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Si l’on sait qu’il existe une « Petite essayistique[1] » d’André Belleau, l’on peut aussi déceler dans son oeuvre une « petite philosophie ». Celle-ci n’est jamais présentée comme telle, ni développée autour de concepts ou érigée en méthode. Pourtant, des principes et une vision du monde singulière orientent les essais de Belleau, qui partage avec l’écrivain Roland Barthes une certaine liberté intellectuelle et une flexibilité vis-à-vis des signes du réel. Les deux penseurs adoptent une posture particulière, une philosophie en mode mineur, dans la mesure où ils ne cherchent pas à affermir des positions ou à concevoir un système. Dans les cahiers de Belleau, une citation d’Alain Robbe-Grillet à propos de Barthes est transcrite et témoigne d’une certaine méfiance envers la théorie :

Cette pensée d’Alain Robbe-Grillet sur Barthes (Le Nouvel Obs, no 855, 30 mars au 5 avril 1981, p. 55) : Se moquant ouvertement de « nos trois gendarmes » : Marx, Freud, Saussure, [Barthes] finissait par dénoncer l’insupportable impérialisme de tout système fort, dans son célèbre apologue de la bassine à friture : une pensée « véridique » à la cohérence forte, c’est comme de l’huile bouillante, vous pouvez y plonger n’importe quoi, il en ressortira toujours une frite[2].

Par le biais de leur écriture, Barthes et Belleau se sont engagés dans « l’exercice d’un rapport à soi[3] », ont fait progresser une « “stylistique de l’existence” — pour emprunter l’expression séduisante et énigmatique de Foucault[4] » —, qui consiste à se méfier des mots d’ordre, des classifications, et forme une posture à la fois politique, sociale et personnelle. Cette « sorte d’esthétique élémentaire de l’existence[5] », qui peut être rapprochée de l’idée de « neutre » développée par Barthes, ne constitue en rien une manière de se soustraire ou de se dérober aux affaires de la cité. Elle manifeste plutôt une volonté de considérer les choses autrement, de présenter un point de vue différent, de répondre de façon inattendue à une question posée, de dévoiler le non-dit contenu dans une affirmation ou encore de préférer l’ambivalence à l’univocité. Cette ambition audacieuse n’aura jamais quitté André Belleau.

Barthes aura longuement développé et étudié la notion de « neutre », notamment dans une série de treize cours donnés au Collège de France en 1978. Elle est inscrite en filigrane de toute son oeuvre, aussi bien dans Roland Barthes par Roland Barthes (1975), Leçon (1978) ou La chambre claire (1980) que dans ses travaux de sémiologue, dans lesquels il tentait de « se soustraire aux impositions de la langue, c’est-à-dire de sortir ou de tenter de sortir des grilles du symbolique[6] ». Si Belleau, pour sa part, n’aborde le neutre que de façon oblique, les caractéristiques qui sont liées à la notion transparaissent dans ses essais. Pour l’essayiste québécois, le neutre représente l’aspiration à une conception du langage qui résisterait aux discours typés ainsi qu’aux ensembles considérés comme rigides et oppressants. Là se trouve sans doute la dimension politique que comporte le neutre. Celle-ci se double cependant d’une perspective plus autobiographique, marquée par une forme de détachement exemplaire, une souveraineté personnelle qui n’est pas sans rapport avec les conséquences désastreuses, redoutées par Belleau, du « non » référendaire (qui accélérerait le processus de « déculturation »).

Le neutre

Barthes parle d’un désir du neutre pour évoquer la force sourde qui hante ses écrits. Dans le séminaire consacré à cette question, il en examine une trentaine de figures parmi lesquelles on retrouve la retraite, le kaïros, l’androgyne, la fatigue, la délicatesse et la bienveillance[7]. Il le décrit de la façon suivante : « Je définis le Neutre comme ce qui déjoue le paradigme ou plutôt j’appelle Neutre tout ce qui déjoue le paradigme. Car je ne définis pas un mot ; je nomme une chose : je rassemble sous un nom, qui est ici le Neutre[8]. » Dans Sade, Fourier, Loyola, le neutre est « l’opposé de la Moyenne ; celle-ci est une notion quantitative, non structurale ; elle est la figure même de l’oppression que le grand nombre fait subir au petit nombre […] ; le neutre, au contraire, est une notion purement qualitative, structurale ; il est ce qui déroute le sens, la norme, la normalité[9] ».

Belleau et Barthes témoignent tous deux d’une prédilection pour les formules paradoxales, de même que d’une propension à analyser un aspect en apparence secondaire d’un discours pour en révéler le sens caché. Bernard Comment, dans un ouvrage qui s’intéresse précisément au neutre chez l’essayiste français, rappelle l’importance qu’accorde ce dernier à « l’indirect, [aux] parenthèses, [à] l’arrière-plan [et aux] marges[10] ». En d’autres mots : « une des caractéristiques de l’écriture de Barthes revient à subordonner le principal[11] ». Cette manière de faire se rencontre aussi fréquemment chez Belleau. Elle peut, d’une certaine façon, se percevoir dans cette interrogation : « Comment être manifestement solidaire du groupe dans la distance, et qui plus est, dans une distance ironique, parfois cruelle[12] ? » Ce mélange d’aplomb et de surplomb, d’engagement et de distance caractérise l’essayiste à l’étude.

Le Barthes de Belleau

Le nom de Barthes apparaît entre autres dans la bibliographie du Romancier fictif[13] (dans laquelle figurent les titres « L’effet de réel », « Éléments de sémiologie » et Introduction à l’analyse structurale des récits). Il revient aussi à plusieurs reprises dans Surprendre les voix et Y a-t-il un intellectuel dans la salle (il en est surtout question dans « Approches et situation de l’essai québécois »). Une plongée dans les archives de Belleau[14] révèle toutefois au chercheur un lecteur véritablement passionné par l’oeuvre de l’écrivain français. À de nombreuses reprises, Barthes est mentionné, particulièrement dans le deuxième de ses cahiers[15]. La première occurrence survient le 2 novembre 1971. Belleau rédige alors trois pages de commentaires sur sa lecture de Critique et vérité, dont il recopie des passages. Il note, par exemple :

« Depuis près de cent ans, depuis Mallarmé… ce qui s’échange, se pénètre et s’unifie, c’est la double fonction, poétique et critique, de l’écriture. »

« La sanction du critique ce n’est pas le sens de l’oeuvre, c’est le sens de ce qu’il en dit. »

« Le critique éprouve devant le livre, les mêmes conditions de parole que l’écrivain devant le monde[16]. »

Ces trois citations ont pu être interprétées par Belleau comme étant une forme d’incitation à recourir à sa propre voix critique, à assumer le fait que l’essai constitue un travail de créateur, celui d’« un artiste de la narrativité des idées[17] », comme il le formulera ultérieurement dans sa « Petite essayistique ». Parmi les notes qu’il a prises sur Barthes, on peut aussi relever ce que le penseur français nomme les « formes de transformations » par l’écriture : « la substitution, l’omission, la condensation, le déplacement, la dérogation[18] ». Il paraît difficile de ne pas établir de parallèles avec les traits du neutre, puisque sont présentées ici des façons de contourner l’opposition ou l’affrontement afin de privilégier une approche plus souple, complexe, nuancée.

En fait, Barthes symbolise l’essayiste par excellence pour Belleau. Comme ce dernier l’écrit le 25 mars 1980, l’auteur de La chambre claire est, selon lui, le créateur d’une « nouvelle forme » :

Les Essais critiques de Roland Barthes représentent pour moi l’idéal formel de l’essai. J’admire Barthes comme écrivain : chez lui, les mots techniques contribuent à la beauté, au poids, à l’étalement heureux du signifiant. Ils ont le même rôle que les mots dits « poétiques » chez les poètes. Voilà la science, la pensée abstraite devenues concrètes parce que littéraires. Barthes est en fait, le créateur d’une nouvelle forme (commencée par Bachelard). Chez lui, le bonheur de dire s’instaure dans la linguistique structurale. Son dire prolonge sans cesse son dit, fait partie intégrante de son dit[19].

L’essayiste français aura permis à Belleau de « retrouver dans la lecture du monde et du sujet [non pas] des oppositions, mais des débordements, des empiétements, des fuites, des glissements, des déplacements, des dérapages[20] ». Ceci se manifeste chez Belleau dans l’intérêt porté aux formes marginales du discours et de la littérature, qu’il s’agisse du fantastique, de la nouvelle, de l’essai ou de la chanson. L’auteur prêtera en outre une attention soutenue aux discours véhiculés dans les médias.

Belleau retient non seulement de Barthes l’effort d’éviter les discours figés et de déjouer la doxa, mais aussi un style marqué par des formules astucieuses, efficaces et laconiques comme celle-ci, tirée de l’essai « Portrait du prof en jeune littératurologue » : « La recherche est un thème obsessionnel de la conversation universitaire. Chaque fois que je l’entends, la question de Barthes me revient : “Qu’est-ce qu’une recherche ? Pour le savoir, il faudrait avoir quelque idée de ce qu’est un résultat[21].” »

Le Barthes qu’admire et auquel se réfère Belleau est un intellectuel et un écrivain davantage qu’un universitaire. En fait, bien qu’ayant été admis au Collège de France, l’essayiste français se décrivait lui-même comme un « sujet impur » de l’université, n’ayant publié que des essais d’un « genre ambigu où l’écriture le dispute à l’analyse[22] ». Belleau fut, quant à lui, tour à tour directeur d’hôpital à vingt-quatre ans, producteur à l’Office national du film et, alors qu’il était déjà père de famille, étudiant de littérature à l’Université de Montréal. Devenu professeur à l’UQAM, il n’avait pas pour autant le sentiment d’appartenir pleinement à l’institution universitaire. Dans ses cahiers, il note à ce propos :

Ce qui précède, je viens de l’écrire (sous une autre forme) à Marc Angenot[23], “l’effrayant” producteur d’articles pour les revues universitaires. Rien de péjoratif dans cette façon de parler : Marc est un professionnel, je ne suis qu’un autodidacte. J’ai beaucoup d’amitié, d’admiration pour lui. Mais je sens bien, à le lire, à l’entendre, à le voir agir, à observer les gens qu’il fréquente, je sens bien que tout cela constitue un autre lieu que le mien, que j’y donne le change, que ça me flatte d’en être tout en sachant bien que je n’en suis pas[24]

Il semble légitime de supposer que les divers milieux de travail de Belleau ont servi d’espaces de rencontre pour celui qui s’intéressait à l’échange de paroles, à la confrontation des idées (le développement de sa propre pensée au contact d’un livre ou encore l’interaction directe avec des collègues et amis[25]). La lecture des cahiers permet de constater à quel point Belleau consigne — particulièrement lors de ses voyages — les rencontres qu’il a faites, les dîners partagés et même, parfois, le niveau de conversation de ses interlocuteurs. C’est aussi de cette façon que le neutre prend forme chez lui. Davantage que l’université, c’est la revue Liberté — qu’il comparait à une taverne[26] — qui représente son lieu d’expression privilégié : « À Liberté, on ne m’a jamais demandé de rendre des comptes, de me justifier, de m’expliquer, de faire mon autocritique, de ne pas me contredire, d’être cohérent[27]. » À la revue, l’hésitation est possible, de même que la contradiction, le bégaiement, le tâtonnement, voire l’erreur (ce qui n’est évidemment pas acceptable lors de conférences ou dans les pages d’un article scientifique).

Le neutre et le politique

Les deux essayistes à l’étude considèrent que la langue est indissociable du pouvoir. Elle « est une législation[28] », et Belleau affirme que « même la grammaire est politique[29] ». Ce dernier rappelait qu’écrire, parler ou raconter ses mémoires — comme l’avait fait Gérard Pelletier —, c’est toujours « organiser le monde[30] » et tenter de le maîtriser. Dans « L’effet Derome[31] », par exemple, Belleau opérait un détournement, subordonnait le principal, en ébranlant l’opinion répandue selon laquelle Radio-Canada contribuait au maintien de la qualité de la langue française.

Ce que Belleau partage aussi avec Barthes et que recouvre le terme de neutre est un questionnement sur le politique et la survie. Celui-ci consiste à chercher sans relâche, à s’assurer que le langage ne se referme pas, qu’il ne se limitera pas à des dualismes. Il s’agit d’afficher un « goût passionné pour l’OUVERT[32] », comme l’écrit Belleau.

Les deux essayistes rappellent de ce point de vue que le geste véritablement politique est rare, que nous sommes presque toujours dans le ressassement, la redite, la reprise. Ils ont démontré que le langage, en tant que système, peut néanmoins offrir des sorties, des manières d’échapper à ses propres règles en suspendant le sens, en le déplaçant.

Dans « Parle[r][z] de la France », Belleau avance que « [l]e discours québécois est bloqué dans une question nationale obsessionnelle et indépassable. Nous en sommes tous là. Comment le libérer ? Il faudrait réussir à parler d’autre chose qui soit au fond la même chose[33] ». Ce passage énigmatique invite à dépayser la question nationale, à s’en éloigner, à l’examiner attentivement, mais de manière différente, et à considérer le soi comme un autre. C’est ce que Belleau cherche à faire dans la suite de l’essai, lorsqu’il exprime le sentiment d’étrangeté qu’il éprouve par rapport à la France. Celui-ci n’est pas sans lien avec l’incapacité de la gauche française à se « reconnaître et [à] apprécier des valeurs telle la sociabilité paysanne, laquelle imprègne la société québécoise tant rurale qu’urbaine[34] ». Il ajoute du même souffle que si les Québécois se considèrent pour la plupart comme étant Nord-Américains, le regard du Canadien anglais ou du fédéraliste (il donne l’exemple de Gérard Pelletier) ne cesse de leur rappeler qu’ils sont « French », « alien, étrangers[35] ». Belleau souligne ce jugement dépréciatif, ce récit définissant négativement les Québécois. Or, plutôt que de tenter de démontrer que ces derniers sont à la fois Nord-Américains et Français, il propose de penser qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre et prend le parti du « non identifiable ». C’est par le neutre, par le refus de l’identification et de la définition dans « Parle[r][z] de la France », qu’il parvient à échapper à la dualité.

Le neutre biographique

Dans un essai publié en juin 1984, Belleau avance que le « discours de l’indépendance » a entraîné une « indépendance du discours » par rapport à l’Ancien Québec. En ce sens, il considère que « l’indépendance est déjà commencée » :

Il y a bien vingt ans maintenant que le Québec a rompu les amarres avec l’Ancien Régime et a pris le large, exposé aux risques de la haute mer : la déculturation. […] Pour moi, je demeure serein. Depuis un bon moment déjà, les rivages de l’Ancien Québec se sont estompés. Je suis curieux de voir ce qui va arriver à ce sacré bateau qui tient par tous les temps. Cette curiosité l’emporte sur le besoin de savoir si un jour ou l’autre nous aurons l’indépendance[36].

Ce passage empreint de sérénité témoigne d’une prise de distance : Belleau ne se pose plus en acteur engagé, mais bien en observateur curieux. Bien que la disparition soit désormais envisageable (« la déculturation »), son attention se porte sur la traversée à effectuer, la distance à parcourir, le périple à accomplir.

Le lecteur peut relever d’autres occurrences de la métaphore maritime dans Surprendre les voix. L’accumulation de ces indices révèle à quel point l’idée de départ est présente dans l’oeuvre de Belleau. L’essayiste ne cherche nullement à se substituer à Ulysse : il n’est jamais question de retour chez lui, mais plutôt d’errance. Dans « Mon coeur est une ville », il tente d’échapper au temps qui passe :

Dans la glu de nos jours et sur l’espace montréalais, deux pointes : la maison et le bureau. Entre l’aller et le retour, entre les matins et les soirs, le chemin est tracé et la durée, consistante. […] Mais entre les deux pointes, hors du temps, astre vide, il y a l’autobus, porteur de nos rêves et de nous qui portons notre vie. Ne jamais descendre. Ne jamais arriver à destination[37].

Cette destination, c’est Ithaque, la maison, l’Ancien Québec. L’atteindre équivaut à « tomber sous le lot commun : vieillir, mourir[38] ». À l’opposé, l’entre-deux, le neutre, c’est l’ouvert, la poursuite de la discussion, le rebond et la survie.

Le voyage, chez Belleau, constitue entre autres une allégorie du rapport de l’essayiste au langage, plus exactement de son désir d’un rapport plus immédiat aux signes. Dans « Maroc sans noms propres », il déplore le fait d’être un touriste : « Le malheur d’être touriste alors qu’il faudrait être un voyageur ! Les signes ne m’arrivent que latéralement, par les interstices que le circuit touristique, qui n’est qu’un circuit d’échanges répétitifs, ne parvient pas tout à fait à boucher[39]. » Le voyageur rêvé est celui qui aurait un accès direct au sens, celui qui percevrait le réel sans intermédiaire et qui court-circuiterait le langage pour aboutir à une forme de silence.

Ainsi, le voyage sert moins à se percevoir dans le regard de l’autre qu’à y disparaître. Il s’agit de se fondre dans les signes du monde, dans un mélange d’humilité et d’humanité. Peut-être était-ce là ce qu’entendait Belleau lorsqu’il écrivait être à la recherche d’une « solidarité qui aurait le tremblé du vécu[40] ». Le mot « tremblé » renvoie à une certaine crainte ou, à tout le moins, à une incertitude, mais aussi au mouvement et au refus de se fixer, de se définir. Ses essais visent à s’affranchir de toute forme de contrainte tant institutionnelle, culturelle, linguistique, qu’existentielle. En ce sens, on peut considérer que Barthes et Belleau ont tenté de penser le neutre sur les plans politique et personnel. Il suffit de rappeler ces quelques titres qu’a fait paraître le second : « L’Allemagne comme lointain et comme profondeur », « Maroc sans noms propres », « Guadeloupe ambiguë ». Mais la petite philosophie d’André Belleau ne se déploie nulle part ailleurs mieux que dans « On ne meurt pas de mourir » :

Ce n’est pas par un renversement purement dialectique que je me mets à creuser la notion de non-identité. Il se pourrait que la non-identité recèle des valeurs insoupçonnées. Parlons plutôt du non identifiable. Je ne sais pas ce que je suis. Un Juif qui n’aurait pas réussi à devenir Israélien serait demeuré Juif. J’étais « X » qui n’a pas réussi à devenir Québécois. Mais par ailleurs, le « non identifiable » semble subversif dans le monde actuel. Je me fais demander par des Français dans un restaurant de Rome : « Vous êtes Belge ? » Je réponds : « Non. Et vous ? » Étonnement. Malaise. Il faut être quelque chose. Or je suis une sorte d’apatride. Je navigue sur les mers de l’existence avec un pavillon de complaisance. Le mien est canadien au lieu d’être libérien ou panaméen[41].

Si une forme de nostalgie et d’exaspération se dégage de ce passage, celle-ci s’accompagne d’une volonté d’ouverture au changement pour le Québec et pour Belleau lui-même. Ce n’est toutefois pas la nostalgie au sens traditionnel de « mal du pays » ou « mal de pays » qui est présente chez l’essayiste, mais un sentiment à la fois d’enracinement et de déracinement[42].

La nostalgie dont il est ici question n’est pas celle d’un Québec rêvé ou du pays de l’enfance, mais plutôt d’une appartenance qui n’aurait pas tellement à voir avec le territoire, ni même avec soi. La philosophe Barbara Cassin se demande si l’on peut faire de la nostalgie « une tout autre aventure que celle qui la relie souvent aux “ambiguïtés parfois terrifiantes du chez-soi et du patriotisme”[43] », de sorte qu’elle nous conduise plutôt « au seuil d’une pensée plus large, plus accueillante, d’une vision du monde délivrée de toutes les appartenances[44] ». La nostalgie serait moins un état de tristesse causé par le souvenir d’un sol natal que l’on aurait quitté que par la pensée persistante d’une terre rêvée, espérée, inaccessible et qui pourtant nous manque, où nous aurions pu vivre heureux. Dans « L’Allemagne comme lointain et comme profondeur », Belleau écrit en ce sens : « Mais toute ma vie, je le dis sans regret ni amertume, j’ai habité la Romania alors que je rêvais de la Germania. J’ai vécu dans la marge de la Germania, à sa frontière, avec le sentiment de ne jamais y être vraiment entré[45]. » Belleau ne ressent pas de nostalgie pour l’Allemagne en tant que pays, mais pour sa langue, sa culture et sa littérature. Là se trouve sa « patrie mythique », dans un rapport qui n’a rien à voir avec l’« exotisme », « [c’]est même tout le contraire de l’exotisme, puisque le plus éloigné serait en même temps le plus intime[46] ». Cette formulation nous invite à penser que l’on n’est jamais pleinement chez soi, que la terre d’élection n’est autre que la langue : celle dont nous avons hérité à la naissance, certes, mais surtout un certain rapport à celle-ci, un usage particulier. Cette esthétique du langage n’est autre qu’une « esthétique de la vie » et peut être rapprochée de la notion de neutre. La petite philosophie d’André Belleau se caractérise par une résistance à tout ce qui trace des limites, clôt, restreint, entrave. Avec lui, le monde ne se referme pas, la discussion se poursuit sans fin, inlassablement. Aussi l’essayiste résumait-il son existence en ces quelques mots : « [J]’aime mieux vivre que me définir[47]. »