Corps de l’article

Mais la beauté, la beauté réelle, finit où commence l’expression intellectuelle. L’intelligence est, par sa nature, une sorte d’hypertrophie ; elle détruit fatalement l’harmonie d’un visage [1].

Nombreuses sont les contradictions structurantes dans l’oeuvre de Denis Vanier. Dès ses premiers recueils, on peut en noter une qui l’accompagnera jusqu’à la fin, soit l’entrechoquement entre le désir d’indépendance et celui d’approbation. De toute évidence préoccupé par le baptême littéraire et la consécration, mais résolu à n’accepter de quiconque ni baptême ni consécration qui puissent l’inféoder, Vanier fut en cela une représentation de notre déchirement entre l’ancien et le moderne, entre l’Europe et l’américanité, réitérant une subversion qui lui permet peu à peu d’accéder à une reconnaissance pour la moins paradoxale. Tout en observant cette double contrainte (être consacré/s’introniser soi-même) dans ses recueils, je la situerai au sein de la fulgurance autodestructrice qui conditionne le rapport au corps et à la langue exercée par l’auteur, de même qu’à travers l’intrication des réseaux sémantiques du baptême, de la Pentecôte et du suicide. Surnommé « Langue de feu », Vanier reproduit à sa façon un schème prométhéen en se faisant porteur d’une flamme à la fois divine et maudite, ses évocations du feu oscillant entre la révélation et la violence. C’est à travers son attachement aux rituels sacrés que je tenterai de détailler la trajectoire de ce pentecôtiste maudit, pour qui le personnage de Judas l’Iscariote participe d’une de ses ultimes identifications, l’apôtre criminel permettant de réitérer plusieurs oppositions présentes dans les différents recueils.

Un appétit du commentaire (1965-1985)

Surtout pendant ses deux premières décennies, l’écriture vaniérienne s’accompagne d’une quantité presque caricaturale de préfaces, de postfaces et de commentaires paratextuels. Bien que plusieurs noms connus fassent partie de cette chaîne métadiscursive, il faut avouer que l’aspect spectaculaire prime quelque peu sur la rigueur. La plupart de ces commentaires sont très brefs et il n’est pas rare qu’un recueil en contienne entre deux et quatre, ce qui donne d’ailleurs lieu à des réseaux de références parfois intéressants. Ainsi, non seulement Paul Chamberland jouxte-t-il deux préfaces dans Comme la peau d’un rosaire [2], mais il conclut par un extrait de la préface de Claude Gauvreau à Pornographic delicatessen [3], ouvrage qui incluait également une préface de Patrick Straram. Vanier ajoute lui-même fréquemment un commentaire introductif, alors qu’une table des matières comme celle de L’épilepsie de l’éteint [4] mentionne l’entièreté des préfaces de même que les prix pour lesquels l’auteur fut finaliste. De toute évidence, on discute beaucoup autour de « cette langue dont nul ne parle [5] », ce qui fait manifestement partie d’une stratégie de la part de celui qui, dans la table d’Une Inca sauvage comme le feu [6], annonce pas moins de huit projets en cours.

Un dispositif paratextuel des plus éloquents est celui de la réédition de Je [7], dix ans après la parution de ce premier recueil. Alors que la préface de Claude Gauvreau apportait déjà une autorité appréciable à la plaquette, celle-ci est cette fois précédée d’une préface plus longue signée Roger Des Roches, une introduction de Vanier chapeautant le tout. Sans que la filiation gauvréenne soit reniée, il semble tout de même qu’elle perde une partie de son aura hégémonique, à la faveur d’une diversité de sources qui laisse l’auteur dominer sur son propre terrain. Tout en tenant mordicus à son statut d’infréquentable et d’irrécupérable, Vanier entretient des rapports compromettants avec l’institution par le biais du paratexte, ce qu’il contrebalance par un certain humour [8]. Malgré tout, il faudra plusieurs livres avant que le besoin de jouer avec ces types d’encadrement s’estompe, ce qui coïncide avec une période de maturité où la renommée de Vanier est presque assurée.

Cette attitude légèrement ambiguë à l’égard du « baptême » littéraire est également visible à travers le surnom totémique attribué à l’auteur par Patrick Straram, « Langue de feu [9] ». Non seulement cette référence à la Pentecôte évoque-t-elle le baptême du feu qui succéda au baptême de l’eau, mais elle pointe l’élément embrasé qui forme un point de convergence dans la poétique vaniérienne, placée en grande partie sous le signe d’une inspiration auto-consumante. D’abord positives, les références à la langue et au feu prendront comme on pourra le voir des connotations plus négatives et morbides, comme si l’arrogance de la parole devait amener un face-à-face d’autant plus cruel avec la vanité de toute parole.

Inspiration et révolution

« Baptisé » par Gauvreau, Straram et tant d’autres, béni par les alluvions conjuguées du surréalisme et de la contre-culture, Denis Vanier semble être le mandataire d’une langue nouvelle, révolutionnaire, dont la spontanéité et l’irrationnel seraient les meilleurs armes. Don du ciel, apparemment, puisqu’il tient à des qualités innées, inaliénables. « Je parie, moi, que le poète brûlera d’une ardeur vitale jusqu’à sa mort [10] », d’écrire Gauvreau, dans une formule qui englobe autant le talent naturel que son aspect tragique (brûler d’une ardeur vitale ; brûler à mort). De même, l’ignition linguale contenue dans la formule biblique réactivée par Straram participe-t-elle à la fois d’une mystique et d’une damnation, comme si le jeune poète devait être le dépositaire d’une force qui le dépasse et qui finira par le consumer :

Quand je mourrai éclaté

dans ma camisole de force où boivent

les langues de feu

gardez-moi comme une adhérence

au corps de la passion [11].

Métonymie d’un corps en combustion lente mais néanmoins fatale, la langue communique avec d’autres langues qui boivent en elle, ces feux croisés permettant un sacrifice qui offre une pérennité, une adhérence à ce qui pourrit et se dérobe. Mais revenons de plus près à l’origine biblique de la langue de feu. Très proche de la tradition éparse entourant l’inspiration artistique, la descente de l’Esprit saint (l’inspirateur par excellence) sur les apôtres leur apporte un don essentiel afin qu’ils puissent étendre leur message : « Des langues, semblables à des langues de feu, leur apparurent, séparées les unes des autres, et se posèrent sur chacun d’eux. Et ils furent tous remplis du Saint-Esprit, et se mirent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de s’exprimer. » (Actes, II. 3-4) Ainsi que la pythie, la sibylle ou le rhapsode dans leurs emportements, les douze apôtres (Judas ayant été remplacé par Matthias après tirage au sort) deviennent des transmetteurs surnaturels, ce qui leur permet d’inverser Babel grâce à une faculté de traduction universelle. Leur exaltation n’est cependant pas sans causer quelques réactions négatives, l’inspiration courant le risque d’être assimilée à l’ivresse : « Mais d’autres se moquaient, et disaient : Ils sont pleins de vin doux. » (Actes, II. 13)

« Une fois,/j’ai remercié Dieu/pour l’alcool/qui unit le feu et les folles [12] », écrit Vanier, qui n’hésite pas quant à lui à associer l’inspiration et l’enivrement. Après tout, l’alcool fort s’allume aisément et produit de belles flammes, et ses effets, pour le poète post-automatiste, sont certainement préférables à ceux de la normalisation rationnelle et comportementale. Tout comme chez les apôtres, l’inspiration est porteuse de subversion sociale, car elle introduit une brèche dans le savoir transmissible par voie scolaire, mais d’un autre côté, elle discrédite son récepteur au sein d’une circulation régulée de la parole et des savoirs. Être inspiré, c’est ne pas être du monde, ce qui n’est pas tout à fait un obstacle pour Vanier. « Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui ; mais parce que vous n’êtes pas du monde, et que je vous ai choisis du milieu du monde, à cause de cela le monde vous hait », dit le quatrième Évangile (Jean, XV. 18-20), polarisation à laquelle répond cet « Esprit-Malsain » du poème brandi comme une menace : « C’est clair,/je suis en vous,/il ne me reste que/d’y mettre le feu [13]. »

Alors que ceux qui écoutent les apôtres les entendent dans leur langue respective, qu’en est-il du langage poétique tel que Vanier « Langue de feu » l’utilise ? Loin de s’offrir à une traduction littérale et universelle, son idiome vise plutôt à concrétiser une individualité à la limite du monstrueux, à manifester la part d’incommunicable qui sépare sa subjectivité de toute autre. Par contre, cette action même — qu’on peut décrire comme un retranchement solitaire par l’expression, une communication volontairement incomplète — a ceci de la Pentecôte qu’elle devient représentable dans la langue de chacun en ce qu’elle a de plus intime et qui se confond avec la lecture poétique. En effet, seul un énoncé étrange est en mesure de suggérer l’étrangeté qui coïncide avec l’apparition d’autrui, l’individualité poétique devant être accueillie et réactivée dans une langue personnelle et qui ultimement nous échappe. Sur un tout autre plan, c’est un peu sous ce mode qu’un amateur de musique nous décrit sa passion pour un célèbre compositeur : « Bach nous parle à tous, et c’est avec lui Pentecôte : car chacun, à la place où il est, l’entend, et l’entend tel qu’il peut le comprendre. Dans sa propre langue [14]. » Cette perspective permet de concevoir l’authenticité poétique comme une individualisation radicale de la langue dont la procédure aurait tendance à être reproduite chez le lecteur, dans une dialectique permanente de l’autre et du même où seul le propos étrange nous permet d’expérimenter à fond notre identité discursive, expérience dont la marginalité sociale d’un écrivain comme Denis Vanier n’est qu’une image plus criante et inévitable.

Cette « langue dont nul ne parle » et que nul ne peut véritablement paraphraser, chaque lecteur peut du moins en écouter la suggestion, ne serait-ce que pour perpétuer le silence à son sujet. Cette langue, malgré tous ces appels d’alarme, veut-elle d’ailleurs qu’on parle d’elle, ou bien ne préfère-t-elle pas qu’on se limite à mentionner l’espace inappropriable qu’elle institue ? Indiquant la chair souffrante et l’originalité qui s’y développe un territoire, cette langue appelle un respect de la présence qui soit plus fort que les normes rationnelle et linguistique, mouvement presque inhumain qui valorise le foyer des langues plutôt que leurs réalisations figées :

Au « près » de la flamme. Praesentia. Présente à la flamme.

Celui qui n’est pas présent ne peut pas répondre.

Celui qui n’est pas auprès de l’invention des langues naturelles ne peut pas répondre.

Celui qui n’est pas au près (prae) de l’invention de la question ne peut pas questionner.

Celui qui ne répond pas à l’appel inhumain dans le site [15].

Outre l’exaltation de ses propres amorces que démontrait l’oeuvre, l’adéquation entre présence poétique et singularité charnelle conduit, répétons-le, à une posture sacrificielle : « cloue tes mains/et ne fais plus rien [16] » ; « mais service oblige,/j’écris ceci par délicatesse/pour les grands brûlés [17] ». Car le fait de détourner l’inspiration du service divin vers le désir singulier d’être quelqu’un s’assortit d’un châtiment, celui d’assister à sa mort progressive, avec pour seul Sauveur l’inachevable énonciation poétique. Enfer choisi, auquel la dernière période de l’écriture vaniérienne nous fait assister sans broncher, sans renier ses fondements narcissiques et autodéterminants.

Pentecôte vers l’enfer

Révélation et anéantissement [18], tel serait le double effet du don poétique chez Vanier, dont l’expérience spirituelle est celle d’une subjectivité souveraine parmi les ruines des idéaux passés. Après des années à rechercher le baptême et la consécration, l’homme dénude finalement le présupposé de cette quête et passe à l’aveu : « Je » n’est qu’un corps aux prises avec sa propre opacité ; considéré hors de toute relation, il n’est qu’un pourrissement insignifiant, un martyr sans cause à qui ne reste à professer qu’un lyrisme du néant, un instinct religieux incapable de s’abolir :

La prêtrise absolue, voilà ce que désire le poème de Denis Vanier. S’il est poète canadien-français c’est par son catholicisme, qui est universalité, jusque dans ses jurons, d’ailleurs rares car tout poète a le goût du sacré. […] Denis Vanier envisage le monde comme le combat du Feu et de la Matière, répétant en ceci le geste de saint Georges terrassant le dragon avec une lance ou une épée. C’est le Chrétien absolu, trinitaire et fils total d’Adam. Le Chrétien tombant [19].

Après des recueils traversés de références contre-culturelles et exhibant leur poétique du sordide avec le rire aigre d’un adolescent révolté, les livres qui succèdent au premier tome des Oeuvres poétiques complètes [20] de 1980 dépassent la dérision inspirée pour mettre l’accent sur la décrépitude personnelle et la misère humaine, sans pour autant sombrer dans un apitoiement dévot. Alors que la descente biblique des langues de feu initiait le temps de l’Église et la diffusion de l’Esprit par la parole, le devenir « Langue de feu » aura plutôt mené le poète à descendre sous terre, à emprunter un canal volcanique à rebours pour habiter un enfer aménagé par sa diction. Les thématiques de la langue et du feu conservent ainsi une part de leur référence religieuse, mais notre Prométhée identitaire passe du statut de conquérant à celui de châtié, la sentence divine succédant au vol du feu. Des recueils comme L’hôtel brûlé [21] et L’urine des forêts [22] sont très éloquents à propos de cette évolution, l’isotopie du feu sacré y prenant une tournure nettement tragique, voire apocalyptique. À la fois révélateur et destructeur, le don élémentaire qu’est le feu permet à l’homme d’exception — en renversant son élan civilisateur — d’affirmer la supériorité du sauvage sur le culturel et de « ressusciter des vivants [23] », le donateur Prométhée révélant sa nature de bandit plutôt que de messie. Le « Québec en tisons enflammés/en ciel bas sur la terre de sang [24] » décrit autrefois est maintenant le fait d’un acte terroriste, puisque « le poète est voué aux incendies [25] » ; mais c’est d’abord à lui-même que s’en prend l’incendiaire, à la fois victime et bourreau, flamme et combustible, comme en témoigne ce passage suivant une épigraphe de Paul Verlaine et s’inscrivant dans la lignée contestataire de son « Art poétique » :

quand on m’a brûlé

on a oublié mon visage dans l’explosion,

enfin je comprends l’image défigurée

de ce qu’il y a en elle

qui se perd et se pose [26].

« Serions-nous de ceux qui se foudroient », demandera plus tard Vanier [27], omettant de poser un point d’interrogation à la fin de sa phrase. De l’ignition à la calcination, cette langue de feu pentecôtiste mène en effet à la brûlure de la langue. Achevant une autodestruction programmée et ne trouvant de salut que dans la mort, la dernière phase de l’oeuvre est la lente archéologie d’un dégât, d’un gâchis hyperréaliste qui fait corps avec la morosité du monde. Tout le recueil L’urine des forêts est ainsi parcouru par le châtiment et sa description, alors que l’enfer dantesque est évoqué par de nombreuses gravures de Gustave Doré. Un effet d’autoreprésentation a notamment lieu avec une gravure montrant Dante devant une pluie de feu qui s’abat en particules rouges sur les « violents contre Dieu », scène illustrant un passage du chant XIV de L’enfer :

Je vis plusieurs troupeaux d’âmes nues

qui pleuraient toutes misérablement

et semblaient soumises à diverses lois.

[…]

Sur tout le sable, en chute lente,

pleuvaient de grands flocons de feu,

comme neige sur l’alpe un jour sans vent.

[…]

Et sans repos était la danse

des pauvres mains, deçà delà,

écartant de soi la brûlure nouvelle [28].

Dans le double rôle de poète-observateur et de paria de Dieu, Vanier compte peut-être sur la mise en scène du châtiment pour s’en faire l’auteur ou le maître, à l’exemple de ces damnés dont les mains dansent pour écarter la brûlure renouvelée. Car voilà que les ravages du temps affaiblissent les assauts de la jeunesse, la Pentecôte vaniérienne se faisant un peu moins frondeuse et davantage consciente de sa vanité ; elle quitte alors l’impulsion extatique et sa lumière devient l’outil d’une torture, non sans un certain plaisir pervers :

Jouissant de peur

je me suis caché sous la lumière

comme dans un crachat,

[…]

brûlons nos faces, face à face

il saigne de cruauté envers les animaux,

c’est pourquoi nous soupirons si bas [29].

C’est que malgré la misère corporelle et mentale d’où elle émerge, la parole singulière persiste à transcender les obstacles qui — entropie oblige — se multiplient de façon exponentielle. Encore nourri par l’inspiration sauvage, « Langue de feu » délaisse l’ingénuité révolutionnaire pour diffuser chaleur froide et lumière noire, soubresauts d’un désir de transformation qui fait flèche de toute souffrance. « Pénétré avant la naissance », il n’en rêve pas moins de pénétrer et de s’étaler en chacun par la poésie, à la façon de la parole apostolique d’après la Pentecôte :

Étale-moi en chacun de nous

sur le portrait de mon lit

défait, humide et tortueux,

pénétré avant la naissance

il est maintenant trop tard

pour s’y rejoindre en colimaçon [30].

Dans la tournure doloriste que prend sa poétique, Vanier hésite souvent entre l’agression et la passivité. Des énoncés comme « Je brûle la chair du temps/le présent perpétuel éclate [31] » en côtoient ainsi d’autres où le porteur de feu est soumis à la brûlure, comme dans cette chaîne d’images allant de l’animalité forestière à l’aérienne fantasmagorie d’un vautour-phénix :

le feu me déchire

comme un animal

dans l’incendie de sa forêt,

un vautour en flammes

sans autre passion que d’être au ciel

où le mal rage encore [32].

Il y a également quelque chose du mythe d’Icare dans cette passion scandaleuse, où la fatalité (qui se conjugue ici avec le début d’une agonie) est revendiquée comme une action, la phase terminale étant subsumée dans un cri victorieux du malade :

je me suis défiguré dans ton ventre

mais ne peux y goûter

ma langue est sale d’absence,

ressuscité cent fois

je crie la phase terminale [33].

Si le poète est baptisé par le feu, son feu n’a plus grand-chose à voir avec celui de l’Esprit, mais davantage avec la négativité infernale. Ce qu’offrent alors les poèmes de la dernière période se distingue toutefois du scandale, car il s’agit plutôt de vaincre le feu par le feu, l’horrible par l’horrible, opération condamnée — sinon dédiée — à l’échec, mais où flottent les fantômes du salut et de la purification. En cela, Vanier est à certains moments plus près de Job que de Lucifer, ses objurgations n’étant que la partie audible d’une détresse spirituelle dont les transformations rappellent souvent l’ambivalence d’Antonin Artaud à l’égard de la symbolique judéo-chrétienne. « Quitte ta langue, ma langue, ma langue, merde, qui est-ce qui parle, où es-tu ? Outre, outre, Esprit, Esprit, feu, langues de feu, feu, feu, mange ta langue, vieux chien, mange sa langue, mange, etc. J’arrache ma langue [34] », profère Artaud, combattant son propre désir d’une parole inspirée, préférant la sauvagerie à la dévotion, incarnant l’inconfort de recevoir un cadeau — fût-il divin — pour qui voudrait uniquement être donateur. Ainsi Vanier, après avoir notamment intitulé un recueil Une Inca sauvage comme le feu, se réclame-t-il d’un feu élémentaire et chaotique, sur lequel il envisage d’exercer une nouvelle forme de domestication : « En attendant le retour du feu sauvage/à mon chevet/j’ai une balle perdue/avec ton nom écrit dessus [35]. »

L’apôtre déchu

Sanctifié par l’inspiration, Denis Vanier est aussi maudit par elle, ce pourquoi sa parole est porteuse de salut autant que de malédiction. Son attachement au personnage de Judas l’Iscariote n’est pas fortuit, puisqu’il s’agit, rappelons-le, du seul parmi les douze apôtres originaux à ne pas avoir reçu une langue de feu, s’étant déjà suicidé par pendaison au moment de la Pentecôte. Outre la concaténation d’invectives populaires du titre Le baptême de Judas [36], on entend là le désir d’un nouveau sacrement pour l’apôtre déchu, figure par laquelle Vanier rachète une fois de plus la condition abjecte et l’exclusion.

Déjà dans L’hôtel brûlé, ce « livre de résurrection [37] », on voyait l’Iscariote extirpé des enfers afin que puisse s’amorcer l’amalgame entre le poète et lui, « figure de phénix [38] » : « Judas n’est même pas de ceux-là./Il était beau, fier et fourbe/percevant l’immanence/de la beauté trahie [39] », tableau qui condense très bien l’aspiration de Vanier à une stature amorale, dont même un traître ou un pendu peuvent être les détenteurs. Comme on a commencé à l’observer à propos du besoin contradictoire d’assentiment et d’indépendance dans les premières phases de l’oeuvre, la quête esthétique tire maintenant un de ses principaux pouvoirs de l’exclusion. Pentecôte irréductible à la communauté des apôtres, baptême de Judas, l’écriture de Vanier fait davantage que ratiociner sur la thématique du paria, rejoignant plutôt (avec une profondeur variable) l’anti-tradition de solitaires tels François Villon, le marquis de Sade et Arthur Rimbaud, pour lesquels le crime était en quelque sorte une représentation de l’art en tant que mise à l’écart volontaire et lutte permanente contre l’idée, contre la raison légiste et l’institutionnalisation du sacré [40].

Judas le suicidé, l’homme du « dimanche sale/au coeur mauve [41] », voilà l’alter ego qui permet au poète d’absorber l’Esprit en fraude, de s’approprier à nouveau une langue de feu — cela au nez et à la barbe de Jean le Baptiste comme du Messie :

Je me vois prêcher dans le désert

d’un immense appétit,

la monstruosité me monte au lèvres,

dépourvu de hasard

je ne respire plus,

j’avale le Messie

en quelques succions [42].

« [Q]ue tout cela brûle/mortellement et rageusement [43] », est-il dit dans le poème « Mercredi des cendres », conséquence de cet axiome selon lequel « [é]crire c’est s’avorter pour ressusciter :/un lavement de l’âme [44] ». Tout comme le locuteur se tue pour vivre, il s’incorpore le divin pour mieux le dissoudre, ce qu’annonçait déjà Le fond du désir [45] avec un iconoclasme qui, fusionnant les figures de Dieu et du poète, rappelait sur un mode caricatural la colère de Yahvé, lequel se laisserait aller à un instinct terroriste : « [C]ar Dieu est un poète radical/bénissant dans l’explosion,/la violente pureté de la dynamite [46]. » Cette exploration de la divinité furieuse coïncidait d’ailleurs avec une première réhabilitation de Judas, à qui est offerte une Pentecôte individuelle, vérité infuse et inquiétante :

La langue de Judas est confite d’illusions,

bouge dans la salive

de mers chaudes et amères,

[…]

la vérité est une langue de feu

qu’elle navigue ou soit coupée [47].

Un Baptême de Judas où l’apôtre maudit est non seulement racheté, mais contamine jusqu’à ses anciens compères, ainsi que l’énonce le poème « Les apôtres » :

Ils dynamitent les hôpitaux

par pur plaisir,

ce sont les disciples de l’amour mortel,

sachant que la résurrection

est un outrage

au spectre de l’homme,

l’ambulance le ramenant en enfer [48].

Si quelques critiques furent justifiés de parler d’une filiation — ironique ou non — avec la poésie religieuse canadienne-française chez Vanier, ce retour du refoulé s’accompagne d’un déni très insistant. C’est la violence, omniprésente dans cette poésie, qui viendrait déculpabiliser d’un emploi obsessif du thème de la douleur, mais ce déni par la violence, s’il subvertit bel et bien le christianisme des origines, n’en rejoint que mieux d’autres aspects du religieux, allant de la colère divine au fanatisme et à un masochisme physio-spirituel, lorgnant vers l’occultisme et une ancestrale magie noire tout en demeurant tendu entre l’urbanité moderne et la forêt originelle :

Si j’étais noir comme mon coeur,

j’aurais allumé tant de feux

que, dans la chaleur des émeutes,

nous brûlerions la jungle de passion [49].

Dans ce dernier comme dans plusieurs autres poèmes de Vanier, les références au sacré ou au religieux laissent clairement voir une inclination vers la malédiction, forme discursive qui ne nous éloigne pas totalement de la tradition judéo-chrétienne, puisque l’idée même des « langues de feu » est reliée à une pratique offensive de la Kabbale nommée Pulsa d’Nora, ou Pulsa Denoura. Tirée de l’araméen, l’expression signifie « langues de feu » et désigne un rite kabbalistique par lequel on demande à la divinité de maudire un individu [50]. Maudissant l’autre, se maudissant, le langage vaniérien s’en prend férocement à la langue dans une alchimie trouble qui n’est rien de moins qu’une vengeance, une reproduction du châtiment qu’on lui inflige depuis le début : « [S]i Dieu a tué ma langue/c’est pour que je n’avale son corps/en hostie infectée et noire [51] », d’où ces recueils volontiers répétitifs et apathiques, que leur horizontalité atone consacre comme « pansements de la langue arrachée [52] ».

Une eucharistie négative

« Tué » par Dieu, Denis Vanier utilise son agonie pour se venger de cet être dont il mime la cruauté. C’est pourquoi ses lamentations s’assortissent d’un refus, d’une violence contre le divin, la consécration d’un corps délabré et d’une langue « arrachée » figurant une hostie négative, « infectée et noire », malédiction qui ne vise pas tant à racheter qu’à affirmer l’injustice de ne pas être omnipotent. Deuil du pouvoir personnel ou narcissisme mené à l’extrême de sa logique autodestructrice, cette parole préfère prendre feu et répandre l’incendie plutôt que d’« avouer quoi que ce soit [53] », empruntant pour ce faire à tous les rituels et sacrements, qu’il s’agisse du tatouage, du piercing, du baptême ou de l’eucharistie, de même qu’aux lexiques de la toxicologie, de la chirurgie et de la médecine en général :

Vous aimez ouvrir

opérer, écrire

étendre les mots de feu de la chair,

le corps mis en mots

est la plus obscène et exacte des performances,

cette cérémonie aurait pu être l’avortement de ce baptême [54].

Est-ce ainsi, comme un baptême avorté, qu’il faut comprendre l’ambivalence du poète envers l’institution ? Alors qu’il imite le Dieu malin qu’il maudit, Vanier navigue entre son affirmation esthétique et le besoin de reconnaissance comme s’il voulait déjouer ou piéger le milieu littéraire, sa contradiction essentielle étant de faire accepter l’inacceptable et qu’on admette l’agression criminelle figurée par sa langue. C’est pourquoi la consécration de ses recueils aura toujours un certain arrière-goût pour le critique, lequel ne peut faire autrement que se sentir en terrain étranger, hostile, à moins de vouloir se vautrer dans la caricature romantico-décadente. D’ailleurs, l’adulation ne semble pas moins nuisible que le dédain pour qui veut commenter équitablement Vanier, ces deux vecteurs interprétatifs tendant à banaliser et à simplifier les tiraillements identitaires à l’oeuvre dans cette poésie.

Loin de moi donc cette attitude condescendante à l’égard de l’oeuvre vaniérienne, et qui est peut-être la plus grande des facilités, la plus fréquente. Par contre, il me semble toujours nécessaire de lutter contre les attraits paradoxaux de ce corpus, véritable baiser de Judas dont l’authenticité appelle une part négative au sein même de l’appréciation qu’on lui offre.