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Inspiré de l’actualité des dernières années, le dernier roman d’Yves Beauchemin, Les empocheurs[1], présente Jérôme Lupien, un héros diplômé en lettres de l’Université de Montréal et passionné de classiques, qui se fait rouler deux fois plutôt qu’une par des « virtuose[s] de la fourrette » (29), avant de s’embarquer dans une histoire rocambolesque avec des escrocs d’un autre calibre : les « empocheurs » du titre, c’est-à-dire des lobbyistes, hommes d’affaires et politiciens corrompus. Malgré son intelligence, Jérôme Lupien est d’une naïveté parfois exaspérante, lui qui avoue être « né pour [s]e faire fourrer » (23). Même si on pousse souvent des soupirs devant ses actions et ses décisions, le personnage principal est assez intéressant et donne envie de continuer la lecture, de savoir ce qui arrivera à ce jeune homme embourbé dans des situations inextricables.

Dans un entretien avec Christian Desmeules, Beauchemin affirme ne pas avoir voulu, avec Les empocheurs, écrire un roman politique ; autrement, il aurait écrit un essai[2]. Loin d’être un essai, le roman donne pourtant une vision bien typée — pour ne pas dire stéréotypée — de la politique comme lieu de toutes les corruptions et prostitutions. Les opinions et convictions du narrateur occupent pour ainsi dire l’avant-plan du récit et donnent l’impression de ralentir le « mouvement » que réclame, selon l’auteur lui-même, le roman[3]. Le mouvement, me semble-t-il, ne saurait se limiter à l’intrigue, aux actions d’un personnage, car il est aussi celui des paroles et de la mise en représentation. Or, de ce point de vue, le dernier roman de Beauchemin apparaît plutôt « figé ». Le regard porté sur les femmes, notamment, y est assez déconcertant tant on a l’impression qu’il revient d’un autre âge. Jérôme, qui a une « réputation de tombeur » (105), pense à la séduction en termes de « business » ou de partie de chasse : « à défaut de voir ses efforts récompensés sur-le-champ, il venait sans doute de faire un placement qui rapporterait sous peu » (88). Son cynisme vis-à-vis des femmes est expliqué par le fait qu’une « salope » (104), une « petite garce » (105), une « agace-pissette aux tresses blondes » (105) l’a humilié devant tout le monde au secondaire. Depuis, Jérôme a développé « une prudence de chasseur à l’affût qui ne tire que lorsqu’il est sûr que le coup va porter » (105). Il n’est d’ailleurs qu’un « chasseur » parmi d’autres dans ce roman où les femmes sont perçues comme des « prises de chasse » (202), des « poulettes » (202) ou des « gibier[s] convoité[s] » (285). « Poules » et « poulettes » sont, paraît-il, des mots couramment utilisés pour désigner les femmes. Même pour Jérôme, qui a vingt-cinq ans et un diplôme en littérature, une prostituée de luxe est une « poule de luxe » (95 et 100) et les femmes qu’il croise partout depuis son adolescence sont des « poulettes » (104). Charlie, son meilleur ami, utilise également le mot, en plus de « poussin » (159), car la fille d’une poulette est un poussin. Le vocabulaire du bestiaire finit par lasser, par créer un effet d’anachronisme, et certaines scènes sont franchement ridicules. Dans ce monde où les hommes chassent et les femmes sont des chattes et des lapines en chaleur, Alma, la collègue de Jérôme, incarne « la chaude lapine rêvée des ados et des jeunes hommes salaces, à deux doigts des tâcheronnes de la porno, et apparemment inassouvissable » (247). De fait, un jour, comme ça, sans crier gare, elle accueille Jérôme au bureau « à quatre pattes sur le plancher, balançant doucement son arrière-train » (235), et le suppliant de la prendre « [c]omme dans un film porno, comme dans un film porno » (236).

À travers le voyeurisme du narrateur, le roman nous offre aussi le portrait de Normande Juneau, la fameuse ministre de la Culture, la « crosseuse professionnelle » (354). À l’instar d’Alma, Juneau est une femme à la « libido vorace » (316), d’« une exubérante sensualité » (347), une « grande dévoreuse d’hommes » (297 et 357), une « démone » (353), une « tornade tropicale » (353), bref, une ministre « très demandante au lit » (356). Rusée et redoutable, elle perd par ailleurs souvent le contrôle à cause de son « incoercible fringale de phallus » (316). Josée Lapointe, dans un entretien avec Beauchemin pour La Presse, a tenté avec insistance de faire admettre à l’écrivain que Normande Juneau était, finalement, un calque de Nathalie Normandeau, ce dont l’auteur s’est défendu :

Mais je n’ai sûrement pas pu décrire Nathalie Normandeau en détail, parce que je ne connais d’elle que ce qu’on lit dans les journaux. Sa vie privée, on ne la connaît pas. […] Ça ne m’intéressait pas de toute façon. Je suis capable de faire mes personnages moi-même[4].

Nathalie Normandeau est une figure publique, tout comme Philippe Couillard, Jean Charest et Pauline Marois, et les écrivains peuvent bien s’en inspirer pour créer des personnages fictifs. Le vrai problème ne vient pas d’une quelconque ressemblance, mais du discours misogyne qui se dégage de ce roman et qui est renforcé par les descriptions du personnage de Normande Juneau. Défini par son identité et sa vie sexuelles, ce personnage est réduit à son sexe. L’insistance est frappante : Juneau est « grande, mince, plutôt jolie, avec des yeux noirs au regard enveloppant et subtilement chafouin » (202), d’une « minceur juvénile, [à la] poitrine qui se bomb[e] avec une crânerie étonnante et [a] peut-être une dette envers la chirurgie » (345). C’est une « assez belle femme, aux traits un peu anguleux mais racés, à la peau veloutée couleur de miel » (287), une « ministre influente — et fort attirante dans sa trentaine épanouie » (345) ; « dans le genre classique froid (mais sans doute aisément réchauffable), c’[est] une belle femme » (345 ; l’auteur souligne). En somme, c’est « une femme attrayante et que bien des observateurs consid[èrent] comme l’étoile montante du gouvernement Labrèche » (350). Autant dire que cette femme, chez qui seule l’ambition est « plus ardente que son cul » (379), est arrivée où elle est grâce à ses charmes physiques et à son appétit sexuel.

Il est vrai que d’autres politiciens du roman ne sont pas épargnés, comme Laurent Lirette, le ministre de la Santé, qui ne peut monter cinq marches sans être essoufflé et est décrit comme un « gros homme tyrannique et fort en gueule, d’une vulgarité de videur de cabaret, mais futé comme une vieille corneille » (292). Si le personnage est ridiculisé, c’est en passant et sans insistance. De même, les traits physiques du premier ministre sont peu appuyés, et Jean-Philippe Labrèche est simplement décrit comme un homme « sec et calculateur » (285), à la « figure de bon vivant » (392) et au « sourire subtilement dédaigneux » (392). Le mépris pour ce personnage est palpable, mais concerne ses idées politiques et les décisions qu’il prend. En revanche, la chef de l’opposition, qui, au terme du roman, sera portée au pouvoir et deviendra la « première femme dans l’histoire du Québec à détenir de telles fonctions » (408), s’appelle Aline… Letarte ! À l’Assemblée nationale, chaque fois qu’elle réclame une commission d’enquête sur le financement des travaux publics, elle le fait « dans les effluves prenants de Chanel No 5 » (204). Au moment où les journaux révèlent, en plein mois de juillet, le projet du gouvernement de construire un Musée de la culture canadienne de langue française, « un musée French Canadian » (316), un projet « ridicule et injurieux pour les Québécois, […] une sorte d’annonce officielle de notre agonie collective » (345), que fait la chef de l’opposition ?

Du côté de l’opposition, c’était le silence radio ; l’attention de son chef, Aline Letarte, était sans doute concentrée sur les crèmes solaires et les romans de plage, ou peut-être, l’oreille vissée à son téléphone intelligent, essayait-elle de mettre de l’ordre dans ses idées avec l’aide d’un conseiller.

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Ce n’est pas seulement la représentation des femmes en politique dans ce roman qui s’avère lamentable, celle des immigrants l’est aussi. En effet, ces derniers ne sont présents que lorsqu’il s’agit de les réduire à des clichés ou de dénoncer les entorses qu’ils font à la Charte de la langue française, alors qu’ils « vont bientôt former la majorité à Montréal et […] ne rêvent que de parler anglais. Quand ils ne le parlent pas déjà » (393-394). En fait, on s’étonne de trouver autant de stéréotypes, portés par le narrateur ou par les personnages, dans un livre publié en 2016. Par exemple, les seuls Noirs que Jérôme remarque ou rencontre à Montréal sont, d’abord, un « Noir à la taille athlétique » (49) croisé dans le métro, puis un « jeune chauffeur [de taxi] haïtien » (121) qui le ramène chez lui et, enfin, une « corpulente Haïtienne » (180), bonne d’un vieux millionnaire de Westmount. Le problème n’est pas tant dans la multiplication des stéréotypes que dans le fait qu’ils ne sont ni commentés, ni remis en question, ni déconstruits par un traitement narratif qui en cadrerait l’efficacité ; autant dire qu’ils ne semblent servir aucune poétique particulière. Ils n’ajoutent rien à la narration ni à l’intrigue, sauf pour caractériser la voix du narrateur, qui se veut marquée par le mépris et l’exagération de certains traits. Aux Noirs que l’on croise très rapidement s’ajoute la famille Afnali, « de richissimes Algériens arrivés au Québec depuis quelques mois comme immigrants investisseurs » (222). Pourquoi ces milliardaires se sont-ils « discrètement » installés à Saint-Lambert ? Parce qu’ils sont « poursuivis par le fisc de leur pays » (222) et ont volé des « trésors appartenant au patrimoine national » (222). Si ces Algériens sont des voleurs, Alma, la nymphomane, est une menteuse, comme le sont tous les Colombiens, des réfugiés politiques qui « vous racontent bien ce qu’ils veulent » (118). Formidable pour le sexe, cette assistante qui fait tout pour ses patrons est toutefois une « petite garce » (279) dont il faut constamment se méfier. D’ailleurs, elle vient tantôt de la Colombie (118), tantôt du Chili (279). Les seuls Québécois d’origine italienne du roman sont Sam Calvido, le président du comité exécutif de la Ville de Montréal, et ses amis… bref, tous des « crosseurs ». Parler de la corruption, qui est un thème cher à l’auteur, et la dénoncer à travers la fiction est sans doute fort louable, mais il s’agit là d’une entreprise bien consensuelle. On a la vague impression que Beauchemin voudrait aborder en filigrane la place grandissante des immigrants dans la société, mais ne parvient qu’à mettre au jour à travers son narrateur les représentations les plus éculées.

Le portrait des lobbyistes et politiciens québécois dits de souche n’est pas plus reluisant, mais Jérôme, après moult épreuves, finira par s’arracher du monde des escrocs. De plus, ses parents sont d’honnêtes gens sympathiques ; Charlie, son meilleur ami, incarne la lucidité et la loyauté ; la copine de ce dernier, Martine, et Eugénie, l’amoureuse de Jérôme, sont des femmes indépendantes décrites comme aimant faire l’amour et ne sont pas présentées comme des actrices de films pornos ; madame Lacerte, la mère d’Eugénie, aide du mieux qu’elle le peut sa fille ; et Bernard Descôteaux du Devoir est un homme d’« une patience paternelle » (399). Autant de personnages qui montrent que, dans un monde dirigé par des politiciens malhonnêtes et des hommes d’affaires rapaces, il y a aussi du bon monde au Québec ! Même dans la classe politique, parmi les « politicailleurs » (354), se trouve un vrai politicien, un homme intègre qui « [sait] se tenir debout, lui » (266) : Jacques Parizeau. Jérôme le croise un jour dans un restaurant thaïlandais (car, bien sûr, les seuls Asiatiques du roman sont des restaurateurs), et « le simple fait de le voir [lui fait] oublier les saletés de la nature humaine » (247).

Dans la préface à son dernier recueil d’essais, Gilles Marcotte cite la réponse du poète américain Wallace Stevens à une question sur les obligations de l’écrivain vis-à-vis de la société : « He has none[5]. » Marcotte ajoute :

Non, la littérature n’est pas utile. Elle est, plus modestement et plus orgueilleusement, nécessaire. Elle nous apprend à lire dans le monde ce que, précisément, les discours dominants écartent avec toute l’énergie dont ils sont capables : la complexité, l’infinie complexité de l’aventure humaine[6].

On peut dire que le roman de Beauchemin manque de complexité et semble vouloir se limiter à faire entendre une voix exacerbée qui rendrait compte de la décrépitude de la société et de ses élites comme de la corruption généralisée de la fonction politique. Témoignage d’un désabusement excessif qui motiverait une perception de la politique comme lieu de décadence et de corruption ? Peut-être… mais rien ne semble pouvoir donner une portée autre que narcissique à ce discours. Le narrateur convaincu se veut-il le porte-parole de l’auteur ? Du citoyen québécois victime de toutes les violences symboliques ? De la majorité silencieuse ? Ou le représentant de ce que penserait l’élite québécoise sans pouvoir le dire ? On cherche un peu quel portrait du Québec Yves Beauchemin a voulu offrir à ses lecteurs qui, à une certaine époque, furent bien nombreux.

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Des femmes savantes[7] de Chloé Savoie-Bernard, finaliste au Prix littéraire des collégiens 2017, s’ouvre sur deux citations qui annoncent la position dans laquelle se trouvent les narratrices :

Zoé est une femme douée, il n’y a aucun doute. C’est nettement insuffisant, au-dessous de tout pour prendre la parole en son nom.

France Théoret

Their problem is that they know too much, but also know that this knowledge protects them from nothing[8].

Matias Viegener

Conscientes de leur intelligence et surtout du fait que ce ne sera jamais assez, ces « femmes savantes » vivent dans un monde où les souffrances humaines côtoient les frivolités de la vie. Un monde où le langage est brutal, où les narratrices sont hantées par la mort : « [p]ersonne ne dirait que je dois tout faire pour m’empêcher de mourir » (12), confie la narratrice du premier récit. Alors que les références littéraires de Jérôme Lupien dans Les empocheurs sont Balzac, Zola, Dickens, Dostoïevski, des écrivains classiques de la veine réaliste, celles de Coralie, la narratrice de la première nouvelle, sont Nelly Arcan et Sylvia Plath, des « célèbres suicidées » (8) dont l’oeuvre raconte des histoires de « folles ». Parallèlement à cette filiation revendiquée, il y a aussi un désir de nier ces « mères » (9), une révolte contre la tentation de mourir. C’est d’ailleurs ce qui se dégage des femmes qui peuplent ce recueil, une tension entre le désir de mourir et le goût de vivre, la soumission et l’élan de rébellion, le goût de la marge et l’envie de plaire.

La nouvelle qui secoue le plus est celle dans laquelle la narratrice se cherche et, pour se trouver, doit se faire violence, ou encore accepter, voire demander qu’un homme lui fasse violence. Si certains garçons préfèrent « les filles qui fourrent en missionnaire, qui fourrent en regardant le plafond, qui fourrent sans déranger, sans pleurer, sans baver, qui fourrent sans avoir mal » (34-35), d’autres prennent rapidement goût à la violence, car « on vient toujours plus fort au bord de la mort » (38). La narratrice ne se pose pas en victime, puisque c’est elle qui donne à son amant le pouvoir de tout briser, son coeur et son corps, mais il ne résiste pas avant de la frapper. Un jour, elle lui demandera de la « fourre[r] plus doucement » (39), pour s’imprégner de son amour, pour sentir cet amour en elle, mais, soudain, « ce n’[est] pas à [elle] de décider » (39). La nouvelle est crue, le langage vulgaire, les scènes explicites révélant non seulement la violence incontrôlée de son amant, mais l’attrait qu’éprouve la jeune femme pour la violence. Ce qui est troublant, ce n’est pas tant la demande d’être frappée, la narratrice étant motivée par le désir de se distinguer des autres filles, que l’aisance avec laquelle son amant lui avoue calmement, avec ses « grands yeux bleus [qui] ne refl[ètent] rien » (44), qu’un jour, il pourrait la tuer, comme ça, « sans s’en rendre compte — par maladresse —, en ne relâchant pas ses mains assez rapidement » (44). Explorant crûment les liens complexes entre amour et sexe, désir et mort, plaisir et violence, le récit bouscule quelques idées reçues, tout en soulignant les limites du consentement dans ce contexte particulier.

D’autres nouvelles, moins dures, portent sur la jalousie, la rivalité ou la méchanceté entre filles ; les rapports sexuels suicidaires de la « race des inconscientes » (71), celles qui couchent sans préservatif, « que les autres filles jugent, que les garçons s’échangent » (71) ; la sexualité entre jeunes femmes, ces « filles à l’hétérosexualité élastique » (105). Un des récits décrit la relation spéciale, privilégiée entre deux soeurs, parce que les « amies trompent et mentent en te disant qu’elles t’aiment pour toujours […]. Best friends forever, but let’s be honest, let’s say qu’en vérité, le forever n’a souvent duré que quelques saisons » (117). Cette relation privilégiée a un prix, puisqu’elle s’est construite dans un environnement où les deux soeurs perdaient « des bouts d[’elles], depuis l’enfance » (110), mouraient un peu chaque jour dans la maison familiale. Avec humour, Savoie-Bernard aborde ailleurs l’importance du désir et l’impératif de plaire. Dans « Nue », la narratrice a « décrété une journée de grève de maquillage » (65) qui commence bien, mais se transforme rapidement en une « triste matinée d’hiver grise comme un fucking poème de Nelligan » (68) parce qu’elle n’a pas son rouge à lèvres Guerlain. Oui, ces jeunes femmes peuvent être superficielles et s’accrocher à la vie comme à une publicité, car « [s]i Lancôme [tient] ses promesses, probablement que la vie le [peut] aussi » (22). Néanmoins, la superficialité des Femmes savantes sert à dénoncer l’obsession croissante, envahissante de l’image et de l’apparence.

Dans la nouvelle « Halle Berry et moi », la narratrice de Savoie-Bernard traite du rapport à l’altérité sans complaisance, consciente de l’exotisation et de l’érotisation dont elle est l’objet. Consciente, surtout, que dans un monde où l’on a tendance à tout voir en noir et blanc, son métissage est nié : « une grosse mulâtre, ça n’existe pas, pas plus qu’un président des États-Unis métis, nous sommes tout de suite renvoyés on the black side, comme si la blancheur de nos mères ne cadrait pas dans le paysage, nous sommes noirs comme si, maman, tu n’avais jamais existé » (98). Et c’est la mère qui répète à sa fille que « [t]out le monde aime les jolies filles, peu importe leur origine » (89), ce à quoi celle-ci répond : « Oui maman, tout le monde aime les belles filles comme nous, mais pourtant personne n’aime les filles comme moi, les entre-deux, les mitoyennes, les inassignables. » (90) Cet « entre-deux » est cependant ce qui la « protège » du racisme flagrant, éclatant, violent, comme celui des États-Unis : « Non, jamais on ne m’avait fait chier avec la couleur de ma peau, parce que je ne suis pas noire, ou alors, pas assez, seulement exotique […]. » (87) Cet « exotisme de merde » (91) a même servi à la narratrice, puisque l’« exotisme parfaitement 514 qui sent l’Hypnotic de Dior plutôt que l’huile de ricin et la noix de coco » (91) est à la fois excitant et rassurant : il fait « ethnique », sans faire « trop négresse » (91). Mais le racisme insidieux, pas très évident, est-il pour autant innocent ? Le Québec est-il aussi « amoureux du multiculturalisme que […] le prétendent tous les invités de tous les talkshows de Radio-Can » (89) ? Oui, tant que la narratrice reste dans « la légèreté de [s]on tropicalisme diluée dans la blancheur de [s]a mère » (95). Tant qu’elle ne se souvient pas trop, dans ce Québec dont la devise est précisément de se souvenir, tant qu’elle ne mélange pas les récits mémoriels. Dès qu’elle ouvre la bouche pour parler de son héritage double, pour dire qu’en elle « grouillent la déportation des Acadiens, Pélagie-la-Charrette et Toussaint Louverture, Séraphin Poudrier et le Chevalier de Lorimier » (95), dès qu’elle essaie de crever les « abcès de la colonisation de [s]on corps par [s]es aïeux » (100), bref, dès qu’elle tente d’être elle-même, on l’accuse de jouer à la victime :

T’es cute mais heavy en crisse. I’m not gonna cry over your rich beautiful girls’ problems, m’a un jour dit un amant, et j’étais bien d’accord, moi non plus je n’avais pas tellement envie de me cry a river, mais c’est peut-être le problème, si ni ceux que je fourre ni moi-même n’avons envie de pleurer sur mon sort, qui le fera […] ?

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On le voit, l’écriture veut recréer la langue parlée des jeunes, une langue truffée d’expressions anglaises, un franglais contemporain. On pourrait s’en offusquer, mais dans le contexte des Femmes savantes, cette langue sonne juste car elle participe précisément à rendre le lieu d’où s’énonce le discours.

Une question surgit en fermant le recueil : ces « femmes savantes » — mesquines entre elles, qui jouissent quand leur amant les frappe et l’excusent et s’excusent quand il couche avec d’autres, qui posent les seins nus pour une publicité racoleuse en sachant que la nudité ne choque plus personne, qui trouvent que c’est un exploit de faire les courses sans maquillage —, sont-elles féministes ? L’auteure américaine Roxane Gay, qui a récemment redéfini le féminisme à partir de ses propres expériences et réticences face au mot, et dont les essais puisent dans les textes littéraires autant que dans la culture populaire, écrit qu’elle préfère s’afficher « mauvaise féministe » que pas féministe du tout :

I embrace the label of bad feminist because I am human. I am messy. I’m not trying to be an example. […] I am just trying — trying to support what I believe in, trying to do some good in this world, trying to make some noise with my writing while also being myself : a woman who loves pink and likes to get freaky and sometimes dances her ass off to music she knows, she knows, is terrible for women and who sometimes play dumb with repairmen because it’s just easier to let them feel macho than it is to stand on the moral high ground[9].

Plusieurs des « femmes savantes » sont à l’image de ce que Roxane Gay entend par « bad feminist » : des jeunes femmes lucides, avec des contradictions, qui veulent se démarquer, se rebeller contre les normes, mais qui, parfois, parfois seulement, font semblant d’être sottes parce qu’il est plus facile de céder que de lutter contre les attentes et contraintes sociales.

Auteure féministe ou non, Chloé Savoie-Bernard appelle à réfléchir avec ses nouvelles qui abordent des thèmes liés au corps de la femme, à la sexualité débridée, sans par ailleurs tomber dans la caricature. L’audace du propos dans certaines nouvelles, le langage à la fois cru et faussement naïf, rythmé par les répétitions et un style incisif, révèlent une auteure à la voix singulière. Une auteure qui parle de l’intimité, avec des accents poétiques et politiques qui témoignent, cette fois, de « l’infinie complexité de l’aventure humaine[10] ».