une vision hétérogène et ludique de la réalité ou repris l’histoire sans ordre ni hiérarchie, plusieurs auteures en Acadie ont adopté une démarche foncièrement postmoderne. Elles ont ainsi conçu une poésie et une prose qui parodient et fictionnalisent l’histoire dans des modes d’écriture cherchant à conquérir le grand public, sans pour autant abandonner les déplacements du langage, les jeux sur les variantes, les pastiches [34].

L’autofiction Pas pire constitue d’ailleurs un exemple intéressant du postmoderne au féminin, notamment en raison du déplacement du discours de la périphérie au centre et du questionnement élaboré autour d’une imagerie consacrée du destin du minoritaire. On y explore ainsi la contradiction irréductible du déterminisme — biologique, héréditaire et culturel — et de l’invention — de l’auto-invention —, dialectique que Paul Ricoeur a captée sous les vocables « idem » et « ipséité ». Le premier renvoie au nom propre, à l’état civil et à d’autres données statistiques qui composent la base permanente de notre identité et le second à ce qui est fluide et en mutation perpétuelle, qui vient de la formation, des rencontres, de l’expérience de la vie [35]. Ces deux pulsions télescopées constituent l’ancrage d’un sujet d’énoncé qui paraît plus véridique dans la fausseté, lorsqu’il porte un nom fictif — Steppette du récit d’enfance, sorte de cliché flou d’un être en devenir, d’un « Très Éventuel Personnage » (PP, 55) —, que lorsqu’il scelle un pacte autobiographique à partir du nom propre, celui de France Daigle adulte qui exerce le métier d’écrivain, mais dont la trame du vécu emprunte largement à la fiction. Quand bien même qu’il rendrait caduque l’adéquation directe entre vie et texte, ce chiasme identitaire souligne la fécondation continue à l’oeuvre entre éléments factuels et éléments fictifs, processus qui finit par éclairer certaines vérités intimes chez l’énonciatrice, révélées justement à l’aide de cet aménagement subtil de la référentialité et de l’approximation inventive ouvrant sur « le douloureusement vrai dans un personnage fictif » (PP, 187). Une telle hybridité à la fois textuelle et identitaire, qui infléchit la mise en perspective visuelle, est révélatrice d’un encodage du genre autobiographique par le féminin.

Qu’en est-il de cette variabilité énonciative au plan de l’écriture ? De Madame de Sévigné à Annie Ernaux, on le sait, les écrivaines sont assimilées depuis toujours à la production intimiste. Nombre de femmes ont eu tendance à fragmenter la forme romanesque linéaire par la pratique de l’épistolaire, par l’emploi du journal intime ou du récit de vie et de l’autobiographie. Mais cette prédilection esthétique pour l’introspection ne s’impose pas chez les auteures en raison d’une incapacité à maîtriser une poétique romanesque réaliste. On se souviendra que Colette dénonce cette perception erronée, à savoir que les oeuvres de femmes sont « fatalement autobiographiques [36]  ». Il faudrait plutôt croire, comme le signale Patricia Smart, que l’écriture au féminin présente une manière autre de re-présenter, d’écouter, de toucher la texture du réel, de transiger la différence [37]. Cette distinction du rapport au réel et de sa transmission langagière signale que la pratique autobiographique des femmes est fortement modélisée par une instance énonciative moins infléchie par l’événementiel — celui calqué sur le Bildungsroman, par exemple, organisé en fonction du faire du héros, de son parcours socio-professionnel — que par une prise en compte phénoménologique, mnémonique et émotive de soi-même, de l’Autre et de la communauté. La pratique autobiographique ou autofictive des femmes se rapprocherait, en revanche, d’une esthétique de Bildsroman, récit où la rétrospection se fait par images, par tranches et fragments imbriqués. Jerry Aline Fleiger décrit ainsi ce fonctionnement eu égard à l’oeuvre de Colette :

la redécouverte [autobiographique] n’est pas le résultat […] d’un progrès temporel, mais provient d’une sorte d’amoncellement d’associations, d’une surdétermination du « je » qui permet à plusieurs soi de coexister chez le même sujet, de partager et de substituer leur vision, de voir à travers les yeux d’autres « je ». […] [L]e Bildsroman possède une organisation métaphorique ; ses images en couches superposées, circulaires et interdépendantes (en paradigme), sont associées de manière sémantique, non pas par la syntaxe, mais en vertu d’une parenté au plan de la signification [38].

La primauté accordée au regard et à la vision dans ce genre de reprise littéraire de soi accrédite l’idée selon laquelle le siège scopique de l’énonciation représente le lieu d’ancrage d’une spécificité scripturale que l’on rencontre chez certaines autobiographes femmes (à part Colette, il est possible d’évoquer les noms de Gabrielle Roy et d’Assia Djebar), qui distingue leur traitement du vécu des modèles canoniques à la Rousseau et James. Si, de façon conventionnelle, c’est un regard logocentrique, masculin, qui dans la culture occidentale a eu tendance à cantonner et à réduire l’espace identitaire du sujet féminin (l’assimilant à la fonction d’objet), processus complexe démystifié notamment par Madeleine Ouellette-Michalska [39], la (ré)appropriation féminine d’une vision de soi par le biais d’une stratégie focalisante, où la femme est à la fois énonciatrice et sujet d’énoncé, implique chez elle l’acquisition du rôle d’agent. Cette agentivité — traduction du terme anglais « agency » —, que ce soit du regard ou du discours, fut retenue par Shirley Neuman pour désigner une démarcation sexuelle de l’énonciation. Celle-ci renvoie à la capacité du sujet féminin « d’agir de façon autonome, de modifier la construction sociale de sa propre subjectivité, de sa place et de son auto-représentation à l’intérieur d’un univers social [40] ». L’une des voies de l’autonomisation du sujet féminin revient donc à sa réalisation en tant que sujet esthétique du regard, créateur de soi-même et d’un nouvel espace imaginaire. Dans nombre d’actes du vécrire au féminin, la vision l’emporterait par conséquent sur la parole et la cognition, car une telle parole est inséparable d’une sensibilisation, d’un infléchissement sensoriel interne, sorte d’image-médiatrice de soi — narcissique, mnémonique, relationnelle — qui déjouerait toute prétention à la neutralité.

Dans Pas pire, la dimension visuelle imprégnée du regard féminin est largement attribuable à une perception duelle de l’identité, tributaire de la « mise en perspective énonciative » de l’énoncé, qui relève du travail de l’observateur. La notion d’observateur est assimilable à une instance focalisante : il s’agit d’un champ de présence visuelle qui se déduit des infléchissements directionnels de l’énoncé, des projections sensibles, des valorisations évaluatives, des sélections figuratives et configuratives qui obéissent tous à un centre d’orientation, à un corps percevant implicite à partir duquel se programme la réception du texte [41]. L’idée d’observateur trouve des résonances du côté de la notion d’éthos, qui présuppose l’établissement d’un rapport entre le sujet parlant et son interlocuteur social par le biais du dire et de la monstration inhérents à sa vocalité énonciative [42]. L’intérêt principal de cette notion tient au fait que l’observateur ne se réduit pas à un narrateur uniquement chargé de la voix et de la vision ; c’est une orientation amovible, sorte de lentille abstraite qui dépasse par son immanence les fonctions verbales ou communicatives du narrateur ou du personnage, mais peut dans certains cas coïncider avec ces derniers [43]. Aussi ce siège spéculaire énonciatif n’est-il pas impartial : il renvoie à une instance phénoménologique génératrice d’images mentales, d’affectivité, de prédilections et de souvenirs dont se détacherait, selon moi, une spécificité scripturale par laquelle s’effectue chez France Daigle un assouplissement de l’idée d’appartenance culturelle. Celle-ci se base sur un ordre relationnel culminant non pas en une vision synthétique du monde, mais plutôt en un kaléïdoscope syncrétique du soi-même et de l’autre respectueux de la différence. Les deux pulsions visuelles déjà soulignées dans Pas pire, à savoir une position de figement et d’entropie ainsi que son contraire, l’ouverture et la pluralisation du matériau textuel, traduisent les enjeux de ce canevas culturel repensé.

Maladie, fixité et vision restreinte du soi et de l’autre

En raison de sa composition hétéroclite, façonnée à partir d’épisodes, d’images et de réflexions philosophiques imbriqués, Pas pire résiste à un résumé linéaire simple. Retenons que la trame principale de cette autofiction recouvrant l’enfance, l’adolescence et la vie adulte d’une protagoniste agoraphobe, écrivaine vivant en milieu acadien, tourne autour de l’émergence chez elle d’un malaise psychique et des efforts déployés en vue de sa guérison. Ses tentatives de retrouver une sorte d’équilibre mental sont accélérées par un événement inusité : elle remporte le Prix littéraire France-Acadie et se voit par conséquent obligée d’effectuer un déplacement vers Paris, ce qui ne va pas sans susciter de nombreux bouleversements.

Une première démarcation visuelle (énonciative) englobe les deux parties liminaires de Pas pire, « Histoire de Steppette » et « Thérapie d’exposition ». Elle implique une orientation perceptive marquée par un effet de retour au « je » de l’énoncé avec lequel s’identifie l’énonciatrice [44] et sous-entend une occlusion référentielle autour de cette instance. Au plan du contenu, cela résulte en une restriction du champ de présence visuelle assimilable à la propriété dysphorique de l’idem dont parle Ricoeur. La contraction du regard de l’observateur énonciatif, manifestée par une propension anecdotique vers un « enfermement » (PP, 81) social, se relie directement à la gêne croissante vécue au cours de l’enfance relativement à l’environnement physique du personnage principal. On dénote au plan textuel un point de vue obstrué qui trouve une adéquation du côté du corps féminin inhibé par ses peurs irrationnelles, hypostase d’une blessure culturelle, d’un dérèglement légué au fil des générations. Le gel des compétences sensori-motrices chez l’observateur a une emprise assez large et se réfléchit dans une métaphore filée du terrestre — le fossile, la maison et les figures du leste — dont se dégage le récit symbolique d’une immobilisation généalogique graduelle rythmée par un « temps qui fait qu’on se pétrifie. Qu’on s’incruste. Qu’on entre dans les couches de la matière. Jusqu’à s’immobiliser définitivement. Minéralement » (PP, 137). On fait évidemment référence à une sorte de réaction ancestrale contre un trop-plein de dissémination, à une absence de territoire provoquée par le grand dérangement ayant eu comme contrepartie une tendance vers la sclérose et le figement, dédoublée au niveau microcosmique chez l’héroïne. Le début de l’autofiction se consacre principalement à retracer les rémanences de cette transformation chez Steppette, qui passe d’un sujet pour ainsi dire aérien, assimilé au mouvement, à la circulation libre de l’air, au vent, à l’été « venteux de Dieppe » (PP, 9), à un sujet terrestre, frappé d’une incapacité soudaine à se mouvoir librement. Sa léthargie physique envahit d’abord l’imaginaire — « C’est comme si j’avais oublié de voler. Je suis devenue terrestre. J’avance près du sol, je ne défie plus la gravité » (PP, 49) — pour ensuite se loger, au moment des rêves nocturnes, dans les couches inconscientes de l’être — « je souffre d’une envahissante douleur aux jambes, qui fait en sorte que mes jambes ne parviennent qu’à grand-peine à me porter et à me faire avancer » (PP, 52). Point d’aboutissement de ce rêve récurrent « ne s’effa[çant] jamais complètement [de] [s]on esprit » (PP, 53), la douleur fait émerger petit à petit un comportement d’évitement, bien que le personnage interchangeable Steppette-France passe pour on ne peut plus normal. Il est intéressant de constater que le dérèglement psychique et physique remontant à ses « petits besoins personnels » (PP, 13) et à leur manquement au cours de l’enfance — pourtant jamais clairement établi — n’adopte pas la trame attendue d’un roman familial, ni celle d’une plongée psychanalytique post-freudienne axée sur le rapport parental, oedipien, crucial dans le contexte de symptômes névrotiques [45]. Prévalent plutôt diverses séquences portant sur le développement du sujet à même son environnement socio-culturel, celui de la ville de Dieppe, « d’avant l’annexion de Saint-Anselme […] [le] “vieux Dieppe”, [le] Dieppe Centre » (PP, 9) dont l’autarcie relative et la cadence prévisible influent sur un peuple qui se ressemble jusque dans ses moindres manières d’agir, de penser, de s’exprimer et de se nourrir. Ce climat étouffant aboutit chez la protagoniste à une sorte de dérive, à une abjection inconsciente qui éclate au moment du passage critique de l’adolescence à l’âge adulte.

Le récit d’enfance relate donc en sous-main les effets négatifs d’une insularité culturelle, d’une cohésion sociale aux allures faussement sécurisantes, au moyen d’une prolifération du même qui finit par emmurer certains de ses membres. À la fois nécessaire à la survie du groupe minoritaire et néfaste pour son épanouissement culturel, cette homogénéité ambiguë s’impose dans le texte par la saisie visuelle restrictive du soi et de l’autre. L’un de ses réseaux d’investissement s’avère être le plan onomastique, qui dévoile un « excès » d’homogénéité dont témoigne, par exemple, l’horizon spatial immédiat de la fillette : « la paroisse Sainte-Thérèse, avec l’église Sainte-Thérèse longeant la rue Sainte-Thérèse, à côté de l’école Sainte-Thérèse » (PP, 10). On remarque un semblable degré de saturation du côté des patronymes portés par les enfants que l’on fréquente : « Je parle du Dieppe de mes amies d’école Cyrilla LeBlanc, Gertrude Babin, Debbie Surrette, Louise Duguay, Charline Léger, Gisèle Sonier, Alice Richard, Lucille Bourque, Thérèse Léger et Florine Vautour » (PP, 19) [46], voire dans l’appellation des rues du quartier situé « en bas de la butte, après l’église » (PP, 23), soit « les rues Orléans, Thibodeau, Gaspé, […] Charles [et] Gould » (PP, 23).

L’univers qui respire et affiche son acadiennéité est scandé par une série de jeux et d’activités revenant à chaque saison et auxquels participe Steppette, activités faisant l’unanimité, tantôt approuvées (telles la cueillette des fraises sauvages, la soirée d’Halloween avec sa tire, la vente des lêches), tantôt illicites et moins bien tolérées (comme les soirs de feux où se vit une « espèce de défoulement collectif » [PP, 26] et les partouzes de cigarettes dans les talles de bluets). Puisque la fillette manifeste, dès un jeune âge, le besoin de ne pas s’éloigner des repères sûrs, l’évasion se limite aux escapades du côté du « sentier des trois ruisseaux » (PP, 45), situé derrière l’école Sainte-Thérèse. « Tout compte fait, j’étais une fille du premier ruisseau, mais j’aurais aimé me retrouver plus souvent seule avec le ruisseau, y barboter à ma guise, y faire des feux à mon aise, pêcher une truite, guetter les castors » (PP, 46).

Des failles de ce tableau sécurisant se font néanmoins sentir chez Steppette, notamment dans son geste inaugural, décidément audacieux, de « [s]e détach[er] des autres, qui mangeaient encore à table » (PP, 9), dans ses velléités de se distancier d’un nous aussi cohésif que corrosif qui, par sa forte récurrence dans la première partie du livre, tend à supplanter le je émergent, caractérisé justement par « [c]e regard ouvert, ce désir de comprendre » (PP, 37). La curiosité de la fillette est piquée par quelques rares incidents insolites, pour ne pas dire exotiques, qui viennent ponctuer une existence réglée d’avance par ses us et coutumes, à savoir la substitution du criard par une alarme en cas de guerre nucléaire, la fabrication de la rootbeer maison, l’arrivée sournoise d’un superpétrolier Irving à l’embouchure du ruisseau Hall, la lecture du Journal d’Anne Frank et toute la suite imaginaire qu’elle suscite. Révélatrices d’un esprit créateur naissant, de son désir « d’aller de l’avant, [de ne pas] rester en arrière » (PP, 66) en dépit de ses symptômes, ces brèves ouvertures d’un univers quotidien autrement rétréci entrent en conflit avec un destin atavique qui pousse à vivre en vase clos, à bouder le cosmopolitisme.

Sans que le récit d’enfance, élaboré de manière fragmentaire et associative, offre de causes précises à l’irruption de l’agoraphobie, l’inadaptation de la protagoniste est indissociable d’un fonds culturel enfoui. Celui-ci renvoie au récit mythologique d’Hercule et de ses douze travaux, dont certains se déroulent en Arcadie (origine étymologique, selon certains, de l’Acadie), région paradisiaque où le héros archétypal se trouve à affronter les oiseaux du lac de Stymphale, connus pour avoir dévoré les récoltes et « tu[é] les voyageurs » (PP, 47). Point névralgique de plusieurs réseaux sémantiques qui se recoupent, l’anecdote réapparaît plus loin dans le récit, au moment de l’échange avec un Bernard Pivot fictif au cours duquel France Daigle adulte souligne que le voyage reste une dimension fondamentale de l’histoire de l’Acadie :

Ici, Bernard Pivot fit ce que j’avais hâte qu’il fasse, qu’il ouvre mon livre et qu’il en lise un extrait. Il choisit celui où il est question d’Hercule et des oiseaux du lac de Stymphale. Puis il me demanda :

— Laissez-vous entendre par là que l’Acadie tue les voyageurs ?

— Ce serait mal connaître l’histoire de l’Acadie que de dire que les Acadiens ne sont pas voyageurs. Mais dans mon cas, c’est peut-être vrai. Mais si la voyageuse est morte, le voyage, lui, continue.

PP, 180-181

On a, en l’occurrence, deux lectures possibles de cette déclaration : d’une part, les séquelles laissées par le déracinement culturel et l’errance forcée empêchent, de façon analogue à la mort, le déroulement du cours normal de la vie chez l’héroïne ; d’autre part, au plan social, le voyage, en tant que souvenir de dissémination-rapatriement d’un peuple sans patrie véritable, représente le point de ralliement mémoriel d’une culture et constitue pour cette raison une sorte de mythe fondateur qu’il faudrait toutefois dépasser afin de bâtir l’avenir.

La vision entropique de l’espace social s’impose également en fonction d’autres membres de cette enclave acadienne, ceux avec qui France Daigle interagit à l’âge adulte, notamment Marie Surette, la cuisinière de fricot, Chuck Bernard, le motard aguerri et une coiffeuse anonyme, étonnée d’apprendre l’existence de créateurs dans ce milieu. Tous plus ou moins atteints par le marasme culturel caractéristique du régionalisme et par le repliement psychique qu’il engendre, ces personnages incarnent une mentalité conservatrice, reflétée par un niveau de langue familier, appauvri [47], qui mine d’avance toute tentative de distinction individuelle : « — Ah, nous autres les Acadiens, on a ben de la misère quand on se distingue. C’est comme si on avait peur de briller » (PP, 190-191). « — Ben oui. C’est vrai que des fois ça ne vole pas haut. Même que ça écrase [sic] » (PP, 192). Sans interaction directe avec France Daigle, un autre personnage associé au milieu dieppien, Terry Thibodeau, s’inscrit dans un réseau de correspondance avec la protagoniste, ne serait-ce qu’en vertu de son sentiment de solitude et de sa « panne d’inspiration » (PP, 87), qui le paralysent au début de la vingtaine. Son penchant au désoeuvrement est le symptôme d’une inadaptation sociale remontant à une lignée caractérisée par des frustrations et des attentes déçues. Aussi Terry, superstitieux, vit-il une appréhension difficilement explicable à l’endroit de son milieu, qui le pousse à fabuler autour de « la médaille de saint Christophe [portée] à son cou » (PP, 85). Bien qu’il ne soit ni créateur, ni passionné par la culture, lui aussi, comme France Daigle, vivra une perturbation occasionnée par un appel au changement, qui l’obligera à sortir de sa torpeur.

Vision expansive, vecteur spatial et désir d’auto-accomplissement

Pas pire affiche simultanément une mise en perspective expansive, une pluralisation énonciative de soi par laquelle le sujet de la parole, rompant son inhérence avec lui-même, installe les catégories objectivantes de la référentialité (« il », « ailleurs », « alors ») [48]. La tendance vers une sorte de pullulement du regard s’observe au plan d’une économie discursive hybride, transgénérique, qui fait coexister l’autobiographie, la fiction et l’essai. Elle se reflète au premier chef dans la mise en place d’un je autre, une elle autoréflexive, très barthésienne, propulsée par le fantasme d’une altérité identitaire, d’une fictionnalisation du soi. Ouverture de la mise en perspective visuelle, la pluralité du sujet se répercute dans une constellation de personnages, tous des avatars psychiques de la figure centrale France Daigle, notamment en vertu de leur désir de s’affranchir de l’étroitesse d’esprit et du repli inculqués par un milieu originaire sclérosé. La série de couples autour desquels gravite l’intrigue — France Daigle et Camil Gaudain, Carmen Després et Terry Thibodeau, Élizabeth et Hans — sont doublement rapprochés par leur rattachement, de près ou de loin, à un choix de constantes spatiales qui reflètent chacune à sa manière des facettes de la vision expansive et transformationnelle en jeu. L’autofiction aménage, en premier lieu, un lien de solidarité entre le réseau de couples et la rivière Petitcodiac, artère principale de Dieppe, frontière discrète de l’enfance de Steppette, qui quoique banale prend par moments « une dimension surréelle » (PP, 28). Analogues aux méandres de cette rivière, « toujours là, large, brune, endiguée, incontournable de par […] son célèbre mascaret » (PP, 28), les projets et réalisations de chaque individu miment une dynamique de sinuosité et d’ondulation révélant les contours d’une topographie intimiste, modulée selon une série d’étonnements et de réorientations. Vécues par chaque personnage confronté à sa propre vérité, les transmutations existentielles sont parfois subtiles : Camil modifie l’orthographe de son patronyme pour se démarquer d’une ascendance envahissante, Carmen caresse le rêve de dépasser les bornes de son milieu en cultivant un intérêt pour les deltas et les rivières, Élizabeth se surprend à atteindre un état de confort inédit grâce à une rencontre amoureuse fortuite et sans attaches. Mais elles sont aussi parfois dramatiques : France surmonte tranquillement ses délires et phobies liés à l’environnement et aux déplacements, Terry trouve goût à la vie en raison d’un nouveau métier, Hans découvre, à l’aide de l’amour et d’objets précieux (les diamants libres), l’autre en lui-même.

Vu la relation métonymique nouée avec l’eau fluviale, la constellation de personnages connaît un prolongement symbolique en la figure emblématique du delta, seconde entité spatiale, qui sous-tend dans Pas pire diverses strates enchâssées de l’intrigue. Formés habituellement « lorsque la mer ne parvient pas à redistribuer sur une grande étendue les débris et particules transportés par un fleuve ou une grande rivière » (PP, 14), résultat de « l’avancée de la terre sur la mer » (PP, 15), les deltas présupposent la rencontre de la fixité terrestre et de la mouvance liquide, dynamique principale de l’économie visuelle qui reflète les tensions auxquelles fait face chaque personnage sur le double plan existentiel et culturel. D’où la récurrence anecdotique axée sur la formation deltaïque, dans les tout premiers chapitres de l’autofiction, comme si l’on cherchait à annoncer par anticipation les vrais enjeux qui touchent les membres immédiats et lointains de cette communauté maritime. Il s’agit non pas de « naître, mais de naître à quelque chose » (PP, 18), non pas de se soumettre à un ordre prédéterminé de croyances et de pratiques, mais de se questionner, de « se perfectionner » pour mieux « répondre au besoin de l’univers en y apportant son savoir-faire unique » (PP, 17). Dans ce récit tout en dédoublements et en raccords ingénieux, il n’est pas étonnant que les deltas s’assimilent au corps humain :

[Les deltas] commencent par être embryonnaires, puis, lorsqu’ils émergent, ils deviennent enracinés. Dessinées, les six formes élémentaires de l’avancée du delta sur la mer, formes que l’on appelle bouches, ressemblent effectivement à des profils de bouche humaine. Les deltas ont aussi des bourrelets et des couches, s’allongent et s’épaississent. Certains ont des lobes, un front, des bras, une main et des doigts. On leur attribue des modes d’existence, ils connaissent des ruptures et des accidents.

PP, 10-11

Porteurs de métamorphoses tectoniques, renvoyant par permutation aux transformations biologiques, métaphysiques et identitaires, les deltas « bafou[ent] les modes d’échange traditionnels entre cours d’eau douce et d’eau salée » (PP, 11). Ils vont jusqu’à « répandre sur le monde une nouvelle couche d’ambiguïté » (PP, 11), à l’instar des personnages en cause et de leur capacité d’introspection et d’action. La quête qui réunit ceux-ci atteint des proportions universelles, en raison de son association à la réflexion élaborée autour des deltas qui, partant de la Petitcodiac, s’élargissent pour embrasser des cours d’eau en Inde, en Chine, en Afrique, en Europe et aux États-Unis. Un tel réseau d’isomorphismes ouvre ainsi les enjeux à une filiation géomorphologique et culturelle qui dépasse effectivement la querelle des frontières et des zones d’influence hégémoniques. La convocation perceptive du delta en tant qu’élément essentiel du paysage maritime confirme donc, à l’encontre de la fixité psycho-corporelle, la coprésence dans ce milieu d’une entité dynamique, véhicule de transformations.

Le parcours du voyage constitue logiquement la troisième composante de la mise en perspective spatiale dans la mesure où la quête intérieure, entreprise par les six personnages, se conjugue à un principe reconfiguré de déplacement. Tous se rattachent à l’idée de périple et d’aventure. Élizabeth, médecin spécialiste en oncologie, se dégage de ses fonctions à Moncton pour entreprendre un voyage de ressourcement en Grèce ; Terry, chargé de la navigation d’un bateau de tourisme écologique qui sillonne la Petitcodiac, s’occupe de ses tournées et a le privilège de côtoyer les dignitaires étrangers en mission préparatoire pour le Sommet de la francophonie ; Carmen, ayant auparavant séjourné à Toronto, esquisse des projets de voyage à deux pour la Louisiane ou la France ; Camil, sidéen, rêve de visiter la place de l’Étoile et d’admirer l’étendue de ses douze avenues ; Hans, des Pays-Bas, poursuit son vagabondage de l’île grecque jusqu’à San Francisco [49]. Parmi les diverses sorties, réelles ou imaginaires, effectuées relativement à l’univers clos que représente l’Acadie, le voyage auquel s’affronte France Daigle s’avère le plus déterminant, non seulement en raison de sa portée socio-existentielle, mais parce que la consécration institutionnelle de l’écrivaine en dépend.

Il est donc significatif que le projet de déplacement vers Paris (pour y recevoir, en tant que lauréate, le Prix France-Acadie et pour passer au plateau de Bernard Pivot) soit mis en relation avec les pérégrinations de Bruegel l’Ancien, dont l’anecdote constitue un exemple de plus de la vaste intertextualité de Pas pire. Le célèbre voyage du peintre flamand en Italie, effectué entre 1551 et 1555, marque le début de son parcours artistique, car son initiation à l’esthétique de la Renaissance, indissociable de sa traversée de grands paysages alpestres en France, en Italie et en Suisse, a eu pour résultat d’influencer durablement son oeuvre. Le voyage que France Daigle souhaite réaliser, mais qu’elle redoute en même temps, relève précisément de cette notion d’exil salutaire de l’artiste, appelé à préparer, par sa vision nourrie d’explorations et de rencontres nouvelles, des modifications au plan social. Que le projet de voyage représente aux yeux de l’héroïne un obstacle majeur, en vertu des brisures et des réajustements qu’il nécessite par rapport à un comportement de dissimulation et à une vie menée à l’écart, il n’en constitue pas moins un défi incontournable à relever sur le double plan psychique et artistique, ce qui explique le rôle fondamental de cet événement à l’intérieur du récit de vie : « On m’écouterait enfin. Et ce serait comme une seconde naissance, tout aussi importante, sinon plus, que la première » (PP, 60). L’élaboration d’une série de préparatifs, tant matériels que psychologiques, certains loufoques, d’autres graves, en vue de la traversée de l’Atlantique, par laquelle elle souhaite « [s]e décolonise[r] [et] [s]’affranchi[r] » (PP, 103), constitue l’amorce d’une démarche intérieure susceptible de déboucher sur des facettes inconnues d’elle-même, mais surtout sur un nouvel « ancrage de vérité et de paix » (PP, 89), d’où procédera sa guérison. Pour cette scriptrice agoraphobe, qui hésite à parcourir les lieux les plus banals de son environnement immédiat, il s’agit enfin de s’éprouver, de « tirer de la force des puissances destructrices » (PP, 45). Franchir cette étape exige une nouvelle lucidité, une volonté permettant de s’accepter au bout du compte, avec ses défauts et ses limites, de se contenter de son apport à la mouvance psycho-sociale à laquelle, malgré tout, on participe :

Je me suis donc dit qu’il fallait tout simplement que je décroche et que j’accepte mes limites au lieu de m’en rendre malade. Accepter l’insurmontable. Accepter de ne pas pouvoir aller plus loin. M’en contenter. Être fière d’être rendue là où j’étais rendue et laisser les autres, nos fils et nos filles, prendre le relais et agrandir le territoire à leur manière. Accepter les lentes étapes de l’évolution humaine. Accepter de prendre ma place dans cette lenteur. Que cela soit simplement une condition de l’existence, et que cette condition soit bonne, elle aussi, qu’elle ne soit pas que négative, qu’une soustraction de moi-même.

PP, 127

Le portrait dédoublé du soi et de l’autre : de la caméra à la toile

La mise en perspective expansive qui étaye le cheminement à la fois distinct et mutuellement imbriqué des personnages-miroirs du sujet culmine en une vision fictive de soi où s’impose justement le regard de l’artiste créateur. Convergence de la raison et d’une sensibilité développée — frôlant parfois la névrose —, l’artiste, on le sait, « voi[t] la vie sous d’autres angles » (PP, 167). Fort d’un regard inspiré du rêve et du fantasme, il parvient à « pénétrer l’opacité de la pierre » (PP, 123), à faire scintiller la fixité des apparences et des images. Coïncidant avec l’échange entre les personnages France Daigle et Bernard Pivot dans le cadre de la prestigieuse émission télévisuelle Bouillon de culture, rencontre organisée autour du roman Pas pire, la performance s’inscrit dans cette configuration visuelle propre à l’artiste en vertu de l’autoréflexion qu’elle mobilise [50]. Relativement à la séquence en question (PP, 178-181, 184-187), le cadrage observationnel (énonciatif) focalise l’interface dialogique entre l’autorité culturelle par excellence, symbolisée par le masculin et la culture mère, et un sujet irréductiblement marginalisé par son extraterritorialité, ses délires et son genre sexuel. Or, ce sujet presque sans contours ni substance, puisque traditionnellement dépourvu de voix et d’image, se voit, grâce à l’échange télévisuel, du coup projeté vers une visibilité insoupçonnée, en raison de la diffusion à travers la Francophonie mondiale (hypertrophie de la fonction spéculaire, s’il en est). La séquence est en même temps une parodie d’Antonine Maillet, la première et longtemps la seule ambassadrice culturelle de l’Acadie, qui, compte tenu du succès de son roman, Pélagie-la-Charrette, couronné par le Goncourt de 1979, est effectivement passée chez Pivot. Si tant est que ce premier prix important ait propulsé au plan mondial la littérature acadienne dans sa version mythique, France Daigle cherche, en revanche, à hisser le revers de cette mythologie à un niveau semblable d’accessibilité cognitive et visuelle. L’entretien d’une France Daigle avec un Bernard Pivot, tous deux fictifs, porte sur l’Acadie archaïque et sur l’agoraphobie du personnage. Il s’agit d’une maladie à prépondérance féminine qu’elle revendique d’ailleurs au point de souhaiter la voir mieux partagée entre hommes et femmes, comme si cette dysfonction physique et psychique — qu’elle a dû surmonter — était une fracture bénéfique : « réaction d’inadaptation » (PP, 179), béance esthésique ouvrant sur l’être essentiel, par quoi pourrait surgir une prise de conscience des « innombrables couches de vie dont [elle est] dépositair[e] » (PP, 179) et l’amorce pour s’en délivrer :

— Bien, vous savez, comme l’a si bien dit votre académicien Jean Delay, toute maladie nerveuse est une révolution.

— Ah bon ?

— Oui, parce qu’à l’échelle de l’évolution, à l’échelle biologique, […] tout est affaire d’adaptation. Tout se développe en réponse à l’environnement, au milieu ambiant. Ces changements sont à la fois infiniment précis et infiniment lents, mais quand ils s’installent, c’est pour longtemps. Du point de vue […] de cet enracinement biologique inouï, de ces innombrables couches de vie dont nous sommes dépositaires, une réaction d’inadaptation, même banale, correspond ni plus ni moins à une levée de boucliers. Que nous ayons encore la force et la spécificité d’y réagir, voilà qui est étonnant, et réjouissant. Et ce sont ces attributs-là que l’on aime des révolutions : leur force et leur spécificité.

PP, 178-179

La maladie suscite ainsi une réflexion axée sur les origines et les appartenances ; elle oblige à remonter à un espace-temps archaïque pour découvrir sa propre filiation avec une période aveugle, non institutionnelle. Elle aide paradoxalement à démystifier le dérèglement, la sursaturation du même allant jusqu’au corps d’artiste, dont la guérison coïncide avec l’éclosion d’une nouvelle parole identitaire. Il demeure significatif que l’élan donné à cette pratique d’exorcisme public, par quoi passe le processus transformateur, dérive d’une pulsion féminine : c’est le regard féminin qui se révèle moteur de réinvention, de dépassement du déterminisme culturel. Cette vision fantasmée de soi émerge de la nostalgie d’une reconfiguration identitaire où priment le désir d’auto-perception, de métamorphose, de dialogue interculturel et, avant tout, le besoin du regard réciproque de l’autre, de « voir et d’être vu, reconnu » (PP, 132), bref d’une légitimation auprès de la francophonie mondiale :

Et puis, qu’est-ce que je leur dirais à Bouillon de culture ? Que la mort, ou tout au moins l’inexistence, est inscrite dans nos gènes ? Que tout repose dans la manière, dans l’art de s’y faire ? Que tout est affaire de légitimation ? Légitimité de ce que nous sommes aux yeux du monde et à nos propres yeux. Être et paraître. Par/être, être par. Voir et être vu. Reconnu. Que tout ne repose pas que sur l’arbitraire, l’invisible et l’injuste. Remonter le cours de l’histoire, descendre dans l’inconscient à la recherche de fondements, d’explications, de justifications, d’interprétations de sa propre existence dans des lieux où il n’y a parfois aucune autre manière d’être, d’exister, de voir et d’être vu, reconnu.

PP, 132

Qu’elle soit conventionnelle ou éclatée, l’activité créatrice incarnée ici par le féminin jaillit de cette habileté à arrimer le personnel et le social, à explorer grâce à ses capacités sensibles agencées sur les mots et les images de multiples réseaux d’enchevêtrement et d’interférences qui président à la genèse collective et individuelle du soi. Impulsion qui repose sur la médiation incontournable de l’autre. La déconstruction morphologique du paraître dans le chiasme ci-dessus, qui fait coïncider les modalités à la fois intransitives et transitives du voir et de l’être — « être » et « paraître », « par/être », « être par » (PP, 132) —, souligne cette importance attribuée à l’intersubjectivité et au partage communautaire du sens et des valeurs dans la (re)construction du soi. L’horizon transférentiel établi avec l’autre, qu’il soit le double porté en soi, l’autre en tant qu’inter-sujet intime ou public, l’autre en tant qu’ancêtre culturel, amène le sujet dans ce jeu relationnel de distanciations et de rapprochements à se ressaisir selon sa propre vérité, à s’intérioriser pour mieux s’extérioriser [51].

La dynamique de projection et de reprise qui sous-tend la vision plurielle de soi participe, on l’a vu, d’un réseau intertextuel qui n’est qu’une extension de la visée fluide et plurivoque de l’observateur ; celui-ci se donne ainsi nombre de figures et d’icônes pour revendiquer divers modes de contagion-contiguïté avec une totalité culturelle diversifiée et complexe. L’intertextualité interpelle, entre autres discours savants et populaires, l’astrologie et ses maisons affiliées ainsi que la numérologie, qui font écho par leur logique interne à la problématique d’idem et d’ipséité impliquant les facteurs du déterminisme et du libre arbitre chez chaque individu. Même si tous les signes et leurs maisons respectives font l’objet d’une explication, la recherche existentielle au coeur de Pas pire revendique une affiliation spécifique avec la Maison XII. Confirmée du reste par Bernard Pivot, cette glose se révèle métatextuelle, étant donné que le récit autofictif s’organise à partir de deux de ses propriétés thématiques : d’une part, celle de « la vie privée ou recluse, de l’enfermement, de l’emprisonnement, de la maladie » (PP, 146) et d’autre part, celle de « la condition humaine, avec tout ce qu’elle comporte de mort philosophique, de tentative de guérison intérieure, de contemplation » (PP, 146) :

C’est la maison de l’abandon d’une certaine rigidité, y compris la rigidité du corps, pour une suite devenue désirable. C’est par la Maison XII qu’on tente de se juger avec objectivité, qu’on retourne à l’écoute de l’inconscient collectif, qu’on entreprend le pèlerinage de la dissolution.

PP, 146

Véritable signe fétiche du roman, le chiffre douze, dont la présence s’affirme par ses multiples dérivées, renvoie à cette idée de libération et de dissolution de la matière (avatar d’empêchements, de blocages, de rigidité), puisqu’il évoque dans plusieurs cultures « le perpétuel devenir de l’être et de l’univers » (PP, 99) et, partant, s’impose en tant que symbole de perfection : « [n]ombre d’action, le chiffre douze représente […] l’accomplissement et le cycle achevé. […] Multiplié par lui-même, le chiffre douze mènerait à la plénitude et au paradis, rien de moins » (PP, 99).

Le retour frappant du chiffre douze posé en tant qu’objectif désiré, idéal vers lequel progressent les enjeux, reflété par l’intitulé de la quatrième partie de l’ouvrage, « Le domaine du perfectible », ressort comme leitmotiv enchâssant, notamment en vertu de son assimilation à la description donnée d’une toile de Bruegel l’Ancien, ancêtre inspirateur élu, on l’a vu, de France Daigle. Le Dénombrement de Bethléem du peintre flamand a pour ancrage spatial un village nordique du nom de Dieppe (PP, 31), assimilable à son homologue acadien, ville natale de l’héroïne. De plus, cette toile actualise une démythification-reconfiguration du récit de la Nativité en raison de la primauté accordée à la vie communautaire, animée par des paysans et marchands, et à l’interprétation profane du mythe sacré (on aperçoit sans distinction des autres personnages Joseph qui tire l’âne sur lequel est assise Marie, enceinte de Jésus). La toile présente, à la manière d’une trame filmique, une synchronie actantielle et spirituelle, une simultanéité du fait collectif, qui n’amoindrit pas pour autant le caractère distinct de chaque figurant. Vu ses nombreuses sphères d’activité — hivernales, sociales, civiques, ludiques — ponctuées par des arrivées, des départs, des positions stationnaires, elle renforce l’idée de dynamisme et de mouvement. Or la description de la toile de Bruegel l’Ancien n’est pas fortuite, car la mise en perspective énonciative qu’on en donne se coiffe par le chiffre douze : « [a]u centre du tableau, une roue esseulée est figée debout, enlisée dans la neige et la glace. Elle compte douze rayons » (PP, 32). Si la fonction de mise en abyme annonciatrice du tableau flamand ne fait pas de doute, ne serait-ce qu’en raison de son sous-texte acadien concentré, allant du seizième siècle jusqu’à aujourd’hui, l’objet pictural est d’autant plus déterminant dans la structuration de la quête existentielle qu’il réapparaît à la fin du récit dans la proximité d’un autre personnage qui se libère, Hans, qui, malgré ses origines nordiques, se rattache au milieu acadien par l’intermédiaire d’Élizabeth. Comme l’énonciatrice, il privilégie lui aussi par son regard, qui y trouve un point d’arrêt, l’image située « au centre du tableau, la roue esseulée, [qui] a encore et toujours ses douze rayons » (PP, 202). Par le biais de cette superposition picturale, on touche ici à la valeur indéniablement productrice de Pas pire. Ressortent ainsi à la fois la signification de la figure du douze, qui encadre et sous-tend l’autofiction dans tout ce qu’elle comporte de recherche et de progression vers le bien-être existentiel au double plan singulier et collectif, et l’importance accordée à la perception visuelle, au regard de l’observatrice qui, par un processus subtil d’analyse et de hiérarchisation de la toile, crée une vision culturelle donnée en « creux ». Le regard féminin propose de cette manière les contours d’une réalité symbolique, elle-même indissociable d’un processus de glissement et d’échange avec un inter-sujet, à qui il revient de poursuivre le projet artistique de perfectionnement en amont et en aval de l’espace géopolitique acadien.

Éloge de la créativité. Vers un équilibre psycho-culturel

Quel est le bilan de cette perception énonciative du soi et de l’autre au féminin ? Conformément à la toile de Bruegel, palimpseste visuel de l’écriture, le récit autofictif s’élabore en un tableau oblique tissé d’associations et d’autoréflexions à l’intérieur duquel les tensions, les forces hétérogènes travaillant l’identité minorisée, sont non pas matées, mais valorisées, constamment activées. On vise de la sorte à instaurer une modulation dans la fixité, à rendre palpable une « révolution » non pas « sanglant[e] » (PP, 179) à la Pélagie, mais une « révolution » plus raffinée, tropistique, passant presque « inaperçu[e] » (PP, 179). Les retombées de celle-ci s’annoncent, en effet, plus efficaces parce que plus proches des forces créatrices de l’être. Découlant des contradictions et des paradoxes portés en soi, l’affranchissement identitaire dans Pas pire épouse en conséquence une démarche intimiste et intersubjective, dynamique à laquelle renvoie la figure de l’escargot, « symbole du mouvement dans la permanence, […] du voyage du pèlerin en direction d’un centre intérieur » (PP, 54), recherche non moins ardue, étant donné la présence de « digressions, de pistes plus ou moins claires, plus ou moins significatives » (PP, 54).

De façon générale, l’autofiction de France Daigle raffermit la contribution des femmes à l’atténuation du néo-nationalisme acadien, remontant aux années quatre-vingt. Car son texte, tout en affichant des liens avec le champ communautaire de l’Acadie (liens certes ambivalents et parfois tendus), introduit une inflexion à l’intérieur d’un discours nationaliste qui se cherche et tente de se forger une mythologie collective repensée. C’est dire que l’éclatement de la question identitaire qu’on y observe pose le rapport pays-texte, non pas à l’intérieur du cycle de l’histoire nationale — axée ici sur l’errance orientée par la « marche vers le mystère glorieux [52]  », là sur l’implosion du mythe ancien de la rédemption [53] —, mais au niveau de la portée interventionniste de l’écriture, de son action décisive, directe, transitive, sur les sujets impliqués dans cette histoire. La modernité acadienne, largement attribuable aux auteures préalablement nommées, a mis l’accent sur les motifs d’ouverture à l’altérité, sur des pratiques parallèles de la communalité, pratiques spirituelle, anthropologique et intimiste notamment, qui esquivent la question du destin national et de l’origine mythique de l’Acadie ainsi que les rapports dominant-dominé articulés précédemment. François Paré confirme cet apport essentiel des femmes au remodelage du discours identitaire acadien. Il a posé deux filiations interdépendantes dont procède la modernité acadienne : celle du cycle sacral, objet privilégié du pays en émergence, à l’instar de la revendication poétique de Raymond Leblanc (Cri de terre, 1972), et « celle d’une traversée plus radicale de l’histoire, mettant en cause [par la voix des femmes] la validité même du cycle national [54] », où la quête identitaire, s’ouvrant aux dimensions humanitaire et universelle, affiche nonobstant son enracinement culturel. Les écrivaines acadiennes ont ainsi mis au jour dans leurs réinterprétations inédites de l’origine, non pas une négation du pays tant cherché, mais une manière autre, différente du folklore ou du texte idéologique, d’incarner son avènement, de concevoir son rapport avec l’altérité [55].

Plus particulièrement dans Pas pire, France Daigle actualise une notion contemporaine de révolte explorée par Julia Kristeva. Celle-ci réarticule l’idée en termes de « ré-volte intime », ancrée dans le sens étymologique du latin revolvere, qui n’implique ni la contestation publique de normes institutionnelles répressives, ni la revendication politique des petites nations, comme on l’a vu au cours des années soixante et soixante-dix, mais plutôt un mouvement plus personnel et subjectif de retour et de déplacement psychiques, d’anamnèse, en mesure de libérer une image de soi en formation, ancrée dans la mémoire et l’imaginaire [56]. Le retour par la mémoire à un imaginaire constitutif, émanant de l’affectivité et de la pensée, s’avère le garant de la réinvention perpétuelle d’une individualité, de sa propre différence, à partir de laquelle il est possible de rejoindre l’autre et d’échapper aux représentations culturelles qui tendent vers le nivellement et la stéréotypie. En tant que figure textuelle, le soi minorisé féminin engendre dès lors de nouvelles schématisations socio-esthétiques et idiolectales ; ce faisant, il amorce une prise de conscience quant à la nécessité d’un ressourcement identitaire ininterrompu. France Daigle propose de cette manière une revendication de l’altérité psycho-culturelle — biologique, sociale, symbolique — qui fait partie intégrante de chacun de nous et qui, comme le rappelle Julia Kristeva, installe « la différence en nous […] comme condition ultime de notre être avec les autres [57] ».

La mise en perspective visuelle de Pas pire met l’accent sur la fusion des sphères du personnel et du social, mais où le personnel, comme le soutiennent plusieurs défenseurs du discours féministe [58], désigne un vecteur idéologique du social qui débouche sur la transformation. Cet appel plus figuratif que verbal au changement émerge par l’intermédaire d’un regard féminin : France Daigle invente un récit identitaire qui est davantage récit de perception et de projection imaginaire que récit d’événements ou de diktats. La coexistence des saisies visuelles complémentaires y renvoie, comme dans d’autres oeuvres littéraires au féminin de l’Acadie, à la circularité, à l’alternance, auxquelles s’assimilent les motifs tels le double, la bobine de film, la balle, la danse [59], les pas de danse exécutés par la jeune Steppette, « petit saut, petite danse, petite démonstration de prouesse » (PP, 55). Ces motifs amènent le sujet féminin non pas à errer en ligne droite, mais à (re)tourner sur soi, à produire un nouveau regard sur son espace intime et social, l’espace étant le dispositif prépondérant du livre, « espace physique, espace mental, et les façons que nous avons d’y émouvoir » (PP, 54). La frontière de l’espace autofictif chez France Daigle n’est pourtant jamais close ; il s’offre comme un lieu d’accomplissement du désir, un espace d’exploration ininterrompue du territoire constamment à agrandir. Pas pire s’associe par ce biais aux écritures métaféministes au Québec des années quatre-vingt-dix [60], puisque l’autoportrait littéraire traite de l’identité minoritaire collective à travers le prisme du devenir féminin singulier et pose la médiation artistique et l’intersubjectivité comme étapes incontournables vers l’affirmation d’un équilibre psycho-culturel.