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Il y a des phrases qui résonnent parfois avec une charge symbolique imprévisible. C’était le cas de ma réaction aux quelques mots qu’a empruntés Pierre Nepveu afin de décrire sa relation à la langue yiddish. En esquissant son rapport à cette langue qui lui est proprement étrangère, qu’il ne « connaît » pas mais qui lui est familière par sa présence, sous le mode de l’allusion et de la référence dans un réseau hétéroclite de lectures, il conclut : « Le yiddish vit en moi qui ne suis même pas Juif ; il fait partie intégrante de mon univers culturel [1]. »

Je suis restée longtemps fascinée par l’audace (autant dire le chutzpah) de cette phrase, et par la beauté subtile de l’analyse qui la sous-tend. En déterminant les différents éléments de la présence du yiddish dans son monde de lecteur et de Montréalais, en essayant d’éclaircir le paradoxe de cette « familiarité, où règne aussi mystère et opacité », Nepveu révèle tout le caractère incisif et imaginatif, savant et empathique, de son travail de critique. Le pouvoir du yiddish s’explique pour lui non seulement par sa présence historique dans les rues de Montréal, mais par sa manière particulière « d’être et de s’inscrire dans la réalité ». Cette langue est porteuse de tensions, elle « se charge de mémoire et d’émotion sur un fond d’existence communautaire [2] ». Elle exprime un pathos de la minorisation — présent dans certaines pages fortes de Gabrielle Roy et d’Yves Thériault, mais surtout révélé sous la forme de traces dans l’anglais « yiddishifié » de Richler, par exemple, ou dans les traductions et les essais de Pierre Anctil ou les fictions de Régine Robin. Le yiddish interpelle aussi par son pouvoir d’évocation, dans le rapport affectif intense qui le lie à ses locuteurs (par exemple le poète Jacob Isaac Segal chantant les beautés de la langue).

Cette caractérisation du rapport à la langue est différente de celle que l’on pourrait trouver chez d’autres auteurs canadiens-français, devenus spécialistes de la chose yiddish. Nepveu partage avec plusieurs universitaires québécois un intérêt pour la période de la première moitié du xxe siècle à Montréal et pour la culture littéraire et sociale animée qui a peuplé ses rues. L’historien, anthropologue et traducteur Pierre Anctil, l’historien du théâtre Jean-Marc Larrue et l’historienne de l’art Esther Trépanier ont tous trois fait du domaine yiddish un champ de recherche spécifique, apportant des contributions remarquables à l’histoire culturelle de Montréal ; leur travail a permis de renouveler la perspective sur l’émergence de la modernité [3].

Nepveu, cependant, n’est pas un spécialiste du monde yiddish. Le rapport à la langue qu’il décrit rend compte des multiples traces de la culture yiddish qui ont pénétré son univers personnel, et par le fait même la sphère culturelle québécoise. Ce constat est significatif. Tout comme la culture américaine s’est enrichie de références yiddish à partir des années 1950 (avec les Malamud, Roth, Bellow, Allen), c’est maintenant au tour de la culture francophone de l’Amérique d’en subir quelques influences, mais à partir d’une constellation de références différentes. Le passage des années fait que cette rencontre a lieu à une époque que Jeffrey Shandler a appelée « post-vernaculaire », c’est-à-dire un moment où le yiddish continue de circuler et d’agir, en l’absence de véritables communautés de locuteurs et lecteurs du yiddish [4]. Le rapport au yiddish est donc presque toujours un rapport différé — que ce soit de la part de non-juifs comme Nepveu ou de juifs comme moi-même pour qui cette langue (bien qu’il s’agissait de la langue maternelle de mon père) n’a jamais été parlée à la maison. Les influences citées par Nepveu sont en partie les mêmes qui m’avaient incitée, moi, juive de naissance, à renouveler mon intérêt pour le yiddish et pour l’histoire montréalaise. C’est à cause de cette rencontre d’imaginaires que les commentaires de Nepveu sont particulièrement saisissants pour moi.

Langue « évoquée, citée, éprouvée, reconstruite par la force de l’imaginaire et de la mémoire », le yiddish survit par son inscription dans un réseau mémoriel complexe. Mais pour Nepveu, il est évident que les leçons du yiddish exerceront une force toute spéciale sur le sol montréalais, puisque affrontant là, sur les mêmes rues, les épreuves d’une autre langue minoritaire. Le yiddish

s’inscrit dans cette grande aventure des langues, une aventure à la fois montréalaise et universelle, que tout écrivain perçoit comme proche, et que tout écrivain et intellectuel montréalais éprouve au plus profond de lui-même, là où les langues veulent vivre, créer contre vents et marées, conjurer la force du temps qui, tôt ou tard, les infléchit, les déforme et souvent les anéantit [5].

Leçons de la rue

Le court texte intitulé « Traduit du yiddish. Échos d’une langue inconnue », que je viens de commenter, s’inscrit dans une suite de textes que Nepveu a consacrée à la littérature juive montréalaise. Depuis 1990, année où il a organisé le colloque « Montréal. L’invention juive » à l’Université de Montréal (colloque pionnier, le premier à introduire le thème juif dans les études littéraires francophones), jusqu’à ses plus récentes publications, Nepveu a consacré plusieurs articles importants aux écrivains juifs de Montréal. Malgré le grand nombre d’auteurs cités (Nepveu ratisse large, c’est un des traits caractéristiques de son travail de critique), il revient souvent aux mêmes auteurs (Klein, Segal, Richler), à la même période (1945-1960) et à un intérêt persistant pour la matérialité de la culture juive, son inscription (visuelle et sonore) dans le paysage urbain. C’est ainsi que la réflexion sur la langue yiddish — qui aborde la judéité par le biais de la langue — partage avec le tout premier texte publié par Nepveu sur le monde juif une perspective résolument matérialiste. Ce premier écri souligne la présence de « la rue » dans l’écriture juive :

Fertile en événements, le Montréal juif est fertile tout court et cela s’explique principalement, je pense, par le fait que traditionnellement, le Juif apparaît dans la rue et fit du même coup apparaître la rue. Il y a une biologie de la ville juive, nourrie par un contact vivant, concret, itératif avec la rue. Elle est la grande transformatrice d’exil en habitation, d’étrangeté en familiarité : ici, la troisième solitude trouve une brèche par où s’infiltrer entre les deux communautés que l’on dit fondatrices [6].

Cette volonté de parler d’un marquage corporel et urbain souligne le désir chez Nepveu d’éviter les concepts surchargés pour porter son attention vers le détail matériel. Prenant le contre-pied de thèmes mystico-théologiques présents dans le discours canadien-français depuis le xixe siècle, de « l’analogie, fréquemment suggérée par le discours messianique traditionnel, entre la destinée du peuple canadien-français et celle du peuple d’Israël [7] », Nepveu veut éviter les stéréotypes et les images bibliques pour analyser « le désordre » que fait surgir le thème juif. Dans l’introduction du numéro de la revue Études françaises qu’il a dirigé, intitulé « Écriture et judéité au Québec », il insiste sur l’urgence de dépasser l’abstraction du « philosophème » du Juif, surtout dans le contexte québécois où « la force particulière de la tradition catholique et l’humanisme gréco-latin de l’enseignement classique avaient traditionnellement occulté la culture judaïque et, nourris dans plusieurs cas par un nationalisme de type maurassien, avaient rendu très difficile, sinon impossible, la connaissance du Juif et du judaïsme [8] ».

L’entrée dans le monde juif à partir de la rue est donc un choix conscient, rompant avec les stéréotypes et les mythes, et forçant un regard sur l’articulation mouvante de la judéité dans son rapport à la ville et à la société. Ce désir de repérer les contours de l’imagination juive dans la ville est d’autant plus significatif qu’il rejoint l’une des grandes sources d’inspiration des recherches de Nepveu qui est l’enracinement montréalais. La participation de Nepveu au projet « Montréal imaginaire » (1986-1992) a contribué à créer un lieu d’étude sur le monde juif à l’intérieur de l’institution littéraire québécoise. Le regard sur la ville a permis d’ouvrir la littérature québécoise à tout un ensemble d’auteurs qui lui étaient jusque-là « étrangers », et qui existaient en dehors des frontières de ce que comprenait à cette époque l’institution littéraire francophone québécoise. Toutefois, ce ne sont pas que des considérations d’ordre institutionnel qui ont motivé Nepveu. Pour le poète et essayiste, la rue est une réalité intense, qui forme le regard. L’avant-propos du recueil Lectures des lieux (2004) débute par cet aveu :

Il y a toujours eu en moi un géographe et un géomètre… à pied ou en autobus, à partir de mon quartier de la Petite-Patrie, j’arpentais chaque recoin (de ma ville), j’étais fasciné par les rues, les viaducs, les perspectives, par cette configuration spatiale complexe, inépuisable qu’était Montréal.

LL, 9

Le court texte « Planète Kent », qui figure dans le même recueil et a été écrit en 1989, au moment où les grandes transformations sociales que vivrait Montréal commençaient à se faire évidentes, est aussi un témoignage des leçons que le poète continuerait à tirer de l’expérience de la rue. Nepveu y jette un regard affectueux sur un quartier qui se définit surtout par sa laideur : « J’avale de tous mes yeux quelque chose qui n’a aucune consistance, une totale absence de beauté, le degré zéro de la personnalité physique. » (LL, 27) Décrivant le quartier qu’il a longtemps habité dans Côte-des-Neiges, Nepveu évoque une architecture désordonnée, mais aussi un monde social mouvementé, où se crée « confusément » quelque chose de nouveau. Observateur des identités en dérive se rencontrant lors des soirées humides de l’été dans le royaume du fast-food où se côtoient Juifs sépharades, Haïtiens et Vietnamiens, spectateur des parties de balle-molle et des rencontres bruyantes entre adolescents, il tire de ses promenades un nouveau sens de Montréal, « un monde en devenir, un assemblage compliqué », qui semble « confusément » prendre forme (LL, 28). Sa fascination pour la richesse des sensations de la rue n’est pas sans évoquer les idées de Jane Jacobs qui, dans les années 1960, fait redécouvrir le « ballet quotidien » qui se déroule sur les trottoirs de New York. Le spectacle qui se déploie devant sa propre porte deviendra pour elle la clé d’une nouvelle connaissance des savoirs propres de la ville [9]. C’est cette même attitude de flâneur attentif qui définit le regard de Nepveu, à la recherche lui aussi des mots et des images qui disent la vitalité de la vie urbaine. Cette recherche l’attirera vers les Richler, Segal et autres écrivains juifs de Montréal, qui ont été si attentifs à la vie sensible de la rue.

Champion de la découpe originale

Dans son intérêt pour ceux qu’on appellera les « écrivains migrants », selon le terme qu’il introduira lui-même dans L’écologie du réel (1988), l’influence de Pierre Nepveu sur la critique littéraire québécoise est considérable. Nepveu est l’un des premiers critiques québécois à s’intéresser aux auteurs québécois d’origines diverses. Avec Simon Harel (dont le Voleur de parcours [10] paraît en 1989), avec Pierre L’Hérault et d’autres, Nepveu cherche à la fin des années 1980 à intégrer ces auteurs et leurs imaginaires dans le corps de la littérature québécoise. Il s’agit d’un moment privilégié dans l’histoire culturelle du Québec, un moment de transformation du discours social, où toutes les institutions cherchent à renouveler leur vocabulaire. Le domaine littéraire sera une zone particulièrement riche en turbulences conceptuelles et identitaires.

Mais le renouveau du corpus québécois n’ira pas de soi. Devant une problématique qui demande une reconceptualisation sociale autant que littéraire, il est essentiel de trouver des schèmes d’analyse qui permettent l’intégration d’auteurs qui ne sont pas québécois d’origine, mais qui ne soient ni ghettoïsants ni homogénéisants. À lire aujourd’hui les chapitres de L’écologie du réel qui portent sur la question, on a l’impression d’entrer dans le tourment d’une véritable recherche. Il y est question de créer une terminologie critique qui rende compte de la complexité des croisements entre mémoire, identité et postmodernité — en dehors d’une pensée de la nation. Nepveu s’engage dans une conversation avec ses lecteurs, faisant état des éléments conceptuels qui sont communs aux écrivains québécois et aux écrivains migrants — où se jouent les phénomènes semblables d’hybridation, d’interrogation identitaire, de préoccupation par rapport à l’exil —, mais revenant tout de même sur des mises en garde contre l’aplanissement des différences. Il cherche aussi à proposer une définition du pluralisme qui ne soit ni « congruence molle et complaisante… ni le triomphe de la confusion » (ÉR, 270). Ces efforts donnent l’impression d’une pensée s’élaborant, tentant de poser les balises d’un moment de transition. La difficulté de cette entreprise conceptuelle a peut-être orienté les écrits subséquents de Nepveu vers un ancrage où le social l’emporterait sur la métaphysique.

Là où il y a continuité entre L’écologie du réel et toute la suite des écrits critiques de Nepveu, c’est dans la manière qu’il emprunte pour défier les catégories afin de mieux lire les textes. L’essayiste est le champion de la découpe originale. Il cherche à confondre les unités d’analyse, en associant des écrivains qui ne sont pas souvent traités ensemble. C’est du dialogue inédit entre écrivains que ressortent des perspectives nouvelles. Jamais l’écrivain n’est défini que par sa catégorie d’appartenance nationale. Un écrivain « migrant » est aussi un écrivain « postmoderne ». Le yiddish, comme on a vu dans l’essai cité plus haut, prend consistance dans l’imaginaire québécois autant par les écrits de Gabrielle Roy et d’Yves Thériault que par ceux de Kafka et de Régine Robin ; son analyse de la judéité au Québec, « Désordre et vacuité », prend la forme d’un va-et-vient entre auteurs canadiens-français et juifs dans leur appréhension d’un espace juif montréalais (1945-1960). Ce sont les « profondes interrogations sur l’identité », de part et d’autre, qui intéressent Nepveu : ce que le Juif annonce chez le Canadien français, dans son rapport trouble à lui-même. En explorant le rapport d’Abraham Moses Klein au délire joycien, Nepveu évoque « l’exploréen » de Claude Gauvreau — suggérant par là que l’on trouve la même tentation de l’absolu chez l’un comme chez l’autre, cette tentation étant liée aux difficiles rapports entre l’écrivain et l’identité collective. Intérieurs du Nouveau Monde opère ces lectures hybrides de façon particulièrement efficace, effaçant les frontières nationales des Amériques, et dans un chapitre saisissant, « Le sanctuaire de Babel », juxtaposant Paul Auster et les écrivains juifs de Montréal.

Dans ce chapitre Nepveu rend compte avec lyrisme et précision de la conscience « diasporale » qui définit l’écriture juive :

Quelles que soient les différences qui séparent Auster de Robin, ou New York de Montréal, un rapport analogue au lieu se dessine ici. Rapport paradoxal, car autant ce lieu se dessine dans la plus grande précision et dans une abondance de détails concrets, autant il se trouve creusé jusqu’au non-lieu par une subjectivité en dérive, traversant l’épaisseur mouvante des textes et des identités. « Être nulle part » ou « pas tout à fait là » : formules d’une présence qui se retire, d’une habitation qui se construit dans le déracinement et qui maintient ainsi le Nouveau Monde dans sa perpétuelle et troublante nouveauté.

IN, 312

Cette formulation remarquable définit le rapport ambigu au lieu : « la capacité d’être à la fois d’Amérique et distante d’Amérique » (IN, 312).

Cette description s’applique très précisément à l’oeuvre d’A. M. Klein, auteur à qui Nepveu rend hommage : « Le génie de Klein aura été de saisir le point de vue singulier et privilégié que Montréal offre sur l’Amérique et d’en tirer les conséquences esthétiques les plus radicales. » (IN, 315) Contre le naturalisme inculte américain, Klein perçoit la « Nouvelle Babel montréalaise » comme une construction textuelle polyphonique permettant un regard interne (l’histoire diasporique) et externe (le rapport aux Canadiens français, etc.). Il construit l’utopie d’une Babel qui résiste à l’Amérique et à la nostalgie de la mémoire : « Ainsi la “séparation” montréalaise, qui a tendu historiquement à constituer les diverses cultures de cette ville en “solitudes” peut-elle être un principe babélien positif, un véritable mythe littéraire dont Klein aura été l’un des plus éminents constructeurs. » (IN, 323) En même temps, par sa maladie précoce, Klein évoque « la figure d’un sujet polyglotte, multiculturel, maître en herméneutique, mais qui se trouve par là menacé de babélisme au sens le plus négatif du terme, c’est-à-dire par une confusion inflationniste des langues et de tous les signes » (IN, 314). Bien avant que Klein ne redevienne un symbole tutélaire de la littérature montréalaise, Nepveu aura perçu chez cet écrivain si important pour ses successeurs (notamment Leonard Cohen) le géant qu’il était. Dans cette caractérisation d’une écriture diasporale, Nepveu identifie une spécificité montréalaise et reconnaît le mérite de Klein d’avoir perçu et matérialisé cette spécificité [11].

S’engager

Les cultures italienne et haïtienne ont aussi leur importance pour Neveu qui consacre un article, « La passion du retour », aux écrivains italo-québécois et, plus largement, au référent italien dans la culture québécoise. Pour ce qui est de la culture haïtienne, elle est très présente : les figures de Dany Laferrière et, surtout, d’Émile Ollivier apparaissent fréquemment dans les pages de Nepveu. Jamais chez lui les identités juives ou haïtiennes ne sont hypostasiées, réifiées, en objets de curiosité comme cela est parfois le cas chez des critiques qui se contentent de répertorier les auteurs selon leurs origines. La lecture de Nepveu est toujours faite à partir d’indices fuyants, de phrases accrocheuses, de signes à la fois légers et signifiants, qui nous mènent par force détours vers le thème des origines.

L’engagement de Nepveu à l’égard de la question de l’altérité prend forme non seulement dans l’essai, mais aussi dans la fiction et, plus largement, dans les activités qui font de lui un intellectuel très actif sur la scène publique. Son roman L’hiver de Mira Christophe rend compte d’une fascination pour le phénomène de l’altérité culturelle. Mira Christophe est Haïtienne, et le narrateur à l’écoute

peut-être a-t-il été d’abord amoureux de sa voix, à cause de l’accent, non, pas seulement l’accent mais sa manière de dire les choses comme des évidences simples, cette clarté sans pesanteur donnant vie aux faits les plus banals et plus tard seulement il commencerait à se demander si c’était l’étrangeté qui l’avait attiré, comme un besoin d’exil sans départ, un éloignement qui ne détruirait pas son monde de calculs et de petites raisons.

HM, 108

Nepveu a déjà évoqué l’importance du voyage dans son itinéraire personnel et des moments de révélation qui lui sont venus par la distance ; ce roman y fait écho.

L’engagement social de Nepveu est d’une grande constance au cours des années. Ses interventions comprennent des activités d’organisation et d’animation dans le milieu universitaire, dont la direction et la collaboration à de nombreuses revues (codirecteur des revues Ellipse, Études françaises, Spirale et collaborateur à Lettres québécoises) ; il est membre de l’Institut québécois d’études juives ainsi que du jury francophone pour le prix Segal de la Bibliothèque publique juive de Montréal. Il interviendra lors de débats publics, par exemple dans la polémique qui a suivi la publication de l’essai de Monique LaRue [12], en défendant le rôle des mémoires collectives et en faisant état du profond malaise qui marque le pluralisme culturel québécois [12].

Constatant que ce pluralisme est « un chantier de la mémoire retrouvée et renouvelée », et non pas une « pure liquidation du passé, ni sa réduction partiale et intéressée », il insiste sur le travail de « croisements et d’interrelations » qui permettent de construire une réelle diversité identitaire. Citant en exemple le travail de Joël Des Rosiers pour le domaine haïtien, il aurait pu mentionner ses propres explorations du monde juif. Le travail sur les « mémoires autres » ne prend jamais appui, chez Nepveu, sur une subjectivité non problématisée. La voix personnelle de Nepveu est centrale dans sa démarche, même si elle n’attire pas souvent l’attention sur le « je », et qu’elle s’exprime par une grande liberté de mouvement dans ses objets d’étude, ainsi que dans la forme impressionniste de ses essais. C’est pourquoi l’affirmation sur le yiddish citée au début de cette étude est tellement frappante. En se disant « altéré » par son rapport aux auteurs juifs qu’il a étudiés (cette altération répondant à celle que subit tout un ensemble de textes de la littérature québécoise), en déclarant son identification forte à une langue définie par une longue histoire de souffrances et d’intériorisation forcée, Nepveu se met au centre d’un processus de renouvellement des mémoires.

Loin d’être un intérêt passager, loin d’être une affaire de classement ou d’arguments définitifs, l’attention que porte Nepveu aux écritures migrantes et en particulier au monde juif ne fait que s’intensifier avec les années — au point où Nepveu peut lui-même décrire cet intérêt comme une nécessité intérieure : « La mémoire des autres est aussi la mienne, elle se donne à moi, se raconte en moi, elle me sollicite, me questionne, m’investit, m’habite. » Et plus précisément : « Je ne peux me passer, désormais, de la mémoire haïtienne et de la mémoire juive qui trouvent leur site dans l’hégémonie québécoise et dans la centralité montréalaise, mais qui en même temps opposent à celles-ci une irréductible altérité et les mettent en face de leur propre fragilité. » (LL, 207)

L’altérité n’est pas une différence qui va s’amenuisant, mais une « irréductible altérité », un peu à la manière du « noyau essentiel » du langage défini par Walter Benjamin, et qui n’est pas traduisible, mais qui rappelle le caractère contraignant et artificiel de tout langage [14] et les apories de la traduction.

Ce qui me frappe davantage et plus concrètement, c’est que nous écrivons, lisons et vivons désormais en présence de toutes les mémoires du monde. La mémoire des autres est aussi la mienne, elle se donne à moi, se raconte en moi, elle me sollicite, me questionne, m’investit, m’habite.

LL, 207

« Vivre en présence de toutes les mémoires du monde » peut prendre les allures d’une déclaration idéaliste, d’une affirmation généreuse d’ouverture sur l’univers tout entier, dans le plus pur désintérêt. Mais Nepveu n’est que trop conscient des histoires complexes qui se cachent derrière de tels élans. Et il va nuancer sa propre pensée. Ce sentiment d’obligation envers la mémoire des autres, cette attirance n’ont-ils pas leur origine dans les failles du sujet, dans « les faiblesses de notre propre histoire ? » La mémoire des autres n’est-elle pas une source de consolation ? « Est-ce que la mémoire ne risque pas aujourd’hui d’être un analgésique, ce par quoi nous cherchons à nous soulager de notre “intime faiblesse” ou de notre chaos ? » (LL, p. 207) L’indécision dans la formulation (le « notre » est-il personnel ou collectif ?) est appropriée et, je crois, voulue. Pour Nepveu, la réalité collective se joue constamment dans la réalité individuelle, encore faut-il trouver des mots neufs et vigoureux pour donner une voix à cette rencontre. Cette recherche se fera dans le mouvement d’une pensée qui se questionne, qui prend en compte les multiples doubles toujours en confrontation, les pulsions complexes et ambiguës qui animent les plus fortes interrogations sur l’identité, que ce soit celle d’un Édouard Glissant (« le chaos-monde »), ou d’un François Paré (« la distance intérieure [15] »). Elle se fera en arpentant les rues de Montréal, dans le plaisir et le risque des transformations qu’elle peut provoquer.