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« C’est un signe très heureux pour notre littérature que l’étude critique s’y intensifie », écrivait Louis Dantin dans son compte rendu des recueils publiés par Harry Bernard et Maurice Hébert [1]. Il ne croyait sans doute pas si bien dire, en signalant la recrudescence de l’activité critique (même s’il allait nuancer de réserves, au fil des ans, son jugement sur le parfait bonheur causé par ce changement) : la publication des ouvrages de Bernard et d’Hébert [2] ouvre une période faste. Plus d’une vingtaine de recueils de comptes rendus critiques sont publiés entre 1928 et 1937, avec un sommet historique de cinq ouvrages en 1931 (voir la liste, en annexe). La littérature québécoise entrait alors dans son « âge de la critique », pour reprendre l’expression popularisée par le numéro de Voix et Images consacré au phénomène [3].

Ce numéro, comme les analyses ultérieurement consacrées aux articles de Dantin [4], aux correspondances entre les principaux acteurs de ce foisonnement [5] ou à l’histoire de l’édition [6], a mis en évidence l’importance, quantitative et qualitative, de cet âge de la critique, le rôle crucial de la collection des « Jugements » d’Albert Lévesque dans la multiplication des publications, ainsi que du réseau des individualistes et de la figure de Dantin dans la constitution d’un discours distinct. De même, ces études ont cerné les principales topiques qui informent ce discours et donnent parfois naissance à de vifs débats entre les acteurs, en particulier les questions de la langue (autorité de la norme française par rapport à l’expressivité du vocabulaire local) et du régionalisme (primauté du sujet canadien ou liberté de l’artiste), comme la reprise du débat entre fond et forme qui oppose entre autres Dantin et Pelletier [7].

On n’a pas assez nettement souligné cependant que ce foisonnement a suscité un retournement du commentaire littéraire sur lui-même et par conséquent une remise en question constante et multiforme de ses fondements, contraintes et modes d’expression. Avec la métacritique, pour la désigner d’un terme concis, le statut et la pratique de cette activité se trouvèrent profondément modifiés. Camille Roy, qui incarne la plus importante instance de légitimation de l’époque (avec Louis Dantin), en fit un constat nuancé d’amertume : « Les critiques réguliers n’ont commencé à paraître qu’en 1928. Louis Dantin ; Maurice Hébert ; Harry Bernard ; Marcel Dugas… Et en 1931, c’est l’avalanche. On critique la critique, on critique tous les aînés. Dans cette bagarre, je n’ai pas toujours été épargné [8]. » Tout en tâchant de mettre en lumière les conditions de possibilité de cet âge de la métacritique, je tenterai de montrer que la multiplication des recueils d’études littéraires, avec la mise à l’épreuve des « maîtres » qu’elle suscite, marque un profond tiraillement entre trois logiques distinctes : celles du système scolaire, de la sphère médiatique et des réseaux de sociabilité. Or, loin d’être un épiphénomène restreint à une phase spécifique de son histoire, ce tiraillement est caractéristique du fait littéraire québécois, sur une longue durée. Dans le fil de cette analyse, je me propose aussi de montrer que Louis Dantin, par sa trajectoire, par sa pratique de l’épistolarité, comme par le type de relation à l’oeuvre mise en scène dans ses études, fut bien plus qu’un acteur central dans ce tournant de la littérature québécoise (et du discours sur celle-ci, en particulier) : il est le modèle d’une résolution « heureuse » de ces tensions, modèle d’amitié critique, exigeante et franche.

Portrait de la métacritique

Commençons par tracer un portrait succinct du phénomène de la métacritique. L’article de Dantin cité en introduction est un bon exemple de l’objet que je vise à décrire ici : ce compte rendu consacré à deux recueils rassemblant eux-mêmes des comptes rendus déjà publiés (ceux de Bernard et d’Hébert) sera lui-même republié par Dantin dans le deuxième volume de ses Gloses critiques. Ce volume suscitera à son tour une série d’articles dans les journaux… Il y a ainsi, au mitan de l’entre-deux-guerres, non seulement multiplication des recueils d’articles, mais aussi des articles sur ces recueils, puis des recueils intégrant ces métacommentaires dans leur sein. Tout un pan de la critique littéraire, dans les journaux, les revues et les livres, porte désormais sur sa propre activité. Le passage de plus en plus fréquent du périodique au livre engendre ainsi une boucle discursive et éditoriale, modifiant profondément le parcours, le statut et jusqu’à l’écriture du discours sur la littérature.

À tout seigneur, tout honneur : cette boucle autoréflexive fut amorcée, en 1929, sous le signe d’un match implicite entre Camille Roy et Louis Dantin, qui furent les premiers juges littéraires à voir leurs recueils faire l’objet de chapitres de livres. Ces deux aînés [9], dont les premiers textes majeurs furent publiés au début du siècle, eurent des parcours pour le moins contrastés (le premier devenant recteur de l’Université Laval en 1922, puis président de la Société royale du Canada en 1928, alors que le second, moine défroqué, vit en exil aux États-Unis ; le premier voyant les exemplaires de ses manuels dominer le marché scolaire, tandis que le second doit parfois se résoudre à faire circuler ses textes hors commerce). Toutefois, tous deux représentent, à la fin des années 1920, les deux principales autorités critiques ; de plus, les figures mêmes avec lesquelles ils sont apparus sur la scène littéraire, près de trente ans plus tôt, celles du professeur et de l’ami, caractérisent toujours leur image d’auteur. En fait, comme on le verra sous peu, les traits, valeurs et conceptions littéraires associés à ces figures divisent et structurent l’univers littéraire québécois.

Le caractère régulier, bien que non systématique [10], de ces critiques au second degré en vient à susciter, en bout de parcours, une structuration spécifique de la matière des recueils : les Égrappages [11] de Pelletier et les Lettres au Canada français [12] d’Hébert ajoutent une section distincte aux côtés des autres catégories génériques. Deux changements majeurs ont eu lieu : le critique est désormais considéré comme un écrivain à part entière, et la critique s’affirme comme genre littéraire distinct, légitime [13], en sus de son rôle comme instance spécifique dans le processus de reconnaissance des oeuvres.

Cette face émergée de la métacritique, celle qui apparaît le plus nettement, rétrospectivement, parce qu’elle trouve son lieu dans les livres, est aussi son noyau dur. Ce n’est pourtant pas sa seule facette, car elle s’accomplit aussi dans les périodiques, dans de nombreux articles qui n’auront pas droit à une republication ultérieure dans des livres [14] ; elle se manifeste de même dans les correspondances qu’échangèrent les acteurs ; elle s’insinue enfin dans la critique « de premier niveau », consacrée aux genres poétiques, narratifs ou autres. Ainsi Dantin ouvre-t-il son étude de La vieille maison de Blanche Lamontagne en évoquant « un ami qui peine comme moi dans la critique, mais bien plus méchant », celle de Comme l’oiseau de Jovette Bernier en prophétisant « [l]es critiques blâmeront chez Mlle Bernier une pensée souvent trop moyenne, sans plongée profonde et sans trait taillé dans le vif » et celle de La course dans l’aurore d’Éva Senécal en s’opposant aux idées convenues sur la critique : « On s’imagine qu’un critique doit toujours penser la même chose. S’il est romantique ou classique, ou symboliste, ou dadaïste, eh bien, qu’il le soit avec consistance [15]. » Dans ces trois cas, l’énonciation se pose en s’opposant à d’autres jugements, d’autres voix critiques. La relation critique à l’oeuvre se double d’une relation constitutive à « la » critique littéraire ou à « des » critiques littéraires. Dantin pousse sans doute plus loin que les autres (nettement plus qu’un Camille Roy, par exemple) ce caractère « dialogique » du commentaire littéraire ; toutefois, ce dernier est constitutif de la métacritique, laquelle signale que la lecture ne peut plus désormais se concevoir comme une activité solitaire, et encore moins comme un jugement définitif : il y a eu, il y aura d’autres lectures.

Naissance de la critique, critique des maîtres

Genre littéraire distinct, instance spécifique : il conviendrait de creuser ces affirmations, et pour ce faire d’explorer les implications et les conditions de possibilité de cet âge de la métacritique. Nous le ferons ici à grands traits, pour en venir plus rapidement à l’analyse de ses aspects et de ses effets. Parmi les facteurs ayant favorisé cette transformation de la pratique littéraire, il faut compter ceux qui participent de la lente consolidation des infrastructures culturelles, elle-même liée aux mutations démographiques et socioéconomiques (urbanisation, emplois exigeant lecture ou écriture). Cela encourage un accroissement du lectorat potentiel, une augmentation des tirages des périodiques et suscite brièvement, avec les Éditions Garand, une première forme d’édition littéraire de masse [16]. Parallèlement, le nombre d’acteurs de la vie littéraire augmente lui aussi de façon très nette, tout comme le nombre de publications annuelles [17].

Sans susciter par une causalité univoque la naissance d’une nouvelle cohorte de commentateurs littéraires, la quantité et la diversité de livres désormais offerts a probablement favorisé une relative « professionnalisation » de leur activité, en plus d’accentuer l’importance des instances de légitimation en général (d’où l’intensité des conflits à leur sujet). La parution aléatoire d’un petit nombre d’ouvrages littéraires seulement par année (moins d’une vingtaine), à l’époque où naît l’École littéraire de Montréal (1895), ne permettait guère à un acteur de tenir une critique régulière dans les périodiques, encore moins une chronique hebdomadaire. L’entre-deux-guerres amorce, à cet égard, le processus menant à la généralisation des pages littéraires dans les journaux, étape marquante dans le développement du discours sur la littérature [18]. De quoi mener un Claude-Henri Grignon, pourtant rarement euphorique, à esquisser le récit d’un triomphe : « Il y a vingt-cinq ans la critique existait à peine dans les journaux et dans les revues […]. Il n’en est plus de même aujourd’hui. La plupart de nos quotidiens ont leurs critiques et des critiques compétents [19]. »

Plus de lecteurs, d’auteurs, d’éditeurs, de chroniques littéraires, et de recueils de critiques : tout cela, joint à l’établissement de prix littéraires québécois [20] et à l’introduction de la littérature québécoise dans l’enseignement, symbolisée par le célèbre manuel de Camille Roy [21], donne l’impression que l’univers littéraire québécois est solide et dynamique, dans l’entre-deux-guerres, et que la métacritique couronne un long processus d’institutionnalisation. Il s’en faut pourtant de beaucoup. Sans revenir sur chacun des facteurs ayant contribué à la consolidation de l’instance critique, il faut signaler que la métacritique est essentiellement le fait d’un seul éditeur, d’une seule collection même, celle des « Jugements » d’Albert Lévesque [22], que la plupart des auteurs de cette collection sont issus d’une même génération et intégrés dans une toile complexe de relations épistolaires, que l’édition littéraire québécoise est encore bien fragile et que la plupart de ces acteurs jouent des rôles multiples, brouillant les frontières entre instances.

L’avènement de la métacritique, par ailleurs, engendre tout à la fois un surcroît de réflexivité et une crise fondamentale de légitimité, une crise entre les acteurs chargés de décerner blâmes et lauriers. Toute critique étant désormais susceptible d’être critiquée, surtout lorsqu’elle prétend, par le biais du livre, à une forme de pérennité, l’autorité de la critique se trouve mise en question. La métacritique signale ainsi que la crise de l’autorité est devenue la loi de la littérature québécoise, elle institue l’anomie, la critique des maîtres et des règles. On pourrait éclairer cette crise structurale à la lumière de la théorie des champs, et y voir un moment marquant dans le processus d’autonomisation du champ, comme le fait Pierre Bourdieu dans sa lecture du xixe siècle français. On pourrait de même se pencher sur les stratégies textuelles et institutionnelles par lesquelles les différents acteurs luttent pour obtenir la plus grande légitimité. Ce sont là, très certainement, des enjeux majeurs, et la façon dont Hébert et Marion jouent l’un envers l’autre au « bon maître d’école », qui jette un regard sympathique sur les travaux d’un débutant [23], comme la férocité à paliers d’un Albert Pelletier, qui ridiculise sans nuances les « bons gestes bénisseurs [24] » et « la forme […] d’une primaire nounou » de Camille Roy, mais joue un ballet de louanges et de reproches avec Dantin [25], tout cela mérite d’être analysé de plus près.

Mais il y a plus, il y a autre chose qu’une lutte institutionnelle, un phénomène éditorial ou un phénomène générationnel dans la métacritique, malgré la justesse des remarques de Lucie Robert sur la « génération perdue [26] ». Parce qu’elle opère quasi indistinctement sur les plans privés et publics de la circulation des discours, parce qu’elle déclenche une rivalité entre les types de « maîtres » tout autant qu’entre maîtres ou qu’entre maîtres et élèves, parce qu’elle esquisse et met à l’épreuve une communauté du dissensus, la métacritique appelle une lecture qui tienne compte des types de discours et de sociabilité, tout autant que des modalités par lesquelles la relation critique se pense et s’écrit. Un tel examen permettra aussi de mettre en évidence le rôle unique joué par Louis Dantin sur tous ces plans.

Maîtres et écoles

Les propositions d’Alain Vaillant offrent à cet égard une intéressante piste de recherche. Délaissant la notion d’autonomie et le récit de sa progressive conquête, qui tend à induire une lecture binaire, sinon téléologique des conflits entre « le » système littéraire et les autres univers sociaux, Vaillant met l’accent sur l’imbrication entre des logiques sociales, économiques ou discursives plurielles [27]. Ainsi voit-il dans les avant-gardes un système mixte qui s’appuie à la fois sur un système éditorial, public, fortement constitué et sur un système de sociabilité restreinte, amicale et privée. Envisagé dans cette perspective, l’âge de la métacritique peut être vu comme la manifestation, dans la « sphère du commentaire », d’un système tiraillé entre plusieurs logiques contradictoires : celles de l’univers scolaire, du monde médiatique et de la sociabilité amicale. D’où la présence, dans les textes, des figures du professeur, du journaliste et de l’ami (ou du mondain).

Écrits par des professeurs (Carmel Brouillard, Albert Dandurand, Séraphin Marion et Camille Roy), publiés dans des revues universitaires (Le Canada français pour Hébert et Roy ; La Revue de l’Université d’Ottawa pour Marion) ou destinés aux enseignants (La Revue de l’enseignement secondaire pour Roy), placés dans une filiation « académique » (pour les recueils d’Hébert) ou portés par les ethè du « maître d’école », les commentaires produits dans un cadre scolaire ou informés par un habitus scolaire sont les plus dogmatiques du groupe, ceux qui s’appuient le plus fortement sur l’existence de règles littéraires et morales incontestables, mais aussi ceux qui manifestent le plus régulièrement des préoccupations ou des réflexes d’historiens (juxtaposition de comptes rendus d’ouvrages récents et d’études sur Crémazie ou Maria Chapdelaine pour Hébert, examen de l’influence du romantisme français sur la littérature québécoise du xixe siècle pour Marion, propension partagée aux étiquettes et aux classements). La voix de l’École, ses lois, ce sont en même temps, et quasi indissociablement, celles de l’Église, pour la plupart de ces acteurs ; d’ailleurs, le « maître » en chaire par excellence porte la pourpre des monseigneurs. Cette critique, comme l’institution scolaire, est donc nettement catholique et fortement cléricale (pour la proportion d’ecclésiastiques qui la pratiquent). On pourrait même avancer que c’est par la critique, par l’histoire et par l’enseignement, plus que par la censure, que l’Église catholique laisse alors sa marque sur la littérature québécoise de l’époque [28].

L’univers journalistique, de son côté, constitue un système économiquement autonome de l’Église et, a fortiori, de l’École, et offre beaucoup plus de postes que cette dernière aux écrivains [29]. Opposant les « classiques » (dont Roy et Émile Chartier, autre professeur-monseigneur) aux « modernes », Harry Bernard soulignait, « parmi les écrivains du second groupe, la forte proportion des journalistes de carrière [30] ». Si bien peu des critiques ont ouvertement placé, comme DesRochers, leur pratique du compte rendu sous le signe du journalisme [31], plusieurs vont comme lui revendiquer l’indépendance et l’absence de préjugés comme valeurs fondamentales, s’opposant à la critique dominée par un habitus scolaire [32], par le respect des règles et des maîtres.

Avec l’École, ils rejettent aussi l’idée même des écoles littéraires. En cela, vraiment, ils s’avèrent des « individualistes » : « la plupart sont des francs-tireurs […] qui prennent leurs distances face aux institutions et aux appareils [33] ». Nouveaux venus pour la plupart sur la scène littéraire, ils ont des idées fortes, « arrêtées » même sur plusieurs des sujets au coeur des débats littéraires de l’époque (l’esthétique régionaliste, la morale catholique, l’écriture des femmes, la norme linguistique française, etc.). Cependant, on pourrait sans doute dire de la plupart d’entre eux ce que Pelletier dit de DesRochers : « les dogmes qui y foisonnent sont très variés, voire contradictoires [34] ». De plus, leurs jugements, souvent imprévisibles, manifestent une attention soutenue aux singularités des oeuvres, et en particulier aux contradictions ou tensions internes. On voit ainsi Albert Pelletier, ardent nationaliste, défenseur pugnace des idées de Lionel Groulx, soutenir le recours au roman à thèse dans L’appel de la race, tout en considérant « l’affabulation doctrinale […] une espèce inférieure dans le genre du roman » pour condamner sans appel Au cap Blomidon du même auteur, ne trouvant qu’« une seule note vraiment humaine » dans tout le roman [35]. Harry Bernard exprime sans doute le plus nettement, le plus humblement, l’idéal partagé par ces critiques-journalistes : « je voudrais, malgré mes travaux antérieurs, n’appartenir à aucune école, ne nourrir aucun préjugé. Je suis un homme qui cherche [36] ».

La volonté de n’appartenir à aucune école manifeste tout à la fois des dispositions esthétiques (dont le désir d’échapper du conflit entre exotiques et régionalistes), des dispositions sociales (signalées par l’hostilité envers les mondanités) et des dispositions littéraires, lesquelles mènent aux attaques contre la critique de complaisance et contre les « sociétés d’admiration mutuelle ». L’absence systématique de comptes rendus consacrés à Littérature canadienne, de Marcel Dugas, pourtant publié dans les premières années d’effervescence métacritique, est révélatrice d’une indifférence, voire d’une opposition marquée à l’endroit de la critique « de combat amical », de combat « au nom des amis », pratiquée par celui-ci. Les journalistes, eux, brandissent plutôt un idéal de discussion « virile [37] » caractéristique de l’univers médiatique, coeur d’une sphère publique (et bourgeoise) relativement indépendante des pouvoirs (État, Église, Cour, etc.). Leur hostilité à l’endroit du « copinage » des « chapelles » littéraires et de la politesse plus ou moins obséquieuse des élites ne doit pas camoufler qu’une intense et dense trame de relations concrètes unit l’ensemble des « individualistes » (y compris Dantin, DesRochers, Grignon, Harvey, Lévesque et Pelletier), et que d’autres liens, bien que plus faibles et plus épars, associent la plupart des autres auteurs de recueils critiques à ce groupe [38].

Dans les correspondances qui structurent ces relations, la lettre, bien souvent, naît de la critique, réagit à la publication de comptes rendus, ouvre un espace second, intime, au discours sur la littérature, en plus de mener insensiblement, dans bien des cas, à une tonalité amicale. L’épistolaire n’est toutefois pas seulement le lieu de ce discours parallèle, privé, réagissant à la critique, mais aussi un autre espace où circule la critique, où s’échangent comptes rendus et ouvrages, parfois sous leur forme manuscrite, antérieure à la publication. L’écriture épistolaire effectue enfin une mise en scène et une cristallisation d’une communauté élargie de commentateurs littéraires, elle-même partie prenante d’un espace littéraire plus vaste.

Michel Biron, dans une étude sur les correspondances de DesRochers et de Saint-Denys Garneau, a mis en évidence l’importance de cette logique réticulaire dans la littérature québécoise de l’entre-deux-guerres, laquelle opérerait selon un « schéma précapitaliste » et en fonction d’un « processus de socialisation associative plutôt qu’institutionnelle [39] ». Bien que cette lecture tende à négliger le processus qui « permet à la sphère marchande de s’émanciper de la tutelle académique et de développer ses propres critères de production et de légitimation [40] », processus favorisant le développement de la critique journalistique, elle invite à intégrer la prise en charge des phénomènes de sociabilité dans la compréhension de la vie littéraire québécoise, dans son fonctionnement comme dans son imaginaire, et s’arrime ainsi à la perspective développée par Alain Vaillant. Je me propose, dans les pages qui suivent, d’approfondir l’idée de système mixte lancée par ce dernier, pour voir de plus près les imbrications et interactions entre sphères publiques et privées, entre pratique médiatique et institutionnelle (le compte rendu) et sociabilité amicale. Plus précisément, je vais me pencher sur la figure et le discours de « l’amitié critique », qui s’avèrent tous deux profondément marqués par la trajectoire, la correspondance et l’oeuvre critique de Dantin.

Le maître de l’amitié critique

La multiplication des recueils de critiques pose aux acteurs qui ont investi cette instance et pratiqué ce genre d’écriture un défi redoutable, synthétisé par Dantin dans un texte significativement resté inédit : « un critique est toujours embarrassé en présence d’un autre critique. Il hésite à juger quelqu’un qui lui-même fait métier de juger. Il craint que sa louange n’ait l’air d’une complaisance ou que sa rudesse ne soit prise pour une jalousie professionnelle [41] ». L’importance de la logique réticulaire, sous toutes ses formes (faible nombre d’acteurs, édition hors commerce, importance des liens informels), transforme ce défi en dilemme opposant la relation à la fonction, l’amitié à la critique. DesRochers oppose ainsi deux types de « conscience », lorsqu’il envoie le premier jet de son article sur les Essais critiques à Bernard : « J’ai tâché de faire en sorte que, tout en faisant les restrictions que me dictait ma conscience littéraire, si on peut dire, je n’entachasse pas ma conscience tout court, en écrivant des choses qui nuisent à la vente du volume. » Six jours plus tard, il développe à nouveau ce thème : « Autrefois, j’avais votre intransigeance […]. J’ai pour critère, à présent, de n’apprécier les vers qu’à travers mes amitiés [42]. » Bernard et Harvey abordent ce problème au même moment dans leur correspondance ; quand ce dernier lui écrit : « au cours de l’hiver dernier, j’avais pratiquement décidé d’abandonner la critique de livres canadiens. Je comptais tellement d’amis parmi les auteurs que je me voyais dans l’impossibilité d’être vrai et franc », Bernard répond dès le lendemain :

je me demande souvent, comme vous, ce qu’il est opportun de faire : ou faire de la littérature honnête, ou perdre ses amis ? Je ne suis pas prêt à répondre. Évidemment, si l’on ne se place qu’au point de vue de l’art, la première solution s’impose. Mais ce n’est pas là toute la question. Il faudrait trouver un moyen terme qui respectât ceci comme cela [43].

Cette recherche du moyen terme, d’un compromis entre exigence esthétique et fraternité, est précisément celle de l’amitié critique, que Dantin incarnera dans la majeure partie de sa carrière. La conjonction des figures de l’ami et du critique se manifeste dès l’incipit de l’étude qu’il consacre à Nelligan, en 1902. Après la célébrissime déclaration « Émile Nelligan est mort », Dantin désigne le poète comme « notre ami [44] » et présente comme un deuil intime la perte de « l’âme qui nous charmait », l’ensevelissement dans la « Névrose » de « tout ce que nous aimions en lui [45] ». Le cadre de sa première publication, dans les pages du journal Les Débats, lancé par des membres de l’École littéraire de Montréal, esquisse autour de cet « hommage posthume » adressé par un ami de Nelligan au cercle restreint de ses anciens compagnons la toute première « société d’amis » de la littérature québécoise. L’amitié littéraire confère même des obligations pressantes quant au devenir de la littérature nationale. Dantin présente en effet son « acte d’amitié » comme un « devoir de sagesse patriotique » et invite ses confrères à s’inspirer davantage des moeurs littéraires françaises, y compris dans la « réclame » : « nous pourrions en ce pays nous prôner un peu plus les uns les autres ». Malheureusement, déplore-t-il, « la camaraderie tue chez nous l’admiration [46] ».

Cependant, s’il place son étude sous le signe d’une amitié admirative, le jugement esthétique garde ses droits. L’étude sur Nelligan se structure par conséquent en deux temps, respectivement centrés sur ses lacunes puis ses forces [47]. La justesse de l’analyse de Dantin tient à ce qu’elle va au-delà de cette répartition pour noter le « curieux mélange de naïvetés grammaticales et de raffinements stylesques [sic] » de cet étrange poète qui « connaît toutes les finesses d’une langue dont il ignore le rudiment », et pour dégager la façon dont, dans le mouvement même du texte, la faiblesse se métamorphose en « éblouissante richesse [48] ».

Exilé aux États-Unis avant même que cette mise en scène de l’amitié critique ne reparaisse sous la forme d’une préface à l’oeuvre de Nelligan, Dantin reviendra à la critique littéraire sous les auspices de l’amitié. La correspondance nouée avec un ancien camarade de l’École littéraire, Germain Beaulieu, puis avec Olivar Asselin, qui avait mené à terme l’édition des poèmes de Nelligan, le conduira à publier des comptes rendus dans La Revue moderne, puis dans Le Canada et L’Avenir du Nord. Ces critiques, à leur tour, vont engendrer de vives admirations, pour Dantin, en particulier chez les écrivains de la nouvelle génération, qui commencent à écrire et à publier dans les années 1920. Tour à tour, Jovette Bernier, Robert Choquette, Alfred DesRochers, Léo-Paul Desrosiers, Rosaire Dion-Lévesque, Albert Pelletier, Simone Routier vont lui écrire et lui envoyer des manuscrits ou des oeuvres publiées.

Ces correspondances sollicitent toutes, implicitement, des commentaires sur les oeuvres, susceptibles ultérieurement de circuler dans les réseaux, aussi bien que de se transformer en préface ou en compte rendu (et cela se produit régulièrement). Cependant, si ses correspondants escomptent bienveillance et capital symbolique de sa part, ce n’est pas dans un cadre « scolaire », comme de maître à élève, mais sous la forme de l’intimité épistolaire, avec franchise et empathie. L’essentiel, à cet égard, tient à ce que Dantin ait pu être, pour quelques-uns des écrivains les plus marquants de leur génération, à la fois le maître et l’ami.

Les comptes rendus de Dantin n’auraient sans doute pas généré tant de correspondances s’ils ne manifestaient pas, comme la préface à Nelligan, un jugement ferme, nuancé et empathique, caractérisé par Placide Gaboury comme critique d’identification [49]. « Inutile de cacher que j’adore ces poèmes », déclare-t-il d’emblée, au début de son analyse des Poèmes d’Alice Lemieux, avant de creuser cette affirmation pour faire de la relation à l’oeuvre le thème de son introduction et un élément fondamental de son esthétique :

Ils sont de ceux qui me séduisent avant que ma critique ait pu prendre haleine et les traiter comme de simples « sujets ». Et c’est là, pour moi tout au moins, un critérium de beauté non commune. Si, en lisant un livre, la critique s’éveille la première, c’est mauvais signe ; si elle reste d’abord conquise, hypnotisée, et se traîne à la suite du charme produit, c’est que le charme ici est l’essence principale […] [50]..

De même, dans son étude de L’offrande aux vierges folles, il annonce ses couleurs dès l’incipit : « Voici un jeune poète qui se fait de la poésie la conception que j’en ai moi-même [51]. » Cependant, loin d’ériger ses idées en norme universelle, il concède : « C’est là, me direz-vous, le programme d’une école : il y en a d’autres [52]. » La confrontation aux oeuvres, le choc entre les conceptions du critique, celles qui informent les textes et les affects, impressions ou idées suscitées par la lecture, tout cela forme le noeud du compte rendu du second recueil de poèmes d’Éva Senécal, où la réflexivité critique mène, par la narrativité, vers l’essai :

La course dans l’aurore ne répond pas en tout à mon idéal théorique. Avec le goût un peu blasé de ceux qui ont trop lu, j’imaginerais une poésie moins effusive, […] plus réfléchie et plus ouvrée, en somme plus compliquée et plus adulte. Mais à l’instant que je le dis, j’ouvre ce livre à quelque page ardente ; je tombe sur des strophes agitées où l’âme s’épanche toute seule […]. Je sens en tout cela quelque chose de frais, de printanier, de virginal ; une voix absolument sincère […]. Et je me dis, parce que je le sens, qu’il y a là, quand même, une beauté. Je fais taire l’analyse, j’oublie pour un instant mes propres manuels […]. Expliquerais-je pourtant en quoi cette poésie n’atteindrait pas, selon mes « règles », à l’art transcendant et final […] [53] ?

On imagine mal les Brouillard, Hébert et Marion, et a fortiori Camille Roy, « oublier » leurs manuels, ou invoquer les règles en les présentant comme personnelles et en leur accolant des guillemets qui introduisent une mise en question. Ces praticiens de la critique académique, s’ils ont pu, au détour d’un paragraphe, dans le feu de l’argumentation, faire des concessions aux adversaires des dogmes « classiques », afficher leur subjectivité ou manifester une relative ouverture à l’endroit d’oeuvres pourtant jugées inférieures sinon néfastes [54], ne firent jamais de la critique littéraire un lieu de mise à l’épreuve de la relation esthétique, comme Dantin.

Il y a ainsi, chez Dantin, une conjonction et une circularité entre ethos critique et pratique de la sociabilité. Plus que Camille Roy, Dugas ou quelque autre figure de la critique contemporaine, Dantin était le plus disposé à entrer dans un échange franc, direct et déstabilisant, de lettres en lettres, de livres en livres… Là où Dugas, conformément à la logique des cénacles et des avant-gardes, pratiquait une amitié critique exclusive, une critique qui naissait de l’amitié et ne la remettait pas en question, pour Dantin et la génération de la métacritique, ce serait plutôt l’amitié qui naissait de la critique. Cette amitié métacritique est aussi une critique de l’amitié, ou malgré l’amitié, une critique du discours, des jugements et des textes de l’ami, et par conséquent confrontation aux crises qui peuvent effriter l’amitié, du fait de la distance face aux textes, aux idées, aux gestes, en même temps qu’accueil du jugement de l’ami (fût-il négatif).

La relation entre Dantin et Pelletier, avec ses « soubresauts [55] » et le danger constant de rupture, constitue en quelque sorte un cas-limite de ce type de relation entre critiques ; aussi terminerai-je cet examen par quelques remarques sur elle. Significativement, leur correspondance naît à la suite de l’envoi, par Dantin, d’un exemplaire de sa Chanson citadine, imprimé hors commerce et adressé, selon les mots mêmes de cette plaquette, à « mes amis personnels ». Pelletier était pourtant fort loin, alors, d’être un ami intime de Dantin, auquel il avait consacré son tout premier article publié, en avril 1929, un compte rendu fort sévère [56]. Néanmoins, comme il s’en expliqua à DesRochers, Dantin le mit dans la liste des heureux élus : « ne croyez pas que je veuille faire de mon amitié un cercle où l’on entre par l’admiration. Ainsi je vais envoyer la Chanson à Albert Pelletier, et le compter au nombre de mes amis au moins futurs [57] ». Grand admirateur de la Chanson javanaise, que DesRochers lui avait communiquée auparavant [58], Pelletier s’empressa de remercier Dantin, en soulignant un peu fortement la dette de reconnaissance à son endroit, de façon à combler une autre dette, le passif de la critique négative publiée deux ans plus tôt :

Mon très cher Maître — je ne puis me défendre de vous nommer ainsi, d’abord parce que personne, sauf peut-être DesRochers, n’a étudié autant que moi vos écrits, et ensuite parce que les preuves l’attestent : mon premier article pour l’imprimerie vous fut consacré, et surtout je vous critiquais comme on ne critique que les maîtres [59] !

Dans la lettre suivante, Pelletier se présente encore une fois comme un disciple de son correspondant, tout en marquant ce qui l’en différencie (lui et sa génération) :

Vous avez fait un bien immense par vos critiques, non seulement aux auteurs, mais aussi aux lecteurs. Personne chez nous n’a exercé une influence aussi décisive que vous sur le sort de notre littérature. […] C’est vous (l’influence de Jules Fournier fut éphémère) qui avez mis fin à ces inépuisables compilations de compliments et d’admirations qui saluaient l’apparition de chaque petit tas de papier imprimé. C’est vous qui le premier avez fait de la critique au sujet de livres canadiens. […] C’est ce qui nous permet aujourd’hui d’être un peu plus sévères que vous ne l’avez été, et que vous n’êtes encore maintenant obligé de l’être […]. La franchise que nous pouvons mettre dans la critique, c’est à vous que nous la devons ou que nous en devons l’exercice [60].

Conséquent avec cette exigence de franchise, il joint à cette lettre un exemplaire de son Carquois, dans lequel il a repris (sous une forme adoucie) son article sur Dantin, et invite ce dernier à en faire une « analyse serrée » : « vous êtes plus que tout autre capable de me retourner des boomerangs [61] ». La réponse de Dantin est hélas perdue, mais Pelletier s’est montré fort satisfait de cette métacritique privée, l’invitant même fortement à la rendre publique : « Vous les attaquez, mes défauts, avec un brio, un allant, qui font de votre lettre l’une de vos plus vigoureuses et de vos plus vivantes pages de critique. Je la lirais volontiers dans un journal, cette lettre, et je vous assure que j’en serais enchanté, à cause du style personnel, de la vie que vous y mettez [62]. »

Au-delà des « affrontements parfois blessants [63] » qu’elle a pu susciter, cette correspondance met en évidence une ouverture au désaccord, une volonté de maintenir le dialogue malgré les dissensions et la rivalité institutionnelle, publique [64]. L’amitié métacritique manifeste ainsi une pluralité de points de vue et engendre une communauté du dissensus. Cette période marque par là une étape cruciale de l’histoire littéraire québécoise, dans la mesure où elle instaure l’anomie, la pluralité dans la sphère du commentaire, ainsi qu’une mise à l’épreuve des maîtres, de l’École et des écoles (littéraires), tout cela sous le signe de la franchise, de l’exigence et de l’amitié.

La métacritique sert aussi, pour l’historien de la littérature, de phénomène révélateur d’un système mixte, qui imbrique dans le discours de la littérature sur elle-même les logiques scolaire, éditoriale et réticulaire. La littérature québécoise de l’entre-deux-guerres est sans doute plus fortement tiraillée que celle d’autres périodes par des dynamiques concurrentes et enchevêtrées, du fait de l’émergence de plus en plus nette d’une infrastructure éditoriale et médiatique, comme de la « patrimonialisation » du corpus québécois par le système scolaire. Toutefois, je formulerais l’hypothèse que de grands pans de son histoire mériteraient d’être relus dans cette perspective. Allons plus loin : en se donnant les outils pour penser les différentes façons dont la logique réticulaire peut se concrétiser, littérairement, dans les sociabilités, la construction des groupes, la circulation des discours, la fabrication des esthétiques et des commentaires critiques, ainsi que pour rendre raison des interactions propres aux systèmes mixtes, l’étude de la littérature québécoise contribuerait à éclairer, en retour, l’histoire d’autres littératures, y compris celles qui, comme la littérature française, semblent avoir toutes les caractéristiques des institutions « fortes », mais sont pourtant informées, agitées par d’autres modes de relations littéraires, d’autres modes de relation à la littérature.