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Que peut-on dire encore des mères aujourd’hui ? Célébrées ou haïes, le plus souvent les deux à la fois, elles sont à l’origine de la vie, mais aussi d’un éternel corps-à-corps où se joue, entre elles et leurs enfants, l’ambivalence d’une relation fondée sur la séparation. Les femmes ont beaucoup écrit sur la maternité, qui demeure un enjeu central de l’identité féminine. Les hommes, beaucoup moins. De même, la littérature a plus exploré la construction fictionnelle de la relation des mères à leurs filles que celle, tout aussi problématique, de la relation des mères à leurs fils. Entre les deux, la différence est pourtant essentielle, car le fils est non seulement différent de sa mère (alors que la fille est à certains égards reproduction du Même), il est à ses yeux un représentant du sexe opposé et, en ce sens, figure de l’Autre. Devant son fils, la mère a le choix de disparaître entièrement dans un rôle social qui ne lui reconnaît pas le pouvoir d’agir sur le monde ou de réaffirmer son identité de femme et de créatrice. Les femmes dont il est question ici sont donc mères comme par accident ; elles apparaissent parfois indignes, ce qui les rend dramatiquement plus intéressantes, puisque préoccupées de leur destin et de leur désir propre. Aux yeux des uns, elles sont des monstres d’égoïsme et de narcissisme ; aux yeux des autres, des sources d’inspiration. L’un ne va sans doute pas sans l’autre. Aussi fallait-il brouiller le point de vue pour faire jaillir quelques grands rôles féminins de ces jeux d’amour et de séduction, d’héritage et de raison.

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Jean-Daniel Lafond se dit fasciné par l’histoire exceptionnelle de Marie de l’Incarnation, que, dans sa mythologie personnelle, il place à côté d’Aimé Césaire et de Jacques Ferron [1]. Marie de l’Incarnation ou La déraison d’amour [2], monologue écrit en collaboration avec la comédienne Marie Tifo, qui en fut d’ailleurs l’interprète au moment de sa création en octobre 2008 au Théâtre du Trident, s’inscrit dans le prolongement d’un autre film, Folle d’amour, lancé quelques mois plus tôt. Ce qui fascine tant Lafond est l’histoire d’une femme qui renonce aux gloires de la vie terrestre pour entrer en religion et contribuer à l’établissement d’un pays neuf, la Nouvelle-France, dans une vision utopique qui rompt avec la France des guerres de religion. Deux raisons paraissent l’avoir incité à concevoir ce texte destiné à la scène. La première est de donner à entendre « la beauté d’une langue qui tente d’exprimer l’indicible qui jouxte le sacré, entre le corps et l’esprit, entre l’organique et le spirituel » (67-68) et ainsi de faire comprendre « que le sacré fait partie de la culture, et qu’il n’est pas la propriété exclusive du religieux ». (68) Toutefois, la langue du théâtre est d’abord celle « qui expose à outrance le corps, qui médiatise l’intime au-dehors comme au-dedans » au sens précis où l’écrit Jacques Lacan : « le corps fonctionne comme avant tout dans le langage » (cité, 76). Aussi la rencontre entre le mysticisme et la scène, entre l’auteur et l’actrice, révèle-t-elle « le corps-à-corps d’une femme présente en chair et en os avec le fantôme d’une autre, extrême dans ses décisions et dans ses choix » (79). Inquiet de ce que devient le monde contemporain, Lafond cherche également à « rétablir la fonction matricielle de la spiritualité dans la vie sociale » (81). Lecture téléologique donc que ce monologue, qui saisit l’image d’une femme du xviie siècle comme révélatrice des tensions des xxe et xxie siècles, tout en offrant ce qui paraît être des solutions, toutes individuelles : accomplissement de soi, engagement spirituel, etc.

Lafond puise dans la « troublante » (8) relation de 1654, trois cahiers de cent feuillets destinés à dom Claude Martin, le fils de Marie de l’Incarnation resté en France, et dans les lettres que ce fils publie en 1681, après la mort de sa mère. « Le propos théâtral s’articule autour de trois voyages » (8) : le premier est de nature géographique, quand Marie de l’Incarnation quitte la ville de Tours, passant par Dieppe pour arriver à Québec, qui est alors de l’autre côté du monde ; le deuxième est « temporel, il nous transporte du xviie au xxie siècle » ; le troisième est spirituel. Le théâtre permet « non pas de créer une vision objective de l’époque ou de la personne, mais plutôt de bâtir un environnement subjectif dont les trois voyages […] constituent la forme narrative et la trame dramatique » (9). Dès le prologue, Marie écrit et lit à haute voix : « Mon cher fils […], dans le dessein que j’ai commencé pour vous, je parle de toutes mes aventures […], de mes actions, de mes emplois, comme je vous ai élevé, et, généralement je fais un sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connaître. » (14) Le monologue construit ainsi un double destinataire à travers ce fils auquel le public est amené à s’identifier. Il emprunte une forme narrative qui n’appelle qu’une réponse incertaine et bien différée. Marie raconte sa première vision, sa rencontre avec un prédicateur, son veuvage, la prise du voile, le départ pour la Nouvelle-France, la rencontre des autochtones, dont elle veut instruire les filles, la pauvreté de la communauté, l’incendie du couvent, le tremblement de terre de 1663. En parallèle à ces récits de la vie terrestre sont inscrits les récits de la vie mystique : elle confie « la nature de ses rencontres avec Dieu et comment elle s’élève en chantant ses louanges » (41). La temporalité est souvent brouillée : les époques se confondent entre le récit des événements passés et le présent vécu au quotidien.

Ne croyez pas que ces cahiers que je vous envoie aient été prémédités pour y observer un ordre comme l’on fait dans des ouvrages bien digérés […]. Lorsque j’ai pris la plume pour commencer, je ne savais pas un mot de ce que j’allais dire, mais en écrivant, l’esprit de grâce qui me conduit m’a fait produire ce qu’il lui a plu.

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Cette vision mystique est aussi une scène d’amour : « L’ordre de l’Amour, c’est d’aimer sans mesure, comme la mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure. » (66)

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Peut-on imaginer plus grand geste d’amour que celui d’une romancière qui offre à son fils de signer son plus récent roman, lui assurant gloire et célébrité ? Peut-on ne pas voir en même temps dans ce geste la tyrannie d’une femme qui place l’existence publique de son oeuvre au-dessus de l’avenir et de l’autonomie de son fils, désormais coincé dans cette identité mensongère que lui a imposée sa mère ? Dédiée à la mémoire de Nelly Arcan, mise en scène par Alice Ronfard, L’imposture [3] d’Évelyne de la Chenelière a été créée au Théâtre du Nouveau Monde le 17 novembre 2009. Le dispositif scénique distingue la scène, lieu de la mère, et l’écran, où le spectateur peut entendre Léo répondre aux questions d’un chroniqueur culturel qui, lui, reste inconnu. À l’occasion, sur l’écran, paraissent des pages écrites, donnant à lire le roman lui-même. La pièce est ainsi construite sur des temporalités distinctes : sur scène, une action qui se déroule à peu près sur vingt ans, débutant par un repas entre amis qui a eu lieu en 1989, date de la conception de Léo, et se terminant par un second repas entre amis, en 2009, qui célèbre le succès du roman. Sur écran, l’émission de télévision elle-même, qui suit la publication du roman. Le texte prononcé sur scène n’est pas divisé en actes ou en scènes, mais en chapitres, comme le serait le roman, d’ailleurs lui-même conçu comme un personnage, comme le personnage principal en fait, autour duquel les autres se définissent : Ève, auteur du roman, Léo, fils de l’auteur du roman, etc. Chaque chapitre est titré et ce titre introduit la scène qui suit.

Une telle construction n’est pas sans soulever quelques ambiguïtés, car il devient dès lors à peu près impossible d’identifier la fine ligne qui sépare l’action dramatique (et son plan de réalité) de la fiction romanesque. Là réside d’ailleurs l’imposture suggérée par le titre. Car si, à première vue, l’imposture paraît résider dans la substitution des auteurs, où le fils signerait un roman écrit par sa mère, laquelle espère par là assurer à son oeuvre une réception critique importante (celle que suscite dans les médias la découverte d’un « jeune » écrivain médiatique un peu baveux), elle pourrait tout aussi bien résider dans la volonté de l’auteur dramatique de « faire croire » à une telle fiction, qui serait en fait celle du roman véritablement écrit par le fils, roman qui raconterait une imposture fictive.

La virtuosité dramaturgique d’Évelyne de la Chenelière est connue. Celle-ci sait manier les plans multiples de réalité et de fiction. Telle une funambule, elle se promène sur le fil qui sépare la vraisemblance de son contraire, utilisant toutes les ressources mises à sa disposition pour réfléchir à ce que sont l’écriture et le théâtre. Dans le prolongement des pièces antérieures, la nature même de l’imposture ici mise en scène entraîne une réflexion sur la place de la littérature dans la société actuelle. En effet, si la mère sent le besoin de « donner » son roman à son fils Léo, c’est qu’elle sait qu’une signature masculine et jeune se vend mieux qu’une signature féminine d’âge mûr et que la qualité de l’oeuvre ne suffit plus à en assurer le succès : « J’ai tout juste eu la force d’écrire ce livre. Ne me demandez pas d’en être l’auteur ! » (81) Comme en miroir, Léo fustige la féminité d’Ève qui, dit-il, aurait peut-être écrit mieux si elle avait été un homme. De même, cette mère écrivaine est habitée par la question fort inquiétante de la maternité, pour laquelle elle ne se sent aucune compétence particulière. Car peut-on être à la fois femme, mère et écrivaine ? N’y aura-t-il pas quelque part un conflit entre ces trois fonctions inconciliables ? Toujours en miroir, Léo qui admet avoir eu une enfance heureuse, « contre sa volonté » (33), relève cette difficulté : « Il faudra bien que je sauve ma mère de quelque chose si je ne veux pas qu’elle me dévore. » (90) En définitive, force lui est de constater que le roman est « une sorte d’hommage à [s]a mère, malgré tout » (81). Que Léo en soit l’auteur serait déjà significatif ; qu’Ève puisse l’avoir écrit elle-même est plus inquiétant. La pièce se termine sur un extrait du roman où se trouvent réaffirmés le caractère illusoire et surtout vaniteux de la quête contre la mort, y compris par des mots, ainsi que l’idée de se réjouir des naissances qui ne passeront pas à l’Histoire autrement que collectivement.

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Me permettra-t-on de présenter en quelques lignes la plus récente pièce de Nancy Huston ? Canadienne anglaise vivant en France, romancière plutôt qu’auteur dramatique, celle-ci a tout pour être négligée dans cette chronique. Mais voici qu’elle ne cesse de visiter la scène et qu’elle choisit comme éditeur une maison au statut national ambigu, dans une collection qui se cherche précisément « Un endroit où aller ». Pourquoi alors devrait-on se priver de rendre compte de cette dramaturgie un peu trouble, qui choisit de relire et de réinterpréter le destin tragique de Jocaste, cette femme qui a passé toute sa vie à pleurer un fils perdu avant de le retrouver, incestueux, dans son lit, à la fois frère et père de ses enfants ? Était-il nécessaire que Jocaste paie de sa vie ce crime commis de bonne foi, elle dont la seule faute est, somme toute, de n’avoir pas reconnu, peut-être de n’avoir pas voulu reconnaître, celui qui, devenu adulte, s’est présenté à elle et l’a séduite ? Sans doute qu’il fallait à Thèbes le motif d’une guerre et d’une révolution ; sans doute qu’il fallait à Créon un prétexte. Ce sont là diverses pièces du puzzle que reconstruit Nancy Huston dans Jocaste reine [4], pièce créée le 1er octobre 2009 au Théâtre des Osses, à Givisiez (Suisse), dans une mise en scène de Gisèle Sallin.

Huston n’est pas la première à s’attaquer aux contradictions qui traversent le personnage de Jocaste, laquelle avait déjà fait l’objet d’un monologue de Michèle Fabien, créé en 1981 par l’Ensemble Théâtral Mobile de Bruxelles. Toutefois, plutôt que de donner la parole à Jocaste, ce que faisait Fabien lui permettant ainsi d’exposer sa propre version des événements, Huston préfère remettre en question le récit tel qu’il nous est parvenu, pour en soulever les enjeux politiques et saisir Jocaste non comme la victime des dieux qui se seraient exprimés à travers l’oracle, mais bien comme la victime des hommes, sacrifiée par Créon sur l’autel de la politique, à l’égal de sa fille Antigone qui le sera peu après. Dès lors, la tragédie s’efface, le mythe aussi : « Les oracles, ma petite étoile brillante, prennent la dictée bête des hommes et l’amplifient, c’est tout. » (71) L’événement est vu exclusivement du point de vue de Jocaste, qui occupe toute la scène. Il est néanmoins commenté par un Coryphée sceptique qui annonce d’abord le malheur : « Une journée qui commence si bien ne peut que mal tourner. » (13) Créon en effet est allé consulter l’oracle. Or, Jocaste déteste les oracles, qui lui ont déjà fait perdre un fils, et se méfie des remèdes que son frère peut opposer à la peste, alors ravageuse. Dès lors, la démarche d’Oedipe ne peut que soulever des questions. Comment se fait-il qu’il ait attendu vingt ans avant de s’interroger sur le meurtre de Laïos ? Comment se fait-il que l’oracle demande tout à coup réparation ? Et, ajoute le Coryphée : comment se fait-il que Jocaste n’ait jamais remarqué les cicatrices aux chevilles de son mari, celles-là mêmes qui désignent l’enfant exposé qu’il fut ? Peu à peu, Jocaste se révolte contre les dieux et refuse de voir Oedipe se soumettre à eux : « sous mes yeux, tu deviens banal » (80), déclare-t-elle avant de se pendre avec l’écharpe rouge, cadeau d’Oedipe à leur première rencontre. Seul Créon sortira indemne de l’hécatombe qui va suivre : « Louche, louche, very louche — vous êtes d’accord ? » (82) Car, après tout, c’est lui qui avait exigé d’Oedipe cette démarche et c’est lui qui en profite. Ismène, qui s’était cachée là, s’enfuit. Elle restera orpheline.

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On ne cherchera ni action dramatique ni vraisemblance dans la plus récente pièce de Lise Vaillancourt, Tout est encore possible [5], créée le 3 novembre 2009 au Théâtre d’Aujourd’hui, dans une mise en scène de Daniel Meilleur. Comme en clin d’oeil, le titre indique le mode d’emploi : tout est possible. Cela est juste, mais à la stricte condition de ne pas chercher à représenter autre chose que le processus qui donne naissance à ce possible, c’est-à-dire l’écriture ou, plus largement, l’invention artistique. Nul réalisme, nulle réalité référentielle ne marque l’esthétique de cette pièce, qui reposerait plutôt sur un soupçon de magie ou de fantastique. S’il se trouve un point focal à ces scènes intriquées, il est dans cette relation à la mère qu’éprouve chacun des trois personnages dont le destin va se croiser. Le point de départ se situe dans un dispensaire au Congo et dans un climat de guerre civile. Ginette subit un examen mammaire : « il y a de moins en moins de distance entre mon sein gauche et mon nombril. Vous dire qu’il se déplace est moins cruel que de dire qu’il tombe » (7). Elle craint le cancer, mais là n’est pas le problème : son sein gauche, observe le médecin, aurait la forme d’une statuette de la fertilité datant du paléolithique. Quand le médecin lui propose de récupérer la statuette, pour l’écouter parler (!), elle finit par consentir : « Faisons ça pour l’Art ! » (13) Elle rapportera à Montréal une lettre que ce médecin destine à sa mère à lui, dans laquelle il raconte s’être profondément attaché à un jeune singe auquel il a donné le prénom de son grand-père : « ton fils médecin aime un singe d’un amour si grand qu’il a fait basculer toutes les lois sur lesquelles sa vie était érigée » (31). On comprend la réaction de la mère, peut-être encore plus vexée qu’inquiète. Parallèlement, à Montréal, un troisième personnage, Bota, annonce à son psychanalyste : « Je suis venu ici pour parler de ma mère. » (19) Celle-ci, une institutrice blanche séjournant en Afrique, aurait eu une liaison avec un homme noir et serait revenue avec un fils, qui cherche désormais à écrire un roman sur sa mère, mais ce roman lui échappe : son crayon se brise, la feuille de papier prend en feu, etc. Ainsi, chacun à sa manière, les personnages traversent une phase d’ensorcellement, une sorte d’exorcisme rendu possible par le séjour africain. Enfin Ginette croise Bota, qui lui dédicace son roman intitulé Nous vivrons : « On ne comprend pas toujours ce qui se met en marche dans des moments pareils. Nous sommes composés de tant de choses inexpliquées que j’avais fini par oublier ça : nous vivrons ! » (47-48)

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Chercheur minutieux, attentif aux oeuvres et documents rares et étonnants, André G. Bourassa était connu pour ses travaux sur l’émergence de la modernité esthétique au Québec, à laquelle il avait consacré sa thèse de doctorat, parue sous le titre Surréalisme et littérature québécoise [6]. Au moment de sa mort, en février dernier, il venait de publier, sous le titre La trilogie inachevée [7], l’oeuvre dramatique intégrale de Lomer M. Gouin. Celui-ci était jusque-là un inconnu dans l’histoire de la littérature et du théâtre. Il reste en effet bien peu de témoins de la création en 1950 de Polichinelle, oeuvre alors appréciée par la critique dramatique, mais restée inédite. Quant à L’imbécile, petite pièce en un acte, elle avait paru dans un ouvrage collectif destiné à célébrer le cinquantenaire de l’Association du Jeune Barreau de Montréal, et était demeurée enfouie là, bien à l’abri des relectures. Peut-être l’auteur fut-il victime, comme d’autres, de son encombrante famille. Arrière-petit-fils d’Honoré Mercier, petit-fils du premier ministre québécois Lomer Gouin, fils du sénateur Léon Mercier-Gouin et neveu de Paul Gouin, fondateur de l’Alliance libérale nationale, Lomer M. Gouin a lui aussi tâté de la politique, mais celle-ci n’a guère retenu ses services. Sans doute faut-il souligner davantage ici la filiation maternelle, en rappelant la mémoire d’Yvette Ollivier Mercier-Gouin, auteur dramatique fétiche des années trente et quarante, à qui ce fils emprunte le goût du théâtre, mais sans suivre les ornières du drame bourgeois qu’elle maîtrisait avec un talent certain. Lomer avait d’ailleurs conçu des décors de théâtre, des programmes et diverses illustrations pour les pièces de sa mère. Tel héritage est lourd néanmoins et, s’il a contribué à ouvrir à l’auteur les possibles des deux univers concurrents, le politique et le dramatique, il a peut-être contribué à sa perte. Lomer M. Gouin est en effet mort bien jeune, à trente-quatre ans, avant d’avoir pu réaliser son plein talent d’artiste.

Elle ne manque pourtant pas d’intérêt, cette dramaturgie qui renoue avec les personnages de la commedia dell’arte, personnages sans feu ni lieu, sans époque et sans identité ou plutôt d’une identité chargée de tradition, aux sources mêmes du théâtre. L’oeuvre de Lomer M. Gouin est en effet contemporaine des Entrailles de Claude Gauvreau, avec lesquelles elle partage certains traits, notamment le refus du réalisme et de la référence, une écriture poétique informée des récents développements du surréalisme et de l’automatisme et une critique aiguisée de l’univers politique. L’introduction qui accompagne l’édition des pièces rappelle d’ailleurs les relations qui unissent Gouin aux mouvements d’esthétique d’avant-garde de son époque, de même qu’elle souligne la parenté de cette oeuvre avec celle de Gauvreau, oui, mais aussi avec celle de Jean Cocteau ou de Michel de Ghelderode, évoquée par ce Polichinelle, qui tient absolument à épouser la princesse, et qui, pour y parvenir, doit résister aux complots du roi et de la reine en même temps qu’il s’apprête à affronter en combat singulier Pierrot et Arlequin. De scène en scène, Polichinelle s’insurge contre le sort qui lui interdit d’épouser celle qu’il aime et qui le condamne, tel Sisyphe, à recommencer sans cesse la pièce à l’acte I. De Pierrot, condamné à pleurer et à reprendre toujours la même complainte, nous ne savons pas grand-chose, n’ayant que le prologue et le premier acte de la pièce. Pourtant, il y a là, dans ce plaidoyer contre l’hérédité et la condition d’héritier, l’expression d’un cauchemar que paraît vivre le jeune Roi qui, après tout, n’est Roi que parce qu’il est le fils de son père. À l’origine, Lomer Gouin avait annoncé une troisième pièce, intitulée Arlequin ou Colombine, mais celle-ci n’a vraisemblablement jamais été écrite. À sa place, Bourassa reproduit donc L’imbécile, qui met en scène une jeune fille, Clarisse, dont l’éducation a été confiée aux meilleurs maîtres : sa nourrice était cantatrice au Metropolitan Opera, une prima ballerina de Saint-Pétersbourg lui a montré à marcher, un maître de la Sorbonne lui a appris la grammaire, trois docteurs ès sciences de Byzance lui ont montré à compter. Mais la pauvre Clarisse, dont l’esprit résiste aux mathématiques et à qui ses parents veulent faire épouser un comptable, est amoureuse d’un jeune officier de l’équipage de L’oiseau-lyre. À l’encontre de toute prédiction, Clarisse acceptera pourtant d’épouser le jeune Triboulet, qui lui bégaie son amour au moment même où l’on apprend le naufrage de L’oiseau-lyre, dont le jeune officier tentait de voler la cargaison.

L’écriture en vers libres classiques est d’une étonnante fraîcheur. Elle respire un rythme conçu pour laisser plus de spontanéité aux acteurs et pour suggérer une scénographie que l’on aime imaginer parente de celle qu’avait conçue Alfred Pellan en 1946 pour la production du Soir des rois de Shakespeare [8]. Gouin avait d’ailleurs chorégraphié lui-même, et sur ses propres musiques, les duels entre Polichinelle, Pierrot et Arlequin. Les personnages sont construits comme des prismes, qui déforment le réel pour mieux mettre en valeur ses contradictions, permettant ainsi le retour sur soi et sur son temps sans encombrement de détails. Par là se trouvent réinventés les canevas de la commedia dell’arte, transformés en tragedia dell’arte, selon l’expression du préfacier. Car la légèreté n’est ici qu’apparente. La Mère Michel nous avait prévenus : « Ce n’est pas une comédie. […]/Le malheur plane/Comme un nuage de vautours. » (60)