Corps de l’article

L’importance du personnage pourrait se mesurer aux effets de son absence.

Sans lui, comment raconter des histoires, les résumer, les juger, en parler, s’en souvenir [1]  ?

Que le personnage soit le résultat d’une « série de transformations progressives », d’un « effet de grammaire, de rhétorique et de sémantique », qu’il puisse être considéré comme un « lieu d’articulation des stratégies d’écriture et de lecture [2]  », certains documents de genèse le mettent en évidence de façon remarquable. Dans le dossier préparatoire de Serge d’entre les morts [3] de Gilbert La Rocque, le personnage fait l’objet de nombreux commentaires métadiscursifs. Ces documents pré-rédactionnels sont de fait un lieu de construction et de théorisation du personnage. Leur analyse attentive nous permettra de cerner les présupposés qui sous-tendent la construction du récit romanesque et de suivre certaines des transformations du texte à travers ses états préparatoires : la genèse de l’histoire racontée, du cadre spatio-temporel de l’énonciation romanesque, de la voix narrative et, tout particulièrement, celle des personnages. Cependant, le rôle décisif du personnage ne s’arrête pas là, car dans le dossier préparatoire de Serge d’entre les morts, il représente un instrument privilégié pour s’attaquer à des problèmes plus larges qui ont trait à l’organisation de textes littéraires, au fonctionnement de l’écriture romanesque et aux « jeux de prévisibilité qui fondent la lecture [4]  ».

La lecture des dossiers préparatoires de Serge d’entre les morts révèle que La Rocque n’est pas un écrivain impulsif. Sa démarche dépend beaucoup des plans, des notes et d’une programmation scénarique qui participent à la genèse de toute son oeuvre romanesque. La Rocque ne passe à l’étape rédactionnelle qu’après avoir débattu, au sein de documents pré-rédactionnels, les structures narrative, diégétique et actantielle de son récit. L’étude des avant-textes permet non seulement de réfléchir aux opérations d’écriture et de réécriture qui ont veillé à l’actualisation de l’oeuvre publiée pour ainsi élucider la genèse de l’architecture du système romanesque, mais également d’apporter un nouvel éclairage sur les mécanismes de production et de réception textuelles. La confrontation des manuscrits au texte achevé représente un outil d’analyse qui permet de passer des généralisations sur le fonctionnement de l’énonciation romanesque à des analyses détaillées. Ainsi, on pourra accéder aux données empiriques de la production du texte, saisir les principaux enjeux de la création littéraire et ouvrir une perspective nouvelle à une étude structurale du personnage et du récit littéraire en gestation.

Les avant-textes de Serge d’entre les morts [5]

Comme celle des autres romans de La Rocque, la documentation génétique de Serge d’entre les morts est relativement complète. Ce qui caractérise le dossier manuscrit de ce roman, c’est non seulement la quantité de types de manuscrits différents, mais également leur richesse génétique. Le fonds de Serge d’entre les morts est composé d’un dossier préparatoire de plus de cent pages et de trois dactylogrammes annotés [6]. Les feuillets qui composent le dossier préparatoire sont écrits de la main de l’auteur au crayon et à l’encre bleue et noire sur des feuillets de différentes dimensions. On y retrouve des plans de travail, des notes de régie, des scénarios, des esquisses ainsi que des schémas et des tableaux portant sur la genèse des différentes composantes narratives du récit [7]. C’est la phase pré-rédactionnelle des avant-textes de Serge d’entre les morts qui sera privilégiée ici. Nous terminerons toutefois notre analyse en faisant appel à un moment privilégié de la phase rédactionnelle, celui qui a vu naître les premiers incipit de ce roman. Des listes de mots, de thèmes, d’idées, aux scénarios, résumés, ébauches, essais rédactionnels, en passant par les plans de travail et les notes de régie, les avant-textes de Serge d’entre les morts retracent les différentes opérations d’écriture qui ont précédé le texte achevé. Pour cerner les présupposés qui sous-tendent la construction du récit de Serge d’entre les morts et pour mettre en évidence le rôle décisif que joue le personnage dans ces documents avant-textuels, nous ferons appel aux fragments du dossier préparatoire qui ont trait à la structure du récit, à la temporalité et à la voix narrative [8].

La construction avant-textuelle de Serge d’entre les morts : le récit

Comme le suggèrent Pierre Glaudes et Yves Reuter, « le récit est constitution d’une fiction, c’est-à-dire d’une histoire comprenant un ensemble d’événements et de personnages situés dans un espace-temps [9]  ». Le récit est actualisé par une instance narrative ou par des actants et il met en scène une séquence événementielle reliée à un cadre spatio-temporel particulier. Tout au long de son dossier préparatoire, La Rocque s’interroge sur la structure du texte en gestation, sur la meilleure façon de mettre en mots l’expérience quotidienne de ses personnages (naissance, suicide, remariage, maladie et mort) et sur l’agencement des événements racontés. De l’étape pré-rédactionnelle à l’étape rédactionnelle, le personnage joue un premier rôle dans l’organisation de l’action. Dans les avant-textes de Serge d’entre les morts, le personnage est presque toujours conçu « en fonction de la double dimension de la quête et du conflit [10]  ». Le sujet (Serge), l’objet recherché (désirs sexuels pour Colette/admiration pour son beau-père), les adjuvants (qui favorisent ou qui facilitent la quête) et les opposants (qui lui font obstacle) sont fondamentaux à la mise en oeuvre du trajet narratif de Serge d’entre les morts comme aux parcours thématiques et diégétiques du roman en voie de production. Voici certaines notes préliminaires touchant le protagoniste :

SERGE

Naissance
< R Suicide >
Visites chez l’oncle
Suicide du père
L’enterrement
Remariage de la mère
Fugue
Naissance de Colette
Départ d’Alain
Télégramme (mort d’Alain)
Fugue (±18)
Laisse l’école
Travaille
Malade […]
— Ce qui ressort d’abord des réflexions de Serge, c’est un problème d’adolescent qui n’est pas encore très bien résolu : l’amour plus ou moins refoulé qui le portait vers Colette.
— Serge désire Colette (plus vieille que lui, entre 13 et 15 ans) — mais à présent, c’est fini.
— Admiration pour son beau-père — mais marqué par son premier père.
— Au moment du récit : Serge est en train de se débarrasser de certains tabous [11] est déjà détaché, en puissance, du milieu familial —

Dans ces extraits, le personnage est décrit comme le support de l’action et comme le principal véhicule aux articulations thématiques du roman. Il est aussi traité comme une entité qui entre en relation avec les autres actants du récit, voire comme l’instance qui assure la dynamique du programme narratif mis en oeuvre. Par contre, compte tenu de la coexistence de séquences hétérogènes au sein d’un seul feuillet, le personnage est rarement présenté à l’état isolé sur une page. Tout en se penchant sur la structure formelle de son récit, La Rocque fait allusion à la voix narrative, aux thèmes susceptibles d’être traités, à la dynamique des relations entre les personnes. Ce mélange de données portant sur les différentes composantes nous donne accès à certains des présupposés qui sous-tendent la construction du roman. Le dossier préparatoire donne par exemple l’impression que les différents éléments du texte sont nés simultanément dans l’esprit de l’écrivain. Ainsi, la forme du récit (« structurer autour d’une idée unique, ou d’un fait ») est évoquée au sein d’un énoncé où sont également traitées les structures narrative et isotopique du roman en gestation (« prendre, comme unité de construction et de narration, Serge et sa nuit ») et où le personnage est introduit comme la principale instance de focalisation et de polarisation du récit : (« personnage central, narrateur-auteur […] tout ce qui sera vu à travers lui prendra plus d’importance » ; « en faire le personnage principal apparent »). L’hétérogénéité du dossier préparatoire de Serge d’entre les morts provient aussi du fait qu’au sein d’un seul feuillet, l’on peut retrouver un plan général voisinant avec une note, un scénario partiel introduit avec un plan détaillé, un résumé juxtaposé à un fragment rédactionnel. Toutefois, indépendamment de la phase génétique à laquelle appartient le feuillet ou la nature des sujets traités (la structure narrative du roman, les péripéties de l’histoire racontée, l’investissement socio-idéologique du roman ou le cadre spatio-temporel du récit), c’est toujours le personnage qui est au coeur des documents pré-rédactionnels de Serge d’entre les morts.

La temporalité

Que le récit soit en voie de production ou qu’il soit déjà achevé, étudier le temps du récit, c’est se pencher sur sa séquence qui est « deux fois temporelle [12]  » : il y a le temps de la chose racontée et le temps du récit. Comme le suggère si pertinemment Gérard Genette, étudier l’ordre temporel d’un récit revient à « confronter l’ordre de disposition des événements ou segments temporels dans le discours narratif à l’ordre de succession de ces mêmes événements ou segments temporels dans l’histoire [13]  ». L’examen de la genèse de la structure temporelle du récit de Serge d’entre les morts révèle que l’ordre, la portée et la ponctualité sont conçus comme des éléments essentiels au déroulement de l’histoire racontée et à la mise en récit des personnages. Les nombreuses dates évoquées dans les dossiers préparatoires permettent à La Rocque d’esquisser un tableau généalogique de ses principaux personnages [14]. Dans ces extraits, la temporalité sert à structurer l’agencement événementiel du récit : chaque date est associée à un personnage et à un événement d’intérêt humain. À l’instar de ceux des autres romans de La Rocque, les plans sont foncièrement elliptiques. Les dates, les noms des personnages et les événements marquants auxquels ils sont associés sont dressés verticalement, mettant en évidence les rapports entre certaines séquences qui se nouent et s’entrecroisent :

Plan sommaire

1810 — Naissance de Marie-Joseph
1829 — Mariage de Marie-Joseph
1830 — Naissance d’Octave ?
1837 — Trahison de Marie-Joseph
1850 — Mariage d’Octave ?
1855 — Naissance d’Isidore
1857 — Suicide d’Octave
1885 — Mort de Marie-Joseph
1886 — Mariage d’Isidore
1886 — Naissance du grand-père
1911 — Isidore et les siens arrivent en ville
1912 — Mariage du grand-père
< A dans la marge droite 1933 mariage de x >
1933 — naissance <illis.>
1943 — X part à la guerre
1944 — X meurt à la guerre
1950 — Y = inceste
1971 — Incendie « incendiaire [15]  »

3 niveaux :
Mort d’Alain — 1970
Mort de Fred — 1959
Mort d’Annette — 1957

Plan détaillé

Ordre chronologique exact de la soirée et de la nuit :
— Serge attend Colette sur le perron.
— Colette arrive : querelle stupide.
— Elle se déshabille dans sa chambre.
— Serge est à la porte, frappe, va entrer.
— Colette prend peur, se rhabille et sort par la fenêtre.
— Serge la rattrape, la ramène et sort.
— L’incendie
— Serge de bar en bar
— Au petit jour, revient

Du plan sommaire, où sont évoqués de nombreux personnages et événements qui ne feront pas partie du texte publié, au plan détaillé qui indique plus nettement les profils narratifs et diégétiques du récit, La Rocque se présente comme un écrivain aux prises avec la rationalité de son texte. Ces fragments portent tous sur l’agencement événementiel de l’histoire racontée, sur les personnages destinés à participer au parcours narratif déterminé et sur les coordonnées temporelles du récit. Contrairement à d’autres documents de genèse destinés à brouiller la structure narrative et le cadre spatio-temporel d’énonciation, les plans de Serge d’entre les morts semblent conçus selon un ordre chronologique et causal : « trois niveaux groupés autour [d’un] thème » ; « ordre chronologique exact ». Avant d’entreprendre une déconstruction assez radicale des principales composantes narratives de son récit, La Rocque est passé par une phase de formalisation qui ne paraît plus dans le texte achevé. Il faut rappeler ici, en effet, que les six romans de La Rocque présentent des défis au lecteur : les problèmes d’interprétation qu’ils posent sont tous issus d’un jeu avec la structure narrative du récit. Par ailleurs, à l’instar de celui de Serge d’entre les morts, les dossiers préparatoires déploient un effort d’organisation remarquable. De l’étape pré-rédactionnelle à l’étape rédactionnelle, les différentes composantes de l’oeuvre en gestation participeront au brouillage de la narration. Il n’y a pour l’essentiel que dans les plans de travail de Serge d’entre les morts qu’est évoquée la succession des événements répartis selon une logique narrative. De fait, ce qui semble être visé dans les notes, scénarios, résumés et esquisses, ce n’est plus la mise en scène d’une structure logico-rationnelle, mais plutôt la construction d’un récit parsemé de lieux d’indéterminations et d’ambiguïtés destinés à bouleverser les structures narrative et diégétique du roman. C’est là que l’on peut constater les premières ressemblances avec le texte achevé, qui est saturé d’énigmes sémio-narratives vouées à mettre en cause certains des traits canoniques de l’écriture romanesque. À l’encontre des matériaux avant-textuels de certains romanciers (Zola, Flaubert, Hugo, etc.), qui déploient une certaine spontanéité par rapport aux efforts de structuration et de restructuration qui s’imposeront au cours des étapes rédactionnelles, le dossier préparatoire de Serge d’entre les morts est parsemé de commentaires qui trahissent un grand effort d’organisation. C’est plutôt dans l’avant-texte rédactionnel de Serge d’entre les morts et dans le texte achevé que l’on retrouve une certaine liberté d’écriture issue d’un jeu avec les principales composantes narratives du récit :

< R Roman sans chapitres, à peine des paragraphes parfois >
* Dialogues du temps romanesque vrai : à la ligne, et tout le bazar
* Dialogues des faits passés : italiques
* Liberté de transitions n’importe quand et chez n’importe qui
* Le plan de l’oeuvre doit être assez précis pour que sa structure soit équilibrée et corresponde au fond ; mais, en même temps, assez lâche pour permettre tous les jeux possibles au niveau des faits et des personnages et du temps.

Quant au narrateur universel (Dieu le Père) classique… Alors il ne me reste qu’une seule solution logique : que le récit soit mené à travers autant de narrateurs-acteurs qu’il en faut. La difficulté est de le faire sans sombrer dans la facile solution des juxtapositions, et surtout sans que l’auteur intervienne et tire les fils de quelque intrigue. Non, tout doit se dérouler tout seul, naturellement, chaque élément s’imbriquant […].

Figure I

Fragment tiré du dossier préparatoire de Serge d’entre les morts.

Fragment tiré du dossier préparatoire de Serge d’entre les morts.

-> Voir la liste des figures

À l’instar de nombreux feuillets, les extraits cités ci-dessus traduisent les intentions de La Rocque : écrire un roman qui présente de véritables défis à l’instance lectorale. La complexité narrative du récit sera issue de nombreux phénomènes : de l’effacement des principales composantes du cadre d’énonciation, de l’absence de référents pouvant identifier les interlocuteurs et le cadre spatio-temporel de la narration et de la mise en place d’ambiguïtés et d’énigmes. Comme le montrent certaines des notes de régie retrouvées dans le dossier préparatoire, c’est par un jeu avec la typographie et la structure narrative et diégétique du récit que La Rocque se propose de construire un texte au sein duquel « tous les jeux possibles au niveau des faits et des personnages et du temps » sont permis.

La voix narrative

Le personnage est souvent présenté dans les documents pré-rédactionnels de Serge d’entre les morts comme une source d’ambiguïtés narratives. L’univers romanesque en gestation est décrit par La Rocque comme étant parsemé d’espaces d’indétermination issus de la relation entre l’instance d’énonciation et la composante actantielle du récit. Comme nous l’avons constaté, l’instance productrice du discours narratif fait l’objet de nombreux commentaires métatextuels. La voix narrative est étroitement liée à la structure du texte (le récit sera-t-il narré à la « première » ou à la « troisième » personne ?), à la perspective narrative (la focalisation sera-t-elle intérieure ou extérieure à l’histoire racontée ?) et aux différents types de discours mis en oeuvre (le sujet d’énonciation sera-t-il introduit par l’entremise de monologues, de dialogues, de discours rapportés ou narrativisés ?). Le grand souci de La Rocque est de préparer la venue des personnages ainsi que les rôles qu’ils seront appelés à jouer dans la structure narrative du roman en voie de production. Il a retravaillé sans relâche les fragments d’avant-textes portant sur la participation des personnages aux différents épisodes de l’histoire racontée et sur les rapports qu’ils entretiennent avec l’instance narrative. Fait intéressant, on constate que dans le dossier préparatoire, les personnages principaux et secondaires sont dotés d’un état civil, d’un nom propre, enfin d’une sorte de matérialité romanesque dont la rédaction finale les privera presque entièrement. Tout au long de l’étape pré-rédactionnelle, La Rocque cherche à donner à ses personnages une biographie, un passé susceptible de rendre plus convaincantes les expériences vécues par les membres de la famille du héros : « Établir des fiches personnelles des principaux personnages : leur vie de famille, les faits qui les ont marqués — haine et amour : tout ce qui les a construits ou détruits, ce qui a ajouté aux cruelles aventures de la famille ». Ces éléments de construction, cet échafaudage réaliste, seront pratiquement effacés au cours de l’étape rédactionnelle et seront absents du texte achevé. Autrement dit, entre l’avant-texte pré-rédactionnel et les avant-textes rédactionnels et post-rédactionnels, le personnage aura peu à peu tout perdu : son corps, son visage, son caractère, son nom. Il sera devenu un être sans contours, indéfinissable et insaisissable :

i.e. — Continuer comme j’ai commencé, mais céder la parole à chacun des personnages importants
Serge =
Fred = le soir d’Annette — le soir de sa mort
Grand-mère – Annette – Fred – Alain – etc.
Alain = le voyage
Lucien = le soir de la mort de Fred — construction, etc.

Donc :
*1ère partie : monologues intérieurs centrés sur les personnages secondaires de la famille
*2ième partie : monologue de Serge
*3ième partie : monologue de tout le monde. Intervention du narrateur, qui agira comme « maître du monologue », ou grand ordonnateur de la conscience.

Il (3e pers.) au passé — pour les morts
FredAlainGrand-père

Vivants : je (1e pers.) et parfois il (3e pers.)
Serge – Lucien – Simone – Colette
Grand-mère (quoique celle-ci puisse fort bien se placer sur la frontière vie-mort)

Comme le montrent les notes de régie, qui se caractérisent par leur caractère schématique et leur statut d’apostille, ce qui sous-tend la structure narrative de Serge d’entre les morts, c’est un problème d’investissement et de désinvestissement du sujet d’énonciation au sein de la narration : « céder la parole aux personnages » ; « monologue intérieur (centré sur les personnages/centré sur Serge) » ; « intervention du narrateur : maître du monologue ». La forme géométrique et architecturale qui caractérisait les plans de travail est également présente dans les notes. Les traits horizontaux, alinéas, astérisques et tirets permettent à La Rocque d’organiser et d’hiérarchiser ses idées. Cette esthétique de la composition se poursuivra dans les scénarios, où La Rocque fixera de façon encore plus précise ce qu’il a l’intention de mettre en scène dans de futurs développements d’écriture. Même si les plans et les notes se distinguent des scénarios par leur origine géométrique et par leur présentation schématique de la structure narrative, des personnages et des événements, on constate que sur le plan sémantique, ces derniers travaillent la même matière, en poussant plus loin la conceptualisation et la programmation du projet romanesque. On remarque aussi que la présence de l’instance auctoriale est mise en évidence par l’introduction de marques d’énonciation (indicateurs de la deixis et expressions de la modalité) qui servent à traduire l’attitude du sujet écrivant face à l’oeuvre en gestation. En effet, si les dossiers préparatoires nous apprennent quelque chose sur la genèse d’un récit, ils donnent aussi à lire le récit d’une genèse. Autrement dit, ces unités de texte constituent une narration que l’on peut lire comme un récit, avec sa propre instance productrice qui intervient sur la forme même de son dire par divers degrés de modalisation. Les indicateurs de la deixis et de la modalité représentent les lieux d’inscription les plus manifestes de la subjectivité langagière, voire celle de l’auteur face au roman en gestation :

Il n’est quand même pas indispensable de tout centrer sur les menées de Serge. — Je pourrais, par exemple, prévoir, à partir d’un point de vue unique (qui pourrait tout de même être Serge), plusieurs niveaux de narration. — Rien de neuf, d’une certaine façon, par rapport au plan original — si ce n’est au déplacement du point de vue, une orientation différente de toute la structure du roman, qui devra, indispensablement, graviter autour d’un centre plus vaste que la seule histoire (symptomatique) d’un personnage qui résume à lui seul tout le drame de sa famille.

Alors, seule solution, prendre, comme unité de construction et de narration, Serge et sa nuit — sans toutefois en faire le personnage principal : seulement un personnage de référence et de synthèse. Donc, lui donner un peu plus d’importance (en pages) qu’aux autres. C’est-à-dire que tout ce qui sera vu à travers lui prendra plus d’importance que ce qui sera vu à travers les autres. Ou sinon, à tout prendre, en faire le personnage principal apparent : tout sera vu à partir de lui, on reviendra constamment à lui, les autres ne présenteront leurs réflexions qu’à titre de référence [16].

La phase rédactionnelle : les incipit de Serge d’entre les morts

Outre quelques feuillets autographes, l’étape rédactionnelle du roman de La Rocque se manifeste dans des dactylogrammes annotés de la main de l’auteur. C’est dans ces documents que l’on voit, en quelque sorte, s’actualiser les choix de l’écrivain, les formes initiales de l’étape rédactionnelle et leurs métamorphoses. De plus, c’est dans ces dactylogrammes, saturés de ratures, d’ajouts, d’adjonctions interlinéaires, que le texte en gestation passe de la forme schématique de mondes possibles à un état « structuré et textualisé [17]  ». Toutefois, comme nous le constaterons, à l’instar des dossiers préparatoires, les tapuscrits annotés donnent aussi à lire des « virtualités du dire » et des « mondes possibles d’écriture [18]  ».

Les premières phrases d’un texte représentent une expérience rédactionnelle cruciale, pour La Rocque comme pour la majorité des écrivains, parce qu’elles sont un « instant un peu vertigineux », une « confrontation immédiate avec les difficultés de style », voire « un moment de vérité où s’éprouve l’entrée en littérature [19]  ». On le voit, le choix des formes pronominales adoptées dans certains des tapuscrits et dans le texte publié est un problème d’envergure pour quiconque s’intéresse aux lieux d’inscription de la subjectivité dans le langage et aux opérations successives à travers lesquelles est produit l’univers romanesque. Les structures de signification du récit « personnel » (récit au « je » avec motivation existentielle) et du récit « non personnel » (récit au « il » sans détermination existentielle [20]) sont différentes, car les stratégies énonciatives et argumentatives interpellées ainsi que l’effet interlocutoire créé se distinguent nettement d’une forme narrative à l’autre.

Dans l’éventail des dossiers préparatoires cités, on observe déjà certaines hésitations quant à la meilleure structure narrative à adopter : « c’est à la première personne qu’on racontera » ; « les divers narrateurs doivent prendre la parole à leur tour » ; « que le récit soit mené à travers autant de narrateurs-acteurs qu’il en faut ». Cet état d’indécision est présent notamment dans les incipit de Serge d’entre les morts, qui subiront au cours de leurs réécritures d’importantes transformations narratives. L’accès aux documents rédactionnels, notamment aux incipit des premiers états manuscrits de Serge d’entre les morts, nous permet de constater que les problèmes reliés à la structure narrative du roman sont loin d’être résolus. Les premiers dactylogrammes sont chargés de suppressions, d’additions, de substitutions et de déplacements qui ont surtout trait à la structure narrative du roman. Même dans cet état très avancé de la genèse, La Rocque effectuera d’importantes corrections à son dactylogramme [21], de sorte qu’une narration hétérodiégétique se transformera en récit autodiégétique. Génétiquement et linguistiquement, les trois fragments que nous traitons comme les incipit de Serge d’entre les morts ont des caractéristiques très nettes. Le premier dactylogramme, que nous traitons comme le premier incipit du roman, est composé d’une page dactylographiée couverte de ratures et d’ajouts écrits à l’encre bleue. Voici la transcription de l’ajout à l’encre bleue que l’auteur a introduit dans la marge gauche de son dactylogramme :

< R Mon Dieu >… < Chiffre 1 qui renvoie au passage écrit de la main de l’auteur dans la marge gauche : A et un soir le téléphone sonne dans le silence grinçant de la maison et à ce moment grand-mère était < R illis. > bien plus vieille et presque morte mais encore capable végétal mobile de sa < illis. > affreusement dans son noyau obscur autour duquel toute la maison s’organisait gravitait de plus en plus lentement avec des à-coups de peur qui a trop tourné et mal graissée va s’arrêter, sonnerie qui a fendu en deux le silence et j’ai cessé d’étudier et j’ai levé la tête et je n’entendais plus rien, sauf les craquements sinistres de l’autre côté de la cloison, et il n’y eut pas de deuxième coup de cloche, on avait décroché immédiatement, plus le père d’Alain c’est-à-dire mon père a crié et j’ai su qu’il s’était passé quelque chose, ce n’était pas exactement un cri, non, mais une sorte de soupir géant, une invitation de < R pleine gueule > souffrances, moins un vrai cri qu’une sorte de frisson qu’on aurait pu sentir ou bien du bas en haut de la maison, >

En plus de donner accès à la personne de l’auteur sous une autre forme ainsi qu’à un autre type d’hésitation face au texte en formation, les réécritures qui parsèment les premiers états manuscrits de Serge d’entre les morts donnent à voir le tissu du texte en train de se former. Ces dactylogrammes permettent aussi de découvrir les stratégies qui ont préparé la textualisation des grandes articulations narratives, diégétiques et actantielles du texte définitif. Les divers états manuscrits de ce roman nous font voir la genèse du programme narratif, du contenu événementiel et notamment du système des personnages, dont nous connaissons déjà le rôle fondamental à l’égard de la structure narrative du récit. Dans cette feuille annotée, les diverses étapes de l’énonciation en train de se faire ont surtout trait aux formes pronominales et verbales. Ainsi, on lit le fragment suivant : « Serge garroche son livre sur son lit et se précipite dans l’escalier — il avait lu des choses atroces, et avait la tête pleine de sang ». Ce fragment sera ensuite réécrit à la première personne : « je garroche mon livre sur mon lit et me précipite dans l’escalier — je venais de lire des choses atroces, j’avais la tête pleine de sang par caillots ». Les corrections d’ordre pronominal et verbal semblent avoir incité La Rocque à réécrire l’incipit de son premier dactylogramme en introduisant dans la marge gauche un ajout qui servira ensuite d’incipit au deuxième dactylogramme de Serge d’entre les morts [22].

La Rocque n’est certes pas le seul romancier à avoir fait la comparaison expérimentale des avantages respectifs de la première ou de la troisième personne au cours de la rédaction d’une oeuvre. Comme nous le savons, ce choix n’est nullement indifférent : « ce n’est pas tout à fait la même chose qui peut être racontée dans l’un ou l’autre cas, et surtout notre situation de lecteur par rapport à ce qu’on nous dit est transformée [23]  ». Il existe entre les narrations au « je » et celles au « il » des dissemblances évidentes : identité ou manque d’identité entre le sujet d’énonciation et le sujet d’énoncé ; présence ou absence du narrateur au sein de l’histoire racontée [24]  ; changements de régimes de focalisation et enfin différence entre ce que Stanzel nomme le narrateur sans détermination existentielle (récit au « je ») et le narrateur avec motivation existentielle (narrateur omniscient [25]). C’est ainsi que les réécritures portant sur la structure narrative de Serge d’entre les morts mettent en évidence le processus qui sous-tend la création de mondes possibles, voire d’univers romanesques de rechange.

Plus que dans tout autre espace textuel, c’est au sein des dactylogrammes annotés et des dossiers préparatoires qu’on peut saisir le « film virtuel » des moments de la rédaction, les hésitations dans le « champ des possibles [26]  » (narratifs, descriptifs), en somme le travail d’une pensée structurante aux prises avec la virtualité de l’oeuvre en gestation. L’étude des incipit (autographes et dactylographiés) du roman de La Rocque nous permet d’exploiter sur un autre plan le rôle de première importance joué par le personnage dans la conceptualisation du récit romanesque et d’étudier, au sein d’un autre type d’avant-texte, les mécanismes qui sous-tendent la création de mondes possibles.

Le personnage semble être traité dans les différents dactylogrammes et le dossier préparatoire de Serge d’entre les morts comme le pion narratif qui établit un réseau de concordances entre les différentes composantes du récit (la structure du roman, la voix narrative, le cadre spatio-temporel de l’histoire racontée et les thèmes). Les ratures, ajouts et restructurations qui ont trait aux incipit mettent bien en évidence la nature virtuelle des documents rédactionnels. Ce que l’on retrouve dans le dossier manuscrit, ce sont d’autres univers narratifs : ceux proposés comme possibilités (le récit à la troisième personne) et celui que La Rocque choisira de privilégier (le récit à la première personne). Ce n’est que le roman publié qui permettra de passer de cette étape virtuelle d’« histoires alternatives » à l’étape d’actualisation de l’oeuvre romanesque.

Conclusion

Le personnage, dont on avait un peu vite annoncé la mort depuis les années soixante, est bel et bien vivant dans les avant-textes de La Rocque. L’accès aux avant-textes de Serge d’entre les morts nous permet de proposer quelques modèles de fonctionnement du personnage et peut-être de « rationaliser les modes d’organisation [27]  » narrative d’autres textes romanesques, voire de comprendre comment se construit le personnage de façon plus générale. À tout le moins, l’examen systématique des avant-textes de Serge d’entre les morts ouvre la voie à une définition des principes poétiques selon lesquels le texte de La Rocque fut constitué.

Ainsi, dans le dossier avant-textuel de Serge d’entre les morts, l’on remarque deux phénomènes particuliers. D’une part, le dossier préparatoire donne l’impression que les différents constituants du texte sont nés simultanément dans l’esprit de l’écrivain, voire que toutes ces données se chevauchent au moment de la genèse. La structure formelle du récit est évoquée au sein d’énoncés où sont également traitées les composantes narrative et thématique du roman en gestation et où le personnage est introduit comme la principale instance de focalisation et de polarisation du récit. Par ailleurs, si les théories du personnage opposent souvent la description — qui, selon certains, se laisse en général facilement localiser — à la représentation textuelle du personnage, qui est traitée au contraire comme une « unité sémiologique, beaucoup moins localisable et prélevable [28]  », les avant-textes de Serge d’entre les morts suggèrent que cet aspect diffus du personnage a non seulement trait à l’oeuvre achevée, mais également aux avant-textes. Tout se passe comme si La Rocque cherchait à maintenir dans le texte publié la nature dynamique du personnage en gestation, voire à représenter dans son roman le processus de construction qui a participé à la genèse de l’effet-personnage mise en évidence de façon si spectaculaire dans les avant-textes de Serge d’entre les morts.

En dernier lieu, c’est l’accès aux manuscrits du roman qui nous a permis de constater à quel point le personnage est, dans les plans de travail, l’objet d’une véritable construction dont les enjeux sont complexifiés par le nombre d’éléments textuels auxquels il est étroitement lié. Le personnage est essentiel à l’organisation narrative du roman en voie de production, à l’histoire racontée et aux thèmes véhiculés. En plus, il est traité par La Rocque comme un instrument privilégié pour réfléchir au fonctionnement de l’écriture et de la lecture [29]. En nous penchant sur la présentation du personnage dans le texte achevé, nous avons constaté que contrairement aux plans, notes et scénarios, qui mettent tous en évidence un effort considérable pour construire le parcours narratif selon une logique chronologique et causale, le roman nous présente une trame narrative parsemée d’ambiguïtés. Ce qui semble être visé dans l’oeuvre publiée, c’est non pas la mise en scène d’une structure narrative logico-rationnelle, que construit le dossier préparatoire, mais plutôt une narration hésitante issue d’un sujet instable à l’identité fluctuante. L’effacement des principales composantes du cadre d’énonciation, l’absence de référents pouvant identifier les interlocuteurs et le cadre spatio-temporel de la narration, la nature fragmentaire du récit saturé d’énigmes caractérisent également le roman publié. Fait en apparence paradoxal, cette posture déconstructionniste a exigé au préalable un important travail de structuration et d’organisation. Autrement dit, dans les documents pré-rédactionnels, le personnage avait un nom propre, un passé, un ancrage familial, des parents, une hérédité. Il se définissait socialement, il avait une profession, des biens, un entourage, des relations. Toutefois, au cours des processus par lesquels s’est accomplie la rédaction proprement dite, le personnage a été soumis à d’importantes transformations. C’est grâce à l’accès aux avant-textes de Serge d’entre les morts que nous avons constaté cet aspect fondamental de l’écriture romanesque de Gilbert La Rocque. Ainsi, notre investigation génétique nous a permis non seulement de mieux comprendre le roman de Gilbert La Rocque à la lumière de ses avant-textes, de pénétrer dans le laboratoire de l’écrivain, mais aussi de cerner certains des présupposés stylistiques et formels qui ont participé à la production textuelle. Comme le suggère si pertinemment Henri Godard, il n’y a pas à s’étonner que les documents de genèse constituent un matériau privilégié pour l’analyse de la poétique d’un écrivain, si l’on songe à l’origine du mot poétique, « qui par étymologie considère précisément le texte du point de vue de sa fabrication [30]  ».