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« Je dis souvent que j’ai assisté à plusieurs premières en Acadie et que j’ai fait partie d’un certain nombre d’entre elles [2]. » C’est de bonne foi qu’Herménégilde Chiasson peut faire une telle déclaration, car il a été, depuis plus de quarante ans, à la fois témoin et acteur des événements déterminants de l’Acadie contemporaine, dont l’émergence de la littérature acadienne [3]. En l’occurrence, il n’est pas étonnant de constater à quel point ses écrits sont hantés par le passé, le présent et l’avenir de la société et de la littérature acadiennes.

En Acadie, et particulièrement dans son milieu artistique, Chiasson a été de tous les débats et de toutes les querelles, de sorte qu’il a connu son lot de détracteurs au fil des ans. L’opposition s’est surtout cristallisée en 2003, à la suite de sa nomination au poste de lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick [4]. Le prix à payer pour la reconnaissance sociale ou pour sa consécration comme artiste aura été le passage d’une figure contestataire, qu’il était depuis le début des années 1970, à une figure contestée, en particulier auprès des jeunes écrivains acadiens à partir du début des années 1990. Cependant, hormis Gérald Leblanc, un autre poète de la première heure, qui lui donnait volontiers la réplique, Chiasson n’a pas vraiment eu d’interlocuteurs dont la rigueur et l’ambition intellectuelles pouvaient concurrencer son propos ; il demeure donc le commentateur le plus éloquent et le plus sollicité de la réalité acadienne.

La pertinence des commentaires de Chiasson sur l’évolution de la société et de la littérature acadiennes a fait de lui un intellectuel marquant en Acadie ; de même, la qualité esthétique de sa production artistique (tout à la fois poétique, dramaturgique, plastique, picturale et cinématographique) a fait de lui un artiste incontournable du Canada français. Sa production essayistique est constituée d’articles, de discours et de conférences, ainsi que d’innombrables textes d’opinion et de circonstance. Dans cette multitude hétéroclite de textes, Chiasson propose un discours néanmoins cohérent sur l’Acadie et la littérature acadienne, qui s’aligne par ailleurs sur son travail poétique. Au-delà des différences génériques, essais et poésie sont les deux versants de l’expression de sa vision de l’art, de l’Acadie et de l’art en Acadie. Ils se renforcent et se complètent mutuellement dans la tension entre son allégeance esthétique et idéologique à la modernité et sa fidélité envers l’Acadie, ainsi que dans la conviction d’être en décalage avec son espace-temps, qui institue dans son oeuvre un rapport d’aliénation avec le monde qui est en définitive celui de l’expérience minoritaire, magnifiée dans l’écriture poétique.

La modernité et l’Acadie

Sur bon nombre des sujets traités dans ses essais, l’écriture de Chiasson demeure dans le registre littéraire et subjectif « du vécu, du senti et finalement de la polémique et de l’autodéfense [5] ». En ce qui concerne sa conception de l’art, l’essayiste adopte cependant un ton plus érudit, marqué par son parcours universitaire qui l’a mené de Moncton à New York et Paris. De diplôme en diplôme, il a surtout étudié les arts visuels, ce qui explique l’ascendance du langage et du discours modernes sur sa réflexion ; en effet, les arts visuels, plus encore que la littérature, ont fonctionné au cours du xxe siècle selon la logique moderniste. Chiasson revendique ouvertement un « intérêt pour l’avant-garde et son activité paradoxale [6] », qui, avec les autres notions fétiches de la modernité — notamment l’autonomie, le progrès, la subversion et la rupture —, est le prisme à travers lequel il observe l’évolution de l’art en Acadie.

L’auteur situe rétrospectivement l’entrée de l’Acadie dans la modernité à la fin des années 1960, au moment où lui-même était étudiant à l’Université de Moncton. Il décrit ce moment comme une opposition entre disciplines artistiques, qui recoupe le choc entre tradition et modernité :

À l’époque où j’y étudiais il y avait à l’Université deux professeurs acadiens qui représentaient deux tendances plutôt divergentes : Antonine Maillet en littérature et Claude Roussel en arts visuels. Maillet entreprenait son oeuvre sur la recherche d’une identité dont la tradition comptait et compte toujours pour une large part tandis que Roussel représentait l’affirmation d’une modernité qui nous faisait entrevoir les défis et les enjeux de l’époque [7].

Contrairement à d’autres disciplines, la littérature devra s’affirmer en contre-modèle par rapport à la vision traditionnelle de la communauté acadienne mise en oeuvre par Antonine Maillet. Dans l’Acadie du début des années 1970, la rupture moderne a donc bel et bien pu se faire selon une polarisation entre les Anciens et les Modernes [8]. Le choc des perspectives artistiques permet alors l’affirmation d’une avant-garde qui revendique un programme commun que Chiasson condense sommairement en se proposant de « donner une vision actuelle, moderne et contemporaine à l’Acadie [9] ».

Si la littérature acadienne dispose, en la personne et l’oeuvre de Maillet, d’une figure représentant un code esthétique contre lequel on peut faire advenir une nouvelle position artistique et institutionnelle, il n’en demeure pas moins que la modernité littéraire acadienne s’institue également en disjonction avec le reste de la société. Les artistes se heurtent peut-être moins à l’hostilité de l’univers social qu’à l’absence de culture artistique de la population acadienne, longtemps isolée, minorisée et sous-scolarisée. La situation de la littérature acadienne rejoint alors celle des écrivains québécois étudiés par Michel Biron : « Ce n’est pas la tradition qui absorbe alors les expériences d’écriture les plus neuves : c’est tout simplement le silence, l’absence presque totale de lecteurs capables d’interpréter de telles propositions de sens [10]. » Chiasson rend compte de cette réalité en exposant itérativement le dépouillement culturel de l’Acadie de son enfance : « Je venais d’un monde où il n’y avait pas d’artistes, où il n’y avait pas de livres [11]. » Chez lui, la rupture sociale réalisée par l’artiste moderne se manifeste d’abord par la volonté de surgir ainsi du néant culturel de son milieu.

À la surdétermination du « maître » s’ajoute donc la sous-détermination culturelle. Dans l’esprit de l’essayiste, ces deux obstacles contribuent à faire de l’émergence d’un véritable champ littéraire acadien un phénomène improbable et exceptionnel. Par ailleurs, l’absence d’une infrastructure assurant les aspects matériels de l’art oblige les créateurs à fonder à la fois une littérature et les institutions nécessaires à son encadrement. Pour ces artistes, dont Chiasson se fait le porte-parole, la modernité est un aspect essentiel de cette double construction :

La raison pour laquelle nombre d’entre nous ont oeuvré à créer des institutions, à leur trouver le financement nécessaire, à produire des oeuvres, à les promouvoir, à les critiquer et souvent à les acquérir se rapporte sans doute à une interrogation profonde qui serait en fait la grande question de notre génération à savoir : peut-on être Acadien et moderne [12] ?

Dans le propos de Chiasson, empreint de l’héritage intellectuel moderniste européen et états-unien, le projet de cette collectivité d’artistes émergeant dans les années 1970 est donc de « réconcilier Acadie et modernité [13] ».

Si l’objectif général de l’artiste acadien demeure l’articulation de son travail sur la modernité universellement reconnue, le discours de Chiasson va cependant s’éloigner, par certains aspects, de toute définition extérieure de la modernité, pour tenir compte de certaines spécificités de la réalité acadienne. La principale adaptation des préceptes modernes est sans doute le passage de considérations temporelles à des considérations spatiales. L’idéal moderne de progression esthétique, par le dépassement des limites de l’art, est une finalité linéaire et temporelle. Cependant, l’éloignement géographique des espaces centraux correspond à un retard esthétique et les innovations littéraires issues des périphéries ne sont pas reconnues : « La distance esthétique se mesure, aussi, en termes temporels : le méridien d’origine institue le présent, c’est-à-dire, dans l’ordre de la création littéraire, la modernité [14]. » Pour François Paré, les littératures de l’exiguïté sont conséquemment reléguées au registre spatial plutôt qu’au registre temporel, qui est celui de la modernité définie par les espaces dominants : « Toutes les cultures minoritaires ont souffert et souffrent de cette hypertrophie du symbolisme de l’espace qui ne fait que révéler au grand jour leur absence séculaire de l’Histoire [15]. »

Contrairement aux espaces centraux, les espaces périphériques doivent aussi acquérir leur indépendance par rapport à un autre système littéraire [16]. Une autonomisation se fait parfois au détriment d’une autre et l’affirmation d’une spécificité spatiale entraîne la conscience sociale du discours artistique, de sorte que « [d]ans les cultures minoritaires, au sein des peuples opprimés ou victimes de violence, écrire ne peut être qu’un geste politique, un geste solidaire [17] ». Dans le discours de Chiasson, cette solidarité collective ne s’exprime pas nécessairement par un engagement politique ou nationaliste, mais la dérive spatiale des petits espaces littéraires s’y manifeste néanmoins par le biais de son intérêt pour le travail sur l’expression, soit au-delà du travail sur la forme qui fait la marque de commerce de la modernité :

Il m’aura fallu du temps pour comprendre que le but de l’art c’est d’articuler, que le langage sert à communiquer et non à confondre ou à impressionner […]. Il m’aura fallu du temps pour en arriver là. Pour en arriver à une modernité qui ne se traduise plus uniquement dans la forme mais dans le propos [18].

La responsabilité sociale de l’artiste est donc un aspect fondamental de la pensée de Chiasson. Si nombre d’écrivains, particulièrement dans l’histoire moderne de la littérature, ont affirmé, revendiqué et exigé leur autonomie par rapport à la société, l’interdépendance de l’art et de la société n’est pas nécessairement vécue négativement chez Chiasson. Au contraire, il en manifeste l’importance à chaque occasion et sa position a peu évolué avec le temps, puisqu’il a écrit récemment qu’« [ê]tre écrivain, c’est aussi assumer les devoirs d’une certaine mémoire, de devenir, souvent malgré soi, le scribe d’une collectivité, d’une époque ou d’une vie [19] ».

Dans ce contexte, l’artiste joue un rôle spécifique dans la société : « J’ai toujours comparé le rôle esthétique de l’artiste à celui d’un guerrier qui fournit les armes ou d’un prophète qui génère une vision [20]. » « Guerrier » et « prophète », voilà les deux axes de la responsabilité sociale de l’artiste acadien : il s’agit de défendre la nation dans le moment présent, mais aussi de concevoir, d’orienter ou d’inventer son avenir. Plus que strictement nationaliste, cette position est donc aussi critique. Pour Chiasson, l’artiste devient une conscience privilégiée éclairant la collectivité ; la modernité excède alors sa définition historique pour devenir l’expression d’une « forme de conscience subjective [21] ». La responsabilité conjointe de conscience et de transmission de cette conscience est fondamentale dans sa réflexion : « Reste donc, en bout de ligne, la conscience, car toute vie n’aurait en définitive que ce seul but. Augmenter la conscience : sinon, à quoi servirait notre présence ? C’est le but le plus noble de l’art, qu’il se fasse en milieu minoritaire ou ailleurs [22] … »

Modernité et conscience critique vont de pair chez Chiasson. Selon lui, la modernité artistique aurait été rendue possible par la prise de conscience de la collectivité acadienne dans les années 1970 : « La littérature acadienne apparaît donc au moment où se réalise une prise de conscience qui se traduit par la première révolte vécue et proclamée sur la place publique [23]. » Cependant, il affirme rétrospectivement que ce moment n’était en fait qu’un sursaut de conscience, la modernité n’ayant pas réussi à s’établir durablement : « Le rendez-vous avec la modernité venait d’être manqué ; celui d’une idéologie autrement plus trouble, le nationalisme et ses hymnes grégaires, allait prendre le haut du pavé [24]. » Ses discours deviennent autant une mesure de l’échec qu’une autocritique collective, comme en témoigne cet appel à une exigence du public et à une rigueur de l’artiste :

Voyons-nous l’oeuvre d’art comme un simple divertissement, quelque chose qui matche avec le sofa ou une bonne histoire en guise de somnifère ou la voyons-nous plutôt comme un moment intense de notre conscience, une présence qui témoigne de notre passage ou un espace libre où les rêves les plus fous peuvent courir vers leur avenir ? Quelle est notre exigence en tant que public ? Quelle est notre rigueur en tant qu’artiste [25] ?

Le malaise contemporain

Ce sentiment d’échec est lourd à porter et il s’accompagne d’une certaine nostalgie de la conscience perdue. Si une part de la réflexion de l’essayiste est orientée vers la reconstitution de l’arrivée de la modernité en Acadie, ses discours plus récents viseront plutôt à commenter l’évolution de la littérature acadienne depuis l’heure de gloire de la modernité. Une contribution intellectuelle majeure de Chiasson est précisément de faire le récit explicatif des développements de la littérature acadienne depuis les années 1970 en proposant un discours second qui ne vient pas naturellement aux petites littératures, selon les observations de François Paré [26], et que peu de gens, intellectuels ou artistes, ont tenu en Acadie.

Cette tentative d’explication de l’évolution de la littérature acadienne indique d’emblée la détermination de Chiasson à trouver une continuité dans la succession des artistes. Conformément à sa conception moderniste de l’art, il fait sien le paradoxe moderne selon lequel la continuité de l’histoire artistique se fonde sur une tradition de la rupture. Il résume donc l’ensemble de la littérature acadienne depuis ses débuts par la succession de trois générations artistiques et de deux ruptures les séparant et les unissant à la fois : « Il y eut donc deux ondes de chocs, deux séismes successifs. Le premier sera le passage, pour l’Acadie, de l’analphabétisme à la littérature, le second sera celui de la littérature à la postmodernité, une traversée qui s’est faite en deux bonds ou presque [27]. » À elle seule, Antonine Maillet représente la première génération, dont la proposition esthétique est de puiser à même l’oralité et le folklore du peuple acadien pour fonder une tradition littéraire. La deuxième génération, celle des poètes émergeant dans les années 1970 (dont Herménégilde Chiasson), a réagi à l’oeuvre de Maillet par une contre-proposition moderne qui s’est affirmée dans des oppositions tranchées : modernité contre tradition, mais aussi poésie contre roman.

La troisième génération, celle des auteurs émergeant dans les années 1990, est plus difficile à qualifier pour l’essayiste, car elle n’offre ni contre-proposition ni synthèse des positions précédentes. Également poètes, ils s’opposent comme la génération précédente aux discours traditionnels, d’arrière-garde, mais ne s’affirment pas explicitement contre les positions esthétiques de la première modernité. Chiasson ayant adopté le discours de la modernité, la perspective d’un changement de paradigme esthétique vers une quelconque « postmodernité », avec son relativisme esthétique, lui apparaît alarmante : « c’est au cours de ces années que le tout s’est déboîté dans la postmodernité dont le mouvement me semble progresser vers une horizontalité mettant ainsi un terme à la verticalité dont l’art occidental semblait jusque-là se réclamer [28]. » C’est tout le malaise concernant la littérature contemporaine, qu’il reconnaît en Acadie dans le délaissement de l’esthétique de rupture chez les jeunes poètes, que Chiasson exprime ici :

Qui dit générations dit aussi conflit de générations, ce long et obsédant combat pour le contrôle et le pouvoir idéologique. Bien que les enjeux soient ici d’une modestie accablante, cette tension s’est tout de même fait sentir entre les deux dernières générations. J’ai souvent dit que s’il fallait un père à tuer j’étais prêt à jouer ce rôle car je crois que ce conflit et ce respect sont essentiels à l’affirmation d’une vision et d’un renouvellement de la pensée [29].

Derrière cette réaffirmation apparemment vigoureuse du discours moderne, se profile une transformation radicale de ce même discours, puisque le sens de la rupture moderne est dénaturé quand la subversion est sollicitée. Ainsi, Chiasson incarne bien le « paradoxe permissif » qui, selon la sociologue de l’art Nathalie Heinich, serait le propre de l’art contemporain, soit « rendre la transgression impossible en l’intégrant dès qu’elle apparaît, voire avant qu’elle ait été sanctionnée par les réactions du public et du marché privé, et parfois même avant qu’elle ait pu exister [30] ».

Ce nouveau paradigme esthétique, caractérisé par une intégration rapide des propositions esthétiques par les institutions, représente ni plus ni moins la radicalisation de la modernité. D’un autre côté, toute institution est fondamentalement suspecte dans le cadre de la modernité et c’est justement cet accueil des institutions, ou sa collusion avec les institutions, que Chiasson reproche à la génération d’écrivains acadiens qui le suit : « Je crois d’ailleurs que les générations futures, bombardées comme elles le sont et imbues de l’impureté du post-modernisme, sont en train de débusquer bien des barrières et des clôtures qui font beaucoup plus l’affaire de l’institution que des créateurs [31]. » Par ailleurs, dans l’attente d’un éventuel retour à l’esthétique moderne qu’il a définie en Acadie comme l’affirmation d’une conscience identitaire, Chiasson reproche aussi à cette troisième génération d’écrivains acadiens de « rendre les armes pour du sucre [32] » et, en définitive, de

faire absence de l’espace public pour se porter vers l’espace intérieur, une approche qui fait contrepoids à une certaine sécurité identitaire sans doute résultante du travail de la génération précédente et qui permet de s’ouvrir aux autres réalités, aux autres cultures et aux autres idées qui ont présentement cours dans le monde. Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions d’une telle approche mais il est à prévoir, dans cette alternance des courants, si l’on en croit l’idée que l’histoire progresse en spirale, qu’il y aura bientôt un retour à l’idée d’une consolidation des frontières qui revisitera le concept de l’acadianité et de ses implications territoriales [33].

La figure de la spirale dont se sert ici Chiasson pour décrire le mouvement de la littérature acadienne depuis quarante ans lui permet d’ajuster sa conception moderne du progrès temporel linéaire à l’idiosyncrasie du moment acadien actuel. Ainsi, l’Acadie qui a laissé échapper la modernité se situerait dans le creux de la spirale, alors que celle-ci maintiendrait néanmoins vivante la possibilité d’un éventuel alignement des réalités modernes et acadiennes.

Contraintes textuelles et contextuelles

Bien que l’essayiste s’efforce d’établir une continuité entre le passé, le présent et l’avenir de la littérature acadienne, la plume du poète n’a évidemment pas à se soumettre à la même exigence d’objectivation des positions esthétiques. Dans la littérature d’idées de Chiasson domine la volonté de faire exister le discours moderne en Acadie. À l’inverse, c’est son travail sur les formes textuelles — souci éminemment moderne — qui frappe d’abord le lecteur de sa poésie.

La plupart des recueils récents de Chiasson sont des « recueils-inventaires », c’est-à-dire qu’ils sont basés sur la répétition d’une microstructure textuelle. L’objectif avoué du poète est de créer ainsi des sortes de « compilations à partir de paramètres qui [lui] permettent d’établir des partitions, fixant certains éléments pour en faire fluctuer d’autres [34] ». Ainsi, Miniatures (1995) rassemble soixante textes en prose librement inspirés de menus objets collectionnés par l’auteur au fil des ans ; l’objet-sujet figure sur la page de gauche du recueil et le texte correspondant, sur la page de droite. Conversations (1998) est pour sa part composé de mille fragments — quelques phrases tout au plus — numérotés de 1 à 999 et auxquels un pronom et associé (« Elle » ou « Lui »). Actions (2000) recense, comme son titre l’indique, une série de gestes, posés le plus souvent par « un homme » ou « une femme », tenant en une phrase et séparés par un blanc, tandis que Répertoire (2003) propose cinq cents quintils centrés sur la page, dont le premier vers évoque toujours un objet du quotidien. Finalement, le plus récent recueil de Chiasson, Béatitudes (2007), est une litanie de phrases séparées simplement par des virgules et des sauts de ligne, qui sont autant de descriptions de « ceux » ou « celles » qui sont appelés à rejoindre le paradis. Plus que de simples exercices de style, ces motifs formels font reposer les recueils sur un principe interne solide, comme pour compenser la fragilité du milieu social extérieur.

Si le poète élabore ainsi des architectures sophistiquées qui intègrent leur propre code d’existence, c’est aussi parce que le milieu acadien est insuffisant pour jeter les fondations d’une oeuvre. À cause de l’absence d’une tradition culturelle ou littéraire importante, le poète a le sentiment d’émerger d’un désert, d’où son obsession pour l’hiver, sorte de désert blanc représentant un état permanent en Acadie : « la patience dure et tranchante de l’hiver » (Cl, 111), « [l]a légende du permafrost » (Cl, 118), « nul lieu ne nous habite/c’est l’hiver depuis longtemps » (V, 93). La première contrainte du poète s’inscrit moins dans les formes qu’il s’impose que dans la nécessité de compenser les effets des déterminations contextuelles en leur substituant une exigence textuelle stricte.

Chaque fragment de texte doit s’extirper du blanc de la page, mais la poésie issue du milieu acadien doit aussi se faire à partir d’une matière dont il faut détourner la fonction première pour la faire accéder à la littérature :

2

une vis munie d’un papillon de métal

la difficulté pour l’enfoncer dans le mur

l’oubli de la passer dans l’objet à retenir

ma résignation à l’idée de cette perte

le temps nécessaire à l’abandon définitif.

R, 9

Dans ce passage comme dans tout le recueil, l’objet utilitaire initial est peu à peu transmuté en sujet poétique à défaut d’un sujet plus noble, cet « objet à retenir », qu’on suppose être une oeuvre d’art et qui ne s’inscrit dans le poème que par son absence. Si cette stratégie de littérarisation d’un instrument fonctionnel est particulièrement évidente dans Répertoire, véritable catalogue d’objets, le procédé est le même dans d’autres recueils de Chiasson où l’élément insignifiant prend d’autres formes, comme un geste tout à fait commun, qui acquiert cependant une autre signification en poésie : « Une femme fait les cent pas devant une porte fermée, attendant quelqu’un qui pourrait lui ouvrir. » (A, 74)

Pour le poète acadien, « [l]’urgence primant, on fait flèche de tout bois [35] » : il y a matière à poésie, il y a appel de la poésie dans tous les aspects du quotidien. Le poète va au-devant de ces « riens » dans un effort conscient qui vise à insuffler du sens à la réalité déficiente. À la résignation du poète devant cette situation s’ajoute l’amertume qui le porte à tourner son action poétique en autodérision. Si le poète se ressent parfois d’une lassitude envers cette exigence, d’autres fois il se lance avec énergie, générosité et espoir — avec une « élégance empruntée » (Pa, 14) — à la recherche de ces images banales qu’il a le pouvoir et le devoir de transformer en poésie. Dans un contexte où l’aspiration artistique ne va pas de soi, il faut bien garder espoir devant toute image qui évoque l’ingéniosité du défavorisé contestant son isolement, son exclusion et son dénuement : « Dans une maison isolée au milieu de la forêt, une enfant fait ses gammes sur un clavier électronique » (A, 15).

La reprise continuelle des microstructures textuelles met en scène le manque de pratique de l’expression du sujet en milieu minoritaire. Poésie de l’amorce, les « recueils-inventaires » de Chiasson ne promettent qu’une chose, reproduire à l’infini le moment d’origine de la prise de parole ; le poète associe cette impossibilité de fonder un discours conséquent à une indigence collective : « nous avions des projets, nous n’avions que ça, rien d’autre, une interminable suite de projets. » (Co, 21) L’enjeu est de faire oeuvre littéraire à partir de ces élans constamment naufragés et d’une rupture continuelle du discours. Si les fragments poétiques sont autosuffisants et refermés sur eux-mêmes, ils se rapportent toutefois à la structure d’ensemble. Par ailleurs, la construction des recueils de Chiasson est souvent mathématique ; chaque entrée est indépendante et s’inscrit alors dans une série dont le principe est fini. Tout en permettant au recueil de se clore sur lui-même, ces séries sont parfois laissées ouvertes ; ainsi en est-il de Conversations, dont la millième entrée est laissée vide, ou de Béatitudes, qui se termine par une virgule. La structure donnée aux recueils multiplie souvent les miroirs internes, comme dans Conversations où les entrées sont identifiées aléatoirement par un pronom (« Elle » ou « Lui »), ce qui met en place une forme de dialogue. Ces savantes architectures dépassent la simple fonction d’énumération ou d’inventaire ; elles sont construites pour établir un discours dont le centre serait constitué par ces fragments, ces unités autosuffisantes de signification, cette « prose exacte [36] ».

Certains poèmes et recueils proposent cependant un bilan douloureux d’une telle entreprise ; dans Climats, le poète médite longuement sur le pouvoir perdu des mots. Peu importe la manière dont il l’envisage, son projet d’écriture ne peut qu’être vain : « le mot magique. L’échec. » (Cl, 14) La conscience poétique s’affirme d’abord dans la déroute, la dépossession et la fracture, autant d’éléments qui hantent la poésie de Chiasson, qui repose sur une « écriture du manque, de la perte, de la fissure [37] ». Dans ce contexte, les savants édifices construits de recueil en recueil sont autant d’efforts pour faire de ses échecs de véritables monuments littéraires : « Gardez mes phrases mal entreprises et mes échecs monumentaux. » (Cl, 25) Cette faillite individuelle se réverbère à l’échelon collectif et les écrits de Chiasson portent la marque de ce revers : « Que ce livre en soit la chronique » (Pa, 80).

La conscience exemplaire du poète

Si l’échec est indissociablement individuel et collectif dans l’oeuvre de Chiasson, c’est parce que le destin individuel du poète est inextricablement lié au sort de la collectivité qu’il porte et qui le porte tout à la fois. En définissant le poète comme une « conscience unique et irremplaçable [38] », il laisse entrevoir le rôle privilégié de la poésie dans la société et l’importance de sa propre poésie dans la communauté acadienne, procédant à « une certaine sacralisation de son intervention dans le monde [39] ». Le poète ne peut faire l’économie d’une froide lucidité envers la situation politique, sociale et culturelle de son milieu. Le portrait qu’il fait d’une collectivité brisée, meurtrie et humiliée n’a pas de dessein strictement nationaliste, car pour le poète accompli, le dénuement est à la mesure du chemin parcouru. Ses succès apparaissent ainsi plus méritoires que ceux d’un poète issu d’un milieu plus ouvert à la chose poétique.

Il va sans dire que le thème de l’exclusion est présent dans tous les recueils de Chiasson. Le caractère arbitraire de cette exclusion trouve son aboutissement dans Béatitudes, qui fait l’énumération des groupes de personnes admises au paradis :

 ceux qui pleurent sans consolation aucune, confondant

l’amour et la colère de leur amertume dans le chagrin de leurs

vêtements trempés de larmes,

 ceux qui avancent, pliant dans le vent qui les aveugle,

 ceux-là assurément sont en route pour le ciel,

, 9

 celles-là recevront en partage le paradis égaré, en

échange de tous les moments d’extase où elles se sont

détachées de l’espace mesquin qu’elles habitaient et dont elles

furent dépossédées dans la brutalité d’un chagrin

insurmontable,

, 34

En choisissant de donner à ces absolutions une détermination de genre [40], on signale que l’accession au ciel, pour chacun des groupes mentionnés, se fait en excluant la moitié de l’humanité. En effet, si on absout « ceux qui promettent plus qu’ils ne pourront donner » (, 38), qu’arrivera-t-il à « celles qui promettent plus qu’elles ne pourront donner » ?

Le poète reprend ici l’arbitraire du genre imposé par la langue pour lever le rideau sur l’arbitraire du sort qui fait naître homme ou femme, ici plutôt qu’ailleurs, ou dans le dénuement plutôt que dans l’abondance. Dans Brunante (2000), qui propose une collection de petits récits autobiographiques évoquant la gestation de la vocation d’artiste, l’arbitraire de l’exclusion est rendu palpable par la juxtaposition de textes sur l’enfance en Acadie et de textes sur les musées et les arts européens. L’enfance est passée dans le dépouillement culturel le plus complet, l’aspirant artiste étant condamné à consigner sa première oeuvre « sur un grand carton, en fait le verso d’une annonce de Pepsi-Cola laissée par la compagnie distributrice au magasin général de ma mère » (Br, 25). Il n’a accès à la culture que par l’entremise du téléviseur : « J’entends toujours des chevaux dans la cour du Louvre et je vois des panaches, des mousquetaires, toute la panoplie héritée d’une enfance passée devant la télévision. » (Br, 7)

Toutefois, le poète de Béatitudes refuse cet arbitraire, revendiquant le droit de vivre et d’écrire, ainsi que la responsabilité de vivre et d’écrire avec la conscience de cette exclusion fondatrice de son identité individuelle autant que collective. Il refuse le paradis dont la promesse est un voile sur les yeux, « le lieu amnésique où toute misère s’évanouit dans la spirale du temps, le repère exagéré où toute chimère, si majestueuse et si mémorable soit-elle, se reconfirme dans un abandon sublime et intemporel » (, 25). Le paradis de ses contemporains lui semble ambigu : « l’enfer pourrait tout aussi bien ressembler au ciel » (, 58). Une distance s’établit entre le poète et ses contemporains, auxquels il reproche de ne pas s’ouvrir les yeux pour constater leur exclusion fondatrice : « ceux qui n’arrivent plus à s’intéresser au monde, lui préférant la quiétude d’une vie où le silence serait un territoire habitable » (, 80) ; ou encore ceux qui ont capitulé devant l’immensité de la tâche à accomplir pour passer au-delà de cette exclusion : « les hommes sont devenus la caricature d’un projet dont ils ont oublié la grandeur et la teneur » (, 51).

Seul à être véritablement conscient dans cette période d’obscurité voulue ou consentie, le poète se situe à la charnière de deux moments, puisque « la voix de ceux qui furent s’est tue/et celle de ceux qui viennent n’est pas » (Pa, 52). De cette position, à la fois près et à distance de ses contemporains, il attend la réactivation de la conscience collective :

956. Lui Quand recouvrons-nous l’intégrale de notre conscience enterrée sous les regards indignés, le geste grave et lointain de celui qui redécouvre les manuscrits où est consignée la duperie de tout un peuple affairé à effacer sa présence ?

Co, 46

Le poète se pose alors en véritable « oracle » (Cl, 25) et ses écrits deviennent des vestiges ou des fossiles d’une civilisation aveugle ou indifférente à son propre sort. Gardien de la collectivité déchue, il doit maintenir l’état d’alerte : « Qui vous parlera de la neige quand je ne serai plus là pour la voir ? » (Cl, 112). Il accepte ce sacrifice de l’attente, puisque « un jour la pauvreté aura des yeux » (Pa, 23) ; la conscience collective sera alors réactivée, ce qui couronnera le travail du poète.

Les essais et discours de Chiasson ne ménagent pas d’efforts pour établir la continuité de la littérature acadienne entre son passé, son présent et son avenir et pour affirmer son souhait d’enraciner une modernité artistique en Acadie. Son discours poétique renforce un sentiment de déception aiguë, puisque ses tentatives de réconcilier modernité et Acadie s’avèrent un échec, la société acadienne ayant en définitive refusé l’enrichissement de l’éveil et de la conscience indissociables de l’idéal moderne de progrès. La poésie de Chiasson s’énonce dans l’exemplarité de la conscience du poète portant celle de l’ensemble de sa collectivité. La solidarité de l’écrivain avec son espace-temps se situerait alors dans cette hyperconscience de la fragilité du minoritaire, qui donne à son oeuvre poétique une résonance si spécifiquement acadienne.