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Il est des auteurs auxquels on revient pour des raisons différentes, parfois mal élucidées, mais qui semblent toucher en nous une corde personnelle dont l’existence ne se révèle que par la lecture de leurs oeuvres. C’est le cas d’Yvon Rivard, essayiste que je propose d’aborder dans cette chronique.

Si je suis entré dans l’oeuvre de Rivard par Les silences du corbeau, ayant appris l’existence de l’écrivain lui-même par une amie commune, c’est qu’à l’époque je devais être sensible à l’expérience d’un Occidental dans un ashram indien. Les romans de Rivard me semblaient alors plus accessibles que ses essais pour la bonne raison que je connaissais mal les sujets de ces derniers, souvent spécifiquement québécois. J’ignore si j’ai fait des progrès dans l’appréhension de la culture littéraire québécoise. Comme je m’en suis rendu compte dernièrement, on regarde ces mondes que sont les autres cultures avec les lunettes de sa propre idéologie. Quoi qu’il en soit, les derniers essais de Rivard, Aimer, enseigner, dont j’ai déjà parlé dans une chronique, et Exercices d’amitié[1], me paraissent non seulement lisibles, mais aussi importants. Ce dernier ouvrage constitue en quelque sorte la somme de la vision rivardienne par ses amis interposés.

Dans son essai La leçon de Jérusalem, Monique LaRue avouait qu’elle n’avait pas connu l’expérience de côtoyer un cercle d’amis qui l’aurait inspirée sur le plan intellectuel, de sommités à la hauteur de ses lectures ambitieuses. Rivard, lui, a eu cette chance, qu’il partage avec ses lecteurs, d’abord parce qu’il a vécu et vit toujours entouré par des amis écrivains et penseurs, mais aussi parce qu’il considère que son cercle spirituel d’amis s’étend bien au-delà de la proximité physique de contacts quotidiens ou intermittents et qu’il inclut parmi ses connaissances, parfois intimes, des textes de ceux qu’il considère comme des âmes soeurs. Évidemment, LaRue pensait à l’amitié d’une manière plus restrictive. Cependant, même si l’on tient compte de cette définition des amis comme des âmes soeurs qu’on peut rencontrer à deux coins de rue de chez soi, Rivard semble avoir plus de chance que l’auteure de La leçon de Jérusalem.

L’intention d’Exercices d’amitié est d’abord de rendre hommage à ceux qui « partent un peu » (7), selon la formule extraite de la lettre qu’Aquin avait adressée à Rivard peu avant son suicide : « Mourir, c’est partir un peu », citée en exergue de l’ouvrage. Il y en a pourtant d’autres, d’à peu près la même génération que l’auteur, dont la présence et les oeuvres suffisent pour donner une saveur sublime à la vie d’un intellectuel montréalais, sans compter les jeunes — la relève qui pointe déjà à l’horizon — qui ont été formés dans la pépinière du professeur Rivard et qui ne sont pas nécessairement ses suiveurs ; bien au contraire, à la manière du Ménalque gidien, leur (ancien) maître les aime et les respecte justement parce qu’ils sont différents de lui. Évidemment, on pourrait dire qu’on ne lit que ce qu’on aime bien, qu’on ne côtoie que ceux dont on partage les opinions, et finalement peut-être d’ailleurs aimons-nous dans nos élèves le fait non seulement qu’ils sont des esprits assez forts pour se libérer de l’empreinte de notre enseignement, mais qu’à force d’innombrables fréquentations et discussions, ils nous sont devenus plus proches que les autres.

Mais parlons de ceux qui furent les maîtres et amis. Comme le dit Rivard en décrivant la pensée de son ami Pierre Vadeboncoeur, dont le nom, les citations et les souvenirs de conversations ponctuent l’essai :

[T]out être humain, écrivain ou non, doit créer le monde dans lequel il va vivre, dans lequel il veut vivre, créer, cela veut dire aller de l’avant, vers l’inconnu, car notre monde et nous-mêmes ne pouvons exister qu’en mouvement, que tendus vers ce qui vient, pour le meilleur ou pour le pire.

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Pour être libre, l’être humain ne peut pas s’enfermer dans une forme d’existence, il doit chercher à créer le monde en contact incessant avec d’autres mondes, c’est-à-dire avec les autres chercheurs, les autres humains, en confrontant sa pensée aux leurs pour s’y ressourcer, passer continuellement de la dernière heure à la première, pour reprendre le titre d’un des ouvrages de Vadeboncoeur. Ces deux aspects de la pensée de cet ami très cher « parti un peu » constituent l’un des plus importants axes de l’essai de Rivard : aller toujours de l’avant et « tendre vers l’autre de toutes ses forces, porté par le désir de voir ce que l’autre a d’unique, l’être même de l’autre qui échappe au temps » (22).

Il est intéressant (quoique somme toute naturel) qu’en parlant de ses amis écrivains, cinéastes et critiques, Rivard les présente surtout à travers leur oeuvre, obéissant sans doute à une discrétion qui l’empêche de descendre dans le privé, mais aussi parce que c’est le moi créateur et non le moi biographique qui permet d’attester qu’on est libre, selon la définition vadeboncoeurienne rapportée ci-dessus.

Pour décrire Jean-Pierre Issenhuth, un autre ami auquel Rivard revient souvent, il va encore plus loin :

Issenhuth n’aimait pas parler de lui, il préférait parler des vers de terre, en qui il voyait « des frères estimés », et des êtres qu’il admirait, écrivains ou bûcherons, mystiques ou hommes de science. Son préféré était Hopkins […]. Je vais donc vous parler d’Issenhuth en vous parlant de Hopkins qu’il a traduit et commenté, et avec lequel il avait tant d’affinités.

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Suzanne Robert, pour sa part (avec Issenhuth et ses vers de terre), dévoile à Rivard la beauté et la détresse du monde naturel, la beauté sauvage de la nature et le malheur des êtres vivants subordonnés à la bonne (et surtout à la mauvaise) volonté des hommes, allant de la chasse jusqu’aux expérimentations cruelles et mal justifiées in vivo. L’amitié avec Suzanne Robert permet à l’auteur de s’ouvrir aux nouveaux territoires de la sensibilité, où le désir du bien, confronté au mal, rencontre des apories qui dépassent les étroites limites de la vision héritée des ancêtres chasseurs. L’homme d’aujourd’hui semble, en effet, bien incapable d’abandonner sa vie de civilisé, ce qui est en fait sa chance, car on l’imagine mal essayant de survivre au ras du monde naturel, avec sa conscience d’environnementaliste, ne se nourrissant que de racines et de bulbes pour éviter de tuer les animaux splendides qu’il admire. Disant cela, je ne rigole pas ; je ne fais que souligner la contradiction dans laquelle se trouve un être civilisé et doué de sensibilité.

Dans ses Moeurs de province, François Ricard[2], un autre professeur de McGill, a tracé la silhouette de Rivard et de leur amitié indéfectible que n’ont pu détruire des différences d’opinions au fur et à mesure que chacun élaborait une vision du monde qui s’éloignait de celle de l’autre. C’est maintenant au tour de Rivard de répondre à Ricard en reprenant, de manière amicale, la trame de leurs relations réciproques. Comme on l’apprend, depuis leur jeunesse, ils ont convenu de se désigner par les noms des héros de Cervantès. Ainsi, Rivard l’idéaliste était renommé Don Quichotte, tandis que son ami, le réaliste Ricard, acceptait de s’appeler Sancho. La manière dont leur amitié a pu surmonter tous leurs conflits d’opinions reste un mystère dont on peut chercher la clef dans la fameuse boutade de Montaigne : « [p]arce que c’était lui, parce que c’était moi », à moins que ce soit du côté de leurs patronymes si semblables. Mais sans avoir recours à ce raisonnement erroné tout droit issu de Ionesco (tous, dans la famille de Bobby Watson, portent les mêmes nom et prénom, ce qui les rend impossibles à distinguer), disons qu’une amitié nouée au temps de la jeunesse, et nourrie d’un respect mutuel et intarissable, a de bonnes chances de s’avérer durable, comme c’est le cas de celle de Rivard-Ricard.

Jusqu’à présent, en parlant des amis de Rivard, je me suis concentré sur de vieux compagnons de la route intellectuelle, ses pairs de longue date. Il est temps de mentionner la relève. Dans le chapitre intitulé « Mes amis revenus », Rivard évoque l’apparition, dans sa classe, d’un étudiant qui semblait s’ennuyer pendant ses cours, provoquant l’inquiétude du professeur doutant de sa capacité à éveiller un intérêt suffisant chez son disciple. Or, dit Rivard : « Son premier travail m’apprit que la réponse était tout autre : il ne s’était ni ennuyé, ni arrêté à la pauvreté théorique du cours, il avait étudié, mieux que je n’avais pu le faire, des écrivains que je relisais depuis des années. » (49) C’était Étienne Beaulieu. La découverte et l’appréciation de ce talent polyvalent fait dire ceci à Rivard :

Mes vieux amis commencent à partir un peu, mais voici qu’ils me reviennent par d’autres chemins, grâce à mes jeunes amis qui passent tout naturellement de Nietzsche à Vadeboncoeur, de Brault à Beckett, de Pessoa à Issenhuth, je les retrouve dans tous mes amis, plus ou moins jeunes, dont « la soif d’une vie en vérité » est tellement grande que je n’ai plus le temps de vieillir, que je ne vois plus la mort approcher, tout occupé que je suis à vivre le cours du monde, que leur amitié me donne à lire comme une fable aussi simple que mystérieuse, qu’il faut réécrire sans cesse pour ne pas qu’elle finisse, pour ne pas laisser la terreur de la fin occulter le miracle du recommencement.

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Il est très instructif de lire le chapitre (l’essai) intitulé « Des hommes sans amis », dans lequel Rivard parle de l’héritage de la pauvreté. Ceux qui le connaissent retrouvent là un de ses thèmes favoris. Sans résumer ce chapitre, disons seulement qu’il reflète l’une des particularités de la pensée rivardienne, celle par laquelle il se distingue de beaucoup de baby-boomers de sa génération qui ont pris le parti du progrès. Je ne peux m’empêcher d’y retrouver (à tort ou à raison, c’est à voir) un thème qui parcourt le monde occidental, métropoles et périphéries confondues, à savoir le différend qui oppose les tenants du libéralisme, ceux qui sont ouverts à l’avenir et qui ont connu le succès ou croient en un monde en expansion dans lequel chacun peut trouver sa chance, et les perdants (ou ceux qui se croient tels) qui n’arrivent pas à trouver leur compte dans ce monde moderne que l’absence de repères traditionnels effraie. Ayant vécu dans le monde stable d’avant (disons, pour simplifier) la mondialisation, ces laissés pour compte réels ou imaginaires se font nostalgiques de cette époque où la pauvreté était supportable parce qu’elle se vivait dans un monde de valeurs. Il y a là, dans la pensée rivardienne, de la place pour une nouvelle aporie, car Rivard semble se déclarer peu croyant, alors que cette vision ancienne était ancrée dans la foi qu’il retrouve chez certains de ses maîtres amis. Cette protestation contre la modernité sans valeurs (ou en tout cas considérée comme telle) qu’on entend énoncer avec véhémence des États-Unis à la Pologne et à la Hongrie, en passant par la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et tant d’autres, est violemment revendicatrice et haineuse envers les élites, y compris les élites intellectuelles. Or, en dépit d’une similitude de surface, la pensée de Rivard, tout en tenant compte des perdants, n’est guère revendicatrice. Il traque les symptômes de ce malaise dans le passage brusque de sa génération du « bois » vers les villes, rappelant au passage le vieux dicton selon lequel « on peut sortir quelqu’un du bois mais pas le bois de quelqu’un » (103). L’essayiste se réfère à Gaston Miron et à Gilles McMillan[3], en évoquant la formule mironienne du « salut par la calotte » : « travailler, par la lecture et l’écriture, à devenir moderne, “à devenir son propre père”, à remplacer la “honte d’être né” par l’orgueil du self made man » (103).

Ce qui distingue cependant la pensée rivardienne (et mironienne) du mécontentement antiélitiste, c’est une profonde réflexion d’intellectuel de la première génération, celle qui se souvient (je n’avais pas l’intention de faire allusion à la devise de la Belle Province) vraiment de la pauvreté et des valeurs traditionnelles, mais aussi de la noirceur (petite, moyenne et grande) qui délimitait l’horizon de pensée et de liberté. Il en résulte une réflexion qui a comme point de référence d’un côté le modèle paternel et familial, et de l’autre tout le bagage intellectuel laborieusement et énergiquement filtré, sublimé et intériorisé pendant des décennies d’apprentissage et de professorat. Cette pensée qui respecte ses deux généalogies, familiale et livresque, pour idéaliste qu’elle soit (ce n’est pas sans raison que Ricard appelait son ami Don Quichotte), est équilibrée et généreuse.

Je renvoie ici le lecteur éventuel aux chapitres consacrés à Haïti ou au « Printemps érable », entre autres, préférant enchaîner sur l’idée d’héritage réel et métaphorique. Dans le chapitre intitulé « Tout ou rien », Rivard propose l’analyse d’un film de son ami cinéaste Bernard Émond et de deux romans de jeunes romancières qu’unit l’idée d’accepter ou de rejeter un legs. Pierre, le personnage du film Tout ce que tu possèdes d’Émond, refuse l’héritage de son père millionnaire, acceptant uniquement de garder la vieille maison de campagne de son grand-père qu’a rachetée son père arriviste après avoir été chassé par son géniteur. La question de la légitimité de cette fortune mal acquise se mêle à celle que pose l’attitude complexe de Pierre envers sa fille qu’il avait abandonnée et avec laquelle il s’est tardivement réconcilié[4]. Du noir et blanc (au sens moral), on passe aux nuances de gris. Accepter un héritage de dettes est le fait de Gloria, héroïne du roman de Sarah Rocheville, Go West, Gloria, qui, contrairement au personnage d’Émond, accepte l’héritage de son père quitte à payer les dettes immenses de celui-ci jusqu’à la fin de ses jours. Le plus intéressant, peut-être, de ces trois ouvrages et le plus proche de l’expérience personnelle de Rivard malgré la différence de génération est celui de Mélissa Grégoire[5], qui relate l’histoire d’une jeune fille née dans un Québec profond, laquelle n’a pour tout héritage que la pauvreté de sa famille prolétaire. Éblouie par le mirage de l’éducation, elle trouve, à l’université, un savoir stérile qui lui ôte tout désir de transgression. Habituée à la soumission, elle subit les avances de son professeur. Aucun autre roman québécois, à ma connaissance, ne pose le problème de cette façon-là, c’est-à-dire en exacerbant le dilemme entre la culture pervertie et stérile de l’université et une existence aliénante et frustrante à l’usine et au sein d’une famille médiocre qui semble être pour l’héroïne du roman la seule alternative connue.

Exercices d’amitié se termine par un dernier essai, « Le pont de glace », dans lequel Rivard raconte un acte de bravoure de son père, entrepreneur forestier, qui, dans les années 1960, a traversé un pont de glace, qu’il avait fait construire et que personne n’osait traverser, à bord d’un lourd engin. L’auteur ajoute tout de suite après une parabole de Castaneda qui s’est arrêté pour relacer sa chaussure juste au moment où un immense rocher a dévalé la pente à quelques pouces de son maître et lui : « “Une chance que mon lacet s’est défait”, dit Castaneda, à quoi son maître [Don Juan] répondit : “La prochaine fois, attache bien tes lacets et marche.” » (274)

C’est le viatique que nous donne, par le biais de ces deux anecdotes, Yvon Rivard du sommet de son expérience et de sa réflexion : vivre implique de la confiance, il ne faut donc pas avoir peur de vivre. La fin est certaine, puisque « vivre tue ». L’ancien fumeur Rivard se souvient probablement de slogans antipublicitaires que les producteurs de cigarettes doivent afficher sur chaque paquet de leur drogue, mais il assigne à cette formule une signification qui concerne aussi bien les fumeurs que les non-fumeurs. Qu’est-ce qu’on peut ajouter à cela ?