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Garante du récit et de son sens, l’autorité narrative, en contexte de fiction, renvoie essentiellement à une question d’adhésion et de crédibilité, soit qu’on se fie au narrateur, au récit lui-même ou au genre. Que cette autorité soit mise à mal par l’écriture contemporaine, on pourra s’en convaincre par le rapprochement de romans québécois et français récents, aux ambitions et aux esthétiques certes diversifiées, mais qui jouent allègrement des modalités de la transmission narrative en reliant le procès d’adhésion au raconté. Envisagée ici comme un point de convergence entre ces littératures, toutes deux précarisées par le mouvement généralisé de dévalorisation de la culture lettrée depuis les années 1980, une telle contestation de l’autorité narrative procède toutefois de conceptions bien distinctes du fait littéraire. Là où la critique française déplore la désacralisation de l’écrivain et de la littérature et y voit expressément une crise de l’autorité [2], le discours critique québécois pense autrement le rapport à la tradition et voit dans les décentrements de la littérature québécoise actuelle le signe non pas d’un refus mais d’une ouverture à d’autres modèles, en dehors des contraintes de l’institution [3]. Ces hypothèses interprétatives servent ici de point de départ à une réflexion qui vise moins à creuser le clivage entre les littératures de France et du Québec qu’à les repenser sous un même paradigme. Dans les deux cas, l’autorité est au coeur du propos. D’un côté, une littérature française qui, après la déconstruction du narratif de l’ère du soupçon, réinvente le protocole de la transmission narrative en reprenant dans sa forme même la crise de l’autorité ; de l’autre, une littérature québécoise postmoderne, libre de toute attache idéologique ou institutionnelle, qui n’a pas à se libérer du joug de la tradition théorique ou critique. Va-t-elle assumer une autorité ou la réinvestir autrement ?

Le survol des mécanismes d’instauration et de contestation de l’autorité narrative en contexte français proposé ci-après permettra de faire émerger deux configurations distinctes, chacune ensuite explorée à partir d’un texte québécois : Maleficium de Martine Desjardins (2009), fiction érudite élaborée autour d’un soi-disant manuscrit retrouvé qui vient authentifier la fiction, et Hier de Nicole Brossard (2001), qui déconstruit la figure d’une « narratrice » désignée telle dans le récit, servent ici de prétexte à une saisie ordonnée des stratégies qui confortent ou déstabilisent la captatio illusionis. Peu importe qu’elle se mette en avant ou qu’elle cherche à se diluer, l’autorité narrative devient l’objet d’un questionnement ; après avoir déboulonné le personnage, sa psychologie, les règles canoniques de la narrativité et le rapport au réel, une large part du roman contemporain cherche à renouer sans complexe avec la fabula, tout en proposant un pacte à négocier entre les pouvoirs conférés à l’instance lectrice et ceux, inférés, d’une stratégie à reconstruire. Ce caractère à la fois nécessaire et insaisissable de l’autorité est souvent désigné, comme on le verra, par la mise en relief de la dimension artificielle et arbitraire du récit par le biais d’accrocs aux conventions romanesques. La crédibilité d’un texte narratif, son autorité, dépend ainsi moins du pouvoir symbolique d’une instance auctoriale que de la possibilité, pour le lecteur, de reconnaître les stratégies qui la renforcent ou l’invalident [4]. De fait, en principe, la rationalité narrative est tributaire de quelques éléments : une instance localisable, qui assume sa posture, instaure un univers diégétique et fait dérouler, avec plus ou moins de cohérence, le fil événementiel. Que se passe-t-il lorsque l’un de ces éléments est délibérément dévoyé ?

Fictions d’autorité : quelques cas patents

L’autorité narrative est souvent perçue comme étant le fait d’un narrateur à la posture autoritaire qui guide la lecture et l’interprétation. Susan Suleiman, dans Le roman à thèse ou l’autorité fictive, montre qu’elle est indissociable de la relation au destinataire et fait du roman à thèse, genre autoritaire par excellence, « autant un phénomène de lecture que d’écriture [5] » puisque l’autorité s’instaure systématiquement, à l’intérieur du texte, par l’entremise d’une fonction interprétative constamment réactualisée par le narrateur et qui cautionne la vérité d’une doctrine :

Que la thèse soit conservatrice ou révolutionnaire, défendant le statu quo ou appelant son abolition, le roman à thèse est en tant que genre foncièrement autoritaire : il fait appel au besoin de certitude, de stabilité et d’unicité qui est un des éléments du psychisme humain ; il affirme des vérités, des valeurs absolues. S’il infantilise le lecteur, il lui offre en échange un réconfort paternel [6].

Discrédité car fondé sur « la fiction théorique de la lecture naïve [7] », le roman à thèse n’a plus cours dans la littérature contemporaine, sauf peut-être comme réservoir de formes permettant, précisément, de déconstruire l’illusion de l’autorité de la présence auctoriale. L’imitation du bonheur de Jean Rouaud [8] prend explicitement ses distances avec le code romanesque, suscitant l’inconfort du lecteur par une série de procédés qui, paradoxalement, ne malmènent nullement l’adhésion au raconté. Dès l’ouverture, une figure d’auteur est solidement campée et affirme, en s’adressant au personnage majeur de la fiction qui va s’écrire, sa conversion au récit d’imagination :

Et j’étais persuadé qu’il en serait toujours ainsi, que je continuerais, sans rien demander à personne, à nourrir mes phrases d’entraperçus du monde et d’ondulations de ma pensée, jusqu’à ce que votre histoire, au hasard d’une marche sur le mont Lozère et du décryptage de votre nom grossièrement gravé sur une pierre, m’échoie entre les mains. Ce qui a changé considérablement ma façon de voir […] en dépit de toutes mes préventions concernant l’exercice littéraire auquel je m’étais jusqu’alors refusé, en dépit aussi, ce qui ne laisse pas de m’inquiéter, de toutes ces années d’écart entre nous [9].

Cette métalepse, qu’on pourrait à l’occasion qualifier d’antimétalepse, ne flanchera pas tout au long du texte, et va permettre au narrateur/auteur de mettre constamment en scène non seulement le déroulement de l’histoire de cette Constance Monastier, ornithologue du xixe siècle tombée amoureuse d’un communard en fuite, Octave Keller, qui vient d’échapper à la semaine sanglante de la Commune de Paris, mais tout autant le procès de son écriture. Pour un Jean-Claude Lebrun qui salue avec enthousiasme la prouesse de Rouaud [10], on peut lire un Daniel Rondeau, qui supporte mal cet excès d’autorité, en quelque sorte :

C’est d’ailleurs l’une des nombreuses singularités de L’imitation du bonheur : Jean Rouaud intervient avec sa propre voix quand ça lui chante, il abat ses cartes, fait des plans, parle du monde comme il va, émet des hypothèses de travail, se laisse emporter par ses lectures, organise un grand carambolage de références, cherche des citations dans des dictionnaires, s’en retourne à L’Illiade puis aux fouilles de Schliemann à Troie, commence à tourner un film, s’interrompt, fait intervenir Clark Gable ou Katharine Hepburn, et même Buffalo Bill en acteur de lui-même, réfléchit aux multiples significations du mot « Coupez » sur un plateau de cinéma, continue une conversation ancienne sur l’art du roman avec son ami Michel Le Bris. La plume à la main, c’est un écrivain qui réfléchit devant nous à son work in progress, « tel un librettiste ingénieux » qui trouverait dans l’invention de la vraie vie matière à digressions, à apartés et à vagabondages. (Il règle en passant ses comptes avec le réalisme d’une façon un peu péremptoire, prenant Zola pour bouc émissaire, les bons et les mauvais points tombent comme à Gravelotte.) […] L’auteur veut donner sa chance, non sans une certaine complaisance, à chacune de ses pensées. Son parti-pris exige trop du lecteur qui aimerait continuer à croire à cette histoire de Constance Monastier, la voyageuse en robe à dentelles qui aimait les oiseaux [11].

En proposant une illusion réaliste tout en la minant constamment par des intrusions qui en déplient les potentialités ou coupent le fil narratif, L’imitation du bonheur, précisément parce qu’il bouscule le mode d’adhésion à la fiction, exploite systématiquement toutes les facettes de l’autorité du narrateur en régime de fiction et en naturalise l’exercice en la dédouanant des lois du récit. Cette autorité maximale, exercée dans un formidable éclat de rire et en toute connaissance de cause, prend appui sur une théorie du récit repensée et s’apparente aux « fictions transgressives » dégagées par Francis Berthelot [12].

Une expérimentation encore plus singulière de l’autorité fictionnelle peut se lire dans Cinéma de Tanguy Viel [13], alors qu’un narrateur cinéphile décrit pas à pas et commente avec force détails l’anecdote du film Sleuth de Mankiewicz pour convaincre de son exceptionnelle valeur. La mise en scène d’un narrateur herméneute [14], qui déconstruit et reconstruit le récit du film pour en découvrir l’enjeu fondamental, déplace le lieu de l’autorité vers le récepteur, car c’est en tant qu’interprète que le je s’impose, prétendant d’ailleurs tout connaître à propos du film ; ce fantasme d’autorité absolue, qui s’exerce sur le canevas d’un film mettant précisément en scène un jeu de pouvoir et de croyance, confie le sens au processus de décodage. Le pouvoir du lecteur, l’autorité qu’il détient sur la signification et la valeur d’une oeuvre, ne saurait être mieux affirmé. On pourrait distinguer ici, avec Starobinski, l’autorité de reconnaissance ou critique, détenue par « le destinataire du texte, individuel ou collectif », autorité qui vient parfois en contredire une autre, soit l’autorité de commandement, exigence préalable à toute entreprise créatrice et fondée sur des valeurs esthétiques intériorisées, ou l’autorité de maîtrise, qui renvoie à « la présence de l’auteur dans son oeuvre [15] ». Chez Viel, l’autorité du lecteur se voit parodiée avec une virtuosité qui en désigne les apories ainsi que les excès : en bout de course, le lecteur de Cinéma devra reconstruire l’anecdote du film à la faveur de scènes éparses — dont le narrateur analyste avait par avance désamorcé tous les effets de surprise —, actualisant du fait le transfert d’autorité programmé par le texte.

Ces figurations d’autorité maximale ne sacrifient en rien la lisibilité du texte, pas plus d’ailleurs que la spectaculaire paralipse qui innerve le roman Un an de Jean Échenoz alors que l’événement déclencheur et structurant du récit, la mort d’un personnage qui entraîne la fuite du personnage principal par crainte d’accusation, s’avère à la toute fin ne pas avoir eu lieu. Une telle rétention d’information, inconvenante en régime hétérodiégétique dans la mesure où le narrateur doit, minimalement, maîtriser l’histoire qu’il raconte, piège la narration qui prend ipso facto le caractère d’un bluff littéraire, envisagé ici avec Raphaël Baroni comme un « effet poétique visant à mener le lecteur dans une impasse interprétative [16] ». En dépit de la rupture du contrat narratif, inhérente à l’abus d’autorité du narrateur, le récit conserve paradoxalement toute sa crédibilité : l’autorité réside dans l’ancrage générique de la narration événementielle, qui en assure la crédibilité en répondant aux règles de la mise en intrigue.

Ces romans, par leur caractère extrême en quelque sorte, permettent d’isoler les lieux d’exercice de l’autorité narrative — narrateur, lecteur, récit —, lieux qu’on pourrait aisément associer aux modes de rhétorisation décrits par Fiona McIntosh dans son ouvrage sur la vraisemblance narrative [17] et qui engagent divers types d’autorité, selon que le garant du discours réside dans le récit lui-même, dans la force persuasive de la voix narrative ou dans la primauté des faits [18]. Il ne s’agit pas pour autant de remonter la chaîne d’autorité, comme est tentée de le faire McIntosh qui distingue des degrés d’autorité, mais bien de voir comment les stratégies textuelles construisent des fictions d’autorité susceptibles d’authentifier ou de fragiliser la transmission narrative.

Une autorité mimée : Maleficium de Martine Desjardins [19]

Les histoires colligées dans le « funestement célèbre Maleficium de l’abbé Jérôme Savoie » (M, 9) proposent des péripéties fabuleuses, dans des contrées lointaines, et relatent des tentations diverses, toutes racontées en confession par un narrateur distinct qui s’adresse à « mon père ». En guise de préface, un « Avertissement au lecteur » signé de « L’Éditeur, à Québec, novembre 2009 » (M, 11), assure que « [c]ette première édition de l’oeuvre, présentée ici dans une version passablement remaniée mais non expurgée » (M, 10), correspond aux « huit feuillets scellés dans la correspondance que l’abbé [Savoie] avait envoyée à l’un de ses neveux » (M, 10) et qu’il s’agit bien du « brouillon du Maleficium » (M, 10), livre maudit dont l’archevêché a toujours nié l’existence. L’abbé « Jérôme Savoie (1877-1913) », apprend-on encore dans cet avertissement, était vicaire de la paroisse Saint-Antoine à Montréal, et il « finit ses jours cloîtré dans un monastère après avoir été frappé d’une surdité subite et sans cause apparente » (M, 10).

Exotisme, fascination du bizarre, sensualité exacerbée sont au coeur des révélations de ces huit pécheurs punis dans leur chair d’avoir voulu s’approprier qui « des locustes troglobies » (M, 69), qui de « l’écaille de caret » (M, 102), qui encore « la formule du savon de Naplouse » (M, 149) ou le tapis d’Eram, surpassant même le « célèbre Ardabil étoilé » (M, 127), « l’un des tapis les plus rares du monde » (M, 127). Chacune de ces confessions, titrée d’une périphrase à consonance latine qui en révèle l’enjeu [20], laisse entrevoir un monde référentialisé, pétri d’impérialisme britannique, de califats endettés et de dynasties africaines dont la vraisemblance vient équilibrer, en quelque sorte, les envoûtements proprement fantastiques dont seront victimes les personnages :

Le lendemain, je partais pour Istanbul par l’Orient-Express. De là, ni les cahotements des chemins de fer ottomans ni les embûches des routes persanes ne m’empêchèrent de rejoindre Chiraz. À cette époque, le shah Mouzzafer-ed-Din venait à peine de monter sur le trône de son père assassiné ; en quelques mois, il avait déjà mis son royaume au bord de la faillite en empruntant des sommes colossales aux Russes et aux Français pour financer ses dépenses extravagantes et ses voyages d’apparat dans les capitales européennes. Ses débiteurs, en retour, s’étaient approprié les concessions minières et s’étaient immiscés dans toutes les sphères d’influence. Chiraz, à mon arrivée, pullulait d’étrangers qui se disputaient la voie commerciale vers le golfe Persique pour acheminer de l’opium, du tabac et du coton aux comptoirs de Port-Saïd et de Bombay. Au bazar Vakil, les petits commerçants vendaient les pantoufles et les épices à prix d’or.

M, 129

Maleficium se construit ainsi à même un élégant dosage d’érudition tant scientifique que géographique et culturelle [21], qui permet d’accréditer l’invraisemblable alors que chacun revient de son périple avec un stigmate qu’il doit à sa rencontre avec une femme séduisante, mais à la lèvre supérieure affligée d’une cicatrice en bec-de-lièvre, par qui le malheur arrive. Cette punition, chaque fois, retombe sur le pauvre abbé, qu’il s’agisse du vertige qui lui évitera désormais toute « tentation de la chaire » (M, 100) ou de la surdité qui l’emmurera à jamais dans le silence : « Consolez-vous, mon père, car vous n’aurez plus jamais à écouter de mensonges. De ma salive, j’ai scellé pour toujours la porte des médisances. » (M, 183)

Figurée dès l’incipit, la méfiance à l’endroit de ces confessions est contrecarrée par diverses stratégies textuelles, qui opèrent sur divers plans du texte. Des figures d’autorité, tant religieuses que laïques, viennent authentifier à leur manière le manuscrit, l’archevêché en interdisant sa circulation, menaces d’excommunication à l’appui, les collectionneurs en rêvant de son existence sur la foi de rumeurs de « prétendues autorités » (M, 9) qui le qualifiaient de « traité hérétique » (M, 9), l’éditeur, enfin, en confirmant après des « recherches minutieuses » (M, 10) qu’il s’agit bel et bien du brouillon du Maleficium. Ce protocole d’authentification générique, qui mime les procédés d’accréditation de textes sulfureux, est redoublé, d’entrée de jeu, par une justification d’ordre pragmatique : l’abbé Savoie aurait lui-même transcrit ces confessions, rapporte l’éditeur, précisant qu’« une note en marge » révèle qu’il a rompu le secret sacramentel parce qu’il se croyait victime d’un maléfice mettant en danger l’Église. Sur le plan discursif, une érudition sans faille, au parfum suranné, ajoute à la crédibilité d’une écriture censément de la fin du xixe siècle. Mais c’est surtout par les raccords diégétiques qui assurent la cohérence du récit que Maleficium renforce la captatio illusionis. La récurrence du succube, présent dans chacun des chapitres, trouve sa justification à la dernière confession, Osculum infame, alors que la diablesse raconte à l’abbé comment son oncle, le « très respectable conservateur du Musée des sciences naturelles » (M, 166), entailla avec une lame sa lèvre supérieure pour la punir d’avoir inventé pour ses sept cousins des contes invraisemblables, leur faisant ainsi découvrir « les fantaisies de l’imagination » (M, 170) [22]. Toutes les ficelles du récit se voient renouées dans cet ultime aveu, où la diablesse endosse les maléfices de ces fables inventées et punit l’abbé de les avoir écoutées et absoutes en le rendant sourd à jamais. L’univers du récit se clôt sur lui-même, assumant son pouvoir d’illusion sans chercher à le fissurer ou le dissoudre.

Maleficium ressortit sans conteste à cet espace littéraire contemporain fasciné par un imaginaire de l’archive que reconnaît Marielle Macé et qu’elle désigne comme « l’objet privilégié de l’épistémologie de notre temps [23] » :

Bien des proses contemporaines se nourrissent […] d’une culture considérée comme trésor collectif et espace de rêverie érudite, c’est-à-dire d’un « imaginaire » de l’archive plutôt que d’archives proprement dites : langages rares, divertissements philologiques, objets vieillis, goût des documents dans leurs aspects les plus matériels (reliques, photographies, papiers divers, etc.), « volupté de l’antique », comme disait Leiris, associent les livres brefs de Pascal Guignard, Gérard Macé, Pierre Michon notamment. Ces proses construisent autant de musées imaginaires, d’espaces synchroniques où les objets trouvés voisinent comme dans un cabinet de curiosités [24].

À la différence près toutefois que le roman de Martine Desjardins, puissamment parcouru par les esthétiques du romantisme [25], ne doute pas de la littérature et prend précisément le contrepied d’une pseudo-crise de l’intrigue, inscrivant à même la fiction le prétexte de telles histoires extraordinaires :

J’avais cru n’y trouver qu’une bibliothèque bien garnie. Or, c’était un véritable musée dans lequel je venais de pénétrer. J’étais entourée de planches de botanique, de collections minéralogiques, d’insectes épinglés, de squelettes de petits mammifères montés dans des vitrines, de carapaces de tortues disposées en panoplie, de bouquets de plumes de paradisiers. Jamais je n’aurais cru que la nature puisse être aussi riche de formes et de couleurs.

M, 174

En prenant en considération à la fois le substrat thématique, la dynamique narrative et le goût de l’apocryphe, on pourrait rapprocher Maleficium des propositions respectives d’Alain Nadaud, Si Dieu existe [26], et de Roger Magini, Un homme défait [27], fictions lettrées aux intrigues foisonnantes qui sollicitent Dieu et diable en guise de figures d’autorité. Au coeur du dispositif narratorial de ces deux romans, un document, dont l’authenticité est évaluée dans la diégèse même, sert de prétexte à une mise en jeu de l’autorité narrative [28]. Dans Si Dieu existe, un abbé de l’an mil, Clermont de Chartrette, écrit une biographie de saint Anselme en prenant à partie toutes les formes d’autorité, qu’elle soit spirituelle ou textuelle : de l’autorité de la Révélation à celle des Pères de l’Église, de l’autorité des textes à l’autorité du magistère, de celle du trône d’Angleterre à l’autorité papale, etc. ; figurée, thématisée, la contestation de l’autorité touche en bout de course celle de la voix narrative :

Or, c’était bien dans l’obscurité de nos pauvres esprits que cette tentative avait vu le jour. Malgré la médiocrité de nos conditions d’existence, voilà que nous autres, êtres chétifs et imparfaits, affaiblis par les privations, assaillis par les morsures du froid comme par la dent des loups, qui avions le corps couvert d’engelures, de piqûres d’insectes et de plaies suppurantes, […] voilà que, sans le secours des livres et avec les seuls moyens de notre intelligence, nous nous apprêtions à démontrer la réalité de Dieu en sa gloire, le pur éclat de Celui qui est, infini, et de toute éternité [29].

Reproduisant la facture d’une biographie, bien réelle celle-là, d’Anselme Aoste rédigée par Eadmer et recréant dans le détail l’atmosphère du scriptorium du monastère de Bec, la Vita Anselmi de l’abbé fictif s’ouvre sur un avertissement placé en épigraphe — « Cette Vita Anselmi a été écrite par Clermont de Chartrette. Qui cachera ce livre, le détruira ou effacera cette indication, qu’il soit anathème,/amen » — qui rappelle l’avertissement de l’éditeur de Maleficium : « en ouvrant Maleficium, le lecteur s’expose non seulement à la souillure de ces confessions immorales, mais au risque d’encourir l’excommunication. Qu’il se le tienne pour dit. » (M, 11) Ces clins d’oeil au pouvoir occulte des textes trouvent un écho inversé dans Un homme défait alors que toute la littérature, et c’est là l’enjeu de la diégèse, est le fait de la machination ténébreuse d’un Abbad Schatan qui gère l’ensemble du patrimoine littéraire en s’appropriant et en transmettant un manuscrit à des auteurs célèbres, Borges, Sabato, etc., qui se voient ensuite condamnés « à tout reprendre, tout redire, d’une manière différente [30] ».

Au delà des cachets discursifs et des maléfices thématisés qui lient Maleficium, Si Dieu existe et Un homme défait, au delà d’une prédilection érudite pour les incunables, les grimoires et autres manuscrits égarés dans la spirale du temps, ces trois romans qui s’écrivent en palimpsestes jouent, de manière singulière, de la notion d’autorité narrative. Alors que les romans de Nadaud et de Magini la mettent à mal par le biais de propositions métanarratives qui induisent le doute sur leur propre adhésion à l’histoire racontée, Maleficium, en l’absence d’une voix narrative autorisée, conserve intact son statut de pur artefact, la cohérence du récit et le calque du document faisant foi de son authenticité.

Une autorité repensée : Hier de Nicole Brossard [31]

« Aujourd’hui, on ne peut plus faire semblant d’écrire des histoires inventées. Il faut aller directement au but et donner l’illusion d’un flot continu de pensées qui nous concernent tous et toutes, ici et maintenant. » (H, 169 ; je souligne.) Ces propos d’un personnage de la fiction, Carla Carlson, romancière de son état, font aisément figure d’énoncé emblématique de l’écriture de ce récit en ce qu’ils en désignent deux enjeux majeurs : d’une part, il s’agit de trouver une forme permettant l’inscription de ce « flot continu de pensées » ; d’autre part, il faut « donner l’illusion » de la pertinence contemporaine du propos. Les procédés retenus pour actualiser ces visées permettent de cerner la problématisation de l’autorité narrative qui singularise ce roman.

L’histoire d’Hier met en scène quatre femmes dont les activités ont un lien avec la mémoire : Simone Lambert, directrice du Musée de la civilisation à Québec ; sa petite-fille Axelle Carnavale, chercheure de pointe en génomique, qu’elle n’a pas revue depuis vingt ans ; Carla Carlson, une romancière saskatchewanaise de passage à Québec, et un personnage nommé « la narratrice », chargée de rédiger les notices qui « servent à décrire, à dater et à situer géographiquement la provenance des objets exposés » (H, 14) au dit Musée. Les multiples registres du narratif — autobiographique, romanesque, scénique, virtuel — renvoient à autant de modes de transmission du savoir, qu’il soit intime, culturel, historique ou scientifique ; la juxtaposition de ces registres fait de l’ensemble un texte à la facture hybride, qui fragmente le fil diégétique [32]. On pourrait croire que cette configuration récuse toute référentialité et engage la spécularité du procès d’écriture ; pourtant, rien de tel ici. La démultiplication des structures autoreprésentatives, loin de gêner l’appréhension du récit, sous-tend la thématisation de l’acte de décodage qui demeure l’activité première de chacune de ces femmes : « [s]avoir regarder l’art reste un art. Savoir détecter une transgression, une anomalie, un clin d’oeil fait partie intégrante de mon métier, de mon plaisir devrais-je dire » (H, 67). Si l’hétérogénéité des modalités énonciatives, la fragmentation du récit, la juxtaposition d’univers épistémiques liés à chacun des personnages et la présence marquée d’une agentivité des femmes caractérisent incontestablement la poétique narrative brossardienne [33], sa mise en jeu de l’autorité narrative passe encore par « une anomalie » que Dorrit Cohn n’hésite pas à qualifier de déviance, à savoir la narration simultanée. Comme s’il s’agissait de « donner l’illusion d’un flot continu de pensées » sans utiliser pour autant le monologue intérieur, le texte s’écrit majoritairement au présent :

Mon écoute est différente. Au début, Carla ne s’aperçoit de rien. Puis, trop tard, quand elle constate que le nom de Simone Lambert perturbe le rituel désormais initiateur de nos échanges, elle s’empresse avec un sans-gêne d’auteur de m’entraîner auprès de son père. […] Carla parle et sans savoir comment, je me retrouve en train de marcher dans les rues de Stockholm en compagnie de son père. Il pleut. Ses vêtements sont trempés. Il a bu. Il ne dit rien. Il ne pleure pas. […] Carla renverse son verre. Je le rattrape. Quelques gouttes de vin s’étirent sur la table. Du revers de la main, je nettoie, j’efface. Carla s’énerve : What is the matter with you ? I need to talk. Listen to me. Tu ne vois pas que mon père est malheureux. […] Le garçon apporte deux autres verres de vin. Carla le remercie puis, se tournant vers moi comme si rien de ce qu’elle venait de dire n’avait existé, demande si nous pouvons nous revoir demain. Sans réfléchir, je dis : « Bien sûr, Carla. » Deux jeunes musiciens installent leur système électronique. Carla cherche son parapluie sous la chaise. Demain, Montréal m’attend pour la signature d’un contrat avec une maison de la culture.

H, 63-66

Dans son ouvrage Le propre de la fiction, Cohn consacre un chapitre à la question du « présent fictionnel » et en montre la singularité [34], non encore saisie par la narratologie classique, et les implications, précisant que les « incertitudes interprétationnelles créées par l’usage du présent dans les fictions à la première personne font sans doute partie des principaux attraits que la narration simultanée offre aux auteurs modernes [35] ». En regard de l’autorité narrative, cette anomalie, en ce qu’elle insiste sur l’ici maintenant de la narration et non d’un discours qui en proposerait l’interprétation, vient confirmer le brouillage du statut à accorder au texte, qui restera à jamais indécidable. S’agit-il d’un artefact qu’on pourrait attribuer au personnage de « la narratrice », écrit dans l’urgence de dire, sorte de témoignage imparfait du temps présent, qui devra être ultérieurement revu et complété, comme le laissent entendre les notes en italiques et entre parenthèses — « (en portugais dans le texte) » (H, 56), « (description du caveau) » (H, 76), « (en suédois dans le texte) » (H, 81), « (Description de la pièce de séjour) » (H, 107), « (description des mains de Simone, petites veines, deux tavelures, une bague en or en forme de spirale à l’index de la main gauche) » (H, 160), « (Buyükada en turc, Prinkipos en grec) » (H, 213) — qui émaillent la narration [36] ? Cette hypothèse interprétative ne tient pas la route, car la narratrice est elle-même personnage d’une narration, en régime hétérodiégétique cette fois, où elle est décrite comme « la nouvelle employée, que tout le monde ici appelle “la narratrice” à cause des histoires que le plus anodin des objets lui inspire » (H, 59). Ailleurs, elle est expressément interpellée par Carla Carlson : « Et narratrice, savais-tu qu’il faut toujours s’adresser ou faire semblant de s’adresser à quelqu’un quand on écrit… » (H, 325) Qui donc alors raconte la vie de Simone Lambert et d’Axelle Carnavale en narration hétérodiégétique ? L’attribution d’une origine énonciative se complique encore lorsque les quatre femmes sont littéralement mises en scène, didascalies à l’appui, une première fois sous forme de théâtre, dans le bar de l’« Hôtel Clarendon » (H, 219-268), et une seconde fois en mode cinéma [37], dans « La chambre de Carla Carlson » (H, 271-326), alors que le miroir d’une commode « pourra aussi servir d’écran pendant la représentation » (H, 273) :

Simone et Axelle sont assises sur chacun des lits et elles regardent en direction de l’écran-miroir. Tout au cours des scènes qui suivront, on les verra de dos mais on pourra voir leurs visages en levant les yeux vers l’écran. Carla et la narratrice vont et viennent dans la pièce. Il arrive qu’elles s’assoient côte à côte en regardant l’auditoire. Des pages dactylographiées sont collées au mur qui donne sur le corridor de l’étage. Durant la représentation, on pourra voir ou entendre les actrices en faire la lecture.

H, 273

Il s’agit ici non pas de tenter de désigner à tout prix un maître d’oeuvre plus ou moins vraisemblable qui régirait une telle hybridation générique — l’écriture contemporaine est friande de ces stratégies de déconstruction de l’illusion mimétique —, mais bien de voir qu’elle ressortit à une problématisation de l’autorité narrative. L’impasse interprétative à laquelle mènent la narration au présent et la structure du texte oblige à envisager une énonciation collective, elle-même figurée dans le texte :

Les prochaines répliques seront toutes dites par Carla, mais on pourra les lire sur les lèvres des trois autres comédiennes comme si le son originait d’elles. Hélène sera jouée par la narratrice, le cardinal par Simone. Pendant ce temps, Axelle regarde par la fenêtre./Cette scène sera jouée en latin.

H, 317

Une « narratrice » qui n’en est pas une, des personnages qui récitent en même temps un même texte, qui plus est dans une langue « morte », et qui investissent une fiction inventée par l’une d’entre elles, autant d’indices qui indiquent un partage de l’autorité. Susan Sniader Lanser, dans Fictions of Authority. Women Writers and Narrative Voice, distingue trois modes narratifs qu’on peut traduire librement par auctorial (authorial), personnel (personal) et collectif (communal[38]. Son propos est de montrer comment l’écriture des femmes a pu accéder à l’autorité en reproduisant des formes narratives spécifiques pour mieux les contester ; elle étudie les fictions d’autorité construites par l’entremise de stratégies textuelles variables historiquement mais qui permettent l’accès à l’existence de voix non autorisées. Hier, par une exploitation raffinée de la narration collective, inscrit, à même des structures fictionnelles autoréférentielles, une parole collective au féminin, qui vient soutenir le propos diégétique et nous concerne « tous et toutes, ici et maintenant ».

Une telle autorité narrative, partagée entre plusieurs instances sans « qu’aucun élément générateur de conflit (compétition, antagonisme, désaccord) n’intervienne » (H, 219), s’oppose à la dissolution systématique de la voix narrative menée dans le roman d’Antoine Volodine, Des anges mineurs [39], alors que l’origine de la narration se voit démultipliée par les innombrables identités différentes d’un je narrant des histoires dont il ne se fait que le relais, sans qu’on puisse lui assigner ne serait-ce qu’un lieu d’énonciation : l’autorité de la voix narrative est rarement récusée avec une telle vigueur. Dans des esthétiques différentes mais qui peuvent se lire dans cette perspective, on retiendra l’exercice d’objectivation de l’instance narrative opéré dans le Très-grande surface d’André Benchetrit [40] ou le « ballon d’auctor autoritas » de Patrick Poulin dans Morts de Low Bat [41], expérimentations textuelles qui en radicalisent l’enjeu et compromettent la lisibilité du récit. Dans un registre moins provocant, la fragilisation de l’autorité narrative passe parfois par un mandat de narration explicite, qui agit comme ressort romanesque : les narrateurs de Requiem pour l’Est d’Andreï Makine [42] et du Rapport de Brodeck de Philippe Claudel [43], qu’on oblige à raconter des événements dont ils n’ont pas été les témoins, se sentent tenus de gloser sur cette posture insoutenable ; ce mandat pourra même, comme dans Pas un jour d’Anne Garréta, être le fait d’une instance clivée, désignant l’instance de narration en creux, à la faveur d’un tu à qui l’on demande : « [donne-toi] pour objet de raconter le souvenir que tu as d’une femme ou autre que tu as désirée ou qui t’as désirée [44] ». Le protocole de transmission narrative, sans exiger un tel mandat spécifique, se fonde néanmoins sur la crédibilité de la voix narrative. Tout un ensemble de textes québécois mettent délibérément à mal cette crédibilité, en se jouant expressément des codes de vraisemblance pragmatique, soit que le narrateur est illettré (Guanahani de Louis Lefebvre [45] ; La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaétan Soucy [46]), comateux (Mirror Lake d’Andrée A. Michaud [47]) ou qu’il change carrément de sexe en plein coeur du récit sans que cela n’affecte aucunement l’univers diégétique (Self, de Yann Martel [48]).

D’autres procédés viennent perturber la fiabilité de l’instance narrative qui, à l’occasion, est montrée agoraphobe au point de travestir la réalité (J’ai eu peur d’un quartier autrefois de Patrick Drolet [49]), perturbée psychologiquement alors qu’elle se croit « l’arrière-petite-fille d’un poisson [50] » (Le mangeur de Ying Chen) ou prétend avoir fait disparaître toute sa famille en proie aux fantômes d’Auschwitz (Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis [51]). En dépit de quêtes de sens et d’enjeux littéraires bien distincts, tous ces romans repensent le procès romanesque en assumant, voire en exploitant, la suspicion à l’intérieur même du cadre fictionnel.

Dans Hier, les personnages féminins contemporains, comme autant d’icônes vraisemblables, ont toutes un lien avec la mémoire, qu’elle soit civilisationnelle, littéraire, familiale ou génétique, et l’élaboration d’une voix collective, sans que l’on puisse véritablement désigner qui l’a prise en charge, vient appuyer le transfert mémoriel entre ces générations de femmes qui forme l’essence du propos. Pour Maïté Snauwaert, cette incertitude quant à l’origine du récit fait apparaître la littérature « comme le lieu d’une responsabilité diluée [52] » ; ne pourrait-on pas y lire plutôt un effet inverse, de renforcement en quelque sorte, et voir dans ce brouillage délibéré de l’instance et sa prise en charge collective une stratégie de redéfinition de l’autorité narrative, non plus pensée dans une perspective androcentrique où il s’agit de réaffirmer son pouvoir sur le texte, mais envisagée comme l’exercice d’une pensée collective, qui cherche précisément à la déconstruire ? Dans Maleficium, l’enjeu d’autorité ressortit précisément à une stratégie opposée : à partir d’une histoire carrément invraisemblable, il s’agit d’asseoir cette autorité sur un savoir générique réactualisé qui joue à plein du privilège aléthique de la fiction et autorise l’illusion ; même l’élucidation dernière, qui vient motiver les récits de confession, loin de dissiper le doute, l’épaissit encore, faisant de la « diablesse » une force maléfique à l’origine de tous les sortilèges et du récit un artefact ensorcelé qu’il faut tenir à distance.

L’autorité de l’érudition (?)

Les fictions de Desjardins et de Brossard relèvent certes d’esthétiques et d’enjeux singuliers ; saisies ici sous l’angle de l’autorité, elles apparaissent néanmoins comme les faces inversées d’un même phénomène, qui dégage l’autorité de toute forme auctoriale — Maleficium par son attribution à une origine malicieuse, Hier par la mise en scène de voix mutuellement autorisées — et leur confère un pareil statut d’artefact qu’il s’agit d’interpréter, sans qu’une quelconque voix vienne en assigner la signification. Est-il si anodin, par ailleurs, que ces deux textes fictionnalisent le savoir, l’un inscrivant dans la facture du récit le Musée de la civilisation, qui rapproche des siècles lointains où védutistes, Francis Bacon et Carlo Maratta côtoient « gorgones, griffons, gargouilles et dragons » (H, 58), et l’autre les objets d’un musée d’histoire naturelle qui, d’oliban en lucibie, deviennent autant de prétextes à savourer des bizarreries terminologiques et stylistiques ? Que dire encore du recours à la langue latine qui joue dans les deux textes, langue par excellence des savoirs enfouis ? Nathalie Piégay-Gros, dans L’érudition imaginaire, n’hésite pas à faire de la récupération du savoir par la fiction contemporaine le vecteur, entre autres, d’une déstabilisation de l’autorité du texte et de l’auteur :

l’érudition imaginaire fait, elle, preuve d’une grande fécondité : elle invente des dispositifs insolites, débauche la langue et le lexique, modifie la conduite du récit. […] Déstabilisé, réenchanté, critiqué, le savoir est l’objet de fabulation : il livre des personnages, des histoires, des intrigues. […] Mais l’érudition est aussi délire et jubilation, plaisir à désacraliser le savoir, à malmener l’autorité du texte et de l’auteur, à se moquer de la tradition établie [53].

Dans cette perspective, les métissages génériques et les recyclages intertextuels que la critique cherche à interpréter tant en termes formels qu’éthiques, y reconnaissant une postmodernité qui précarise les postures énonciatives autant que les intrigues, deviennent ici affaire d’anthropologie culturelle. Tous les exemples retenus, de Rouaud à Mavrikakis, en passant par Makine et Poulin, problématisent une forme de savoir (de la muséologie à la géographie politique, de l’histoire sociale à la culture littéraire) et en font le fondement d’une érudition ironisée, décalée, désenchantée ou revitalisée. Davantage qu’un clivage national, qui départagerait une littérature française gavée de modèles rejetés ou contestés d’une littérature québécoise portée à une inventivité non normalisée, je vois dans ce déplacement de l’autorité, de l’auteur et de ses avatars vers une érudition décomplexée un phénomène transculturel, qui, en tout scepticisme revendiqué, traduit les incertitudes de la mise en récit. Le narrateur perturbé de bon nombre de fictions québécoises, qui montre son désarroi ou son incompétence narrative et fragilise son propos, comme la fantaisie apocryphe de Martine Desjardins ou les jeux énigmatiques d’Hier — alors que la lecture doit par exemple combler les espaces en pointillé des noms d’auteurs [54] —, repose sur une mise à l’épreuve de la notion d’autorité narrative qui se déplace de la figure de l’auteur vers l’acte interprétatif qui sait en saisir les modulations, manipulations et autres distorsions.

Démultipliant ses poses et ses postures, le procès narratif contemporain récuse ostensiblement tout ascendant sur la signification, inscrivant l’instabilité du sens à même la fiction. À titre d’illusion, l’autorité narrative y est ressaisie dans des diégèses qui la déconstruisent par le biais de l’ironie, de la fabulation ou de l’ambiguïté. Amplifiée, déportée ou fragilisée, elle sollicite la participation du lecteur, à qui est confié plus ou moins explicitement le rôle d’interprétation, en une connivence supposée qui l’oblige à reconnaître son adhésion à l’illusion. Loin d’un réalisme naïf qui naturaliserait le discours narratif tout autant que d’un théoricisme exacerbé qui stériliserait la dynamique narrative, on raconte des histoires, certes, mais on les raconte autrement.