Corps de l’article

La notion de pacte autobiographique [1], qui veut que l’on associe auteur, narrateur et personnage à la même personne, c’est-à-dire au nom inscrit sur la couverture d’un livre, fait depuis longtemps autorité. Toutefois, Philippe Lejeune le rappelle lui-même, ce pacte tient essentiellement lieu de contrat de lecture et, ce faisant, « n’engage que son auteur [2] ». En conséquence, d’un point de vue plus strictement textuel, le dédoublement de l’auteur en figures narratives distinctes dans un écrit personnel et l’élaboration d’un univers scriptural inspiré d’un univers référentiel obligent le lecteur à s’interroger sur le phénomène de mise en scène narrative de soi et des possibles effets de construction qui peuvent en découler. En d’autres termes, dans une perspective pragmatique, le pacte autobiographique pose la question de la réception de l’écrit personnel ; une perspective narratologique situe l’interrogation en amont, c’est-à-dire dans l’élaboration même du texte, dans cet important passage du niveau de l’histoire à celui du récit (propre aux récits factuels [3]), consécutif au fait que la préséance des matériaux autobiographiques sur la matière textuelle implique non seulement un tri mais aussi une véritable mise en récit des données extratextuelles. Dans ce processus scriptural de configuration d’une trajectoire personnelle, diverses stratégies de mise en récit sont possibles, ce qui fonde, peut-être encore plus que l’expérience singulière rapportée, la particularité de chacune des oeuvres de la littérature personnelle. Si la vérité des événements mis en scène dans ces oeuvres ne peut être contestée sur la foi du pacte autobiographique, alors les particularités de mise en récit propres à chacune d’elles ne seraient peut-être pas sans produire ce que nous pourrions appeler un effet fictionnel — distinct de la fiction proprement dite —, effet marqué à la fois par le rapport qu’entretient l’auteur avec le genre d’écriture dans lequel il s’engage et par son habileté à jouer des codes et des formes d’écriture, mais aussi par la dynamique lecturale qu’implique toute représentation écrite — donc forcément partielle et construite — de la réalité.

Si ces possibles effets de fiction sont nombreux — sans relever du seul domaine de la narratologie — et que, du côté de la stricte autobiographie, la question du statut de la fiction a été posée sous divers angles [4], nous souhaitons nous concentrer ici sur le possible effet de fiction qu’entraîne la mise en scène narrative de soi. Plus précisément, nous baserons notre réflexion sur le constat suivant : la narration de faits réels implique une multiplication de la figure auctoriale en diverses instances narratives, alors un jeu particulier de configuration scripturale de soi se déploie dans toutes les écritures autobiographiques. De plus, nous étudierons cette question dans le seul genre du journal intime parce que ce dernier, bien qu’appartenant à la catégorie des écrits autobiographiques, répond à une dynamique d’écriture tout à fait spécifique ; ce qui le caractérise et fonde son originalité c’est, d’abord, qu’il s’agit d’une pratique d’écriture motivée par un impératif qui varie d’un diariste à l’autre et, ensuite, que la situation d’énonciation de l’auteur se renouvelle à chaque entrée, instituant la poétique du journal sur une construction spatio-temporelle plus ou moins élaborée.

Dans cette optique, saisir les enjeux textuels d’une construction scripturale du moi peut se faire en partant de l’hypothèse que cette construction trouve ses principaux enjeux à travers la détermination du projet diaristique auquel vient se superposer l’évolution des figures que sont le narrateur, le personnage et l’auteur. Travaillant de concert avec la figure du narrataire et celle du destinataire du journal (qui ne sont pas forcément les mêmes et qui, de plus, peuvent varier au fil de la pratique), nous croyons que ces figures narratives entretiennent des rapports qui, une fois mis en parallèle, sont révélateurs de la conception en mouvement tant de la pratique diaristique que du procédé de construction identitaire (lié à l’auteur) et fictionnel (lié au lecteur) qui s’effectue à travers l’écriture. Ces figures, porteuses de « forces » qui leur permettent d’agir dans l’univers discursif tout en orientant le projet diaristique, pourraient participer d’une visée pragmatique qui ne serait pas sans effets sur le lecteur, surtout si le premier lecteur du journal est son auteur lui-même.

Le journal d’Henriette Dessaulles : exemple ou contre-exemple ?

L’étude du Journal (1874-1881) d’Henriette Dessaulles [5] permettra d’illustrer notre propos. Le choix de cet exemple est d’abord né d’une interrogation sur le statut du journal de jeune fille, dont il est un exemple type. Répertorié par Lejeune dans Le moi des demoiselles [6], ce journal raconte le passage d’une jeune Canadienne française de l’adolescence à l’âge adulte ainsi qu’une charmante histoire d’amour dont le dénouement est des plus heureux. Lejeune le constate : « Le traditionnel journal de jeune fille a une clôture : il s’arrête quelques jours avant le mariage, ou la veille, ou le matin même [7]. » Le cas du Journal d’Henriette Dessaulles ne fait pas exception puisqu’il se termine quelques semaines avant le mariage de la jeune femme avec son voisin, Maurice Saint-Jacques. Bien sûr, en tant qu’écriture typique de l’adolescence, on peut aussi expliquer cette fermeture du journal en attribuant à la pratique diaristique une fonction de rite de passage [8], mais ce type d’interprétation, qui prend corps hors du texte, fait trop vite l’économie des enjeux de la construction scripturale de l’identité de la jeune fille à travers son journal. Certes, pour Henriette Dessaulles, la tenue régulière du journal intime est importante dans ce passage d’un état vers un autre, car le journal symbolise la transgression des interdits [9] et légitime, dans une certaine mesure, l’affirmation d’un « moi » autonome et indépendant vis-à-vis d’une autorité jugée abusive, situation typique de l’adolescence. Mais cela n’explique pas tout.

Dans l’entrée liminaire du Journal, la jeune Dessaulles expose de façon explicite son projet : « Et je te dirai tous mes petits secrets, cher muet, qui reçoit mes confidences sans me donner de bons conseils ! Oh ! Les bons conseils ! Je m’en sauve tant que je peux !….» (8 septembre 1874) Et pourtant, six ans plus tard, la diariste n’a plus les mêmes dispositions à l’égard de sa pratique et de son objet, ce qui en annonce la fin imminente. Elle adresse alors un vif reproche au Journal, reproche symptomatique d’un changement de registre dans l’écriture : « Si au moins tu pouvais me conseiller, mon pauvre confident ! Tu es si inutile avec tes grands yeux blancs ! Un confident, ça parle, ça répond, ça aide ! Hou ! J’en veux un autre, entends-tu ? » (1er août 1880) Sur la foi de ce changement de registre, nous avons donc cru nécessaire de doubler l’interrogation de départ en nous demandant si la question du mariage constituait la seule et unique cause de l’arrêt de l’écriture. Autrement dit, est-ce que le Journal se termine seulement parce que la protagoniste, prise par les préparatifs, n’a plus le temps d’écrire, ou n’est-ce pas aussi parce que les visées diaristiques auxquelles le Journal répondait ont été atteintes et que, textuellement, l’histoire est terminée ?

Annie Cantin n’a pas manqué d’être frappée par la « réitération des souhaits de réforme personnelle rencontrés dans [le Journal] d’Henriette Dessaulles [10] ». Alliant avantageusement la perspective stylistique à la perspective sociologique pour expliquer cette particularité du Journal de Dessaulles [11], elle conclut que ce dernier

tient lieu d’un vaste énoncé performatif dont l’action est de maintenir la diariste, ou plutôt le moi qu’elle aspire à exprimer, dans l’identité sociale conférée par son appartenance à une classe supérieure, puis mise en forme et assignée par l’écrit. […] D’un moi fondamental à un moi social, de la nature à la culture, Henriette Dessaulles s’est niée et réformée pour répondre aux exigences et conventions d’une société où elle avait, au départ, la conviction de s’inscrire en faux [12].

Cette analyse est fort pertinente pour la compréhension du cas particulier du Journal de Dessaulles ; cependant, des enjeux narratifs propres à ce type de pratique s’y déploient également. D’une part, parce que ce journal s’inscrit dans un modèle d’écriture fort répandu (Lejeune) et, d’autre part, parce que le projet global de réforme analysé par Cantin se dessine aussi au niveau narratif, dans un jeu de dédoublement et de formation de soi inhérent à tout journal intime. Témoignant, au sein même de sa composition, d’une fragmentation identitaire importante, ce journal est certes une manifestation limite de l’esthétique de la formation propre à la dynamique de l’écriture diaristique, mais il nous offrira tout de même la possibilité de mettre en place certains outils d’analyse permettant de mieux saisir la poétique globale du journal intime.

Dédoublement de soi

D’emblée, il semble que tous les diaristes soient conscients que leur pratique d’écriture entraîne un certain décalage sémantique : « Le dédoublement est en effet le phénomène le plus fréquent et le plus universellement constaté par les auteurs de journaux », confirme Béatrice Didier dans son étude des journaux européens [13]. Toutefois, sur le plan de l’analyse narratologique, et malgré le caractère parfois indéterminé de la narration autodiégétique sur laquelle se construit tout journal intime, il apparaît nécessaire de définir concrètement le rôle spécifique qu’occupe chacune des deux instances que sont le narrateur et le personnage au sein de l’univers scriptural. Ainsi, de ce point de vue, le narrateur est le je qui n’existe et ne peut agir qu’à l’intérieur du texte ; il est aussi celui qui choisit de consigner soit les faits et gestes du personnage, soit ses pensées, ce dernier cas donnant lieu à un discours introspectif qui relève de la compétence stylistique du narrateur. Le personnage, en comparaison, a tous pouvoirs en dehors du texte ; c’est celui qui agit dans le monde de référence et qui a la possibilité d’agir sur l’histoire. Le premier correspond au moi intime qui poursuit d’une manière textuelle un objectif déterminé (conscient ou non) et qui n’obéit qu’à des codes de narratologie diaristique en se servant, entre autres, du personnage comme d’un signe pour produire du sens ; le second renvoie, pour sa part, au moi social qui évolue dans le monde et qui doit, par conséquent, obéir aux règles et aux codes qui régissent ses rapports aux autres dans un milieu donné.

La nécessité d’une double analyse s’impose donc puisque narrateur et personnage se distinguent, notamment sur le plan du pouvoir. Dans le cas d’une narration autodiégétique, le personnage est théoriquement supérieur aux autres personnages, mais il contrôle aussi entièrement la conduite du récit puisque, par extension, il en est aussi le narrateur et qu’il peut manier le savoir soit à son avantage, soit à son désavantage. A priori, nous pourrions croire que le narrateur, au service du projet diaristique de son auteur, ne mettra pas à mal la représentation d’un personnage dont l’identité, dans les faits, coïncide avec la sienne. Toutefois, le passage du vécu au narré peut s’avérer plus complexe : « Le diariste est deux : il est celui qui agit et celui qui se regarde agir, et qui écrit. Ce deuxième personnage est souvent doué d’une sorte de supériorité par rapport au premier [14]. » S’il est vrai que ce « deuxième personnage » (le narrateur) est souvent doté de « supériorité », c’est sans nul doute parce qu’il fait fonction de médiateur entre le personnage et le narrataire, mais également parce qu’il fait un peu office de conscience ; c’est le maître de jeu et c’est de lui que dépend la configuration de l’identité dans le journal. On aurait toutefois tort de prétendre sans ambages que c’est cette « supériorité » qui agit comme principe d’engendrement textuel dans les journaux intimes en général, puisqu’il peut y avoir, dans certaines circonstances, soit une prédominance du moi social sur le moi intime, soit un renversement de la situation en cours d’écriture.

La relation de ces deux figures et la finalité de leurs rapports, quoique parfois très subtiles, sont des enjeux significatifs dans tous les journaux intimes. Par exemple, un narrateur et un personnage qui interagissent en harmonie dans l’univers scriptural sont le signe d’une identité textuelle qui s’affirme pleinement en s’inscrivant dans un journal dont les stratégies diaristiques visent exclusivement le narrataire [15]. Par contre, un narrateur et un personnage qui divergent dans leur façon d’appréhender le soi et le monde sont certainement le signe d’une fragmentation identitaire importante. Ce qui étonne à la lecture du Journal de Dessaulles, c’est la confrontation entre les deux instances, confrontation qui motive elle aussi l’écriture et qui instaure une dynamique où les deux forces que sont les figures textuelles se disputent deux terrains, l’un textuel, l’autre référentiel.

« Devenir bonne », l’objet d’une quête

Afin de bien comprendre le rôle dévolu à chacune de ces figures dans le Journal de Dessaulles, il importe de considérer l’ensemble de la période couverte par celui-ci afin de préciser les deux axes sur lesquels évolue le personnage, c’est-à-dire « l’être » et le « faire [16] », et d’analyser les interrelations entre les modalités de ces deux axes. Par exemple, « l’être » du personnage (nous devrions peut-être dire de l’auteur) a une importance non négligeable en ce sens qu’il détermine en grande partie son champ des possibles ; cela est particulièrement patent dans le cas d’Henriette Dessaulles. Son nom, d’abord, la désigne comme appartenant à l’élite bourgeoise de Saint-Hyacinthe ; sa beauté physique et son intelligence, ensuite, lui attirent l’admiration et la sympathie de certaines personnes de son entourage ; son origine sociale et culturelle, puis aussi son âge et son sexe, lui imposent un type de tenue vestimentaire et lui dictent les manières à adopter ; finalement, sa « biographie » inscrit ce personnage dans une lignée familiale de haut rang lui donnant le droit de prétendre à un certain héritage qui n’est pas nécessairement aisé à porter :

Tous les codes, codes de politesse, gestuels, vestimentaires, sans parler des fréquentations, fonctionnent dans le but de contrôler au maximum Henriette et de lui faire accepter un certain rang et une place particulière dans une société qui doit changer le moins possible [17].

Il est cependant notable qu’Henriette Dessaulles, dans sa pratique discursive, s’attache peu à décrire les caractéristiques de son « être », si ce n’est l’importance que prend l’aspect « psychologique » — la relation qu’entretient le sujet avec le pouvoir, le savoir, le vouloir et le devoir — dans la composition de son portrait, d’autant plus que c’est cette « psychologie » qui fonde le drame intérieur que vit la diariste. Henriette sait plus que ce qu’elle peut faire et veut plus que ce à quoi elle a droit. Son rapport difficile à l’autorité, qui détient le pouvoir et détermine à l’avance son devoir, motive pour une part l’écriture qui remet en scène ce conflit en permettant à la diariste de fonder sa voix sur son savoir et surtout sur son vouloir. L’axe préférentiel, qui détermine le rôle thématique et sur lequel le personnage évolue en tant que sujet, est donc celui d’une jeune fille bourgeoise conditionnée par son rapport difficile à l’autorité et dont le programme narratif est de « devenir bonne [18] », c’est-à-dire de tempérer son vouloir pour se conformer à son devoir. Le destinateur de cette quête, pour établir ici le modèle actantiel [19], est, à n’en pas douter, la société bourgeoise qui souhaite voir Henriette obéir aux codes qu’elle a élaborés pour elle, ce qui va à l’encontre de sa personnalité, d’où ce fort sentiment de révolte contenu dans les pages du Journal où les destinataires sont autant Fanny, sa belle-mère, que Maurice. En « devenant bonne », Henriette souhaite, d’une part, se réconcilier avec sa belle-mère afin de l’inciter à considérer sous un autre jour sa relation avec Maurice et, d’autre part, être digne de l’affection que ce dernier lui témoigne. Mais à quel niveau doit-on situer précisément cette quête ?

Du premier au dernier cahier

L’édition critique du Journal d’Henriette Dessaulles, établie par Jean-Louis Major, nous indique que seulement quatre cahiers nous sont parvenus. Les deux premiers forment un « groupe homogène [20] », essentiellement parce qu’ils se suivent chronologiquement et couvrent les années de couvent de la jeune fille. Les deux derniers ont par contre un statut plus problématique puisqu’un « intervalle de plus de dix mois, que la diariste ne commente ni ne signale de quelque façon [21] », sépare le deuxième du troisième cahier, alors qu’un écart de neuf mois sépare le troisième et le quatrième cahiers. Toutefois, malgré l’absence potentielle de cahiers entre le deuxième et le troisième, tout comme entre le troisième et le quatrième, il apparaît que ces deux derniers cahiers forment à leur tour — à la lecture — un groupe relativement homogène qu’on peut opposer au premier groupe, entre autres parce qu’ils couvrent la période transitoire entre les études et le mariage.

Dans les premiers cahiers de son Journal, Henriette est vive et spontanée mais se présente comme une rebelle ; sa révolte est ouverte parce qu’elle est principalement liée aux actions du personnage. Celui-ci, en effet, se fait souvent gronder pour ses paroles et ses actions, ce qui donne lieu à de longs commentaires de la narratrice qui cherche à justifier les dites paroles et actions, mais qui se permet aussi, parfois, de les réprouver. Le contraste peut même être assez saisissant entre les répliques critiques du personnage, reproduites dans le Journal, et la façon dont la narratrice finit par condamner sa propre conduite : « Et tout cela c’était petit et laid, et je méprise chez les autres les petitesses et les laideurs ! Et moi ? Pharisienne va ! Et tu prendras encore des airs, tu te grimperas sur tes échasses pour juger les autres ! » (24 septembre 1874, souligné dans le texte) Cet esprit critique de la diariste, qui ne ménage ni les autres ni elle-même, est très présent dès les premières entrées et place d’emblée le personnage en opposition avec le groupe auquel il appartient. C’est surtout avec l’autorité, incarnée par sa belle-mère et les religieuses, que le personnage doit composer ; mais s’il est vrai que la narratrice se révolte fortement contre cette domination « injuste commise par l’autorité », elle en vient également à s’inquiéter de son « attitude de révoltée » (30 décembre 1875) et à juger après un certain temps que, même si l’on devait « réformer le monde entier », il faut d’abord commencer « l’oeuvre de réforme » par soi (29 septembre 1876). Henriette ne désespère donc pas de pouvoir se changer afin de vivre plus en harmonie avec son milieu et d’atteindre l’objet de sa quête, c’est-à-dire « devenir bonne », ce qui lui permettra de trouver sa position au sein du groupe.

Dans les deux premiers cahiers toujours, Henriette écrit beaucoup et se plaint spécialement qu’il ne se passe rien ; elle entend par là que le personnage (associé au thème, l’événement rapporté) ne vit rien de particulier, et c’est ce qui permet la prééminence de la narratrice (associée au rhème, « le niveau où transparaît l’attitude du diariste vis-à-vis du thème de base [22] ») qui a alors fonction de remplir ce vide. Préférant le commentaire sur l’événement à l’événement lui-même, l’auteure crée le récit diaristique à partir de celui-là. Ainsi, le « besoin d’écrire ne se justifierait pas par la nécessité de dire mais par celle d’exprimer [23] », et le thème, qui renvoie à l’insignifiance de la vie sociale de la diariste, fait naître le rhème, qui renvoie à la richesse de sa vie intérieure. Dans les deux derniers cahiers, par contre, lorsque Henriette est fiancée à Maurice et que la narratrice a résolu de ne parler que de lui puisque lui seul l’intéresse (31 juillet 1879), la situation est quelque peu changée. La fonction de la narratrice se réduit alors à rapporter et à consigner les actions du personnage ainsi que les conversations et les malentendus qu’il a avec son fiancé. À ce moment, la situation est tout à fait différente ; il arrive tant de choses intéressantes au personnage que la narratrice ne suffit plus à la tâche de tout consigner et cela « ne devient plus nécessaire », comme le constate Henriette elle-même, qui ne sent plus le besoin de « s’écrire » (4 avril 1881). En somme, d’un mode plus subjectif qui s’emploie à « raconter » (mode diégétique) à un mode plus objectif qui s’emploie à « montrer » (mode mimétique), la représentation narrative dans le Journal de Dessaulles s’applique à réduire la distance qui la sépare des faits à mesure que la pratique diaristique avance dans le temps, d’où une certaine prédominance du thème sur le rhème dans les deux derniers cahiers. Jean-Louis Major l’explique ainsi :

Pour Henriette Dessaulles, l’essentiel se déroule ailleurs […] [et] le Journal n’est plus le lieu d’une interrogation, d’une mise en question. […] L’écriture [devient] celle du récit ou du compte rendu plutôt que l’exercice d’une conscience à la quête de soi [24].

La jeune femme est de toute évidence comblée par sa relation avec Maurice et marque clairement sa position vis-à-vis du journal : « Les peuples heureux n’ont pas d’histoire et les petites filles heureuses n’écrivent pas la leur ! » (22 octobre 1880) Cependant, si le fait de se confier à l’autre plutôt qu’à soi-même par le biais d’un journal lui donne l’impression d’un accomplissement personnel et d’une ouverture au monde, cela n’est pas sans causer un certain déséquilibre dans la constitution de son identité ; alors qu’à 15 ans l’auteure se décrit comme une conscience qui répond d’elle-même (18 septembre 1875), elle craint de devenir, à l’âge de 20 ans, une femme qui ne peut exister que grâce au regard de son mari : « C’est étrange et inquiétant de ne plus avoir de vie personnelle : la mienne va tout à lui [Maurice], s’y concentre et semble s’y perdre. Sans lui, je suis, ou je serais à peine une vraie petite personne. » (11 septembre 1880) Cette constatation jette un peu d’ombre sur le bonheur que met en scène le Journal, mais la tension entre narratrice et personnage semble alors se résoudre dans la lente dissolution du pouvoir de la narratrice (« je suis moi, j’ai une conscience, je réponds de moi devant Dieu seulement » ; 18 septembre 1875) au profit des actions du personnage (« à peine une vraie petite personne »).

Être ou paraître ?

« Il faut toujours être bonne et ne pas montrer son chagrin » (7 septembre 1875), écrit la jeune Dessaulles, et on peut se demander si cette affirmation, malgré la part d’ironie qu’elle contient, n’a pas valeur de renforcement. Quoi qu’il en soit, elle peut expliquer pourquoi le contraste entre le portrait que la narratrice dresse d’Henriette et les agissements du personnage social est si remarquable, particulièrement en ce qui concerne les rapports que la jeune fille entretient avec les autres :

Jos m’a souvent dit que j’étais bien fermée, bien secrète avec mes allures vives et parlantes. […] Il va falloir essayer de me refaire, car mon coeur se cache trop aisément derrière tant de mutisme, et je suis certaine qu’on ne me devine pas comme je suis, compatissante et comprenante [sic].

19 mai 1881

Ses rapports aux autres sont empreints de réserve, voire de froideur, cependant que la narratrice ne cesse de réclamer de l’affection et de la tendresse pour son personnage qui souffre. En fait, « le personnage social d’Henriette est incapable de montrer que la diariste est très sentimentale et qu’elle a besoin d’énormément d’affection [25] » ; cela est en partie dû au fait que la jeune Dessaulles entretient une relation quasi pathologique avec le concept du paraître, qui devient peu à peu plus important que celui de l’être. D’abord, le personnage ne parvient jamais à paraître ce qu’il est vraiment par crainte de se voir juger ou rabrouer ; ensuite, par une sorte de renversement, le personnage comprend qu’il lui suffit de paraître ce qu’on veut qu’il soit pour finir par le devenir véritablement et ne plus avoir de confrontations désagréables : « Je prends l’habitude de ne paraître n’avoir pas d’opinions, ni sentiments ni idées… une poupée quoi ! » (4 septembre 1879 ; nous soulignons.) En outre, la récurrence du mot « paraître » et des différentes connotations qui s’y rapportent est étonnante dans les deux derniers cahiers du Journal, alors que la narratrice écrit fièrement : « J’ai été sage comme une image, on my best behavior » (25 décembre 1880 ; souligné dans le texte). Tout se passe comme si le personnage avait atteint ses objectifs et que la narratrice n’avait dès lors plus de reproches à faire, ni même de désirs à formuler.

D’ailleurs, s’il y a deux instances à l’oeuvre dans le Journal, il y a également deux personnes en une, comme le souligne Maurice : « Toi, tu es deux : Mlle Dessaulles et “ma petite Henriette”. Deux si différentes, si parfaitement distinctes que j’en veux parfois à Mlle Dessaulles comme si elle était l’ennemie de toi » (20 août 1879). Il y a, de toute évidence, tant au niveau référentiel que textuel, dualité entre ce personnage mis en scène, qui correspond à Mlle Dessaulles, et son expression dans le Journal, celle de la « petite Henriette » qui prête sa voix à la narratrice [26]. Toutefois, plus le temps passe — et l’écriture aussi — et plus Mlle Dessaulles s’impose par rapport à la « petite Henriette » pour finalement triompher d’elle lors de la fermeture du Journal, soit peu après que la diariste déclare : « Nouvelle phase de Moi ! Je n’ai plus la moindre envie d’écrire. » (29 octobre 1880) En effet, après la période de révolte et la formulation récurrente par la narratrice du désir de se réformer, l’attitude du personnage change peu à peu pour se rapprocher de son nouvel idéal qui, paradoxalement, revient à se faire aimer de Maurice sous les traits de Mlle Dessaulles. L’événementiel, lié sémiologiquement au personnage et qui était dans les premiers cahiers prétexte à un commentaire de la narratrice, en vient à occuper de plus en plus de place : une grande histoire (celle de l’accomplissement social symbolisé par le mariage) vient remplacer une petite histoire (celle de la configuration identitaire consignée dans les pages du Journal).

Ce qu’il importe de rappeler c’est que, malgré son individualité prononcée et le fait que l’illusion référentielle soit à un point extrême d’auto-identification pour l’auteur d’un journal intime, Henriette Dessaulles ne peut pas et ne veut pas se détacher du groupe auquel elle appartient, ni dans la réalité ni dans sa représentation écrite, car Maurice Saint-Jacques fait lui aussi partie de ce groupe. Pour Henriette, « devenir bonne » c’est surtout se rendre agréable à ses yeux : « Je voudrais être toujours souriante et aimable pour Maurice. Je crois que pour y arriver je dois être toujours aimable et souriante avec tout le monde. » (16 août 1879 ; souligné dans le texte.) C’est donc bien en reconfigurant sa relation au « paraître » que le personnage croit pouvoir y parvenir ; la narratrice n’aura dès lors plus sa raison d’être : « De réussir à paraître me donne une joie étrange faite de fierté et d’un bon petit désir d’être aimable. » (27 mars 1878 ; souligné dans le texte.) En définitive, Henriette Dessaulles ne ressent plus le besoin de se questionner sur son identité, ce qui implique aussi qu’elle ne ressent plus le besoin de « s’écrire ». Voilà pourquoi la fermeture du Journal signifie, en quelque sorte, la victoire du personnage sur la narratrice ou encore le passage d’une représentation dédoublée de soi à une représentation unique contenue dans un seul nom, Madame Saint-Jacques.

« Effets » de lecture

Pour mieux comprendre la complexité de cette relation narratrice/personnage, il nous faut ultimement nous reporter à la relation auteure/personnage, tout comme à la relation lectrice/personnage ; l’intérêt ici venant bien sûr du fait que toutes ces figures renvoient à une seule et même personne. Dans une perspective sémio-pragmatique, on peut considérer que les choix opérés par la narration renvoient à une logique auctoriale, elle-même perceptible pour le lecteur à travers les effets produits par la narration qui programme, entre autres, la relation du lecteur au(x) personnage(s). Si le personnage d’Henriette renvoie à l’être social de la jeune fille, il a somme toute, comme nous l’avons vu, peu d’intérêt pour son auteure, puisque son journal s’est longtemps vu confier la tâche d’accueillir le plus intime, le plus caché, et non ce qui s’expose aux autres :

Jos […] me reproche de ne pas lui laisser voir mon journal et ne comprend pas pourquoi. Je refuse en disant : « Oh ! moi, j’écris pour moi toute seule ! » Je ne lui explique pas que c’est mon âme qui tient la plume et qu’il est impossible de lui laisser lire mon âme.

30 mars 1875

Mais peu à peu, la fonction du journal change sans pour autant que les rôles actantiels et narratifs aient été modifiés ; l’espace diaristique se fait ainsi le théâtre d’un drame individuel qui doit trouver sa résolution à la fois à l’extérieur et à l’intérieur du journal.

Il nous apparaît ainsi que, d’un point de vue strictement textuel, le personnage se révèle tout au long du Journal de Dessaulles n’être qu’une sorte de « pion narratif » servant les diverses stratégies diaristiques de l’auteure, et cela se développe selon trois phases plus ou moins étanches les unes par rapport aux autres. D’abord, en consignant l’événementiel de la vie du personnage, la narratrice a l’opportunité de commenter, de réfléchir et d’émettre ses idées, ses souhaits et ses désirs ; bref, le personnage comme signe donne la possibilité à la narratrice de parler d’elle-même et de générer de l’écrit. Ensuite, la narratrice met en scène le personnage pour condamner ses actions et tenter de l’amener à se réformer et à modifier sa pensée et sa parole, un peu trop spontanées. Finalement, dans les dernières années, le personnage est utilisé dans la mesure où il permet à la narratrice de parler de Maurice ou de mettre en scène des événements concernant leur relation. Cette stratégie d’écriture propre au Journal de Dessaulles, nous pourrions la nommer, à l’instar de Vincent Jouve pour le personnage de fiction, « l’effet-personnel [27] » puisqu’elle tend à faire du personnage un instrument qui entre dans un double projet narratif et sémantique. Le personnage se révèle donc être un simple instrument textuel servant le projet de l’auteur et programmant le rapport au lecteur. Dans la plupart des textes en prose, c’est sur le personnage qu’est mobilisé l’intérêt du lecteur et le cas du Journal de Dessaulles ne fait pas exception puisque c’est le personnage qui « fait » l’intrigue ; c’est sans conteste sur lui, bien plus que sur la narratrice, qu’est focalisée l’attention de l’auteure et de la lectrice qu’est Dessaulles. Dans cet exemple, c’est lui qui est le sujet de la quête qui trouve ses tenants et aboutissants au niveau référentiel, sa supériorité à ce niveau venant ainsi contrebalancer son infériorité narrative.

« L’effet-personnel » a une fonction persuasive qui peut prendre une tournure pédagogique (en laissant le lecteur déduire de lui-même la « vérité ») : dans ce cas, « la technique la plus rentable consiste à mettre en scène des personnages dont les intérêts sont divergents, voire contradictoires [28] ». La fonction persuasive de « l’effet-personnel » peut aussi compter sur une part d’intimidation (en imposant la « vérité » avec violence) : dans cet autre cas, « la technique la plus efficace est la supposition. Obligeant le destinataire à l’acquiescement, elle est la manifestation formelle de la violence [29]. » Henriette Dessaulles emploie tour à tour comme stratégies narratives la pédagogie ou l’intimidation : « Je m’en veux tout de même de cette sensibilité bête […]/ j’envie les êtres très calmes, très raisonnables […]. Ils sont autrement heureux que moi si déraisonnable, si vibrante, si ardente ! » (18 septembre 1879). [30] Elle fait de l’écriture elle-même le chemin le plus efficace vers l’abnégation de soi : « J’ai très honte de mes petitesses et je les écris pour me punir. » (1er septembre 1880) La diariste, en mettant en scène différents points de vue — et en ne faisant pas prédominer le sien —, finit par sous-entendre que c’est ce dernier qui est déviant ; dès lors, la parole des autres et la « transcription du culturel » feront du Journal un lieu pour inscrire « le déjà-dit [31] », le discours autorisé, et non plus le lieu de l’élaboration d’une parole réactionnaire. C’est ainsi qu’une pratique qui permettait à son auteure de se poser en être unique s’est transformée peu à peu, créant dès lors un espace où il ne fait plus bon être. Sorte de microcosme d’une conscience tiraillée, le Journal d’Henriette Dessaulles raconte, en somme, l’effacement progressif d’une identité narrative au profit d’un bonheur sécurisant qui paraît effectivement parfait. Pour Henriette, première lectrice de son récit, refuser cet état de choses reviendrait à nier toute son écriture, à nier toute la lecture d’elle-même consignée pendant sept années, ce qui est impensable.

*

Nous sommes partie de l’hypothèse que la mise en scène narrative de soi par le biais des figures textuelles que sont le narrateur et le personnage est corrélative des stratégies diaristiques poursuivies par l’auteur et que ce processus scriptural participerait d’une sorte d’effet de fiction de l’écriture autobiographique, effet davantage perceptible par le lecteur que par l’auteur — ici, le diariste lui-même. Notre analyse aura permis de voir que l’utilisation des signes que sont le narrateur et le personnage permet en effet de répondre à certaines stratégies non seulement mises en scène mais aussi propulsées par la dynamique d’écriture du journal intime. D’un côté, on ne peut attribuer au diariste un désir d’utilisation cohérente de toutes les modalités d’écriture mises à sa disposition puisqu’il n’organise pas le récit dans sa totalité ; théoriquement, il retouche peu son écrit, mais, d’un autre côté, « ce trait n’empêche pas le lecteur d’y voir après coup des constantes, avec les variantes que cela suppose, et qui donne à l’oeuvre sa forme, ses lois et sa dynamique [32] », d’où un certain effet de fiction ancré dans une nécessaire construction à partir d’une réalité donnée et qui s’éloigne, à maints égards, de cette réalité. Dans le cas d’Henriette Dessaulles, cette analyse se révèle fructueuse dans la mesure où l’auteure a fait un usage fort élaboré et cohérent des signes textuels mis à sa disposition. On constate dès lors qu’en élaborant une image de sa personne à travers son Journal, sa narratrice et son personnage, Henriette Dessaullesne s’est pas simplement mise en scène, mais a critiqué cette image d’elle-même tout en tentant de la former.

Si nous rejoignons, par des chemins différents, les conclusions d’Annie Cantin pour qui Henriette Dessaulles a fait de son journal un espace de réforme, il ne nous semble pas exclu que cette forme spécifique d’écriture, à travers sa structure et ses mécanismes, implique une fonction performative qui lui soit propre. D’abord, parce que le choix de commencer — mais surtout de poursuivre — une pratique diaristique n’est pas sans incidence sur la perception de soi, des autres et du monde, comme le souligne Valérie Raoul à propos du journal fictif : « Le diariste produit le journal tout comme il est simultanément produit par lui, transformé par le processus d’écriture diaristique [33]. » Dans cette optique, le journal peut facilement devenir un lieu de formation, pour ne pas dire de trans-formation. Il n’est donc pas négligeable de rappeler que le diariste lui-même est d’abord lecteur de ses propres écrits et que, s’il ne peut influer sur l’ensemble de la composition de son texte, il est toujours susceptible de le transformer à mesure qu’il s’écrit ; il peut, de plus, se voir influencé par l’image de lui-même qui se dédouble d’une façon partielle puisque le journal ne catalyse que certains éléments de la réalité et en néglige d’autres, comme nous l’avons vu avec le cas d’Henriette Dessaulles. En outre, l’écriture diaristique a une fonction performative qui lui est propre parce que les possibilités de mise en scène narrative de soi sont sensiblement les mêmes pour chaque diariste même si elles sont utilisées chaque fois de façon différente et que ce processus se trouve marqué, voire renforcé, par l’esthétique particulière du journal qui se construit dans un espace-temps non-déterminé d’avance par l’auteur. L’écriture du journal ne fait pas qu’accompagner et consigner une quête particulière du sujet (qui peut prendre des formes très variées) mais participe également, dans une certaine mesure, de sa réalisation. Ainsi, le pacte autobiographique pourrait dès lors se définir comme un triangle, mais un triangle dont les différentes instances se renvoient sans cesse les unes aux autres pour devenir signifiantes et permettre au diariste non seulement de « dire », mais aussi de « faire », pour reprendre les termes d’un ouvrage célèbre de John Austin [34].