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C’est dans cette ville du Michigan, renommée pour sa richesse intellectuelle et sa vitalité, que nous nous étions rendus un week-end, toi pour faire un peu de tourisme et de randonnée, et moi pour partir à la recherche de documents sur les migrations québécoises au dix-neuvième siècle et rédiger au milieu de tout ça ma chronique pour Voix et Images. C’est ainsi que nos tâches s’étaient réparties, assez logiquement. Je te rejoindrais plus tard. Je t’avais donné un lieu de rendez-vous. C’était au Cottage Inn, 512 East William Street. Nous marcherions un peu avant d’aller dîner. Il y aurait beaucoup de monde dans les rues du centre-ville d’Ann Arbor malgré le vent humide de décembre. Sur le campus de l’université, le campanile serait magnifiquement illuminé, mais ses cloches, parmi les plus grandes du monde, ne sonneraient plus à cette heure tardive.

Un peu plus tôt, ce samedi-là, je m’étais installé au coin d’une grande table de travail dans la bibliothèque universitaire. En face de moi, deux étudiants soupiraient devant leur écran d’ordinateur. Il n’y avait aucun livre devant eux, ils ne semblaient pas écrire. Se connaissaient-ils ? À l’entrée de la salle de lecture, une jeune femme faisait les cent pas, son portable à l’oreille, toute sa vie dévoilée par mégarde comme en un long récit fragmentaire. Elle s’avançait parfois vers moi, mais ne m’apercevait pas, tant elle se laissait captiver par la vibration d’une voix familière à même la peau de son visage.

De mon côté, les bruits ambiants m’apaisaient. J’avais trouvé dans les rayons les Poèmes épars de Gaston Miron [1], un recueil posthume paru il y a quatre ans. Miron aurait-il souhaité la publication de cette anthologie de minces ouvrages inachevés ? J’en doute beaucoup, mais peut-être cela n’avait-il aucune importance maintenant. La mémoire des écrivains est une douceur dont nous avons besoin. J’avais ouvert le livre à la page 46, là où, dans de bouleversants textes-épitaphes, le poète évoquait avec insistance sa disparition prochaine. La femme aimée prenait éventuellement le relais du corps mortifié, épousant son langage, ses contours. Miron tendait alors la main à Sandrine B., à la manière de Pierre de Ronsard autrefois, faisant du geste d’écrire une douloureuse passation. Les Poèmes épars étaient l’offrande fuyante d’un homme seul, « paré de [ses] reflets schizophrènes/et dans l’attente de personne » (51). Sa poésie n’était plus tout à fait un accompagnement, comme elle avait pu l’être pour bon nombre d’entre nous à l’époque de L’homme rapaillé, elle signalait plutôt un départ imminent, un avenir révolu avant même son inauguration.

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Après avoir rassemblé et fait paraître conjointement les divers textes des Poèmes épars en 2003, Marie-Andrée Beaudet et Pierre Nepveu [2] publient, trois ans plus tard, un recueil d’articles sur ce « riche supplément au livre-maître de Miron » (13). Le poète, disent-ils dans leur préface, a fondé son écriture sur l’expérience douloureuse de la pauvreté ontologique du langage. C’est pourquoi il s’est acharné à retravailler, sans en être pleinement satisfait, la plupart de ses textes. Or, la publication de Poèmes épars, un ensemble d’écrits retrouvés ici et là dans des revues et des inédits, nous a donné à voir une poésie du « passage », une pratique évolutive qui devait permettre un nouveau regard sur l’oeuvre antérieure. Les études colligées par Beaudet et Nepveu ne visent pas tant à évaluer l’oeuvre posthume en tant que telle qu’à interroger les grands thèmes mironiens, désormais orphelins, à partir de leurs mutations au-delà de la disparition de leur concepteur.

Une perspective particulière sur le Temps traverse ainsi l’ensemble des textes de ce recueil, nous forçant à détacher la lecture de Miron de son enracinement naturel dans l’espace identitaire. Centrés sur un destin individuel, les textes de Poèmes épars ne renvoient pas à l’histoire collective et aux élans de fonds qui présidaient au lexique particulier de L’homme rapaillé. Parce qu’il ressent plus que jamais sa perte, le sujet s’abandonne maintenant à l’imaginaire transversal de sa propre histoire. Dans une étude centrale qui résume l’approche adoptée par plusieurs auteurs de ce collectif, Pierre Ouellet souligne l’univers profondément paradoxal de L’homme rapaillé où coexistent deux formes rétrospectives de la temporalité. Il y a d’abord celle plus conventionnelle du retour vers le passé, accentuant l’impression de la dépossession et du manque à l’origine de tout désir. Cette temporalité sert à tracer le chemin par lequel doit passer l’expérience poétique. Cependant, pour Ouellet, une autre conception du temps envahit peu à peu l’énonciation du poème chez Miron : « [U]n éclatement de la durée, qui va dans tous les sens — vers l’avant ou vers l’arrière, dans l’élan animal du désir comme dans le retour au corps absenté, […] car naître et mourir se superposent dans le sentiment profond de leur pérennité. » (83) Dans l’oeuvre de Miron, le Temps n’est donc pas un récit que l’on pourrait reconstituer et raconter selon un schéma autobiographique. Il est vrai que des éléments « épars » du vécu sont présents dans l’oeuvre, mais le travail du poète n’a rien à voir avec la narration. Si la poésie est vouée à une sorte de pauvreté existentielle, c’est qu’elle reste toujours suspendue dans son inachèvement ou dans sa promesse. Ce dernier terme résume à lui seul, aux yeux de Ouellet, le chronotope mironien, car le sujet puise dans la matière du passé les conditions de son devenir autre.

De la même manière, Vincent Charles Lambert nous rappelle l’importance du siècle dans l’économie lexicale des écrits de Miron. Dans les Poèmes épars, l’écrivain est singulièrement conscient de son insertion fondamentale dans le discours de son époque. Quels autres poètes contemporains ont été aussi sensibles à la communauté pérenne de ceux qui, par le hasard de leur naissance en un lieu et un temps donnés, se sont trouvés à marcher ensemble, partageant l’horizon définitif de leur histoire convergente ? Pour Miron, le poète n’est pas un témoin en marge de l’avenir collectif ; il s’avance plutôt parmi les siens, fort de sa responsabilité envers son époque. C’est sans doute cet engagement, exacerbé dans les Poèmes épars par l’approche de la mort, qui continue de nous convoquer si puissamment chez Miron. Dans son étude, Lambert note le besoin de former une « communauté introvertie » (36), assemblage des fragments d’une histoire emboîtée : « [C]hacun est un siècle qui se creuse en chemin selon Miron, chacun est un passé qui s’amoncelle. » (37) Ainsi l’avenir, « ce monde de l’Avant » (37), est toujours une donnée de l’archaïque et sa portée infaillible traverse le Temps.

La remarquable analyse que nous propose pour sa part Mariloue Sainte-Marie prend pour appui le legs fait à Sandrine B. dans certains textes centraux des Poèmes épars. Sensible à cette apparition nostalgique, Sainte-Marie aperçoit la figure de la jeune femme comme une douloureuse éclaircie au moment où Miron anticipe sa disparition prochaine. La poésie joue alors sur un ensemble d’« images négatives » dont les éléments dispersés désignent l’absence constitutive de l’être désirant : « [C]es images négatives, par ailleurs présentes dans tout le recueil, semblent déterminées par les fragments de lettres de Sandrine B. qui fonctionnent comme des reliques. » (102) D’abord lieu où se rassemblent les compagnons de l’errance dans L’homme rapaillé, la poésie prend une toute autre dimension dans les textes plus marginaux publiés à l’écart du livre majeur, car elle se profile avant tout comme un étrange reliquaire des formes inachevées et surtout inachevables du passé. Sandrine B. n’apporte pas au recueil les contours repérables d’un récit amoureux : elle n’est plutôt qu’un prénom préfaciel, la ponctualité de la voix vivante de la femme dorénavant recouverte par l’écriture du deuil.

Dans les derniers chapitres du livre de Beaudet et Nepveu, les directeurs laissent la parole à des critiques chevronnés dont les interventions se rapprochent de l’essai. Gilles Marcotte et André Brochu s’interrogent — poliment, dois-je préciser ! — sur la nécessité de publier tous les textes d’un auteur, même ceux qui n’avaient pas été prévus pour la publication sous forme de livre. Cette question me paraît essentielle en ce qui concerne Miron, quand on sait l’importance qu’il accordait à la notion problématique de recueil. Quelle est la valeur littéraire de ces Poèmes épars qui, selon Marcotte, n’ont pas la cohérence et la puissance affective des textes antérieurs du poète de L’homme rapaillé ? Certains vers, souligne Marcotte, « sont assez désolants, il est difficile de ne pas en convenir » (160). Ce « mal-écrire », Marcotte l’attribue à une « volonté poétique fortement affirmée. Il faut que la syntaxe prenne le risque du dérèglement — à la limite de l’incompréhensible parfois — pour que se crée cette substance verbale à la fois évidente et énigmatique qui est propre à Miron » (161). Marcotte croit donc lire dans l’imperfection du style et de la phrase une des formes souhaitées de l’inachèvement. André Brochu fait remarquer qu’il nous est devenu impossible à l’heure actuelle de lire les textes de Miron sans connaître « le mixte de vie et de mots, de conscience et d’existence qui les commande et qui les explique » (168). Ce besoin chez plus d’un lecteur de voir l’homme dans l’oeuvre explique assurément la charge émotive qui entoure la phrase mironienne et constitue probablement sa plus claire limite interprétative pour l’instant.

Au fond, la courtepointe aura été le symbole central de cette poésie du fragment. « Le pauvre », écrit Yvon Rivard dans son émouvant texte de clôture, « n’a plus la force de faire le ménage » (179) et ainsi le rapaillage et l’éparpillement sont devenus pour lui — et pour nous — les faces complémentaires du travail du collectionneur, à la fois envahi et enrichi par les débris qui meublent sa vie. Les lectures que nous ont proposées Marie-Andrée Beaudet et Pierre Nepveu dans ce collectif auront permis un regard latéral sur l’étonnante construction de la figure de Miron, depuis la publication de L’homme rapaillé à l’Université de Montréal en 1970 jusqu’aux travaux de ses légataires actuels. Cette incontournable présence fraternelle, présence aujourd’hui spectrale, continue d’être décisive pour toute la descendance du poète, comme si ce qui pouvait rester de lui, ses « poèmes épars », portait encore la marque du grand thaumaturge qu’il était, personnage hiératique gesticulant au milieu de son siècle.

Dans une étude comparative récente sur Louise Dupré et Isabelle Pinçon, Nathalie Watteyne s’interroge sur les modalités propres au sujet lyrique dans la poésie contemporaine : « Le texte poétique structurant une expérience qui s’affranchit de son contexte premier pour tendre à une réénonciation, le sujet qui s’y exprime ne revêt-il pas forcément des attributs mythiques [3] ? » Dans les Poèmes épars de Miron, tout contribue, en effet, à la mise en scène d’un sujet lyrique, fortement ancré dans sa langue et dans son époque. Il n’y a pas d’au-delà qui puisse fournir à cette présence exhaustive une extériorité critique crédible. Si Watteyne note, chez Dupré, le retranchement d’une parole énonciatrice féminine se mettant à l’abri du « discrédit » sordide du réel, le sujet lyrique mironien reste, quant à lui, fortement intransitif, dans la mesure où il énonce, à l’orée même de sa disparition prochaine, sa proximité chaleureuse et son désir d’unanimité avec le monde.