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Dès lors que l’on s’intéresse aux genres de l’intime, et en particulier au journal, les gens, qu’ils soient du milieu ou non, nous croient ipso facto spécialiste de l’écriture des femmes. Il ne faut pas les en blâmer ; la sphère « intime » a presque de tout temps constitué l’univers féminin et, comme le faisait déjà remarquer Françoise Van Roey-Roux en 1983, « aujourd’hui, on réserve volontiers aux femmes la création d’une littérature intime [1] ». De même, dans une étude phare sur le journal intime parue en 1976, Béatrice Didier soulignait que « le journal, tout comme la correspondance, a été pendant longtemps un refuge de la créativité féminine privée d’autres modes d’expression littéraire [2] ». Or, au cours de mes recherches pour constituer un corpus des oeuvres diaristiques québécoises publiées sous cette désignation générique [3], force m’a été de constater que, si la pratique des écritures de l’intime est souvent associée aux femmes, le genre diaristique, lui, est avant tout masculin. Il faut en effet attendre les années 1980 pour que les journaux de femmes, de manière posthume ou anthume, investissent réellement le marché de l’édition, sinon pour concurrencer les journaux des hommes, du moins pour nous donner un aperçu des pratiques d’écriture féminines de diverses époques.

Il est vrai, toutefois, que ma démarche était en quelque sorte orientée par la question du genre et de la publication — qui seule peut donner un certain statut littéraire aux oeuvres diaristiques [4] — et que cette étude générique évacuait du même coup les pratiques davantage clandestines des femmes. En contrepartie, si je refais aujourd’hui la chronologie des journaux publiés en me basant cette fois sur les dates d’écriture, le portrait d’ensemble paraît un peu plus nuancé. Les journaux d’Henriette Dessaulles et de Joséphine Marchand, par exemple, fournissent de précieux indices tant sur le futur parcours intellectuel de leurs auteures que sur la conception de la pratique diaristique à la fin du xixe siècle [5]. Cette période apparaît ainsi aujourd’hui très riche pour l’étude des pratiques de l’intime chez les femmes. De plus, l’entre-deux-guerres marque également, selon plusieurs, un tournant dans les conditions de vie des femmes [6]. Conséquemment, il n’est pas exclu que cette période puisse se révéler un terreau fertile pour l’étude de l’évolution des pratiques féminines de l’écriture personnelle. Déjà, elle voit émerger une nouvelle génération de femmes écrivains [7], et l’attribution de nombreux prix littéraires importants à des femmes, dont le prix David à Alice Lemieux-Lévesque et à Simone Routier en 1929 [8], semble attester une certaine reconnaissance de la part de l’institution littéraire de l’époque. Mais qu’en est-il réellement des pratiques privées ? De ces écritures de l’intime dont on les croit les principales dépositaires ?

En dépit du fait que le début du xxe siècle a peu à peu mis en place les « infrastructures médiatiques et culturelles qui [ont] particulièrement accentué la présence des femmes dans le champ littéraire [9] », un fait demeure : c’est qu’il ne va pas forcément de soi pour une femme de prendre la plume, peu importe le type d’écriture auquel elle s’adonne. La célèbre nécessité d’avoir « une chambre à soi », telle que l’a problématisée avec brio Virginia Woolf, tout comme l’accès à l’éducation et à des modèles d’émulation littéraire constituent déjà des écueils possibles. À cet égard, les travaux de Lucie Robert sur la naissance d’une parole féminine autonome [10] et ceux de Chantal Savoie sur la naissance de la critique au féminin [11] sont éclairants. Cependant, on serait porté à croire que, dans ce contexte, les écritures de l’intime ont pu servir de déversoir à l’expression de la subjectivité féminine ; que, débarrassées des contraintes extérieures et du souci de plaire ou d’être entendues par un destinataire, les femmes se seraient livrées avec un certain soulagement et une grande liberté à la pratique du journal. Or, la réalité est infiniment plus complexe.

Sans entrer ici dans une analyse de l’évolution historique de la notion d’intimité et du concept de subjectivité, il faut faire remarquer que les femmes qui avaient suffisamment d’instruction pour tenir des écrits intimes n’étaient pas moins soumises, en général, à une quantité infinie de règles et de normes qui régissaient leur univers personnel, familial et social. Par ailleurs, en dehors du cadre strictement privé, les modèles d’une telle pratique sont plutôt rares avant les années 1980. Il faut préciser toutefois que c’est avant tout la forme même du journal, très peu reconnu comme genre proprement littéraire, qui rend difficile leur diffusion publique dans la période de l’entre-deux-guerres. On ne s’étonnera guère, donc, que peu d’écrits intimes féminins aient trouvé un lieu de diffusion à l’époque ; ce qui est plus surprenant, c’est qu’ils demeurent dans l’ombre encore aujourd’hui. En effet, si l’on se penche une fois de plus sur les oeuvres publiées, seuls deux textes sont accessibles : le «Journal» de Marie-Claire Tremblay, paru en extraits dans une biographie écrite par Pierre Tremblay et publié en 1949 [12], et le «Journal» de Léonise Valois, publié en 1993 et lui aussi paru en extraits dans la biographie que Louise Warren consacre à cette femme de lettres canadienne-française [13]. En regard de ces deux textes féminins, on dénombre douze journaux d’hommes ayant été publiés, dont le Journal d’Hector de Saint-Denys Garneau, tenu de 1929 à 1939 [14], et le Journal de Philippe Panneton, tenu de 1920 à 1932 [15], deux textes vis-à-vis desquels ceux de Marie-Claire Tremblay et de Léonise Valois font pâle figure, si ce n’est du point de vue esthétique, du moins du point de vue institutionnel (édition, réception critique, etc.). Pour avoir un portrait plus juste de la pratique, il faudrait alors ajouter à ce mince échantillonnage les écrits conservés dans les archives : le Journal (1920-1926 [16]) d’Alice Lemieux, le Journal (1908-1964 [17] ? ) de Michelle Le Normand et les Journaux de Simone Routier, sur lesquels je reviendrai, ou encore les modèles fictifs, très en vogue dans le roman depuis le début du xixe siècle [18]. Malgré tout, il me semble que porter un premier regard sur ces deux textes de femmes publiés (et donc en quelque sorte sanctionnés) et les mettre en rapport avec d’autres journaux de femmes, en particulier ceux de Simone Routier [19], peut déjà fournir quelques pistes de départ à une réflexion plus large sur l’évolution de la pratique diaristique féminine au Québec. Certes, ces rares journaux féminins ont des visées différentes, mais ils offrent un regard complémentaire sur la pratique telle qu’on l’envisageait à l’époque, tant du point de vue des procédés individuels que sur le plan institutionnel.

Marie-Claire Tremblay : « une petite de chez nous, tout ordinaire[20] »

La tuberculose fait des saints ou des brigands et comme j’ai choisi le premier terme je voudrais l’atteindre à la perfection. Nous, les malades, nous devenons vite des contemplatifs par force [21].

Claire Tremblay — qui ne prendra qu’en juin 1938, « pour obéir à une inspiration intérieure corroborée par un religieux hautement considéré » (AC, 15), le prénom de Marie-Claire — a eu une vie des plus « simples ». À l’automne 1947, le chanoine Victor Tremblay, vraisemblablement un confrère du directeur spirituel de Claire et premier « agent littéraire » de la jeune fille, prie Pierre Tremblay [22] d’être son biographe. Dans la lettre qu’il lui envoie alors, il résume succinctement la vie de sa protégée : « Claire Tremblay est une enfant du peuple, née dans la région de Joliette, retirée de l’école à l’âge de dix ans. Gravement atteinte de la maladie, elle entre à l’hôpital de Plessisville et y meurt à 23 ans. » (AC, 9) Malgré sa vie très courte et son inaction forcée, la jeune fille a pratiqué une vie spirituelle active, un « apostolat de l’intérieur » (AC, 124) comme elle l’appelle elle-même, en plus d’entretenir une volumineuse correspondance [23] avec sa famille et son directeur restés à Montréal. L’intensité de sa quête spirituelle a par ailleurs encouragé son directeur à lui suggérer la tenue d’un journal, document qui se compose de vingt-cinq cahiers et qui couvre la période de janvier 1933 à mai 1939. Elle a également laissé d’autres écrits, dont ceux qu’elle a rédigés pour l’Union catholique des malades (U.C.M), ainsi qu’un Carnet en sténographie — tenu pour elle seule cette fois à l’aide d’un code dont on a trouvé la clé ultérieurement — qui couvre la période d’octobre 1932 à mars 1939 et dans lequel elle rend compte de ses rencontres avec son directeur (AC, 11). C’est donc armé de cette volumineuse documentation — et qui plus est assuré du fait que la malade n’avait jamais vécu l’« extraordinaire [24] » — que Pierre Tremblay se lance, selon les voeux du chanoine Tremblay, dans un travail « qui consist[e] à préparer la publication des écrits spirituels de Claire Tremblay, encadrés dans la trame toute simple de sa petite vie » (AC, 9).

À première vue, l’entreprise de Pierre Tremblay n’est pas particulièrement novatrice et s’inscrit dans une tradition qui a connu sa période la plus riche à l’époque de l’entre-deux-guerres : non seulement la tradition hagiographique des « vies » de saints et de religieux était particulièrement vivante, mais s’était développé également « ce que l’époque appelle les “petites vies”, qui concernent une vingtaine de jeunes gens morts en odeur de sainteté : élèves de couvents et de collèges, scolastiques, novices ou jeunes clercs [25] ». Pour préparer ces « petites vies », toutes les archives personnelles étaient en général mobilisées, mais elles en venaient rarement à constituer la matière première du livre, comme c’est le cas pour Une âme canadienne extraordinairement ordinaire. C’est là, selon moi, un des intérêts de cette biographie : l’accès direct à la subjectivité de la diariste, certes, mais également le souci, de la part du biographe, d’être le simple ordonnateur de ses écrits spirituels :

[C]hoisir dans la documentation remise entre nos mains, c’est uniquement ce que nous avons fait. À peine avons-nous uni les textes de Claire par une trame que nous avons voulue la plus légère possible. Nous avons fait en sorte que cette jeune fille sans instruction et si peu favorisée par la nature racontât elle-même son ascension spirituelle.

AC, 12 ; l’auteur souligne

Cependant, si Victor et Pierre Tremblay font grand cas des qualités littéraires des écrits de Claire — le chanoine Tremblay écrit : « À mon avis, ils ont une grande valeur. Je vous avoue ne pas avoir lu une demi-page sans y trouver un trait lumineux qui fait vibrer l’âme » (AC, 10) —, c’est tout de même en jeune fille ordinaire qu’on veut la présenter et la donner en exemple. Le chanoine Tremblay précise ainsi ses voeux :

Ce qui me fait particulièrement souhaiter la publication de ces écrits, c’est l’appoint précieux qu’ils apporteraient à la multitude de ceux qui ne savent pas comment s’y prendre pour donner à leur vie telle qu’elle est le sens chrétien et le rendement spirituel qu’elle devrait avoir pour glorifier convenablement Dieu ; c’est surtout le fait que leur auteur est, non pas une carmélite, un théologien ou une personnalité d’exception, mais une petite de chez nous, tout ordinaire, plus humble et plus enfant du peuple que la plupart de ceux qui auront à prendre leçon d’elle. Un livre comme celui-là nous manque ; et il me semble qu’il est attendu par beaucoup d’âmes [26].

AC, 10 ; je souligne

Il faut toutefois rendre justice aux auteurs et préciser qu’ils répondent au désir de Claire, qui note dans son « Journal » : « Je veux être extraordinairement ordinaire » (AC, 63), et qui fait de cette assertion une sorte de devise d’humilité à appliquer quotidiennement. Ainsi, c’est avant tout de cette posture particulière que témoignent ses écrits, car c’est dans l’idée d’une soumission complète, d’un « voeu d’abandon », comme elle le prononcera elle-même à quelques reprises, que Claire mène sa vie, son corps, ses idées, ses pensées, ses souffrances, mais aussi ses écrits, comme on le verra.

Âgée d’à peine cinq ans, Claire Tremblay est frappée d’une diphtérie qui laisse des traces et qui se transformera plus tard en tuberculose. N’ayant pu terminer sa quatrième année, elle a poursuivi en autodidacte sa formation intellectuelle — formation étonnante d’ailleurs, si on en juge par la qualité de son écriture. Elle-même écrira plus tard : « La maladie, les circonstances me fournissaient toujours des occasions de me livrer à des occupations intellectuelles, ce qui m’humiliait d’autant plus que je n’avais pu étudier longtemps. » (AC, 21) Son directeur remarquera d’ailleurs à quel point « la maladie [l’]a mûrie de bonne heure » (AC, 58). Qui plus est, la jeune fille semble avoir eu très tôt une sensibilité artistique et spirituelle qui la distinguait des autres. Dans une lettre datant du 13 janvier 1930 à son frère Gérald, devenu clerc de Saint-Viateur, elle écrit :

La terre m’a toujours semblé un lieu d’exil et dès ma première enfance j’ai rêvé d’ailleurs ; c’est peut-être ce mal du pays dont parlent les saints… Non, je ne dois pas parler ainsi, je ne me sens pas assez sainte pour être en mesure de conjecturer de pareilles choses. Toutefois la mort me souriait : ce n’est pas du découragement. Mais avec l’enthousiasme de mes jeunes années, j’attendais beaucoup de la vie, tandis que je n’y ai trouvé que ce même vide que je rencontre partout, ce vide profond comme la mer et qui m’a fait désirer le ciel. De bonne heure j’ai senti cette mélancolie étrange ; à quatre, cinq et six ans, je l’éprouvais.

AC, 17-18 ; l’auteure souligne

Dans cette même lettre, où elle fait en quelque sorte son autoportrait, elle note également son amour des arts, de la littérature et de la musique : « Un morceau joué avec âme peut me transporter au troisième ciel ! » (AC, 35) De plus, il semble qu’elle ait eu très tôt un engouement certain pour l’écriture : « Sa mère remarquait la grande facilité avec laquelle elle couvrait des pages. À l’admiration maternelle, l’enfant répondait : “Ça va tout seul. Une fois partie, je pourrais écrire indéfiniment — c’est le Saint-Esprit, vous savez, qui nous inspire tout ça.” » (AC, 22-23) De fait, les plus belles pages de ses écrits sont certainement celles qui se rapportent à son enfance, là où sensibilité artistique et aspirations spirituelles semblent engagées dans une spirale ascendante. Cependant, toute la suite de ses écrits témoigne plutôt d’un désir d’apostolat et d’abnégation qui refoulera ce sentiment artistique et cette vive sensibilité pour les retourner plutôt vers l’exercice de la foi et de la religion. Marie-Claire Tremblay deviendra alors le parfait modèle de soumission, puisqu’elle apprendra, au long de ses années de sanatorium, à devenir petite et insignifiante : « Autant j’ai eu l’ambition d’être un “centre” autant je rêve de me cacher ou de passer pour insignifiante » (AC, 159), écrit-elle. La réitération de cette idée qu’elle n’est qu’une « petite chose » au service d’une cause plus grande, tout comme la condamnation de l’orgueil — motif récurrent dans ce type d’écrits —, le désir de s’humilier constamment, l’effacement total devant Dieu, deviendront vite des moteurs de son écriture, au point de confiner vers une forme de masochisme qui la portera non seulement à accepter toutes les épreuves que la vie lui envoie, mais également à s’en réjouir : « Je ne sais par quelles effusions remercier le Christ pour l’amertume qu’Il me donne à boire. Je suis si faible et si pauvre que je me demandais si je ne connaîtrais jamais la joie d’être humiliée pour l’extension de son règne. » (AC, 191) S’il est difficile pour nous aujourd’hui d’adhérer à un tel discours — et surtout de le voir valorisé par le biographe [27] —, on notera cependant qu’il est bien dans le ton de l’époque. À preuve, ce passage d’une lettre écrite par le cardinal G. Pizzardo en réponse à une missive envoyée par Marie-Claire et son groupe d’Action catholique, baptisé les « Bergères de Pie XI », à l’attention de Sa Sainteté, où il signale que « [l]e Saint-Père […] a une affection toute singulière pour ceux qui souffrent avec résignation et allégresse chrétiennes, parce qu’ils se conforment de plus près à l’image de Jésus-Christ crucifié » (AC, 312-313). Dans cette optique, Marie-Claire Tremblay est bel et bien un « instrument docile d’action catholique », un « modèle d’édification [28] » auquel pourra s’identifier une partie de la société québécoise qui « n’est pas composée entièrement de jeunes gens aptes à la vie religieuse [29] ». C’est cette prémisse qui justifie d’abord et avant tout la publication de ses écrits.

En contrepartie, Marie-Claire Tremblay est aussi un modèle particulier de femme écrivant, dont la vie intérieure sera mise en lumière par l’institution religieuse de l’époque. Il est certes difficile, notamment en raison du travail éditorial qui gomme une grande part de la chronologie de l’écriture [30], de reconstituer son véritable parcours d’écriture, d’autant plus que ce témoignage a eu une portée très limitée. Selon Claude-Marie Gagnon, ce serait justement cette valorisation de la vie intérieure de la biographée — et donc de ses écrits — qui aurait porté préjudice à sa postérité :

Marie-Claire Tremblay n’avait pas d’infrastructure pour supporter son culte, car la bergerie ne semble pas avoir survécu à la disparition de sa bergère. Le choix du père Pierre Tremblay apparaît discutable puisqu’il n’attache aucune importance aux faits fabuleux ou miraculeux, mais exalte la vie intérieure de sa protégée. Or, c’est le côté spectaculaire du saint populaire, tel le frère André, son aspect de guérisseur, qui séduit le public, bien plus que sa vie intérieure axée sur les mortifications. Pierre Tremblay prétendait écrire pour susciter la ferveur populaire, mais il a négligé le fait que celle-ci s’alimente principalement de miracles et d’acta fabulosa [31].

Si, au moment où paraît cette biographie pieuse, le genre des « vies » et la tradition hagiographique s’étaient passablement essoufflés, ils étaient très vivants dans le monde et l’esprit de Marie-Claire, esprit nourri uniquement de lectures pieuses et d’écrits spirituels. Comme elle n’a pas eu d’autres modèles, il eût été plus que surprenant qu’elle exerce sa plume et sa pensée de manière originale, ce qui n’a pas empêché la jeune femme d’user de toutes les formes d’écriture et d’expression de l’intime à sa disposition [32]. Porté par la maladie, son désir de réflexion et d’introspection a ainsi été soutenu et exalté par l’exercice quotidien de mise en récit et, au coeur de son parcours, l’oeuvre écrite apparaît indissociable de l’oeuvre apostolique.

Dans ces circonstances, se pourrait-il que nous soyons ici en présence d’un exemple parfait de ce « refuge de la créativité féminine » que constituent les écritures de l’intime ? Exemple moins romantique que nous le voudrions, mais d’autant plus réaliste ? Cette hypothèse pourrait être corroborée par le fait que, à la fin de sa vie, Marie-Claire elle-même se doute de l’intérêt qu’on portera à son journal et reviendra sur le sujet à quelques reprises : « Même en face de la mort, sans en être préoccupée, j’ai la pensée que mon Journal pourrait être utilisé plus tard. Je cite le fait pour m’humilier. Sans hésiter j’ai toute raison de souhaiter l’oubli, mais si Jésus voulait encourager d’autres âmes par ce moyen, ce serait suivant son bon plaisir. » (AC, 326-327) Toutefois, il faut rappeler que ce n’est qu’à la demande du « révérend père » que Claire se met à l’écriture. Le biographe insiste d’ailleurs à de nombreuses reprises sur le fait que ce journal, l’activité d’écriture qui occupait si fortement Claire, est avant tout une « oeuvre […] voulue par l’obéissance » (AC, 145). De fait, Claire elle-même aura constamment besoin de se voir confortée dans son choix par l’assentiment de son directeur :

Mon Père, vais-je continuer d’écrire mes réflexions ? À vrai dire c’est moins un récit qu’un enchevêtrement de pensées variées à la manière des herbes sauvages poussant sans ordre ni arrangement. Je couche directement de mon coeur sur le papier ce que Jésus m’inspire, avec l’intention que cela vous dise tout ce qu’Il aura en vue.

AC, 115-116

Le journal, et partant l’écriture, constitue ainsi un « moyen » de la spiritualité et ce n’est qu’en tant que tel qu’il est valorisé — Claire trouvant quant à elle sa valorisation dans sa souffrance et dans son éventuel anéantissement en Dieu. Sans cette double sanction, la jeune fille n’aurait peut-être pas écrit et n’aurait sans doute pas été un modèle d’édification. Quoi qu’il en soit, sa facilité « à assimiler jusque dans ses actes les plus quotidiens les écrits des maîtres spirituels compte pour beaucoup dans son destin posthume [33] », tout comme, évidemment, son talent pour l’écriture, vu ici comme une inspiration divine.

Léonise Valois : une femme de lettres

C’est moins embêtant lorsqu’on peut constater que nous ne sommes pas tout à fait inutiles dans le monde […] [34].

Ce que l’on sait de Léonise Valois aujourd’hui, on le doit essentiellement à Louise Warren, qui non seulement a réalisé sa biographie, mais a également constitué son fonds d’archives à Bibliothèque et Archives nationales du Québec [35]. Il faut dire que la chercheuse a fait une merveilleuse découverte lorsqu’elle est entrée en possession non seulement du Journal inédit de son arrière-grand-tante — journal retrouvé cinquante ans après sa mort (LV, 187) —, mais aussi des diverses oeuvres de Valois conservées par les femmes de sa famille. Cependant, il faut préciser d’emblée que, à travers sa biographie et les documents qu’elle présente, Warren cherche surtout à reconstituer la trajectoire d’écrivain de Léonise Valois, trajectoire à la fois féminine et féministe, puisque Valois appartient à la première génération de femmes écrivains [36]. Dans ce contexte, l’oeuvre de cette dernière (autant l’oeuvre poétique et épistolaire que diaristique) n’échappe pas à une lecture avant tout biographique et quelque peu orientée, sans compter que cette première édition du Journal de Valois « ne présente que des extraits choisis en fonction de la pertinence de leur propos, ayant trait à l’édition, à certaines figures littéraires ou à la petite histoire » (LV, 187). Mais, encore une fois, il faut rendre justice à la biographe et préciser que les indications qu’elle nous fournit sur la pratique diaristique de Léonise Valois éclairent le rapport de cette femme à l’écriture.

Née en octobre 1868 et décédée en mai 1936, Léonise Valois, sous le pseudonyme d’Atala, fut la première femme à publier un recueil de poésie, Fleurs sauvages, en 1910. Bien qu’elle fût forcée de travailler pour subvenir aux besoins de sa famille à la suite du décès prématuré de son père en avril 1898, Valois a consacré une grande partie de sa vie et de son énergie à l’écriture, mais ce n’est qu’à la toute fin de sa vie, soit du 14 février 1933 au 14 mai 1936, qu’elle a tenu son journal. Avant cela, accaparée qu’elle était par son travail au bureau des postes, les soins à sa mère, sa passion pour la poésie et son travail de journaliste-chroniqueuse, sans compter une vaste correspondance à entretenir, il lui eût été difficile de se consacrer à cet exercice solitaire. Cependant, le 9 novembre 1931, elle est victime d’un grave accident de la route et sera dans le coma pendant plus de soixante jours. C’est lors de son séjour de convalescence à l’hospice Morin, en compagnie de sa soeur Philomène, qu’elle commencera la rédaction de son journal. Warren commente en ces termes la teneur de celui-ci et son propre travail d’édition :

Pour s’assurer que sa mémoire n’a pas été touchée à la suite de son accident, Léonise prend un grand plaisir à faire des liens dans son arbre généalogique. […] On retrouve des pages entières sur les successions et les héritages qui nourrissaient les histoires de famille. Ces pages n’ont pas été retenues. Étant sous l’égide des religieuses en convalescence à l’hospice Morin, la vie pieuse devient aussi le centre de ses activités. […] Il n’était pas nécessaire de publier l’ensemble de ces pages religieuses teintées de bigoterie. […] Il est à noter également qu’un journal intime regorge inévitablement de répétitions, d’une journée à une autre. […] Les redites ont été également coupées afin de rendre la lecture plus dynamique.

LV, 187-188

Au coeur d’une biographie, ce travail de coupe et d’uniformisation est tout à fait courant. Cependant, il donne une vue morcelée et partielle du journal, soustrayant celui-ci à toute véritable analyse de l’écriture, d’autant plus que les coupures sont fort nombreuses dans l’édition et que certains cahiers ont malheureusement disparu [37]. En dépit de cela, on voit toutefois se profiler dans ce « Journal » divers éléments et événements qui animeront les dernières années de Léonise Valois, dont la réédition de Fleurs sauvages et l’édition de Feuilles tombées, les tourments liés au procès à la suite de l’accident, l’angoisse de la vieillesse et de l’approche de la mort, mais aussi de la guerre qui se prépare inexorablement.

Un des principaux intérêts de ce « Journal » est qu’il semble symptomatique d’une conception de l’écriture féminine très prégnante à l’époque. D’un côté, il représente pour Valois un espace ouvert d’écriture dès lors qu’elle n’a plus la possibilité de s’adonner à une pratique plus professionnelle, témoignant de cette volonté d’écrire qui animait de plus en plus de femmes de l’époque. De l’autre, il est un espace d’expression de soi qui demeure marqué du sceau de la culpabilité que revêt, pour nombre de femmes, toute écriture inutile. On remarque d’ailleurs aisément la différence de ton entre la chroniqueuse et la poète ou la diariste ; en effet, écrire des chroniques lues par un grand nombre et acquérir une certaine notoriété, c’est un privilège extraordinaire pour les femmes de l’époque, mais qui ne leur est accordé que dans la mesure où cela permet de jouer un rôle positif dans la société. Léonise Valois note bien, au bas d’un article qu’elle a reproduit dans ses cahiers personnels : « C’est ainsi qu’on peut faire du bien en mettant sa plume au service des malheureux. J’avais raison d’en être fière ! » (LV, 119) Dès lors, si elle prend plaisir à tenir son journal et à continuer d’écrire malgré tous les obstacles, il n’en demeure pas moins que la pratique diaristique a quelque chose de gratuit, d’égoïste même. Il faut se justifier, tant pour les autres que pour soi-même : « Pourquoi griffonner toutes ces lignes ? Je ne sais, c’est un petit besoin pour moi et je passe le temps bien innocemment en écrivant tous ces faits de ma vie journalière. » (LV, 234)

En fait, la vie et les écrits de Valois semblent conditionnés par l’idée de faire du bien, par cet esprit altruiste qu’on prêtait volontiers aux femmes et qui seul pouvait soulager leur conscience du fait d’écrire. Dès la première entrée de son « Journal », par exemple, Valois revient sur son accident et sur le miracle que constitue sa guérison, ce qui n’est pas sans lui causer quelques inquiétudes quant au rôle à tenir dans les circonstances :

À un doigt de la Mort, à la porte de l’Éternité, et je remercie le bon Dieu de m’avoir ramenée à la Vie, sans doute avec des intentions que Lui seul connaît et que je ne connaîtrai sûrement qu’après ma mort. Mais je voudrais bien n’être pas tout à fait inutile sur la terre. Que me demandez-vous Seigneur ? Qu’attendez-vous de ma bonne volonté pour votre gloire, mon Dieu, et de l’amélioration de ma vie pour mon salut ? Il faut que mes jours soient remplis de bonnes pensées, de profonds sentiments et de belles actions qui puissent m’être méritoires pour l’éternité.

LV, 193 ; je souligne

De plus, si elle souffre d’avoir été remplacée par Mlle Antoinette Coupal pour tenir la page féminine de La Terre de chez nous, elle tournera cette amertume en une pensée altruiste : « Je désire de tout mon coeur qu’elle fasse un peu de bien auprès de mes lectrices à ma place. » Avant d’ajouter : « Ai-je réellement fait un peu de bien ? » (LV, 199) Même souci, la veille de sa mort, dans les dernières lignes de son « Journal » : « Demain, dans ma communion, je ferai de tout mon coeur au bon Dieu le sacrifice de ma pauvre vie d’éclopée. Si je peux faire encore un peu de bien avant de mourir […]. » (LV, 259 ; je souligne.)

Être utile, donc, et avoir encore la possibilité de faire du bien… Mais voilà, dans la situation de dépendance où elle se trouve après son accident, Léonise a un champ d’action limité. L’ennui la gagne fréquemment et, en dehors des visites, la lecture et l’écriture constituent ses activités consolatrices. Les préoccupations intellectuelles ont d’ailleurs toujours été au centre de sa vie et, fait touchant, son premier réflexe lorsqu’elle s’éveille de son coma et apprend que son bras est blessé est de s’assurer qu’elle peut toujours écrire : « J’agitai mes doigts et je pensai que je pouvais tenir ma plume et écrire comme je le voudrais. » (LV, 201) De plus, elle remercie fréquemment « le bon Dieu » de lui avoir laissé une vue suffisamment bonne pour qu’elle puisse s’adonner encore au plaisir de la lecture (LV, 196 ; 199). Cependant, tous les gestes quotidiens et les menus plaisirs demeurent source de culpabilité, et le « Journal » de 1933 est rythmé de « cela passe le temps », comme s’il s’agissait, encore et toujours, de se justifier sur le plan intellectuel et de justifier son droit de tenir son journal. Même le choix de ses lectures semble sujet à caution :

Actuellement, je me délasse en lisant Les yeux qui s’ouvrent d’Henry Bordeaux. C’est bon, et jusqu’ici je n’ai rien trouvé de mauvais dans ce livre. D’ailleurs, tous ces livres sont dans la bibliothèque des pensionnats de jeunes filles du couvent et du monde, et c’est intéressant de les lire pour se désennuyer du moins. Je n’y vois aucun mal.

LV, 211 ; je souligne

Ou encore : « [J]e lis actuellement L’étape de Paul Bourget. Toutes les jeunes filles ne peuvent lire cela. Mais à mon âge je peux lire des livres de ce genre sans aucune objection, ni malaise. Mon âme n’en devient pas malade. » (LV, 212) Ici se dessine en creux, outre la présence de Dieu, celle d’un narrataire « vous », un éventuel lecteur qui se fera juge mais aussi complice, vraisemblablement incarné par la famille et les descendants. Lorsqu’elle lit des passages à sa soeur, elle commente : « Cela paraissait l’intéresser. Cela en intéressera peut-être quelques autres lorsque j’aurai fermé les yeux pour toujours… » (LV, 204) D’une part, Léonise Valois cherche manifestement à laisser des traces, un certain héritage littéraire, mais, d’autre part, l’on peut voir dans ce désir, aussi sincère soit-il, une des formes d’autojustification qui lui donne le courage de laisser ses écrits entrer dans la sphère publique — et confère du même coup une utilité au « Journal » :

J’ai reçu une lettre bien sympathique de [l]a part [de Mme Boissonnault,] et en plus une instante demande que je lui envoie une demi-douzaine de mes plus jolies pièces de vers qu’elle veut insérer dans son Anthologie des Muses Canadiennes féminines, sans doute. Je lui donnerai satisfaction ces jours-ci. Ce sera un plaisir pour elle et un souvenir pour mes nièces plus tard. Je ne crois pas mal faire en faisant cela.

LV, 206 ; je souligne

Tout ce qui touche son oeuvre poétique est au surplus teinté par le topos de la modestie ; elle rapporte en effet à de nombreuses reprises, dans le deuxième cahier de son « Journal », des commentaires chaleureux de la critique au sujet de ses deux volumes de poésie, qu’elle croira dictés seulement par la politesse. À propos de Camille Roy, par exemple, elle note qu’il a été « tout plein de courtoisie pour [s]a pauvre plume qui s’est effeuillée dans [s]es pauvres Fleurs sauvages » (LV, 211), et on sent beaucoup d’appréhension et d’angoisse en ce qui concerne la réception de son oeuvre poétique. Elle note ainsi qui lui a écrit et qui a envoyé un mot de remerciement, mais signale également ceux qui n’ont pas encore écrit… (LV, 228) À la recherche de sanctions positives — et animée par le désir plus prosaïque de couvrir ses frais d’impression pour se justifier aux yeux de sa famille qui, semble-t-il, la blâme parfois « d’avoir autant de témérité » (LV, 226) —, elle finira toutefois par se trouver soulagée d’être récompensée dans ses efforts, puisque parents, amis, « et même les autorités du gouvernement du Québec, l’honorable Athanase David, M. Alphonse Désilets, M. Victor Doré », l’encouragent par l’achat de volumes (LV, 237).

Quoi qu’il en soit, au coeur de la trajectoire parfois chaotique de Léonise Valois, un fait semble essentiel : toute sa vie, elle aura lutté pour que lui soit reconnu le titre de femme de lettres — qu’elle-même n’arrivait pas à s’accorder pleinement [38]. Aussi, quelle déception lorsqu’elle apprend qu’elle a été totalement exclue de l’Almanach de la langue française de 1936, préparé par Albert Lévesque, dans lequel se trouve un chapitre consacré à « La Canadienne-française et les lettres » ! Dans une lettre pleine de dépit qu’elle adresse à son ami Albert Ferland, poète reconnu, elle écrit :

Ce Monsieur Lévesque a semblé ne pas s’intéresser à l’édition de mes poèmes — sans doute parce qu’il les trouvait peut-être « sans travail et sans talent ». C’était déjà une injure, mais vouloir rejeter hors de la circulation mes deux volumes et ne pas vouloir me donner le titre de femme de lettres, c’est ni plus ni moins me faire un affront. En m’humiliant ainsi, on a aussi humilié toute ma famille, qui certes, en vaut bien d’autres, et c’est ce que je leur pardonne plus difficilement.

LV, 249 ; l’auteure souligne

Pour réparer cet affront de manière posthume et rétablir en quelque sorte « l’honneur de la famille », Louise Warren elle-même donnera, par sa biographie, le titre si espéré de femme de lettres à Léonise Valois. Dans cette patiente reconstruction, le « Journal » représente une pièce du puzzle ; il est une preuve parmi d’autres de cette « volonté d’écrire » qui animait Léonise Valois et qui coiffe la postface de l’ouvrage que son arrière-petite-nièce lui consacre. Mais, pour convaincant que soit ce plaidoyer, il se peut bien que, tant que ce titre ne sera pas pleinement acquis pour Valois (par une sanction de l’institution actuelle), son parcours — et conséquemment son « Journal » — demeure marginal.

Simone Routier : la pratique cachée

Simone Routier, dont les débuts poétiques appartiennent à la période de l’entre-deux-guerres, fait quant à elle partie de ces femmes qui affichent une « volonté de s’inscrire dans un parcours littéraire qui vise d’entrée de jeu une légitimité institutionnelle [39] ». Plus encore, Routier, par ses origines sociales (sa famille appartient à la bourgeoisie fortunée de Québec) et sa personnalité indépendante, semble se distinguer des autres jeunes femmes écrivains de son époque, car elle sait comment faire travailler son réseau de relations et répondre aux attentes du public [40]. En cela, son parcours intellectuel et son rapport à l’écriture se distinguent assurément de ceux de Léonise Valois. Mais n’y aurait-il pas, encore une fois, une part d’inutilité à tenir un journal à partir du moment où une femme cherche à faire son chemin dans le milieu littéraire ? La réponse, ici encore, est complexe. D’une part, parce que Simone Routier a bel et bien fait paraître en 1940 un journal intitulé Adieu, Paris ! Journal d’une évacuée canadienne, 10 mai-17 juin 1940, et d’autre part parce que, malgré ses avantages personnels, son rapport à l’écriture n’est pas moins marqué par d’autres impératifs que ceux de la recherche d’une caution.

Née à Québec en 1901, Simone Routier remporte le prix David pour L’immortel adolescent, son premier recueil de poésie, en 1929. Avec la bourse qui accompagne le prix, elle peut réaliser son rêve d’aller à Paris. Elle tombe rapidement amoureuse de la ville et de son climat d’émulation intellectuelle, prenant conscience, du même coup, de l’étroitesse du milieu littéraire et intellectuel canadien-français [41]. Dès lors, elle cesse d’écrire des poèmes, se « tait », comme d’autres avant elle ; dans une lettre à Alfred DesRochers, où elle « dresse un long plaidoyer de neuf pages en faveur de ses compatriotes exilés [42] », elle écrit : « Et, ma foi, oui, on se tait puisque forcément ce que l’on aurait à dire pour le moment ne peut dépasser ni égaler ce que l’on a à écouter et à regarder [43]. » Cependant, Routier ne se « tait » pas complètement ; pendant son séjour, elle écrit de nombreuses lettres à sa famille, qu’elle réunira en 1964 pour en former un « journal » ayant pour titre Ça sent si bon la France ; journal parisien, tiré de mes lettres à ma famille [44], mais qu’elle ne parviendra jamais à faire publier. Dans ses archives, on retrouve également le Carnet de route de l’exode 1940 [45], qui fut sans doute à l’origine de Adieu Paris !, lequel connut plusieurs éditions — dont une édition revue et considérablement augmentée en 1944 —, ce qui en dit long sur la réception forte que reçut l’oeuvre à l’époque, même si elle est aujourd’hui tombée dans l’oubli.

Le succès immédiat de ce Journal s’explique certainement par le contexte particulier de sa rédaction et par l’intérêt que suscitent les événements mis en scène, soit la débâcle de l’armée française et l’exode de nombreux civils à travers l’Europe. Étant alors installée en plein coeur de Paris, où elle occupe un poste de dessinatrice-cartographe aux Archives publiques du Canada, Routier subit alertes et bombardements avant de se décider à fuir vers Angoulême, puis de retourner à Paris, où elle pourra organiser son retour au Canada. Fruit d’une réécriture, ce journal est d’emblée destiné à la publication, et les marques d’un narrataire sont perceptibles, entre autres dans les nombreux détails qui s’y glissent concernant la situation politique. Il est toutefois traversé de part en part par la personnalité de l’écrivaine, parfois cynique, souvent attristée par les événements, mais toujours courageuse : « On s’inquiète quand on désire le bonheur et même quand on le possède. De quoi s’inquièterait-on quand on l’a magnifiquement tenu et perdu ?…. » (AP, 15) Portant à la fois le deuil de son fiancé et le deuil de Paris, sur fond de drame historique, Adieu Paris ! relève d’une écriture de l’entre-deux, intimiste et discrète, toute en retenue et en nuances, mais témoignant d’un drame qui va au-delà du domaine personnel. On discerne donc dans ce Journal une autre trajectoire, plus intime, mais susceptible de toucher également le plus grand nombre ; après avoir tant aimé Paris et sa grande liberté, après en avoir exploré les rues et la vie stimulante pendant dix ans, après être tombée amoureuse d’un de ses habitants décédé tragiquement « à deux jours de [leur] mariage » (AP, 9), Simone revient au Canada, rentre au bercail, laissant la folie qui s’est emparée de l’Europe derrière elle :

Et voici que se dessine, au terme de tant d’horreurs et d’angoisses, la terre natale. Celle-là que les plus sceptiques même ne revoient jamais, après une longue absence, sans un serrement de coeur, et que chacun voudrait savoir toujours à l’abri de tout conflit, de toute mauvaise surprise. […] Le Canada tient dans ses beaux bras énergiques tous les bonheurs dont puisse rêver un jeune pays. Qu’avons-nous donc été chercher au loin qu’il n’y avait point ici ? Tout nous y apparaît, aujourd’hui, si prometteur et si séduisant. Et, en regard de cette Europe croulante de civilisation, que notre Canada a encore de noble candeur et de forces inemployées. N’est-ce pas de lui que Fernand Gregh, poète fondateur de l’humanisme, disait, lors de son bref séjour en 1934, que ce pays serait peut-être un jour appelé à devenir le centre de la civilisation française ?

AP, 156-157

Le regard que Routier porte alors sur sa terre natale se trouve foncièrement transformé, et il est difficile de ne pas voir dans ce discours patriotique quelque chose d’idéologique, certainement en conformité avec une certaine vision de l’élite religieuse et même politique. En cela, la publication du Journal, dans la mesure où celui-ci constitue le témoignage d’une Canadienne en France et un document de première main pour l’Histoire, s’explique aisément. Élément révélateur, d’ailleurs, c’est le seul morceau de son copieux corpus diaristique que Routier est parvenue à publier. Ça sent si bon la France a dû rester dans ses tiroirs, en dépit du fait que, selon France Ouellet, « il s’agit véritablement d’une oeuvre littéraire, qu’elle a […] essayé de publier jusqu’à la fin de sa vie [46] ». Ses archives sont du reste constituées d’une foule d’autres documents personnels, dont le Journal qu’elle a tenu lors de son séjour de dix mois chez les moniales dominicaines de Berthierville [47] et un autre intitulé Quelques activités de Paris, Ottawa, Bruxelles, Boston, Deland et Montréal : journal — 1944-1980 [48]. Dans ce dernier cas, elle a sans doute envisagé une publication restée elle aussi sans suite.

Néanmoins, avec la publication d’Adieu Paris !, Simone Routier marque un jalon dans l’histoire du genre diaristique féminin. D’abord parce que ce Journal a été l’objet d’une publication anthume et, ensuite, parce qu’il fait partie, au même titre que les journaux témoignant de la Première Guerre, des quelques rares journaux de laïcs qui ouvrent sur une pratique moins idéologiquement marquée et qui laissent davantage d’espace à la subjectivité du scripteur, dans un panorama qui demeure, bien sûr, largement dominé par les écrits personnels à caractère édifiant et apostolique.

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Au Québec, nombre de journaux intimes — majoritairement des journaux de femmes — nous sont accessibles aujourd’hui sous forme d’extraits au coeur de biographies pieuses. Dans plusieurs milieux religieux, les pratiques d’écriture intime étaient en effet encouragées parce que, certes, elles favorisaient l’examen de conscience, mais également parce qu’elles servaient de matériaux pour d’éventuelles « vies [49] », tout en constituant un lieu privilégié d’ascèse et d’exercice spirituels [50]. La présence d’écrits intimes au coeur de ces biographies pieuses représente donc un des principaux intérêts de revenir aujourd’hui sur de telles publications, même s’ils perdent de leur unité et se voient en quelque sorte parasités par le discours biographique qui les accompagne. Il est vrai néanmoins que tous les écrits autobiographiques sont peu ou prou marqués par la recherche et l’affirmation d’une légitimité de dire. À cet égard, les trois parcours féminins que j’ai examinés sont révélateurs de cette difficulté de « dire », et plus encore de celle d’être « entendue », c’est-à-dire publiée. Chacune a eu besoin d’une autorisation « extérieure », si on peut dire, tout comme, bien souvent, d’une justification personnelle. Autrement dit, les femmes qui ont pu se prévaloir du droit d’écrire n’ont pu le faire que sous certaines conditions (statut, valeur morale de leur écrit, topos de la modestie, etc.) qui influent invariablement sur la teneur de leurs textes. Mais, surtout, ces journaux publiés en révèlent beaucoup sur la place des écrits intimes des femmes dans l’institution littéraire canadienne-française. En effet, on a longtemps fait en sorte que l’écriture féminine, et plus encore l’écriture intime, soient tenues à la marge des pratiques littéraires, confirmant ainsi l’image qu’on voulait bien se faire d’elles. Marie-Claire Tremblay a assumé à merveille le rôle de la femme vertueuse, modeste et soumise, ce qui explique que ses écrits aient trouvé rapidement un écho favorable du côté de l’institution religieuse, mais soient aujourd’hui relégués aux oubliettes. Si Léonise Valois a su faire montre de plus d’audace au cours de sa vie [51], l’image d’elle que véhicule son « Journal » n’est pas sans évoquer ce modèle, en plus de reconduire le tiraillement propre aux premières femmes écrivains. D’ailleurs, son Journal rappelle à plus d’un égard celui de Joséphine Marchand, construit également sur cette tension entre une volonté de s’affirmer en tant que sujet individuel et celle de faire « oeuvre utile » au sein de la communauté qui est la sienne [52] ; ou encore le Journal inédit de Michelle Le Normand, à propos duquel Michel Lacroix remarque que, tout comme ses romans, il porte la « trace de ces contradictions entre bonheur individuel et destin collectif, rêve de réussite littéraire et de dévouement pour l’autre [53] ».

Ce sont, en somme, des visions morcelées, des « échappées » du journal féminin qui nous parviennent sous forme imprimée. Rares sont les personnes qui, à l’instar de Léonise Valois, ont eu la chance d’avoir une arrière-petite-nièce écrivaine qui pouvait rendre leurs écrits publics. Il est d’ailleurs rarissime que l’on ait eu assez conscience de la valeur d’un tel héritage pour le conserver, puisque l’on considère souvent que, dans la mesure où les femmes sont plus naturellement portées à se tourner vers « l’intérieur » (par opposition aux hommes, qui consigneraient les faits extérieurs), leurs journaux ne présenteraient que peu d’intérêt historique [54].

Sur le plan de la publication, la part qui revient aux journaux féminins concorde davantage, à mon sens, avec la place marginale qui échoit au journal dans l’économie des genres littéraires, et surtout avec la valeur purement biographique qu’on continue généralement de lui accorder. Ainsi, en dehors des textes qui révèlent un travail esthétique incontestable, comme le Journal d’Henriette Dessaulles, c’est la valeur du nom et de la figure de l’écrivain qui constitue encore le principal vecteur d’une publication. Les noms d’Alice Lemieux, de Simone Routier et de Michelle Le Normand n’ayant presque plus d’échos aujourd’hui, il serait surprenant que leurs journaux sortent des fonds d’archives. Conséquemment, si je me suis volontairement restreinte ici aux oeuvres publiées, c’est dans la mesure où je cherchais moins à situer la pratique diaristique des femmes au coeur de cette période (étude qui demanderait des recherches archivistiques approfondies) qu’à délimiter la place qui lui revient pour le moment dans l’institution et l’histoire littéraires québécoises au sens large. L’histoire littéraire des femmes se penchant de plus en plus sur ces années qui nous paraissent si peu glorieuses pour elles en regard de leur production postérieure, il serait sans doute temps aussi de dépoussiérer un peu les archives de femmes, afin de voir, d’abord, dans quelle mesure s’y jouent une écriture et des topoï spécifiquement féminins, mais aussi et surtout pour enfin donner réellement accès à ces « refuges de la créativité féminine ». Car je ne voudrai, pour ma part, admettre que cette pratique est avant tout féminine que le jour où nous aurons réellement la possibilité de confronter ce lieu commun à la réalité des textes.