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Adopter comme noms de plume ceux de Robert Laroque de Roquebrune et de Guy Delahaye quand on a reçu à son baptême ceux de Robert LaRoque et de Guy Lahaise ; dire de son camarade d’école et frère d’armes en littérature qu’il est « notre Robert de Montesquiou-Fezensac [2] » ; se faire croquer par Ozias Leduc dans la pose prise jadis par ce même Montesquiou dans le tableau de Boldini [3] ; écrire avec orgueil à son père « j’ai été introduit dans l’un des plus grands salons de Paris [4] » ; jouer la « Pavane » de Ravel devant les princes de Parme et la « présidente » de la République française : autant de gestes des collaborateurs ou amis de la revue Le Nigog, autant de signes de leur mondanité. Rien de plus éclatant, à cet égard, que de voir surgir ici, comme symbole de cette distinction et de cette élégance revendiquées avec force, ce Robert de Montesquiou qui fut aux yeux de ses contemporains, et de Proust le tout premier, l’archétype du grand mondain [5].

Que ces écrivains et artistes aient fréquenté des salons parisiens bien en vue, lors de leurs séjours en France, avant la déclaration de guerre de 1914, cela n’est un secret pour personne, surtout pas pour leurs adversaires, qui en profiteront pour les qualifier de « parisianistes » ou d’« exotiques ». Qu’ils aient mené le même type de vie mondaine à Montréal qu’à Paris, que les conférences organisées par la revue, en 1918, aient été rangées par les journalistes dans la rubrique de « mondanités », qu’une part importante de la carrière ultérieure de ces exotiques ait eu un cachet mondain et que cette mondanité ait joué un rôle dans la querelle entre exotiques et régionalistes [6], cela, par contre, n’a guère été souligné, encore moins étudié [7]. C’est pourtant ce que j’entends faire dans cet article, en montrant que pour ces exotiques temporairement exilés en terre canadienne pour cause de guerre mondiale, mondanité, art et littérature font partie d’un même univers. Et, comme j’essaierai de le faire voir, refaire l’histoire du Nigog en fonction de cette optique conduit à une réévaluation d’un certain nombre de jugements à son sujet, particulièrement en ce qui concerne son avant-gardisme. Par ailleurs, dans une perspective plus générale, se pencher sur la mondanité des acteurs de cette revue, c’est jeter des coups de sonde dans un univers profondément englouti par l’oubli : le Tout-Montréal du début du vingtième siècle, pâle reflet, peut-être, du Tout-Paris ou du « fashionable London » de l’époque, mais néanmoins bien vivant et extrêmement fier de sa domination sociale et culturelle.

Comment en vient-on à se prendre pour un Montesquiou, à Montréal, quelque part dans les années 1910 ? Quelle conception de la littérature et de la société cela impliquait-il ? De quelle manière la vision mondaine de la culture et de l’écrit, de même que le choc des habitus entre mondains et humbles travailleurs de la plume, influencent-ils les prises de position dans la polémique opposant régionalisme et exotisme ? Voilà ce que je tenterai d’examiner, en centrant ma démonstration sur la réception du Nigog, retracée à partir du compte rendu de ses activités dans les rubriques mondaines des journaux. Mais avant de procéder à cet examen, il me faut établir quelques faits à propos de la mondanité montréalaise de l’époque.

Très peu de travaux, en histoire comme en littérature, en sociologie comme en musicologie, se sont intéressés à celle-ci. Il faut dire que trois obstacles majeurs s’opposent au développement d’un véritable champ de recherche autour de cet objet. Il y a tout d’abord un problème méthodologique car, comme l’écrit Adeline Daumard, « la difficulté de l’étude tient à la documentation [8] », du fait que les événements mondains, et surtout la perception qu’en ont eue les mondains eux-mêmes, laissent peu de traces. Il y a ensuite le discrédit général et fort ancien dans lequel sont plongés les mondains et la mondanité. Bien que cet état de fait commence peu à peu à changer, chez certains historiens français [9], par exemple, le mouvement demeure timide. Les chercheurs reprennent ainsi à leur compte, plus ou moins consciemment, les mêmes idées qui ont poussé André Gide et La Nouvelle Revue française à refuser Du côté de chez Swann : le monde, pensent-ils, c’est la superfluité, la vanité, une indicible vacuité. Il y a enfin un troisième obstacle, propre aux études québécoises, soit l’idée préconçue qu’il ne saurait y avoir eu de vie mondaine digne de ce nom, digne de Proust, au Québec, en 1918, année de parution du Nigog.

Or, les journaux en apportent la preuve et les mémoires s’en font l’écho : la vie sociale de l’élite montréalaise était rythmée par les événements mondains, les grandes réceptions et les parties d’euchre, les soirées musicales et les bals fastueux, les séjours dans les grands hôtels londoniens, parisiens ou de la Côte d’Azur, etc. Et, dans tous ces cas, la liste des invités, les vêtements portés, le ton de la discussion, l’élégance des convives, leur rang dans la société comptent tout autant que dans les salons les mieux lancés de Paris ou de Londres. Tout un monde de conventions et d’ostentation, codifié dans un certain nombre de manuels d’étiquette, s’offre ici à l’analyste. Dans quels milieux recrute le Tout-Montréal ? Quelle fut la hiérarchie de ses clans et de ses réseaux, autour de 1918 ? Comment les groupes linguistiques et les camps politiques y étaient-ils distribués ? Combien d’écrivains, de musiciens ou d’artistes professionnels y étaient intégrés ? Autant de questions sans réponses à l’heure actuelle.

Or, pour ne donner que l’exemple des manuels d’étiquette, il y a certainement des lumières intéressantes à tirer de la comparaison entre les textes écrits et publiés à Montréal, Québec ou Ottawa et leurs modèles français ou britanniques, très souvent allègrement démarqués. Prenons par exemple, et pour le plaisir d’en donner un aperçu concret, le Recueil de discours préparés… appropriés à toutes les circonstances de la vie et à tous les milieux de Marc Sauvalle, publié à Montréal, en 1904 [10]. N’est-il pas instructif d’y voir que parmi les personnages importants de la vie publique à qui il est prévu d’adresser un discours, il y a les politiciens, les institutrices, les avocats et les curés, et que parmi les modèles de discours, on en trouve un pour la St-Jean-Baptiste, un pour la St-Patrice et un pour le 4 juillet ? De même, l’avant-propos en rajoute sur les valeurs mondaines censées être proprement canadiennes-françaises : « la sociabilité et le goût de la bonne compagnie, avec ses attributs inséparables, la politesse et la conversation, sont les qualités essentielles du Canadien-Français. Elles lui sont chères parce qu’il les tient de ses ancêtres ; et c’est un héritage glorieux qu’il entend transmettre à ses successeurs [11] ». L’on touche ici à l’une des idées chères aux mondains canadiens-français de l’époque, celle de l’ancienneté, des racines historiques de leur savoir-vivre, issu, selon eux, de l’Ancien Régime lui-même, par le biais de la Nouvelle-France. Il y aurait ainsi continuité, entre le salon de Mme Bégon et celui de Mme Huguenin, entre le dix-huitième et le vingtième siècles. Ce sera d’ailleurs un des leitmotive des recherches historiques de Robert de Roquebrune, ce qui lui permettra de se sentir de plain-pied avec les descendants des Frontenac [12]

Sans m’avancer davantage du côté de l’importance de la mondanité sur le plan social ou du côté de son historicité [13], je veux néanmoins souligner son rôle dans la vie culturelle. Car, du fait de leur forte présence dans la vie culturelle de l’époque, les mondains influençaient de leurs goûts et dégoûts cette culture et infléchissaient ainsi littérature, musique ou théâtre, de même que les conférences savantes [14], dans le sens de la mondanité. En plus des critères déjà connus et étudiés, ceux issus des sphères religieuse, politique et esthétique, il devait donc y avoir d’autres desiderata, ceux de nature mondaine. Parallèlement, la vie mondaine offrait à certains artistes et écrivains triés sur le volet un mode de sociabilité autre, qui les menait au coeur de l’élite sociale et politique [15]. Jusqu’à quel point ces lieux où se rencontrent le milieu artistique et le champ du pouvoir ont-ils influencé l’art et la littérature ? Il est trop tôt pour tenter de le déterminer avec exactitude ; l’on peut cependant postuler, à titre d’hypothèse de recherche, qu’il y avait dans le Canada français du début du vingtième siècle une littérature de type mondaine, une littérature qui ne s’adressait ni directement au grand public indifférencié, ni exclusivement au milieu littéraire, mais à cette élite culturelle, sociale et économique qu’est le monde [16]. Le public visé serait donc pour les écrivains mondains un public connu, avec lequel on a tissé de nombreux liens personnels, voire intimes. Ce fait a nécessairement d’importantes répercussions quant au statut du bien culturel et à l’horizon d’attente. Ainsi, et tout particulièrement dans les deux premières décennies du vingtième siècle, le grand monde tolère et apprécie l’audace, mais seulement quand elle est de bon ton. Aux scandales des surréalistes (qui eurent souvent lieu dans des réunions mondaines), on préférait généralement les bons mots d’un Jean Cocteau. Pour le traduire autrement, les mondains étaient dans un certain nombre de cas prêts à se colleter avec la modernité artistique et littéraire, mais généralement hostiles à la radicalité propre aux mouvements d’avant-garde. Et, à observer dans quels milieux mondains étaient reçus les exotiques à Paris, à savoir ceux liés à Anna de Noailles, au Mercure de France et au « spiritualisme » des Pomairols, il me semble nécessaire de nuancer fortement la thèse de l’avant-gardisme radical des exotiques [17], pour parler plutôt de modernité à géométrie variable (ainsi, sur le plan social, on ne saurait parler de modernité).

Qu’il y ait eu au Canada français les prodromes d’une littérature mondaine, c’est ce que l’on peut découvrir avec Le Nigog, auquel je reviens maintenant. Publié en douze livraisons, de janvier à décembre 1918, avec Léo-Pol Morin, Fernand Préfontaine et Robert de Roquebrune comme directeurs, Le Nigog fut une revue d’art sérieuse abordant les multiples facettes de la création culturelle montréalaise, de l’architecture à la musique en passant par la littérature, la peinture et la sculpture. Il ne s’agit pas d’une revue mondaine à proprement parler, comme le sera plus tard The Passing Show, également publié à Montréal, à la fin des années vingt. Pas de carnet mondain, de rubrique de mode, de courrier sentimental dans Le Nigog ; que des textes de critique et de création, en plus des gravures, bandeaux et autres culs-de-lampe.

On peut même trouver dans la revue des propos assez cinglants à l’endroit des mondains. C’est le cas en particulier pour Léo-Pol Morin, qui s’attaque durement dans le premier numéro à celles qu’il qualifie fort péjorativement de « dames d’art », ces « dames qui ont fait de l’art la distraction de leur désoeuvrement […], le régentent arbitrairement » et sont les « propagatrices averties du plus mauvais goût ». Tout à son plaisir de les fustiger, il va jusqu’à s’écrier « les empoisonneuses [18] » ! Devant ce texte, et cet autre, de Fernand Préfontaine, où l’on énonce que « l’art n’est pas un amusement à l’usage des gens du monde [19] », l’on pourrait croire ma thèse nulle et non avenue : les gens du Nigog, loin d’être des mondains, s’opposeraient en fait catégoriquement aux mondains.

Tel n’est toutefois pas le cas. Car ce n’est pas à la mondanité en soi qu’en ont Morin et Préfontaine, c’est plutôt à une catégorie de mondaines, à un certain type de relations entre art et mondanité, à une conception anachronique et fausse de l’art. Contre ceux pour qui l’art est un divertissement, contre ceux qui, en retard d’une génération, en sont restés à Bourget ou qui, patriotes intempestifs, réclament des sujets canadiens, ils affirment que le sujet n’est pas important en art, se font les hérauts de l’art moderne, tel que représenté par Anna de Noailles, Éric Satie ou les silos à grains du port de Montréal, et enfin affirment que la connaissance de l’art n’est pas immanente aux gens de la bonne société, mais demande au contraire travail, savoir et ouverture d’esprit. Ce faisant, ils ne se positionnent pas dans un en-dehors de la mondanité, mais s’attaquent, comme membres de cette élite sociale et culturelle, à la fraction conservatrice du Tout-Montréal. Autrement dit, il ne s’agit pas ici de puristes de l’art pour l’art opposant la tour d’ivoire aux compromissions mondaines, mais de mondains, au demeurant partisans de l’art pour l’art et de la modernité artistique, s’attaquant à d’autres mondains, artistiquement dépassés ou ignorants. Avec Le Nigog en somme, une révolution esthétique est en train de secouer les cercles huppés de Montréal.

Plusieurs indices, dans la revue elle-même, viennent confirmer le fait qu’elle s’adressait aux gens de la bonne société. Les plus nets, à mon avis, en plus de l’appel constant à une élite culturelle [20], sont ceux des publicités annonçant une soirée musicale et littéraire chez une grande dame [21], faisant la réclame de « Fashion Craft » — on y lit « S’habiller est un art. Les plus élégantes créations pour les hommes de goût [22] » — ou encore, invitant les lecteurs à engager, pour leurs « concerts, récitals, clubs ou soirées musicales », un des artistes sous la direction de Henry Michaud, parmi lesquels on retrouve Léo-Pol Morin [23]. Qui, sinon un mondain, souhaiterait organiser chez lui une soirée musicale en engageant pour ce faire un instrumentiste ou un chanteur prestigieux ?

L’ironie de voir un mondain réprimander publiquement des mondaines dans une revue lue par des mondains ne fut pas perdue pour l’adversaire attitré de Léo-Pol Morin qu’était Frédéric Pelletier, chroniqueur musical du Devoir. Il écrivit à ce sujet : « [Morin] en veut décidément à celles qu’il dénomme dames d’art. Je ne puis m’empêcher de craindre que les susdites dames chez plusieurs desquelles fréquente M. Morin, ne lui auront pas une reconnaissance exagérée de sa brûlante déclaration d’amour [24]. » Les craintes de Pelletier ne furent pas fondées, car les mondaines pardonnèrent ses remarques acerbes au directeur du Nigog. Pelletier lui-même, un mois plus tard, écrivit en effet : « les dames d’art si rudement malmenées par M. Léo-Pol Morin ne lui en veulent pas, bien sûr, à preuve le mot suivant […] à l’issue d’un récital [de] M. Morin […] “Allons, disaient-elles, baiser les mains du Maître” [25] ».

Cette remarque de Pelletier est confirmée par le dossier de la réception mondaine du Nigog [26]. Pour éclairer celle-ci, aujourd’hui, je vais me pencher plus particulièrement sur le cycle de conférences données au printemps 1918 par les collaborateurs et amis de la revue. Événements publics ouverts à tous, ces conférences furent courues par une importante cohorte de gens de la haute, ce que soulignent tous deux Robert de Roquebrune et Victor Barbeau à Germaine Bessette qui les interroge au sujet de ces « Jeudis du Nigog ». Ainsi, Roquebrune juge que l’auditoire « était un public mondain, très élégant, surtout féminin [27] » et Barbeau le confirme, disant « ces jeudis étaient très suivis et avaient beaucoup de succès […] Il y avait beaucoup de femmes, quelques jeunes filles et quelques hommes […] Il y avait aussi […] la baronne d’Halewyn [28]. » De plus, ce dernier indique, quand on lui mentionne la présence de Mme Léo-Pol Fortier à la conférence de Marcel Dugas : « Les Fortier avaient un salon très fréquenté, un des plus beaux salons de Montréal [29]. »

Étalées sur trois mois, les huit conférences du Nigog donnèrent lieu à trois comptes rendus dans La Presse [30], à trois autres dans Le Canada [31] et à pas moins de cinq dans la rubrique « Mondanités » de La Patrie [32]. Et ce n’est pas tout en ce qui concerne ce dernier journal, puisqu’une mention de la parution du deuxième numéro de la revue se retrouve dans les « Mondanités [33] » et qu’une chronique de Madeleine Huguenin, importante salonnière de l’époque, est dévolue au numéro inaugural de janvier [34]. Encore ne mentionné-je pas les articles consacrés par La Patrie ou ses concurrents aux concerts de Léo-Pol Morin, occasions sociales à mi-chemin pourtant entre art pur et mondanité. De même glissé-je sur les quelques reprises où les noms des collaborateurs du Nigog se retrouvèrent dans la rubrique des mondanités à l’occasion de réceptions sans lien direct avec la revue.

Par leur seule présence dans la liste des mondanités, qui mentionne quotidiennement, à La Patrie, les fiançailles, mariages, thés, bals et soirées diverses du gratin montréalais, les mentions des activités du Nigog classent automatiquement celles-ci et leurs animateurs dans le cercle restreint des événements et personnalités que l’on doit connaître ou fréquenter, dont il faut parler. Quand, en plus, l’on insiste sur le fait qu’il y avait là un « auditoire choisi [35] », une « société d’artistes [36] », un « auditoire d’élite [37] » et que l’on prend le temps de décliner le nom de toutes les personnes présentes, cela situe plus nettement encore les collaborateurs du Nigog à un haut niveau dans ce que Jacques Dubois a nommé les « gradins sociaux [38] ». Quand, enfin, le texte des comptes rendus célèbre presque unanimement le projet et les thèses de la revue, il est clair que les mondains reconnaissent dans le groupe des exotiques des gens du même milieu et que les prises de positions esthétiques du Nigog recueillent leur assentiment. Eussent-ils été les seuls juges que la revue eût connu un succès sinon unanime, du moins éclatant.

S’il n’y eut pas de véritables adversaires du côté des mondains, il y en eut tout de même plusieurs, fort coriaces d’ailleurs, mais qui étaient généralement issus d’un tout autre milieu, idéologiquement et socialement. Et, chez ces derniers, le caractère mondain du Nigog ne passa pas inaperçu, comme on peut l’entrevoir dans les textes de Claude-Henri Grignon [39]. Dans la série de cinq articles signés du pseudonyme de Claude Bâcle et parus dans L’Avenir du Nord en 1918 et 1919, Grignon oppose en effet, et de plus en plus radicalement d’article en article, l’habitus du pauvre artisan provincial des lettres, resté près du sol et du peuple, et celui du riche aristocrate ou bourgeois de la métropole, esthète méprisant et décadent. Ainsi demande-t-il, avant d’entreprendre la critique d’un des articles du Nigog, « si on refusera […] à une pauvre âme d’enfant du peuple de prendre part aux fêtes des grands et des nobles, des beaux et des riches », ajoutant, « je ne veux pas qu’on me traite de “petit écrivailleur de province” [40] ». Ces précautions oratoires sont d’autant plus significatives que Grignon a aimé le texte de Roquebrune qu’il va commenter. Mais à partir du moment, quelque temps après, où il découvre un autre texte de Roquebrune qui égratigne quelque peu la poétesse Blanche Lamontagne, les marques de la distance sociale et culturelle viendront nourrir de fiel sa verve de polémiste.

Il s’attaque d’abord au « comte de Roquebrune » : « [Il] aura beau se croire français à cause de son nom (si cher !) ou de son origine (si lointaine !) il restera toujours ce petit Américain de passage à Paris et qui visite le Louvre, parce que c’est chic, parce que c’est très du monde que de visiter les musées, surtout ceux de Paris [41]. » Il feint, dans le même texte, de comprendre pourquoi les vers champêtres de Lamontagne ne peuvent guère toucher « le coeur d’un dandy ou d’un snob », à seule fin de mieux réprouver ce Roquebrune qui se croit, selon lui, « obligé de mépriser les champs et les laboureurs parce qu’il a visité la France [42] ». Continuant sur sa lancée, Grignon alias Bâcle reprochera à un autre auteur du Nigog, Édouard Chauvin, les « faces de bourgeois enrichis » et les « faces de poètes pédants [43] » peuplant ses poèmes. Il terminera en beauté cette campagne anti-mondaine en parodiant, plusieurs pages durant, l’aventure du Nigog, dans un article intitulé « La Fin d’une révolution ». En voici les premières lignes :

Il y avait une fois, non pas un ouvrier tonnelier qui ne possédait au monde que ses outils, mais trois artistes, beaux types d’hommes, élégants, dandys, « fashion-craft », qui avaient un goût pour les garde-robes voluptuaires et du respect pour les arts. […] Tous trois avaient du talent, presque du génie. Mais tous trois, j’aime à le répéter, étaient élégants, dandys, « fashion-craft ». Ils avaient un faible pour les belles coupes d’habit qui donnent au corps masculin des formes souples et gênantes [44].

Quelle plus belle manifestation pourrait-on trouver de choc entre deux habitus ? S’il en est exemplaire, Grignon n’est pas le seul représentant, cependant, de cette disposition anti-mondaine. Nul doute qu’un dépouillement systématique des journaux et revues gagnés à la cause régionaliste livrerait quantité d’autres remarques semblables. En voici une entre mille, tirée du Devoir du 22 février 1922, qui voit dans les symbolistes égarés en terre canadienne « des gens qui préfèrent la lumière incomplète et factice d’un salon à l’éblouissement du soleil en pleine efflorescence de la nature [45] ». Inversement, en feuilletant la collection du Nigog et les textes publiés ailleurs par ses collaborateurs, on découvrirait force commentaires condescendants à l’endroit des incultes, des rustres, des paysans ou clercs mal dégrossis, ou au sujet des absurdités esthétiques auxquelles conduit l’amour inconditionnel du terroir. Ainsi Fernand Préfontaine écrit-il à Albert Laberge, qui vient de publier La Scouine :

Nos auteurs canadiens, surtout ceux de l’école nationaliste, ont adopté un type de paysan niais et sentimental qui n’existe sans doute que dans leurs imaginations. L’« habitant » est d’abord un homme, avec les défauts et les qualités ordinaires aux humains, s’il est sentimental c’est très superficiellement ; comme le paysan de partout ses idées sont très simples, il est plutôt égoïste et souvent brutal [46].

Tout cela révèle les liens existant entre les thèmes, les prises de position esthétiques et idéologiques, d’une part, et les dispositions esthétiques liées au style de vie ou à la classe sociale, d’autre part. Dans la querelle entre exotiques et régionalistes, il y avait donc indubitablement, en plus des clivages politiques et des conflits d’ordre purement esthétique, des tensions socio-culturelles très fortes, comme l’indiquait déjà Dominique Garand. Ceci rappelle de façon très nette l’observation de Bourdieu au sujet des « quartiers de noblesse culturelle » :

il n’est pas de lutte à propos de l’art qui n’ait aussi pour enjeu l’imposition d’un art de vivre […] Les prises de positions objectivement et subjectivement esthétiques que sont par exemple la cosmétique corporelle, le vêtement ou la décoration domestique constituent autant d’occasions d’éprouver ou d’affirmer la position occupée dans l’espace social comme rang à tenir ou distance à maintenir [47].

De ce point de vue, la polémique entre exotiques et régionalistes peut être interprétée comme le choc entre deux modes de vie. D’un côté, la conception de la culture des exotiques s’inscrit dans un univers de distinction par le haut et l’extérieur, par la grande culture, l’aisance, l’élégance, le détachement. La culture, pour eux, est un fait acquis, ils se la sont incorporée, elle se lit dans leurs gestes, leur façon de se vêtir, leur diction. C’est pourquoi Grignon s’attaque précisément à cette manifestation « physique » de l’esthétique mondaine. De l’autre côté, celui des régionalistes, la culture est affaire de survie collective et repose en particulier sur les masses paysannes, dépositaires de la langue et de la foi. C’est plus ou moins en leur nom que combattent les régionalistes ; selon le schéma de Gramsci, ils se veulent les intellectuels organiques de cette classe. Il y a ainsi chez eux, dans une certaine mesure, un refus de la distinction, source de la rhétorique de l’humilité identifiée par Garand dans leurs textes.

Conclure de tout cela que, sous des prétextes littéraires et artistiques, il y avait en fait une lutte d’ordre social et réduire ce faisant la querelle autour du Nigog à un conflit entre des mondains montréalais, fortunés et snobs, et des clercs provinciaux d’origine modeste, attachés à la culture populaire, ce serait faire fausse route, tomber dans le piège d’un déterminisme unidirectionnel. Bien plutôt, il importe de noter que la querelle est tout à la fois : esthétique, idéologique, institutionnelle, linguistique — ceux du Nigog fréquentent ou travaillent avec des anglophones montréalais, attitude sacrilège aux yeux des régionalistes — et socio-culturelle. Et des deux côtés de la palissade, ces multiples plans sont intégrés les uns aux autres au point de former un tout. Ainsi, pour ne prendre qu’un cas, la correspondance apparaît évidente, aux yeux des acteurs de l’époque, entre les dispositions esthétiques « appliquées » ou quotidiennes, celles du vêtement, de l’ameublement, du maintien, et les choix esthétiques proprement dits, ceux des théories ou pratiques artistiques. C’est pourquoi on peut estimer, chez les régionalistes, que telle ou telle prise de position des exotiques, celle de Léo-Pol Morin en faveur de Satie par exemple, n’est pas autre chose que pose et affectation typiquement mondaines. De là vient l’acharnement de Grignon à faire son « portrait des jeunes exotiques en pantalons chics ».

Au lieu de chercher une cause première, il faut donc essayer de comprendre comment ces multiples plans ont pu s’arrimer les uns aux autres, par quel enchaînement de causes et d’effets ces deux univers culturels ont pu prendre forme et s’opposer de plus en plus nettement à l’autre. Cela est particulièrement important pour Le Nigog, dont la cohérence globale a été trop peu étudiée, mais vaut tout autant pour le régionalisme, dont certains aspects recevraient une lumière neuve grâce à une telle étude. Pour ce faire, il faut réexaminer les sociabilités, le mode de vie et les représentations qu’on en faisait [48]. Découvrir les acteurs des réseaux littéraires et la sociabilité qui les anime, de même que les habitus propres aux divers milieux littéraires, cela nous révèle bien plus que des anecdotes biographiques ; car, comme l’indique le cas du Nigog, la sociabilité peut être un indice des valeurs esthétiques ou politiques prisées par un groupe et les habitus peuvent devenir des enjeux dans les luttes pour l’obtention du capital symbolique. Ainsi, la mondanité fut, pour les exotiques et les régionalistes, le signe par excellence de ce qui les séparait : signe de distinction, d’élégance et d’élitisme culturel pour ceux du Nigog, signe de snobisme, d’urbanité, voire d’extériorité à la culture canadienne-française pour les régionalistes.

Comprendre comment et pourquoi la mondanité a pu prendre une telle importance, cela ne peut être résolu ici. Trop de données manquent, du fait de l’absence de recherches documentaires consacrées à ce phénomène. De plus, comme la mondanité est liée aux tensions entre univers rural et urbain, entre notables et grands bourgeois, entre conservatisme et une certaine modernité, entre autonomie ou dépendance culturelle face à la France, entre appartenance au Canada ou au Canada français, son explication exige de recourir à la démographie, à la sociologie, à l’histoire culturelle et à l’histoire littéraire, et nécessite d’importants travaux d’approche. Objet éminemment interdisciplinaire, elle n’a pourtant été abordée par pratiquement aucune discipline. Nous ne pouvons qu’en appeler à une redécouverte et à une relecture de ce qui a été un phénomène majeur de la vie culturelle au Québec.