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La fin, telle est bien la présente affaire puisque je signe ici ma dernière chronique. À regret, bien entendu, mais avec la tête plutôt dégagée du côté d’un certain travail accompli.

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Tout en restant fidèle à son inspiration, qui consiste en une prise en charge substantielle de la vérité du monde — humains, lieux, objets, machineries et, surtout, le moi qui n’obéit en rien à un maladif repli sur soi malgré l’omniprésence des malheurs —, Pierre Nepveu modifie à chaque nouveau recueil son approche poétique. Cette fois[1], le poème en prose prédomine même si le texte versifié s’interpose par moments ; et le sujet des textes se ramène le plus souvent à la relation entre l’homme (le moi) et la nature. Celle-ci est identifiée à un paysage précis, celui de Lachine au sud-ouest de Montréal, où le fleuve, les rapides, le parc abritant le Musée plein air de Lachine avec ses installations impressionnantes sollicitent les émotions du moi.

Le titre, La dureté des matières et de l’eau, semble pointer vers une réalité difficile où l’eau elle-même participe de la dureté des choses. Mahler et autres matières (notons la récurrence du mot « matières » dans les titres des deux recueils), publié plus de trente ans plus tôt, faisait état de chutes, de trébuchements, de destructions, d’exécutions et de nombreuses autres catastrophes, tout en déclarant que « Le moi/n’est pas intéressant[2]. » Le contenu du récent recueil est moins véhément, malgré l’affirmation de la dureté de tout, et le moi y fait figure respectable. Il n’est que de lire les mots du tout premier poème : « La douceur d’être se sent jusque dans les jointures et l’interstice des mots. Tout rétracte ses griffes et l’ambition range ses couteaux » (9) pour constater l’existence, à tout le moins, d’une trêve dans la rudesse du monde. La présentation qui accompagne le livre, oeuvre de l’auteur ou de l’éditeur, va dans ce sens : « Ce livre se construit selon une quête de pureté et de guérison, au-delà de blessures anciennes et face à une vie contemporaine souvent égarée ou meurtrie[3]. » Tout se passe comme si l’auteur avait dû affronter de terribles épreuves, dont son Mahler (aux consonances suggestives) ferait état et qui laisserait des traces jusque dans le présent recueil. Pourtant, quelle personne plus aimable, plus généreuse et, apparemment du moins, plus sereine que l’auteur de ces beaux livres que sont Lignes aériennes[4], Intérieurs du Nouveau Monde[5] et le monumental Gaston Miron[6]?

C’est donc entre les deux pôles d’un paradoxe, le dur et le doux, la nuit et le jour, que s’établit le discours du poète — un discours finement charpenté, d’une lecture fort agréable, même quand la veine sombre l’emporte sur l’autre :

Je reviens d’une dure école, et j’entends frémir les ailes dures en dedans, et gémir des phrases qui n’ont plus rien à perdre et qui dressent au matin leurs antennes dans le brouillard de juin.

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Voilà qui relève de l’existence simple mais nourrie, où l’école et la vie matinale composent une sorte d’antienne triste.

Du côté de la douceur, un mot-image revient fréquemment, la lumière, parfois associée à son contraire :

On refait une beauté à la déesse Désespoir, sa chair est tendre comme un fruit, on va la dévorer d’un coup de dent à midi, dans la lumière plus grande que le monde.

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La nature est un motif privilégié, mais les installations du Musée plein air de Lachine, reproduites en photos, viennent s’intercaler et complexifier le propos, de même que les Carnets de Jean Mongeau (1803), personnage imaginaire de « voyageur », qui introduisent une dimension versifiée dans l’évocation des épiques Stations Lachine — Pierre Nepveu retrouve ici, d’une certaine façon et en plus restreint, le filon géographique et social qui charpentait le Mirabel de Lignes aériennes.

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Nicole Brossard publie un mince recueil[7] composé de poèmes de trois vers, qui n’ont rien de haïkus, mais qui comportent une puissance d’évocation accordée à la modernité poétique.

La marque de celle-ci se décèle dans le mélange de thèmes existentiels et de motifs relatifs à l’écriture, ou encore au temps, celui « qui installe les miroirs », nous dit le titre, et fait donc du monde sa vivable répétition.

Le poème est parfois axé sur la problématique du langage : « une seule phrase et nous pouvions/tomber plusieurs fois/en-dessous des mots » (7), ce qui nous ramène à l’époque du formalisme dont Nicole Brossard fut l’une des inspiratrices. On peut lire encore : « nous avons déplacé une phrase au complet/entre les repas/dans l’abstrait nous montrons nos tatouages » (49), où le langage noue de curieux liens avec la vie quotidienne. La poète sait conjuguer la simplicité de l’expression avec la complexité des rapports entre les états du moi : « j’existe souvent entre oui les sons/la mémoire ficelle facilement/nuit jadis et comment donc moi » (48), les saccades de la syntaxe servant les visées de la profondeur.

D’autres poèmes-tercets présentent une allure plus immédiatement métaphysique, même s’ils ne versent pas dans l’abstraction : « tu devras devenir ton propre temps/la même idée/cent fois trempée dans le silence » (30). Le silence et le temps, souvent couplés (30 ; 40), forment la base de toute existence responsable.

Un seul poème semble déroger à la raison qui dicte généralement l’accord mesuré des mots : « en d’autres langages on eût croisé/la destinée/l’amertume sous forme d’asperges » (27). Le légume trivial (en ce contexte) ne sert guère la pertinence du discours ! Folle exception qui confirme toute une règle de vocables qui font penser, rêver, goûter « l’obsession des mots/aux endroits de prodigieuse joie » (53).

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Louise Bouchard publie, au terme de bientôt quarante années, un quatrième recueil de poèmes (son oeuvre compte aussi deux romans). C’est dire que son discours ne pèche pas par un excès de prodigalité. Le titre de son dernier livre — qui n’est pas volumineux — nous introduit d’emblée dans un univers aux significations denses et complexes : Personne et le Soleil[8]. Ce qu’on entrevoit à travers ces mots, c’est la confrontation de contraires : une présence humaine qui est niée, effacée, réduite à rien ; et une présence naturelle éclatante. Le négatif et le positif à l’état pur. L’être est du côté du Soleil et il est un absolu, alors que l’humain avoisine le néant. Voilà une interprétation possible, mais peut-être pas si juste que cela. Un des poèmes reprend l’énoncé et pourrait bien lui donner un autre sens :

[…] Sillon indélébile

Rouge imprononçable

Ce n’est pas le nom de Dieu

Il n’a ni consonnes ni voyelles

Qui supportera sa vue

Personne

Personne et le Soleil

Cruauté

Nos yeux se ferment

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Il est ici question d’un être dont l’identité est la négation même de Dieu, peut-être un équivalent possible de Personne, et qui serait un soleil devant lequel on ferme les yeux. Impossible de s’y retrouver tout à fait, et c’est là la caractéristique d’une poésie profondément obscure, malgré son apparente simplicité.

Autre caractéristique : contrairement à la plupart des discours poétiques modernes, celui de Louise Bouchard fait fréquemment allusion aux personnages et lieux géographiques de l’Antiquité ou de la mythologie, et très peu aux réalités actuelles. Les premières pages évoquent Éridan, nom qui ne figure pas dans la plupart des dictionnaires courants mais qu’on trouve dans Le petit Robert des noms propres, avec le sens de « constellation australe très étendue ». Louise Bouchard affectionne les allusions culturelles de toutes sortes : Montesquieu (10), César (11), Ptolémée (12), Andersen (14), Colone (16), La Fontaine (17), le Colisée (19), Yakin et Boaz (19), etc., auxquelles elle greffe à l’occasion des plaisanteries, comme dans cette brève énumération :

Pendant que patientent les ombres

Auguste

Tibère

Ou Constance Chlore

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Le personnage de Réjean Ducharme efface d’un coup le sérieux de l’évocation historique. Peut-être remet-il en cause la pertinence d’une poésie qui ne dédaignerait pas de contester son propre bien-fondé. Louise Bouchard se plaît à allier les mots dépourvus de sens commun, comme « bucranes et massacres/Satrapes et nababs », qui attestent que « L’univers entier [l]’habite/Les mots les plus simples/Dehors dedans/Perdent leur sens » (36). Certes, les mots les plus simples ne sont pas toujours au rendez-vous, mais le vocabulaire utilisé témoigne bien d’une présence de l’univers entier, de même que d’une perte de sens.

La présentation du recueil laisse entendre que le monde est soumis aux assauts de diverses catastrophes, et pourtant à l’espoir d’un retour de lumière et de vie. On retrouve ici une ambivalence courante dans la poésie actuelle, qui fuit ainsi l’inspiration facile sans sombrer dans une irréductible incohérence. La poésie de Louise Bouchard, malgré l’illisibilité de nombreux traits, reste foncièrement accessible et donne accès à un sentiment poétique véritable.

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Le vrai mot de la fin, c’est bien celui de l’excellent poète qu’était Pierre DesRuisseaux, décédé récemment. Saluons simplement et avec émotion Embellie, suivi de Sang froid[9], paru il y a peu. Il fait entendre la voix pleine de naturel et de vigueur particulière à l’auteur depuis ses tout premiers recueils. Dans l’extrait qui suit, le mélange des différents ordres de réalités, par exemple les entités biologiques ou cosmologiques associées à des perspectives résidentielles, crée un genre de vie on ne peut plus concret et attachant :

Où le soleil est déjà fort les oiseaux

vers le fond du ciel au-dessus du vert

à l’autre bout du monde

comme s’il ne s’agissait pas de moi

je me penche au-dessus de l’estrade

elle domine la salle de projection

je tombe la matière accapare tout

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La poésie actuelle se nourrit de telles mises en rapport de phénomènes discontinus — soleil, oiseaux, monde, moi, estrade, salle de projection — d’où elle fait surgir d’étonnantes suggestions. Une perspective philosophique vient couronner la vision : « la matière accapare tout », précédée de la chute du moi qui la rend possible.

Voilà, je m’arrête, en souhaitant que la poésie continue, et que le Québec suive son magnifique exemple.