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Dans son roman Nosara, J. R. Léveillé signale la puissance d’évocation et le vacillement chromatique des objets ordinaires dans de nombreuses toiles d’Henri Matisse. Une femme, une servante sans doute, s’affaire à disposer sur la table de la salle à manger les plats chargés de fruits, tandis qu’ailleurs la « famille du peintre » est absorbée par le jeu d’échec devant une cheminée sans feu où se dressent une figurine de terre cuite et des vases : « Génie de Matisse qui découpe dans la chair du décor des épiphanies de joie [1]. » Voilà que s’impose la présence familière des objets qui peuplent nos lieux de vie et qui, balisant l’existence, jonchent les paysages de la mémoire.

Ce soir donc, ayant installé mon ordinateur portable sur la table de la cuisine, là où la lumière est meilleure, ai-je pensé, je me suis laissé envelopper par les décors de Matisse, tels que Léveillé les découvre dans son récit : « La surface bouge, une nuée descend, remonte, comme le mercure dans le souffle des sept jours de la semaine. Il est toujours prophétique celui qui circule là-dedans. La vérité faite claire [2]. » Les ouvrages dont il sera question dans cette chronique appartiennent, eux aussi, au monde de la clarté, et, comme sur le comptoir de la cuisine la théière fumante et le bol de fruits, ils sont les signes d’un dialogue avec l’ordinaire auquel chacun contribue quotidiennement avec sa part de langage.

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L’ouvrage récent de Frédérique Bernier sur les essais de Jacques Brault s’intéresse justement aux « franges incertaines de l’espace littéraire [3] ». En ces pages d’une grande qualité d’écriture, Bernier évoque la présence de l’ordinaire chez cet écrivain du liminaire et de l’humble, hanté par les métaphores de la pauvreté. Dans l’oeuvre de Brault, l’essai sert à positionner le sujet de l’écriture, l’amenant à comprendre sa fragilité et à appréhender sa « responsabilité littéraire », à mi-chemin entre « le pensé et le rêvé » (22). Ayant rompu avec la tradition intellectuelle française qu’il juge arrogante, l’essayiste imaginé par Brault dans Chemin faisant [4] et La poussière du chemin [5] est un homme fasciné par l’approximatif et par les défaillances de sa parole. Si la littérature doit être sauvée de ses vaines ambitions, c’est par le biais de sa modernité toujours radicale, saisie dans l’expérience du provisoire et attentive aux signes matériels de l’insignifiance. Écrire est donc une épistémologie des traces, car on écrit toujours avant et après, jamais pendant. Par ses formes hybrides, entre le discours scientifique et l’autofiction, l’essai rend possible l’interprétation de ce décalage douloureux et néanmoins nécessaire.

Dans Chemin faisant en particulier, la lecture que fait Brault de l’histoire du Québec façonne le travail de l’essayiste, de sorte que ses interventions parfois hésitantes naissent de la marginalité inscrite au coeur de l’histoire collective. Brault se montre inquiet d’une écriture qui exposerait au grand jour sa suffisance et son indifférence devant les systèmes d’oppression qui soumettent les individus aux lois de la marginalisation et les condamnent au mutisme. C’est pourquoi le sujet mis en scène par cette écriture est appelé à s’adosser au silence de ses contemporains et à vivre en toute solidarité avec l’ordinaire de leur vie.

Dans un premier chapitre, s’intitulant « L’épreuve du presque-rien », Frédérique Bernier passe en revue chacun des textes de Brault sur la responsabilité de l’écrivain à l’endroit de sa communauté et sur son engagement envers sa longue histoire de dépendance. Comme le feront à leur tour Gaston Miron et Fernand Dumont, l’essayiste convoque les compagnons de route qui, chacun à sa manière, dans le contexte d’un Québec scindé par son histoire, voient l’urgence d’établir « une communauté dans le manque » (Brault) et d’entreprendre une marche tranquille et raisonnée vers l’épuisement des figures de l’absence.

L’ouvrage de Bernier fait de la délicatesse et de la sensibilité de son propos une véritable approche de l’oeuvre de Brault. C’est par la précision du détail et l’attention portée aux images les plus simples que l’auteure nous fait voir la patiente profondeur du travail de l’essayiste qu’elle rapproche de Maurice Blanchot dans ses textes sur la séparation et la mort. Elle nous entraîne alors vers la poésie qui sert toujours de matrice à la parole essayistique. Dans ses essais, Brault tend à susciter une extériorité forte, une étrangeté à même les lieux et les objets familiers, de façon à extraire de la matérialité du monde une mystique de l’abstraction. L’étude remarquable qui nous est proposée ici, éminemment fidèle à son objet, témoigne de la fragilité de toute posture critique et de la difficulté de se penser à la fois « au coeur de la déchirure » et en dehors des dualismes stériles. Elle renvoie l’oeuvre de Brault à ses profondes allégeances avec les théories de la décolonisation et aux représentations inquiètes d’un sujet culturel toujours menacé par son histoire.

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À l’image de son objet, le tout petit livre d’Isabelle Décarie passera presque inaperçu, tant il est absorbé par une troublante transparence. Fictions domestiques [6] n’est pas tant un essai proprement dit qu’un journal de lecture avec sa part de fragmentation et de réflexivité, quelque chose comme une bibliographie commentée de divers ouvrages sur la matière du quotidien. De temps à autres, des éléments autobiographiques viennent s’ajouter au contenu livresque. Quelques interludes font appel aux décors et aux gestes familiers de l’enfance et dénoncent leur part d’aliénation. La figure opprimée de la femme, confinée à la banalité redondante de sa cuisine, y refait plusieurs fois surface. C’est à elle que ces « fictions domestiques » s’adressent avant tout.

Certaines oeuvres obligées, visiblement plus importantes, constituent le cadre méthodologique de ce carnet de lectures. Des pages très utiles sont ainsi consacrées à Michel de Certeau et à Roland Barthes, puisque Décarie cherche à esquisser une perspective éthique sur les « mythologies » du quotidien et sur « le caractère vain et éphémère des possessions matérielles » (39). D’autres oeuvres théoriques, tout aussi importantes, ne sont mentionnées que de façon allusive. C’est le cas des écrits de Jean Baudrillard, de Pascal Bruckner et, avant eux, de Walter Benjamin. Là n’était pas le but de l’auteure, mais il est clair qu’une étude plus exhaustive aurait permis de mieux renouveler le discours philosophique sur l’accessoire en le fondant sur une véritable poétique des objets et des gestes ritualisés de la vie quotidienne. La domesticité est avant tout une manière de parler, une syntaxe circulaire dont notre modernité a justement cherché à se défaire, sans pour autant y arriver. Du même souffle, le sujet, qu’il soit femme ou homme, tire de son environnement objectal une impression de durée, comme si la solidité des objets envahissait ses veines et faisait corps avec sa conscience.

Dans les passages plus proprement littéraires, la convergence assez inattendue d’oeuvres diverses, certaines très connues (Marguerite Duras, Georges Perec), d’autres beaucoup moins (Marie-Pascale Huglo), fait vaciller la notion même de domesticité. Quel est ce domicile rassurant qu’en dépit de tous ses efforts la femme semble incapable de s’approprier ? Pour Décarie, la vertu extraordinaire de l’accessoire est qu’il fait justement voir les défaillances profondes de l’identité et la nostalgie qui se blottit au plus creux de chaque objet représenté. Fictions domestiques n’est pas un ouvrage décisif et ses fondements théoriques ne sont pas toujours explicites. Cependant, il nous encourage à revoir autrement les espaces familiers et à interroger leur fonction particulière dans la formation de l’identité subjective.

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Au premier regard, l’enquête de Renée Legris sur l’oeuvre radiophonique d’Hubert Aquin n’appartient pas à l’univers de la domesticité [7]. Il s’agit plutôt d’une étude archivale dont l’objectif est de faire connaître et apprécier des oeuvres négligées. Dans Hubert Aquin et la radio, Legris retrace en menus détails le travail du romancier de Prochain épisode comme réalisateur à la Société Radio-Canada entre 1954, année de son retour de Paris, et 1977, alors qu’est diffusée sa dernière émission sur Vladimir Nabokov, quelques mois à peine avant sa mort. Legris déplore avec raison le peu d’attention critique dont a bénéficié l’écriture radiophonique d’Aquin et de plusieurs de ses contemporains, parmi lesquels il faut compter Yves Préfontaine et Jean-Guy Pilon. Les enregistrements sonores d’Aquin restent dispersés dans de nombreux fonds, et les chercheurs, intéressés par l’histoire de la voix, doivent s’accommoder trop souvent de documents endommagés ou manquants. Sont ainsi disparus de larges pans des pratiques artistiques et communautaires que la radio, pendant plusieurs décennies, a su convoquer non seulement chez les écrivains et les artistes, mais dans l’ensemble du public.

Bien plus que le livre, en effet, le poste de radio appartient à l’univers du familier. C’est par lui que, dès le milieu du vingtième siècle, des voix aux accents connus imposent dramatiquement leur vision de l’espace et du temps, structurant en une suite d’instantanés les grands moments de la mémoire collective. Du tournant des années 1940 jusqu’à sa miniaturisation plus récente, la radio reste le plus vivant des objets autour desquels se construisent la présence familiale et la domesticité. Par elle, la littérature s’est souvent appropriée l’enchantement de la voix et l’immédiateté apparente des rapports qu’elle permet de rêver.

Dans le cas d’Hubert Aquin, l’écriture radiophonique accompagne ces années-charnières où s’enclenchent les transformations profondes de la société québécoise. De nouvelles idées surgissent au sujet, par exemple, du rôle continental du Québec. De 1954 à 1956, Aquin est responsable d’une série d’émissions littéraires dans le cadre de la série Radio-Collège. Il est alors l’un des premiers à s’intéresser au concept d’américanité. En 1960, dans le cadre d’une série intitulée « Les hommes illustres », il reprend ce thème important en se donnant pour objectif « d’examiner diverses visions de l’Amérique » qu’il entend situer dans leur « rapport particulier aux puissances politico-économiques de colonisation » (173). Puis, en 1962, la question de l’américanité est soulevée à nouveau alors qu’il collabore, avec Yves Préfontaine, à la préparation d’émissions radiophoniques sur l’histoire du continent depuis les migrations inaugurales autochtones.

L’ouvrage de Renée Legris nous rappelle donc implicitement l’importance des média électroniques et de ceux qui assuraient sa programmation. Dans l’évolution du Québec contemporain, au moment où s’épuisent les anciens systèmes idéologiques, la radio reste un témoin familier et étonnamment fidèle de l’intervention de l’écrivain dans les débats de sa société. Bien qu’il choisisse de mettre l’accent sur les détails techniques de la réalisation radiophonique, omettant trop souvent les enjeux culturels et idéologiques, l’ouvrage de Renée Legris attire tout de même notre attention sur le brassage d’idées extrêmement modernes qui préfigurent nos préoccupations actuelles. Au fond, sa lecture nous en apprend beaucoup moins sur Aquin que sur la richesse des enjeux médiatiques et institutionnels de son époque.