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L’influence d’un livre [1] de Philippe Aubert de Gaspé fils et Les révélations du crime ou Cambray et ses complices [2] de François-Réal Angers sont considérés comme les deux premiers romans de la littérature québécoise. Le premier l’est, semble-t-il, de plein droit : la mention « roman historique » paraît sur la couverture et le statut romanesque est explicitement revendiqué dans une préface devenue aussi célèbre que le roman lui-même. Néanmoins, le caractère composite du texte, constamment rappelé par la critique, même la plus enthousiaste, a conduit à penser qu’il ne s’agissait pas là d’un véritable roman, mais plutôt d’un collage, peut-être même issu de collaborations [3]. Bref ce roman, paru en 1837, a beau être considéré le plus souvent comme le premier de notre littérature, une tradition de dénégation critique fait de sa nomination « roman » une étiquette commode plutôt qu’une inscription générique forte [4]. Le second texte se présente, dans l’ensemble du paratexte initial et dans son sous-titre, comme des chroniques (« Chroniques canadiennes de 1834 »). Oublié, malgré de nombreuses rééditions [5], il est devenu un objet d’étude à partir du compte rendu qu’en a fait David Hayne dans le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec [6]. Certains de ses traits formels, entre autres la dimension gothique de son écriture, ont conduit à le réhabiliter comme roman, de sorte que certains parlent désormais de nos deux premiers romans [7].

Les diverses opérations critiques que je viens d’évoquer semblent confirmer ce qu’un certain mépris de la littérature québécoise du dix-neuvième siècle donne à croire, que seule une historiographie littéraire en mal d’oeuvres inaugurales a contribué à la réputation de ces textes dont le statut romanesque — et littéraire — aurait été usurpé. Je désire reprendre cette question en l’abordant d’un point de vue différent, celui des transformations que subit le genre romanesque au moment où naissent en Europe une presse de grande diffusion (dont l’épitome serait La Presse d’Émile Girardin, qui naît en 1836) et une foule de petits périodiques littéraires spécialisés. En effet, l’inventaire des liens explicites que les deux oeuvres entretiennent avec la forme du journal et avec le genre du roman-feuilleton, ainsi que l’examen de quelques citations et épigraphes nous invitent à penser leur liminarité autrement qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. S’agissant des premiers romans, il faut ici parler d’une liminarité de fait, ce qui n’entraîne pas nécessairement que ces oeuvres aient été liminaires au sens de Victor W. Turner [8]. Au contraire, je ferai l’hypothèse que ces oeuvres se sont posées avec et contre des structures externes, principalement européennes, parallèlement aux efforts des écrivains pour rendre tangible l’existence d’un milieu littéraire et journalistique dans un espace public déjà configuré [9]. L’enjeu principal sera ici de dégager la façon dont ces deux oeuvres s’inscrivent dans le nouveau rapport à la presse et au livre qui s’instaure durant la décennie 1830 [10], inscription qui éclaire l’horizon d’attente duquel se détachaient les textes au moment de leur parution et permet de saisir le rôle de modèles français, mais aussi britanniques, qui se trouvent soit explicitement convoqués dans les textes, soit implicitement revendiqués par la posture des deux écrivains.

Meurtres, journaux et faits divers

Précisons d’entrée de jeu que les oeuvres ne sont pas rassemblées seulement par leur date de parution et par le jeune âge de leur auteur [11]. Elles sont reliées entre elles par une stratégie publicitaire commune — la prépublication d’un chapitre dans un journal [12] — et par le choix d’un fait divers comme source de l’invention — les exactions de la bande de Charles Chambers pour la chronique d’Angers, l’assassinat de F. X. Guillemette par François Marois pour le roman du jeune de Gaspé. Un autre lien, moins visible mais tout aussi important, est leur commune relation au journal Le Télégraphe, fondé par de Gaspé et Napoléon Aubin, dans lequel paraissent, en avril, les publicités et le troisième chapitre du roman de Philippe Aubert de Gaspé, qui sera publié par Cowan en septembre 1837, en plus des transcriptions du procès de Chambers, dont le texte est en beaucoup de points identique à celui des Chroniques qu’Angers publiera plus tard [13]. Angers signe le 14 avril une correspondance dans laquelle il se déclare auteur de la traduction du poème « Canadian Boat Song » de Thomas Moore, parue le 12 avril. Est-il collaborateur au Télégraphe ? Il en est sans doute proche, comme l’un de ses condisciples du Petit séminaire de Québec, Pierre Petitclair, qui y publie un second poème le 17 avril et dont la première pièce de théâtre paraîtra, comme le roman de Gaspé, chez Cowan [14], à la même adresse que Le Télégraphe [15]. Les collections sont lacunaires et nous n’avons pas tous les numéros du Télégraphe, ce qui interdit toute affirmation quant à la participation d’Angers au journal. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il a peut-être lui-même fourni les comptes rendus judiciaires, qui sont très détaillés, ce qui suppose un travail efficace de sténographie, travail qu’il pouvait effectuer [16].

Le Télégraphe semble d’ailleurs vouloir faire de ce compte rendu un outil publicitaire. On peut lire, toujours le 17 avril : « Le Télégraphe, nouveau journal à deux sols, qui s’imprime à Québec, et qu’on peut appeler un journal à bon marché, publie le procès de Chambers et Matthieu, dont les détails sont d’un intérêt attachant. » S’agit-il d’annoncer une publication autonome qui serait le récit d’Angers ? Peut-être, puisque tous les comptes rendus du procès sont déjà parus. Quoi qu’il en soit, Le Télégraphe suspend sa publication en juin et Angers fera paraître son opuscule en juillet, aux presses du Canadien, après y avoir publié un chapitre de son livre [17].

Fragments narratifs clos et qui par là s’apparentent au conte, selon les catégories établies par Marie-Ève Thérenty [18], les extraits choisis par Angers et de Gaspé sont étrangement semblables. Dans les deux cas, la prépublication dans le journal est celle du chapitre contenant la description d’un meurtre, celui de James Stewart pour Les révélations du crime, celui de Guillemette pour L’influence d’un livre. Les récits de meurtre ont la particularité de pouvoir s’insérer dans le journal comme autant de faits divers. Genre narratif à part entière, comme le soutient Pierre Popovic [19], le fait divers évoque « les prodiges et les crimes », selon les mots de Roland Barthes [20]. Les nouveaux médias des années 1830 en raffolent. Malgré sa brièveté, il représente un fait social construit [21] qui trouve des échos dans les chroniques judiciaires, mais aussi dans les récits brefs, qui se font particulièrement nombreux durant cette décennie, comme l’a déjà remarqué Frank Bowman [22]. Or, une partie de la trame narrative de chacun des romans est inspirée de crimes largement médiatisés, à la fois au moment des événements eux-mêmes et lors des procès subséquents. L’insertion de ces récits dans le journal tend à fictionnaliser des faits divers déjà offerts aux lecteurs, ce qui conduit à un brouillage des frontières entre fiction et réalité.

Ce brouillage est caractéristique des années 1830 en France. Pensons par exemple à L’histoire des treize (1833-1835) d’Honoré de Balzac [23], dont la préface, datée de 1831, paraît dans La Revue de Paris du 10 mars 1833 [24]. Dans cette préface, Balzac revendique pour son récit un statut documentaire, « [dissipant] le prestige romanesque attaché au nom de Ferragus », « abdiquant les privilèges du romancier » et, dans le même temps, présente le réel comme incarnant, de manière forte, les pouvoirs que nous prêtons habituellement à la fiction. Bref, pour paraphraser Balzac lui-même, « all is true ». Les titres imaginés à l’origine par Balzac pour les deuxième et troisième parties de L’histoire des treize, « Ne touchez pas à la hache » et « La fille aux yeux rouges [25] », témoignent aussi, à leur manière, de l’inscription des textes dans le registre du fait divers.

Certes, le recours au procédé du témoignage véridique comme source du récit romanesque n’est pas neuf. Ce qui l’est en revanche, c’est l’assimilation de ce récit premier à un désir de publicité : « Peut-être […] l’inconnu voulait-il les voir en quelque sorte reproduites, et jouir des émotions qu’elles feraient naître au coeur de la foule [26] », écrit Balzac. Ici la divulgation d’un secret est associée à ses échos dans l’espace public, le récit littéraire lui-même créant, de manière seconde, un événement. Le travail romanesque paraît ainsi ancillaire, modelé par les nouvelles formes de publicité que suscitent journaux et revues — dans lesquelles paraissent d’ailleurs la plupart des textes que nous considérons aujourd’hui comme des romans. Aussi le journal (ou la revue) n’est-il pas à la source de l’invention seulement par l’« emprunt » des faits divers qui s’y trouvent consignés : sa matérialité induit des effets de lecture propres qui brouillent les registres mêmes du littéraire [27].

Les révélations de Cambray ou l’importance du témoignage

L’hypertrophie du témoignage, qui participe du procès de véridiction des oeuvres, contribue à transformer les récits, fussent-ils fictifs, en événements médiatiques. Le procédé, systématisé dans Les révélations du crime, constitue une piste féconde pour interpréter les liens intertextuels qui rattachent le texte à des oeuvres manifestant semblable hybridité.

Angers recourt de manière répétée au témoignage par le biais de narrations enchâssées, ce qui donne l’impression que le narrateur principal délègue la parole à un témoin qui dit la vérité. Le plus important de ces témoins est George Waterworth, le « témoin-complice » (RC, 33) de Cambray qui a témoigné en cour contre son chef. La narration semble prolonger les procès qui viennent tout juste d’être reproduits dans les journaux et s’insère ainsi dans une série d’événements dont chacun des lecteurs sait qu’ils furent réels [28] : bien que le narrateur pose son savoir comme issu de conversations dans lesquelles on lui a raconté les événements — ce qui est tout à fait possible [29] —, le témoin romanesque et le témoin réel se trouvent confondus dans l’ordre de la lecture.

Le témoignage de Waterworth s’inscrit d’abord dans un récit-cadre donné par un narrateur omniscient. Renonçant à ses privilèges, ce narrateur adopte lui aussi la posture d’un témoin lorsqu’il prend le relais de Waterworth, dans le chapitre VI. Il se présente alors comme le lecteur des récits du procès parus dans les journaux, affirmant rendre compte des faits à partir des échos qu’en ont donné les chroniques judiciaires. L’examen de celles qui sont parues en français dans Le Télégraphe (peut-être sous la plume d’Angers) permet de voir que les témoignages sont en partie résumés, en partie cités, et que les interrogatoires et contre-interrogatoires sont pour certains reproduits textuellement à partir du journal [30]. Dans les chapitres suivants, le narrateur premier cède à nouveau la parole à Waterworth, puis, au chapitre X, on revient à la première convention : le meurtre est de toute évidence raconté par un narrateur omniscient, puisque l’événement se passe sans témoin [31]. Le chapitre XI maintient le même point de vue narratif omniscient. Un bref retour explicite au témoignage de Waterworth [32], dans le chapitre XII, est suivi d’un chapitre dans lequel l’omniscience du narrateur est donnée comme la transcription d’un témoignage virtuel — « Quelqu’un qui eût pu regarder dans ce cachot par l’unique soupirail qui l’éclaire le jour eût pu voir… » (RC, 113) —, ce qui montre bien l’importance accordée au témoignage comme procédé de dévoilement du réel [33]. Dans les deux chapitres suivants, le narrateur redonne la parole à celui qui est alors désigné comme « le complice-révélateur [Waterworth] de qui nous tenons la plupart de nos renseignements » (RC, 119), lequel complète son témoignage par la publication de lettres citées de mémoire (« voici à peu près comme je lui répondis » [RC, 129]), mais pourtant reproduites comme autant de documents (avec destinataire et signature) à ajouter à la preuve. Reprenant la parole au chapitre XV, le narrateur redevient omniscient et tient un discours moral. Ce statut est maintenu dans le chapitre suivant, dans lequel sont racontées, sous forme de dialogue, les rencontres entre un jeune prêtre et Cambray [34]. Enfin, dans le dernier chapitre, le narrateur redevient témoin : introduit dans la prison, il la visite, décrit les détenus, les interroge et livre leurs paroles [35], commente leurs conditions, usant de comparaisons (ainsi l’un des détenus lui fait penser au Gangernet de Frédéric Soulié [36]) et développe indirectement, par l’intermédiaire des interventions des prisonniers, ses propos initiaux sur les maux du système judiciaire. Le récit se termine au moment où les criminels sont grâciés et déportés plutôt que pendus. Dans cette structure narrative complexe, où le témoignage joue un rôle prééminent à la fois dans l’ordre de la diégèse et dans celui de la mise en récit, l’action narrative se trouve en partie effacée par les effets de réel ainsi créés. Pas étonnant que la réception ait si fortement porté sur les faits racontés et sur le caractère déplorable de leur divulgation [37]  !

Le renvoi à Soulié mérite d’être relevé, car ce qui caractérise Les mémoires du diable, dans lesquelles figure le personnage de Ganguernet, c’est le parti pris pour le dévoilement de la vérité, grâce au diable qui soulève les voiles qui la cachent et convoque pour cela toutes les formes du témoignage [38]. En outre, l’oeuvre de Soulié est explicitement attachée à la proclamation de la justice, de même qu’à la dénonciation des turpitudes sociales. Que ce texte, connu de lui à travers les fragments alors publiés [39], ait pu constituer un modèle pour le jeune Angers est indéniable, comme en témoigne la citation reproduite, l’une des trois de l’ouvrage — les deux autres étant deux vers de William Shakespeare [40] et l’épigraphe initiale de Jean Racine, « Ainsi que la vertu le crime a ses degrés [41]  », lesquels conviendraient d’ailleurs assez bien aux Mémoires d’un diable. Le renvoi à ce roman nous invite aussi à considérer plus attentivement le choix d’Angers de ne publier qu’un fragment de son ouvrage dans le journal, choix qui est celui de Soulié faisant paraître des extraits puis retravaillant le tout [42].

Certes, la publication finale des Révélations du crime est conçue pour une large circulation — on consent un rabais à ceux qui achètent une douzaine d’exemplaires (Le Canadien, 19 juillet) —, mais elle est destinée à deux types de public, comme l’énonce explicitement la présentation faite de l’ouvrage dans Le Canadien lors de la publication de l’extrait : « Il va paraître […] dans quelques jours une brochure qui sera lue avec intérêt, nous n’en doutons pas, non seulement par les curieux, mais même par les moralistes et les hommes publics [43]. » À la fois littérature populaire (les « curieux ») et littérature savante (« les moralistes et les hommes publics »), l’ouvrage épouse ainsi les flottements qui sont le fait du roman à l’époque. Car comme le rappelle Charles Grivel à propos des Mémoires du diable de Soulié, « ce statut hybride est celui de tous les grands feuilletons de la première génération : Balzac, Sue, Dumas et les autres, donnent, entre 1836 et 1848, très visiblement, même si nous, à distance, ne le percevons plus, dans le double registre [44]. » Hybride, le récit d’Angers l’est aussi dans sa forme : « Le jeune auteur a su donner à son sujet tout l’intérêt du roman, sans nuire le moins du monde à la réalité des détails qui en constituent le fond [45]  », peut-on lire dans la présentation du Canadien. La lecture du chapitre intitulé « Le meurtre », repris dans le journal, où Angers use de tous les ressorts du romanesque, convainc le lecteur qu’il ne s’agit pas d’un simple texte documentaire. Cet ancrage simultané dans la réalité et dans la littérature correspond bien aux caractéristiques du roman-feuilleton naissant, dont la périodicité, qui rabat l’épisode sur la quotidienneté de la nouvelle, tend à produire les effets de contagion entre réel et fiction bien décrits par Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant. Ceux-ci signalent l’importance du pacte de non-fiction établi par Soulié, malgré l’invraisemblance des situations [46]. On peut donc, me semble-t-il, affirmer que l’influence de Soulié se fait sentir là où cela compte, dans les choix esthétiques, mais aussi dans une certaine posture éditoriale, celle des écrivains « entre presse et roman [47]  ».

L’ombre de Charles Dickens plane aussi sur le texte d’Angers. Elle est lisible dans l’évocation de la jeunesse du criminel qui introduit au récit des crimes, motif important d’Oliver Twist [48], qui commence à paraître au début de 1837 dans le Bentley’s Miscellany. Ces crimes entretiennent une certaine image de la ville, qui paraît menaçante parce qu’elle est le lieu de rencontres inquiétantes [49]. De même, la description, dans le texte d’Angers, des bandits de petite envergure, « tous possédés d’un terrible penchant à trouver gants, mouchoirs, habits, enfin tout ce qu’ils pouvaient éclipser dans leurs chapeaux ou sous leurs pea-jacket » (RC, 43 ; Angers souligne), rappelle les premiers chapitres d’Oliver Twist. Il faudrait mieux connaître les informations alors disponibles dans les journaux à propos de Dickens qui commença sa carrière journalistique, comme Angers, à titre de correspondant parlementaire, afin de savoir dans quelle mesure celui-ci a pu servir de modèle au jeune écrivain : Dickens joue au courriériste, au reporter et au redresseur de torts, tout en se laissant tenter par la fiction romanesque, qu’il contribuera durablement à transformer…

Mais l’ombre de Victor Hugo flotte tout aussi bien. Certainement connu d’Angers, Le dernier jour d’un condamné [50], dont la circulation dans le Bas-Canada est avérée [51], se présente comme un long récit écrit à la première personne, dans lequel un condamné anonyme se remémore sa vie et raconte la dernière journée avant son exécution. Le texte est donné comme un document ayant été recueilli par un éditeur — un chapitre manque, nous dit celui-ci dans la note qui constitue le chapitre XLVII et Hugo ne signe pas le texte de la première édition — et comporte des digressions sur le système carcéral et sur la peine de mort. L’anonymat du personnage semble étranger aux procédés du journal et du fait divers, qui tendent au contraire à souligner l’identité des acteurs [52]. Néanmoins, le lien au journal est omniprésent à cause des thèmes sociaux développés par Hugo, qui cherche par son oeuvre à transformer des pratiques judiciaires largement discutées dans les journaux justement. Cet objectif est également le fait d’Angers, qui explique :

Notre objet n’est pas simplement de satisfaire la curiosité par le récit d’aventures extraordinaires, mais bien d’appeler l’attention du législateur aux misères et aux souffrances de l’humanité, comme de soulever des questions de morale publique [53].

RC, 35

Il y a aussi des rapprochements à faire du côté de la forme du texte : mise en relief du langage des criminels [54], scène entre le criminel et le confesseur (qui se révèle déceptive dans les deux cas), évocation de la foule qui observe de loin et juge [55]. Il y a aussi cet épisode du pain volé [56] qui marque, dans les deux cas, l’irréductibilité du destin du criminel.

Bref, le texte d’Angers s’inscrit dans une mouvance large d’oeuvres dont le statut générique est marqué par une forte hybridité et qui revendiquent pour le roman une nouvelle définition, qui rompt avec celle de La Harpe mais aussi avec les procédés anciens de véridiction, soutenus par l’étanchéité de la frontière entre vérité et fiction.

L’influence d’un livre ou choisir ses contemporains

Les citations et les allusions littéraires composent des bibliothèques de papier fort utiles pour comprendre l’horizon littéraire sur lequel une oeuvre entend se poser. L’influence d’un livre est particulièrement prodigue à ce chapitre et il n’est pas étonnant que cette dimension ait retenu l’attention du premier critique dès la parution de l’ouvrage :

Il étale un luxe d’érudition extraordinaire et nous nous attendions à cela, car nous savions que Mr. De Gaspé dévorait tout ce qu’il rencontrait. Il ne se promène jamais, il ne met jamais le pied sur un bateau-vapeur, il ne monte jamais à cheval sans avoir un livre sous le bras, et ce qui est le mieux c’est qu’il le lit religieusement ; puis, il possède une mémoire telle qu’il est capable de vous débiter cent vers de Bertrand et deux cents vers de Byron sans se tromper d’une syllabe [57].

Cette abondance est réelle : une quarantaine de citations ou de renvois explicites, dont 23 placés en épigraphes et 2 chansons reproduites in extenso, sans compter les deux légendes rapportées par l’intermédiaire de conteurs. On a pas mal glosé sur les textes cités et sur la présence de nombreuses oeuvres anglaises [58], sur les modèles néfastes qu’on y trouverait [59]. Beaucoup de travail a été également effectué sur les sources livresques des épisodes liés à l’alchimie [60]. Ce qui frappe pourtant dès que l’on considère l’ensemble des citations que recèle le roman, c’est leur contemporanéité. En effet, les auteurs plus anciens, ceux du seizième siècle, Molière, Racine, Jean de La Bruyère, et ceux du dix-huitième siècle, le Comte de Volney, Voltaire, La Harpe et Casimir Delavigne, sont nettement minoritaires. La plupart des auteurs cités sont de grandes figures littéraires de la première moitié du dix-neuvième siècle : Béranger, Félicité-Robert de Lamennais, Victor Hugo, Eugène Sue, Charles Nodier, Honoré de Balzac, mais aussi Lord Byron, Walter Scott, Thomas Campbell, Edward Bulwer-Lytton [61]. Certaines citations sont extraites de textes très récemment publiés : Les chants du crépuscule (1835) de Hugo, Le père Goriot (1835) de Balzac, La fée aux miettes (1832) de Nodier. Ajoutons que de Gaspé colle également aux mouvements de la critique : il cite abondamment Shakespeare, remis à la mode par la traduction de François Guizot (1821), puis par le Racine et Shakespeare de Stendhal (1823-1825) et la « Préface » de Cromwell (1827) ; il ironise gentiment à propos de François-Guillaume Ducray-Duminil, que Hugo avait décrit dans sa préface à Han d’Islande comme un auteur médiocre à l’ego démesuré [62]. Que ce compendium littéraire corresponde à la bibliothèque familiale de Gaspé est probable, mais pas du tout certain. La plupart des oeuvres citées ont été largement diffusées et ont connu un succès populaire : Béranger est si connu qu’on désigne désormais au Canada plusieurs timbres traditionnels par les titres de ses chansons ; le poème de Byron, « Le corsaire », est resté célèbre pour avoir fait l’objet d’un tirage de 10 000 exemplaires écoulés en une journée [63]. Par ailleurs, l’image choisie par le critique du Populaire, celle d’un jeune homme qui va par monts et par vaux, n’évoque en rien le confort feutré d’une bibliothèque bourgeoise. Quoi qu’il en soit, en offrant ainsi une fenêtre à de nombreuses voix, venues de la littérature contemporaine ou du vieux fonds populaire, de Gaspé crée, par juxtaposition, un ensemble dont la diversité de tons — et de langues — déroute. Alors que l’usage systématique du témoignage donnait au récit d’Angers une épaisseur polyphonique certaine, c’est par le biais de la citation que de Gaspé introduit dans son roman une diversité de voix [64].

L’oralité des longues citations que constituent les « légendes canadiennes » et les chansons accentuent cette dimension polyphonique, même si les narrateurs seconds n’ont pas ici une présence aussi grande que chez Angers, puisqu’ils ne sont que faiblement rattachés à la trame narrative de l’ensemble et que leur langue ne se distingue pas fortement de celle du narrateur principal. Ces textes, encadrés dans le roman selon les règles habituelles du recueil de contes ou de nouvelles (pensons au Decameron (1349-1351) de Boccace), évoquent un autre mode de circulation du discours que celui du livre, objet qui se trouve pourtant placé au centre de la diégèse. Renvoyant à un univers de croyances et de pratiques, ces morceaux révèlent la nature du mileu paysan que de Gaspé cherche à peindre, sa malaisée entrée dans l’âge du papier dont parle Thomas Carlyle [65] en cette même année. Faut-il rappeler que le recours à la littérature populaire et que le goût pour les assemblages de textes hétérogènes constituent des traits du premier romantisme ? Prosper Mérimée agit ainsi comme un antiquaire, ses récits portent la trace d’un monde sur lequel les savants se pencheront bientôt. La Vénus d’Ille [66], par exemple, repose sur des bribes d’anciens récits, des superstitions d’abord présentées de manière plaisante qui encadrent le véritable drame en l’inscrivant d’emblée dans la fatalité. La forme adoptée par de Gaspé pour son roman n’est pas étrangère à celle retenue par Mérimée dans ses récits de voyages [67] ou dans un recueil comme Mosaïque [68], où les liens entre les morceaux s’effacent devant le goût pour les curiosités. Compte tenu du réemploi que fait de Gaspé d’un fait divers connu, compte tenu de l’insistance mise sur la vérité du récit — il s’agit d’un roman de moeurs certes, mais qui se présente aussi comme un « roman historique » —, la remarque que Marie-Ève Thérenty formule sur la pratique de la mosaïque trouve ici une forte pertinence :

Ce procédé est fort connu pour les écoles réaliste et naturaliste mais on insiste moins sur cette pratique dans la première partie du xixe siècle qui a souvent composé des mosaïques romanesques alternant passages de fiction pure et segments textuels documentaires. De fait, la contamination réciproque des écritures référentielles et fictionnelles est au coeur même de la pratique littéraire autour de 1830. En effet, la frontière fictionnelle y est à la fois travaillée de l’intérieur par des textes romanesques qui intègrent le référentiel mais elle est également franchie de l’extérieur par des écritures documentaires comme l’écriture journalistique qui se laisse souvent « pervertir » par la fiction. Il semble donc qu’écrire en 1830 pose doublement cette question de la frontière fictionnelle [69].

La lecture de la réponse que fait Philippe Aubert de Gaspé au jeune Pierre André [70], qui l’avait fortement critiqué sur des questions de véridiction dans Le Populaire [71], témoigne de cette posture particulière. Les accusations d’affabulation sont réfutées en vertu de l’existence de sources documentaires réelles : l’auteur a bien entendu un cultivateur chanter une chanson de Béranger, la vieille Nollet est connue de tous les habitants, l’histoire de la chandelle est véritable. En outre, de Gaspé explique ce qu’est une légende : « une ancienne tradition conservée par les habitants d’un pays [72]  ». Il précise aussi : « Ce ne sont pas des contes à endormir les enfants que je raconte ; ce sont malheureusement les croyances populaires dans la partie du pays que j’habite [73]. » Ainsi, de Gaspé se présente-t-il à la fois comme reporter (« je l’ai vu de mes yeux », dit-il de Guillemette) et comme ethnologue, à la manière de Mérimée décrivant les coutumes des pays qu’il visite.

Dans sa brève biographie de Napoléon Aubin, Auguste Achintre raconte que lors de l’hiver passé à Saint-Jean-Port-Joli après l’affaire de l’assa-foetida [74], Aubin et de Gaspé allaient « veiller » chez les habitants où « on contait des histoires de revenants [75] ». Cette pratique, de nature ethnographique et festive, a sans doute laissé des marques dans le roman composé cet hiver-là. Dans L’influence d’un livre, les récits et les chansons, loin d’avoir la fonction strictement ornementale de traits donnant une couleur locale, éclairent les règles propres à la communauté : ils révèlent sur un mode poétique ce que le récit donné pour réel (« historique ») vise à éclairer : l’ethos d’une communauté. Le conte « L’étranger » (IL, 45-54) met en représentation les règles de l’endogamie pratiquée au Québec, dans les campagnes, mais aussi dans la petite noblesse seigneuriale — y compris dans la famille Baby-de Gaspé —, faisant du diable qui invite à l’exogamie l’envers du social. Le conte, explicitement désigné comme « légende canadienne », prend ainsi le contre-pied du récit amoureux qui sert de trame secondaire au roman dans laquelle la fille de Charles Amand changera de classe sociale. Il constitue également une mise en garde à l’égard de Charles Amand, qui cherche le bonheur hors de sa communauté, du côté du diable. La seconde légende est encore plus explicite : la mise à l’écart de Rodrigue Bras-de-fer le fait entrer dans une rage qui appelle en quelque sorte le diable à se manifester. Il ne fait pas bon sortir des rangs serrés de la collectivité dans l’imaginaire canadien. Ainsi, l’ensemble du roman peut-il apparaître comme reconduisant — non sans ambiguïté — les règles de clôture de la communauté des cultivateurs bas-canadiens. En ce sens, le caractère composite de la forme ne peut guère être considéré comme un simple reflet de la maladresse imputée à l’auteur. Il s’agit d’un choix qui s’inscrit explicitement dans des pratiques génériques qui sont courantes à l’époque de la publication, pour peu qu’on lise les revues littéraires, ce qui semble être le cas de Gaspé. Tout en renvoyant en douce aux auteurs qui se sont engagés dans la voie de ces publications « en mosaïque », selon l’expression de Marie-Ève Thérenty, l’entrée en matière du chapitre intitulé « Le meurtre » offre d’ailleurs un condensé des thèmes à la mode : on y parle de l’Espagnol vindicatif, de la vendette corse, de l’Italienne qui perce le sein de son amant à l’aide du stylet porté à sa jarretière, tous motifs popularisés par Mérimée, Charles Nodier, Gérard de Nerval et Stendhal (IL, 29).

L’intrication de documents dans la fiction et la contamination du documentaire par le fictif sont liées à la place de plus en plus grande occupée par la presse et au rôle qu’y jouent les écrivains, qui sont souvent aussi journalistes, ou publicistes, comme on dit à l’époque ; elles entraînent aussi des réaménagements dans l’ordre de la conception de l’histoire.

Charles Nodier, critiquant Han d’Islande, l’exprime bien : « Un des caractères de cette nouvelle littérature, et ce n’est probablement pas celui qui la fera dédaigner d’un peuple patriote, c’est cette évocation religieuse des moeurs et des localités qui transporte dans les fictions mêmes de l’imagination les enseignements de l’histoire [76]. » Gérard de Nerval joue quant à lui de ce nouveau rapport au savoir dans La main de gloire, histoire macaronique [77], où sont multipliés les renvois savants, fictifs ou réels. La parenté du thème de la main de gloire, qu’il faut noter au passage même si la définition qu’en donne de Gaspé est différente, importe moins ici qu’une certaine façon de jouer avec les savoirs alchimiques qui fait penser à la naïveté de Charles Amand. L’histoire désormais, pour Nerval comme pour Mérimée — qui use semblablement du rapport naïf au savoir qu’entretient l’antiquaire, M. de Peyrehorade, dans La Vénus d’Ille —, comporte la description des localités, l’étude des moeurs, mais aussi la critique des pratiques savantes et pseudo-savantes qui témoignent du frottement entre une culture livresque et des croyances populaires encore vigoureuses. Il y a inscription donc, dans le récit de la grande geste nationale, de ces détails issus de la vie de province dont le journal fait son miel [78]. Le rôle qu’une conception critique du savoir, frottée à l’expérience, joue dans le projet de Philippe Aubert de Gaspé fils nous reconduit au journal, lieu de configuration de l’espace public, recelant des discours divers livrés à la sagacité du lecteur pour l’exercice de son jugement. C’est ici que le politique se montre, à peine masqué, au moment où l’écrivain tend à devenir le mage décrit par Paul Bénichou [79]. Angers cherchait à influer sur les décisions politiques liées aux systèmes judicaire et carcéral au moment où ces questions sont effectivement débattues ; de Gaspé propose, quant à lui, une critique du rapport au savoir qui survit encore dans les campagnes, au moment où la question des écoles est brûlante. Leur posture est homologue à celle des écrivains européens de l’époque.

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L’originalité propre à de Gaspé tient au fait qu’il peut prétendre participer à la création d’une littérature, puisqu’il « offre à [son] pays le premier roman de moeurs canadien », persuadé qu’il est, dit-il, que « la réalité doit toujours remporter l’avantage sur la fiction la mieux ourdie » (IL, 14). Ce désir de créer une littérature nationale est déjà fort présent dans les journaux, par exemple dans l’emploi de bandeaux signalant les oeuvres canadiennes, comme celui de « Muse canadienne », fréquent dans Le Télégraphe. Il est aussi lisible dans l’effacement du pseudonyme et la revendication auctoriale — François-Réal Angers en donne un exemple en se disant auteur de la traduction de Moore —, et la publication des Chroniques s’inscrit manifestement dans ce même mouvement. Mais certains textes en témoignent plus explicitement, comme le prospectus du Populaire, dont un extrait assez long sur la littérature canadienne est reproduit dans Le Télégraphe le jour même où paraît la première annonce de L’influence d’un livre, le 14 avril 1837. Cette invitation faite à la jeunesse canadienne d’envoyer des textes au Populaire, dont le rédacteur, Leblanc de Marconnay, s’offre à « former des écrivains pour le pays », comporte ces quelques phrases :

Dans toute chose il faut un point de départ ; l’étude est une nécessité, les conseils sont indispensables, une direction éclairée devient la base primitive. La littérature n’est point exempte de ces conditions préliminaires, et c’est à leur stricte observation que chaque pays doit la création de son érudition littéraire, la naissance de ses grands écrivains, les lumières de ses concitoyens, sa prépondérance dans les lettres et les arts. On s’instruit en général sur les anciens ; mais on se forme beaucoup plus efficacement avec les modernes car ils vous indiquent les progrès du siècle où vous vivez [80].

L’examen des renvois intertextuels et des choix esthétiques de François-Réal Angers et Philippe Aubert de Gaspé permet de voir que les jeunes écrivains vivant à Québec n’ont pas attendu cette invitation pour se former avec les « modernes » ; ils ont choisi de participer à la nouvelle esthétique romanesque en train de naître, marquée par l’influence des publications périodiques sur la matière et la forme des oeuvres et l’élection d’une posture d’écrivain qui, fermement inscrite dans le discours de la cité, juxtapose et métisse littérature savante et littérature populaire tout en instaurant un nouveau rapport au savoir sur la société. Bien sûr, ces jeunes gens forment indéniablement un milieu, une petite communauté, dont on voit bien qu’elle est rassemblée de manière fugitive autour du Télégraphe, mais ils n’en adoptent pas moins une conception esthétique moderne qui s’appuie sur une hiérarchisation nouvelle des pratiques et sur l’élection de modèles contemporains. Ne voir là qu’une posture de liminarité me semble évacuer le désir de ces jeunes écrivains de participer à la mise en oeuvre d’un nouveau rapport entre réalité et fiction qui déterminerait une autre définition de la littérature. Par là, Angers et de Gaspé communient, par journaux interposés, à une nouvelle forme d’espace public et à une sphère littéraire en pleine reconfiguration, bien au-delà de l’espace bas-canadien [81].