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En 1985, un programmeur et cinéaste, Alain Bergeron, un philosophe s’intéressant au langage et aux flux de l’information, Philippe Côté, et un artiste fasciné par la propagande, Jean Joseph Rolland Dubé, forment un collectif d’artistes qui produira une oeuvre paradoxale, tournée vers la critique des institutions, en particulier muséales, et dont l’archivage frénétique qui en forme le principe s’appuie sur une pratique tous azimuts de la dissémination. Ayant appris que l’un de ses membres, Philippe Côté, était sur le point de s’éteindre, l’agence TOPO a fait appel à des proches du collectif, de même qu’à des critiques et à des spécialistes de l’art contemporain afin de consacrer un ouvrage [1] à .(La Société de conservation du présent).

Structuré de manière élégante et rigoureuse, le livre épouse les trois principes énoncés par le manifeste minimaliste du collectif en consacrant une partie au « principe d’archive », une autre à « l’art de la promesse » et au « désoeuvrement », en plus d’ajouter une riche dernière partie sur l’utilisation souvent novatrice et décalée des « nouveaux médias » par la .(SCP). Une iconographie abondante au graphisme impeccable ponctue l’ouvrage avec à-propos, chaque page recevant ne serait-ce que l’un des nombreux pictogrammes créés par la .(SCP) ou l’un de ses apophtegmes plus ou moins ludiques servant à définir son esthétique [2]. Une section iconographique rassemble également plus de soixante-quinze cartes, recto-verso, produites par la .(SCP), ces petites cartes de poche de plastique contenant un collage de matériaux variés — souvent tirés de divers périodiques —, dûment « archivées » par la folioteuse et au moyen desquelles la .(SCP) « archivait » le présent, tout en disséminant sa production.

Il est d’usage de voir dans le tournant des années 1970 à 1980 un changement de paradigme important, aussi bien en littérature que dans les sciences humaines et les arts en général. La fin — ou le durcissement, mais c’est là une autre histoire — d’un certain militantisme politique va de pair, on le sait, avec la perte de sens de certaines idéologies ayant façonné le siècle, ce dont le « rapport sur le savoir » commandé par le gouvernement du Québec et produit par Jean-François Lyotard en 1979 a rendu compte [3]. Or, au-delà du contenu de ces idéologies, c’est également un changement des modalités du temps vécu qui est en jeu dans la crise affectant la modernité qui s’amorce alors. La .(Société de conservation du présent), comme son nom l’indique, est symptomatique de la modification qui affecte ce que l’historien François Hartog appelle un « régime d’historicité [4] ». Car que signifie conserver le présent ? L’archiver de manière compulsive, comme le collectif s’y adonnera pendant dix ans par des moyens divers ? André-Louis Paré, dans une très intéressante contribution consacrée au deuxième principe mis de l’avant par le collectif, remarque que « [l]’art de la promesse ne peut avoir lieu sans cette intuition d’un temps qui se transforme » (119). Mais si, comme le soutient également Sonia Pelletier, l’action de la .(SCP) a surtout porté sur le temps, elle s’est aussi attardée aux modalités esthétiques et technologiques d’une postmodernité alors au faîte de sa gloire dans les sphères savantes et artistiques.

Deux pratiques rendent compte avec acuité de la dissémination mise de l’avant par la .(SCP) : l’usage compulsif de la folioteuse, cet outil servant à numéroter les archives, et la distribution à tout vent des fruits de la cartographie, pratiques s’appuyant sur deux appareils « technologiques » archaïques, aux antipodes de leurs innovations subséquentes à partir des technologies numériques mais qui témoignent toutes deux du « désoeuvrement » consubstantiel à leur compréhension de l’art au sein de notre présent. Ce troisième principe mis de l’avant par la .(SCP) fait d’ailleurs l’objet d’un commentaire de Michaël La Chance qui permet d’approfondir la démarche générale du collectif et d’en souligner les présupposés. Le désoeuvrement, rappelle La Chance, renvoie de prime abord à une notion de Maurice Blanchot souvent reprise par le post-structuralisme, de Michel Foucault à Jean-Luc Nancy, et qui insiste sur « l’absence d’oeuvre » avec laquelle est aux prises l’écriture [5]. Oeuvrer à un désoeuvrement signifie donc dans un premier temps repousser la clôture de l’oeuvre, la reconduire à un « à venir » qui permet d’inverser les pôles de finalité et de processus. C’est précisément une telle inversion qui est visée par les différents gestes artistiques de la .(SCP) qui, telle l’inscription de numéros d’archives sur les documents les plus divers, participent davantage d’une dissémination et d’une délocalisation de l’art que de la construction en bonne et due forme d’un corpus d’oeuvres. Il faut aussi rappeler la proximité du désoeuvrement avec la dimension du loisir, liée à un au-delà de l’histoire dans l’horizon du marxisme avec lequel joue manifestement la .(SCP) en entremêlant le motif de la « promesse » avec le rappel récurrent de leur position revendiquée face à l’histoire (« L’histoire sera close. Nous viendrons après. » [26]). Mais, au-delà de ces significations très répandues dans les sphères intellectuelles et artistiques des années 1980, La Chance donne une autre interprétation de ce désoeuvrement inspirée par la « défonctionnalisation » mise de l’avant par le critique Franco Moretti, où « désoeuvrer c’est changer la fonction de formes existantes : je construis un nouveau projet à partir d’oeuvres et de documents car ils contiennent des potentiels d’innovation qu’il faut rendre de nouveau disponibles » (155 ; La Chance souligne). Il y a donc une cohérence qui transcende le ludisme manifeste d’énoncés visant à valoriser la copie au détriment de l’original ou répétant à l’envi que la .(SCP) ne va « rien dire de nouveau » (126).

Après une intéressante incursion à l’intérieur de la dynamique propre à l’art underground aux abords de l’Université du Québec à Montréal — le local de la .(SCP), le « 259 », était situé entre l’université et les Foufounes électriques — au début des années 1980 par un collaborateur occasionnel, Philippe Bézy, la quatrième et dernière partie s’attarde à l’importante composante technologique du collectif. Plusieurs intervenants soulignent d’ailleurs le rôle primordial joué par le premier Macintosh dans l’esthétique de la .(SCP) et le choix de ses moyens. Il y a là plus qu’une coïncidence, qui mérite d’être éclairée. Dans la mesure où l’un des objectifs primordiaux de la .(SCP) consiste à soumettre l’art à une « déterritorialisation » (122), à le sortir à la fois du musée auquel il est destiné et, plus encore, du marché auquel le confine le jeu des collectionneurs, l’apparition de la technologie numérique lui a permis de radicaliser la dissémination de son action entamée par sa pratique de la cartographie, notamment. L’apport d’Alain Bergeron est ici fondamental. La création d’un logiciel, « Photo », lui vaut dans un premier temps un prix de la société Apple France et lui permet de mettre la main sur un Mac 128 avant même qu’il ne soit commercialisé au Canada. Il multipliera ensuite les expérimentations de réseautique alors que tout est encore à inventer, ce qui mènera à la création du Musée Standard, au moyen duquel la .(SCP), selon les mots de Philippe Côté, « quitte le local 259 » et « délocalis[e] [ses] activités vers le continent numérique » (39 et 38). Au dire d’André Éric Létourneau, « le Musée Standard est peut-être le premier musée virtuel mondial » (224). Et une fois de plus, il faut bien voir comment le moyen choisi permet de radicaliser une pratique déjà mise de l’avant, en particulier le statut proprement artistique revendiqué pour la copie, dans un geste « aux antipodes de la notion d’aura benjaminienne » (69), comme le remarque Denis Lessard dans sa réflexion sur le « principe d’archives ». Car si le Musée Standard permet à l’art de « s’affranchir du marché et de la logique économique s’édifiant autour de l’aura de l’objet unique » (224), ce geste éminemment politique s’accompagne d’une décentralisation de la poïesis, puisque tout visiteur est invité à participer à l’élaboration du musée virtuel. L’enjeu, dans ce moment clé de développement technologique, est donc à la fois esthétique, économique et politique, comme la brochure explicative de l’installation « Diderot Québec [6] » permet de le saisir :

Nous agissons maintenant, au moment où la grande industrie des télécommunications installe un nouveau standard de communication en Amérique du Nord, le NAPLPS [North American Presentation Level Protocol Syntax] […]. En prônant maintenant l’autoproduction dans le champ social et la gratuité dans le monde de l’art, nous oeuvrons à contrer cette situation industriellement coloniale qui s’annonce insupportable. Nous inonderons le marché de l’art de nos produits en les donnant.

Au-delà de la subversion évidente d’un certain discours social sur les bienfaits de la technologie, l’enjeu est donc clairement esthétique, puisqu’il s’agit encore une fois d’attaquer le principe (ontologique) même de ce qu’est une oeuvre d’art. Comme Philippe Bézy l’a remarqué, le collectif a contribué à « présenter une vision alternative qui tenait compte des évolutions sociologiques, opérant un genre de vaccination, en amont, contre l’hégémonie d’hyper-capitalistes qui avançaient leurs pions sous le couvert d’un progrès dont ils ne se parèrent que pour mieux l’instrumentaliser […] » (181). Mais au même titre que les Situationnistes, par exemple, il a également cherché à déplacer le concept même de geste artistique afin de lui faire épouser la nouvelle concaténation des modalités du temps vécu.

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Même s’il ne s’agit plus d’une parution toute récente, je me permets de dire quelques mots d’une « invitation à lire le roman québécois [7] » destinée aux étudiants et enseignants européens, sous la plume de Lise Gauvin. De tels « parcours » servent souvent d’indices sur l’état de la recherche, au même titre que d’autres ouvrages de synthèse, et il me semble important d’en rendre compte dans cette chronique consacrée aux études québécoises. Il est aussi intéressant de mesurer l’image de soi — ici à travers le filtre du roman — que l’on cherche à véhiculer dans un ouvrage d’introduction destiné à un lectorat étranger. Sans surprise, Lise Gauvin reprend ici des thématiques de recherche qui lui sont chères, de la notion de « langagement [8] » à celle de l’écriture migrante, se penchant en particulier sur l’oeuvre d’Émile Ollivier, à laquelle elle s’est beaucoup intéressée [9] et consacre ici de belles pages. Elle reprend aussi, toujours dans cet esprit de synthèse, la problématique du « romancier fictif », naguère forgée par André Belleau et récemment reprise par Marilyn Randall [10], celle du Montréal des écrivains, celle de l’américanité à travers l’appropriation québécoise du road novel et celle de l’éclatement générique du roman actuel. Enfin, cherchant à repérer les coordonnées d’un imaginaire proprement québécois, elle relit le roman en fonction de la dichotomie bien connue qui donne le titre à son ouvrage, attentive aux renversements et autres déplacements qui affectent les mythes hérités de l’imaginaire du conte, de la « séduction de l’étranger [11] » au nomadisme.

Passons rapidement sur le premier chapitre consacré à la question de la langue, au Québec, puisque les analyses de Gauvin, toujours aussi pertinentes, ont trouvé de plus amples développements ailleurs. Ce n’est toutefois pas un hasard si elle reprend ces analyses en ouverture, tant le roman québécois témoigne en effet, à ses débuts, d’une « surconscience linguistique » (224) paralysante, de la « langue-refuge », lieu d’une spécificité proprement québécoise, jusqu’à la langue « symptôme » (18-19) dénoncée par les écrivains de Parti pris. Reprenant son hypothèse d’une déterritorialisation de l’écriture parallèle à la reterritorialisation de la langue sur le plan sociopolitique (42), Gauvin montre bien comment cette dernière, depuis Réjean Ducharme ou Jacques Ferron jusqu’à La vie en prose de Yolande Villemaire ou à Maryse de Francine Noël, est devenue « un espace de liberté et d’invention » (43).

Si l’on comprend bien cet angle privilégié par l’auteure, on peut toutefois se demander s’il était nécessaire d’enfoncer le clou immédiatement après en reprenant la problématique du « romancier fictif », qui donne lieu, au gré des classiques du genre (Hervé Jodoin et François Galarneau se regardant écrire dans Le libraire et Salut Galarneau !, tout comme le narrateur de Prochain épisode), à une autre réflexion sur la langue des nombreux narrateurs qui écrivent dans le roman québécois.

Quittant le champ de la langue, Gauvin propose ensuite une intéressante relecture du motif de l’américanité à partir d’un genre bien précis : le road novel québécois, qu’elle explore à travers Volkswagen Blues de Jacques Poulin, Le joueur de flûte de Louis Hamelin et Un train pour Vancouver de Nicole Lavigne, pour n’en mentionner que quelques-uns. Gauvin établit d’emblée le redoublement narratif impliqué par le genre dans la mesure où « toute oeuvre littéraire est d’abord voyage imaginaire » (131). Le road novel peut donc à juste titre servir de métaphore de l’art du récit en général, ce qui permet de comprendre les nombreuses résurgences d’« aventuriers » dans le roman québécois d’aujourd’hui. À ce redoublement narratif il faut encore ajouter les nombreuses figures de double s’affichant dans ce road novel québécois, ce qui n’est pas si surprenant lorsqu’on considère le fait que ces nombreuses « histoires américaines » permettent souvent à leurs protagonistes d’« inscri[re] leur différence à la faveur d’un déplacement mué en séjour exploratoire et en questionnement identitaire » (146).

Le sixième chapitre de l’auteure, intitulé « Théories-fictions, autofictions, romans-poèmes et territoires du féminin », offre une riche relecture des expérimentations formelles ayant ponctué l’aventure féministe qui a pris son essor dans les années 1970. Dans la mesure où il s’agissait de dénoncer un pouvoir qui s’était en particulier exercé sur la langue et le corps même des femmes, il ne faut pas s’étonner que la « théorie-fiction » oeuvrant à leur libération donne lieu à des explosions diverses, tant elle repose sur « la conscience d’avoir à inventer de nouvelles manières de dire » (160). S’attardant préliminairement aux textes fondateurs de Nicole Brossard, dans La Barre du jour, et de France Théoret, Gauvin revient sur tout un parcours avec ses enjeux et ses déplacements, jusqu’aux autofictions du début des années 2000. Or, il faut le souligner, celles-ci semblent bien fades lorsqu’on les confronte avec des fictions comme L’Euguélionne de Louky Bersianik, pour s’en tenir à ce seul exemple.

Le dernier chapitre est consacré à l’écriture migrante et au métissage de tout ordre dont elle offre le modèle. Fidèle, là encore, à la réflexion linguistique offerte par cet enjeu du métissage, l’auteure réserve ses pages les plus fortes aux oeuvres et à la réflexion d’Émile Ollivier et de Marco Micone, bien qu’elle présente également, plus ou moins longuement, d’autres écrivains migrants consacrés au fil des années par la critique (Régine Robin, Ying Chen, Dany Laferrière et Sergio Kokis). Elle rappelle d’abord qu’Ollivier a été le premier à proposer l’expression de « culture migrante », par opposition à celle de « culture immigrée », afin de mettre l’accent sur « le caractère émergent » (186) de cette culture née du processus de rencontre entre les contextes d’origine et d’accueil. Sans minimiser le caractère traumatique de l’exil, trauma qui occupe d’ailleurs une place non négligeable dans les romans de l’écrivain, Ollivier insiste pourtant sur « l’élargissement de l’horizon » (186) et sur le gain en liberté qui accompagne cette expérience de l’exil. La lecture substantielle que propose ici Gauvin de son ultime roman, La brûlerie, permet de vérifier la richesse de cette liberté teintée par le travail du deuil. Elle y voit à juste titre « l’accomplissement du projet d’écriture plurivocale et décloisonnée qui sous-tend tout [son] travail » (189) et qu’elle met en rapport avec la poétique de la Relation et du Tout-Monde proposée par Édouard Glissant, poétique ici « irriguée de l’intérieur par l’expérience de la vie montréalaise » et « porteus[e] de la rumeur du monde » (194).

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Lise Gauvin précise bien dans son ouvrage qu’il s’agit d’un « parcours », et non d’une histoire à proprement parler du roman québécois. Cela implique une dimension de choix incontournable qu’il faut en tant que lecteur respecter, malgré les désaccords occasionnels qui peuvent surgir sur le fait de s’attarder sur tel ou tel écrivain plutôt que sur tel autre. Je m’en voudrais toutefois de ne pas souligner, en terminant, une certaine frilosité — qui n’est pas le fait exclusif de l’auteure, comme le montre la récente Histoire de la littérature québécoise [12] — à l’égard de certaines oeuvres contemporaines plus novatrices. Pour prendre un exemple trivial, pourquoi mentionner les romans historiques quelconques de Gérard Bouchard et passer sous silence l’oeuvre, plus expérimentale, d’Hervé Bouchard ? Pourquoi parler des oeuvres d’Yvon Rivard, de Jean-François Beauchemin, de Marie-Sissi Labrèche, plutôt que des nombreux romans publiés par les jeunes maisons d’édition qui pullulent, depuis une dizaine d’années, du Quartanier aux Éditions de ta mère, en passant par le Marchand de feuilles ou La Peuplade ? On pourrait multiplier les exemples, les propositions. Mais un fait demeure : il serait temps que des ouvrages de synthèse retiennent ce qui aujourd’hui participe au renouvellement du roman québécois, au même titre que les critiques des années 1960 ont accompagné le bouleversement qui a fait sa richesse.