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Que ce soit pour « renoue[r] avec le conte comme univers de fiction[1] », comme « posture d’énonciation[2] » ou encore comme imaginaire « introduis[ant] l’étrangeté au coeur de la représentation narrative[3] », plusieurs auteurs contemporains convoquent les personnages des contes merveilleux dans leur création afin d’en revisiter les potentialités narratives et dramatiques. Simon Boulerice emprunte notamment cette avenue dans Javotte, qui se présente dans le péritexte comme un « antépisode moderne au conte de Cendrillon[4] ». Ce dernier, en plus d’être évoqué de différentes manières par les personnages qui en gardent la mémoire, est ainsi réécrit et réinventé par et dans la forme romanesque, rapportant la version plutôt cynique d’une des méchantes demi-soeurs, avant que la princesse ne fasse irruption dans leur quotidien.

L’histoire est narrée par le personnage éponyme, Javotte Tremaine, une adolescente aux tendances maniaco-dépressives qui se prépare pour son bal de finissants. Passionnée par les références monarchiques en tous genres glanées sur Wikipédia et les vieux films de princesses, elle se compare abusivement aux figures royales des contes de fées. Javotte a cependant du mal à correspondre parfaitement au modèle admiré de la princesse, perdue qu’elle est dans les multiples versions et adaptations qui en ont été tirées au fil des siècles. Les histoires merveilleuses d’antan, pleines de magie, sont ainsi évoquées sur un ton de nostalgie ou caricaturées par la narratrice, coincée entre ses lectures d’enfance et la réalité de l’âge adulte, qui lui laisse beaucoup d’amertume : « Javotte tirée d’un conte de fées, mais catapultée dans son xxie siècle. Javotte sur la trithérapie, oui. On n’a plus les contes que l’on avait. » (J, 105)

En plus d’annoncer le déplacement transfictionnel[5] de l’intrigue et des protagonistes dans un contexte contemporain, cet extrait dévoile le traitement parodique du conte dans le roman : Javotte, un personnage secondaire de Cendrillon, est ici condamnée à vivre l’existence ordinaire d’une adolescente des années 2000. Oscillant entre les représentations antithétiques de la bonne princesse et de la méchante demi-soeur, elle rêve autant de son prince charmant que de crever les yeux de sa rivale, ou encore de noyer sa famille dans une bassine remplie de boisson gazeuse. Prenant la forme d’un journal intime, le roman de Boulerice déplace ainsi l’intrigue de Cendrillon vers Javotte, lui permettant de sortir de l’ombre et de porter elle-même les fameuses chaussures de « vair[6] ». Outre ce changement de perspective et de voix narrative, le passage du conte au roman entraîne également plusieurs transformations thématiques : même si plusieurs éléments-clés du cycle de Cendrillon sont conservés, tels que les personnages mesquins de la marâtre et de ses deux filles, ainsi que la séquence du bal, le déplacement temporel tend à les rendre quasi méconnaissables en les éloignant du registre merveilleux. L’école secondaire de Saint-Rémi-de-Napierville y tient lieu de royaume fort désenchanté, dans lequel Javotte ne trouve pas sa place. Le mouvement de « translation proximisante[7] » opéré dans Javotte permet ici de réinterroger la prégnance du conte dans la culture contemporaine à travers une perspective plus contrastive. Il souligne le décalage patent entre l’origine lointaine de l’hypotexte[8], axé sur l’histoire d’une jeune fille humiliée et jalousée par ses soeurs mais vengée par un mariage royal, et l’actualité du roman, qui aborde les problèmes des jeunes adultes dans la société contemporaine — tels l’hypersexualisation, la contraction d’infections sexuellement transmissibles, la maladie mentale et les troubles alimentaires comme l’anorexie, ainsi que la perte de repères identitaires. Javotte propose par là une sorte de portrait de l’adolescente moderne, où l’expression « être une princesse » renvoie aussi bien à la fragilité qu’à la superficialité du personnage, qui semble bien éloigné des héroïnes de jadis.

Toutefois, ce sont justement les contes et leurs protagonistes mémorables qui, malgré leur éloignement, s’érigent comme un modèle existentiel chez Javotte, laquelle éprouve le fantasme de leur ressembler, de donner sens à son existence en la comparant aux histoires merveilleuses. Dans cet article, nous chercherons plus particulièrement à dégager les modalités de cette actualisation subversive de la mémoire du conte dans le roman, qui touche ici particulièrement la construction du personnage romanesque. Pour ce faire, nous répertorierons les différentes sources intertextuelles et hypertextuelles convoquées dans Javotte en montrant comment leur accumulation participe à l’ambiguïté identitaire de la narratrice, caractérisée par sa méchanceté et son fantasme obsessif de ressembler à une princesse. Nous nous interrogerons également sur les conséquences sémantiques du renversement parodique du conte de Cendrillon, qui en exacerbe la violence et ravive ainsi, contre toute attente, le merveilleux déchu au coeur du roman.

DES CENDRILLONS ÉCLATÉES

Alors qu’elle s’apprête à terminer ses études secondaires, Javotte, qui se définit elle-même comme étant « anonyme » et « troublante de banalité » (J, 41), se réfugie dans des rêveries romantiques et des « phantasmes de royauté » (J, 166), convoquant et confondant des références royales, historiques ou imaginaires de princesses, de Berthe au Grand Pied (J, 134) à Cendrillon (J, 157). Le désir d’être une princesse, même mal-aimée, même cruelle, est ainsi exploré dans Javotte, où Boulerice s’approprie et transforme trois versions du même conte : « Cendrillon ou La petite pantoufle de verre » (1697) de Charles Perrault, « Aschenputtel » (1812) des frères Grimm, et l’adaptation de Walt Disney, le dessin animé Cinderella (1950)[9]. Il en réactive plusieurs éléments qu’il mélange dans son roman. Par exemple, la reprise du prénom de Javotte[10] et la référence à la citrouille se métamorphosant en carrosse pour le bal, qui est parodiée dans Javotte, proviennent du texte perraltien. Le personnage de Luc Harvey se moque effectivement de Javotte en faisant référence à cette recommandation de la fée marraine « de ne pas passer minuit[11] » :

— Quelle heure, Luc ?
— Minuit passé. Ton carrosse va se transformer en citrouille.
— Je suis venue à pied. Je suis à côté.
— Alors, tu vas te changer toi-même en citrouille.

J, 157

Victime des plaisanteries de son « prince », Javotte est ici comparée à un objet qui perd de son lustre pour retrouver sa forme originelle banale, reconduisant la dégradation du merveilleux et des symboles princiers entraînée par le déplacement romanesque du conte vers un univers réaliste et contemporain.

De la version recueillie par les Grimm[12], l’auteur transpose et modernise également les blessures infligées aux pieds de Javotte, dont les phalanges des orteils ont été broyées dans un accident de la route. Les mutilations, volontairement perpétrées dans le conte, où la fille aînée de la marâtre de Cendrillon se coupe le gros orteil pour faire entrer son pied trop grand dans la pantoufle[13], sont ainsi remplacées par une blessure de nature accidentelle qui renverse la situation du conte (la fracture étant ici la cause de l’allongement des pieds de Javotte, comme si le personnage était fatalement prédisposé à souffrir de cette tare). Est aussi transformé le fantasme récurrent de Javotte, qui rêve que des oiseaux crèvent les yeux de sa rivale, comme lorsqu’elle profère cette incantation, qui est au fond une citation détournée de la version des Grimm : « Pigeons dociles, tourterelles, et vous tous oiseaux du ciel, venez et aidez-moi à détruire Carolanne. Avec votre bec, venez lui picosser les yeux. » (J, 129) La formule originellement prononcée par Cendrillon, désirant se faire aider à une autre besogne, n’avait toutefois rien de cruel : « Pigeons dociles, tourterelles, et vous tous oiseaux du ciel, venez et aidez-moi à trier les bonnes graines dans le petit pot, les mauvaises dans votre jabot[14]. » L’injonction aux oiseaux dans le roman de Boulerice peut aussi être lue comme une allusion au sort des deux soeurs dans le conte des frères Grimm, Javotte rêvant d’infliger à sa rivale les sévices que subissent les opposantes de Cendrillon : « Comme les fiancés allaient à l’église, l’aînée marchait à droite et la cadette à gauche. Alors les colombes vinrent crever un oeil à chacune d’elles. Ainsi, pour leur méchanceté et leur perfidie, elles furent punies de cécité pour le restant de leurs jours[15]. » Boulerice utilise ainsi essentiellement des références et des allusions au conte sans recourir aux textes de manière littérale, à l’exception de la phrase précédemment citée, qu’il modifie sans l’identifier. Javotte renvoie ainsi à la dimension archétypale du conte et à sa diffusion dans l’imaginaire plus qu’à sa lettre et à sa transmission écrite. Une dernière source repérable dans Javotte est d’ailleurs le dessin animé Cinderella de Walt Disney, dont les images se superposent aux anciennes versions écrites, modifiant la vision que le public moderne se fait du conte de Cendrillon. Le roman emprunte au film d’animation le nom de famille Tremaine, le prénom de la soeur cadette, Anastasie, qui n’est mentionné dans aucune version littéraire, et le chat Lucifer (J, 63), pure création des studios Disney. Dans le roman de Boulerice, le félin est décrit comme une bête quasi diabolique caractérisée par la même méchanceté que Javotte, devenant un allié de choix pour martyriser la cadette. Même la robe de couleur verte que Javotte porte à son bal semble inspirée des habits caractéristiques de la méchante demi-soeur dans le film d’animation. La représentation cinématographique des personnages est donc aussi mise à profit et récupérée dans le roman, s’ajoutant aux références provenant de la littérature.

La reconstruction moderne du conte dans Javotte souligne de la sorte la multiplicité des images de princesses et de cruelles demi-soeurs au fil des époques dans les différentes versions de l’histoire, exposant leur nature fluctuante et transgénérique. Amalgamées dans le roman, ces images mettent en perspective la dérive et la confusion identitaire du personnage : Javotte est prise entre plusieurs modèles féminins préconstruits qui se font concurrence, alors qu’elle rêve de jouer le rôle d’une Cendrillon autant qu’elle se plaît à être la méchante soeur.

Par exemple, se comparant à une « martyre domestique » (J, 179) qu’on exploite, la Javotte de Boulerice parodie le sort de Cendrillon, chargée « des plus viles occupations de la Maison[16] » et « trim[ant] dur du matin au soir[17] ». Elle présente en effet de manière hyperbolique les efforts déployés dans les tâches ménagères que sa mère lui demande d’accomplir :

Je prends sur moi et ma dignité et je frotte. J’oeuvre avec résilience, avec abandon, avec vertu. Je frotte à m’en faire éclater le coeur. J’astique comme si ma vie en dépendait. Je ne m’économise jamais dans rien, peu importe la discipline. […] Je frotte avec une telle vigueur que je risque la canonisation.

J, 27

Sa béatitude est toutefois rapidement balayée par la réapparition de son côté hargneux et rancunier. En effet, Javotte abandonne ses ambitions de sainteté et décide de se venger alors qu’elle époussette à contrecoeur sa chambre et celle de sa mère : « Ma mère poursuit dans sa carrière de marâtre. Je me venge. Je termine mon sac de frites dans la chambre de ma mère. Les doigts tachés par la friture, je laisse mes empreintes sur les fleurs de sa tapisserie. […] Je suis terrible aujourd’hui. » (J, 77) La « scène de ménage », qui au départ rapproche Javotte et Cendrillon, est remplacée par une « scène de salissage » dans laquelle Javotte n’est plus représentée, à l’image de Cendrillon, en esclave soumise et docile, mais en mauvaise fille qui sabote le travail accompli. Javotte dérive ainsi d’un modèle à un autre, se reconnaissant d’abord dans la figure canonique de la bonne Cendrillon, victime des sévices de la marâtre, puis dans celle de la cruelle demi-soeur qui contrarie son entourage.

D’une manière similaire, le bal où Cendrillon danse avec le prince et perd un de ses souliers est revisité à travers le regard désenchanté de Javotte. Sous la plume de Boulerice, l’annonce du bal royal subit une certaine dévaluation en étant remplacée par celle d’un « vulgaire bal de finissants » de secondaire, qui n’est pas « digne d’une princesse » (J, 97). L’adolescente s’y rend tout de même, au bras d’une amie, alors qu’elle aurait préféré être la cavalière de Luc Harvey. Tentant de faire fi de cette première déconvenue, Javotte, qui désire par-dessus tout être « une princesse quand même » (J, 113), se donne en spectacle et tente de susciter des réactions admiratives, telle Cendrillon laissant tous les invités bouche bée devant sa grande beauté[18]. L’adolescente se déhanche de manière exagérée et ridicule au son de la chanson « Toxic » de Britney Spears, se démenant tellement qu’elle finit par en perdre sa chaussure de vair (J, 150-151). L’après-bal ne sera pas plus glorieux pour Javotte. Rentrant chez elle dans une « triste Toyota qui empeste le cigare » (J, 153), elle redevient « une vulgaire finissante de l’école secondaire Pierre-Bédard » (J,  54), à l’instar de celle qui retrouve ses habits de souillon après le bal. S’ensuit un party où les invités boivent exagérément et où Javotte, ne pouvant se retenir, urine dans les géraniums de ses voisins, ce qui réduit à néant ses prétentions au statut de princesse.

Le roman opère ainsi un certain dédoublement du conte, dans la mesure où l’on attribue à Javotte les caractéristiques physiques et psychologiques de la méchante demi-soeur tout en lui faisant emprunter le parcours qui permet à Cendrillon de devenir une princesse — se dévouant aux tâches de la maison, allant au bal et perdant sa chaussure —, mais dans une version dégradée et désenchantée. Faisant passer Javotte d’actant secondaire dans un conte à personnage principal d’un roman, la version boulericienne du personnage, qui revisite les actions de Cendrillon, perturbe ainsi les fonctions[19] et les attributs des personnages tels que posés par Vladimir Propp dans Morphologie du conte[20]. Prenant à la fois les traits du héros et ceux de l’agresseur, Javotte dit parfois qu’elle est une vraie princesse et une sainte, à deux doigts seulement de la canonisation (J, 27), et qu’elle « postuler[a] pour aller au couvent » (J, 60) ; d’autres fois, qu’elle est le Démon (J, 35) ou encore un succube (J, 101). Elle combine ainsi ces deux rôles opposés, remplaçant l’« unidimensionnalité » des personnages de conte par un comportement extrême rappelant les troubles de bipolarité.

De plus, reflétant les contaminations et les variations successives que subit l’histoire dans la mémoire culturelle, les emprunts extrêmement variés qui s’accumulent au sein du roman témoignent également de l’éclatement du personnage confronté à la multiplicité des variantes de Cendrillon à travers le monde[21]. Nicole Belmont soutient par ailleurs que les multiples versions du conte peuvent être lues comme la « mise en récit de la maturation psychique de la jeune fille, authentique mutation[22] ». Elle voit poindre dans le « cycle de Cendrillon » un véritable « itinéraire psychique, celui des filles face à leur mère, à la fois modèle identificatoire et instance contraignante, itinéraire qui doit aboutir, en dépit des obstacles, à l’acquisition de la féminité, à la conscience de sa propre identité et à la reconnaissance de celle-ci[23] ». Dans une certaine mesure, ce parcours est reconduit dans Javotte, mais au lieu de présenter la mère comme le  modèle auquel s’identifier et se confronter, le roman souligne plutôt l’importance du modèle archétypal de la princesse dans la quête identitaire de la jeune fille. L’imaginaire du conte détourné par l’adolescente devient par conséquent un élément structurant dans l’écriture : il participe à la construction d’une nouvelle Javotte moderne et éclatée se recomposant et se rêvant à partir de ce flot de variations cendrillonesques.

LES PRINCESSES D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

À cette démultiplication et à cet éclatement des versions de Cendrillon dans Javotte s’ajoutent d’autres princesses et héros de contes que la narratrice convoque dans son récit, phénomène représentatif de la « contamination » des contes entre eux. La réécriture et la dérivation de Cendrillon semblent en effet entraîner l’interpellation intertextuelle d’autres contes. Ces derniers, soulignons-le, se construisent, se transforment et se racontent au fil des siècles, justement par la combinaison, la variation et les emprunts de motifs entre eux[24], d’où l’expression de « Meccano du conte[25] » employée par Claude Bremond. Cette hybridation intertextuelle semble justement être soulignée dans le roman de Boulerice.

Dans Javotte, c’est donc par des références aux contes que la narratrice livre ses fantasmes d’appartenir « à une autre époque » et d’« avoir une dimension royale » (J, 20). Car l’adolescente trouve la réalité largement décevante, privée du merveilleux : « Pas de fuseau sur lequel m’évanouir pendant un siècle. Je suis prise dans la vie réelle, avec des gens qui m’aiment de manière subtile et modérée. » (J, 137) En découle son besoin de réinjecter cet imaginaire féerique dans son récit lorsqu’elle s’épanche sur son existence. Se comparant par exemple à une fée qui réalise les « phantasmes » sexuels de son homme[26] ou encore à une sorcière qui menace les enfants de les brûler[27], elle utilise les personnages connus des contes merveilleux et les détourne par des rapprochements inusités, comme lorsqu’elle compare le sort du Petit Poucet lançant ses cailloux avec son impression de s’émietter elle-même après son traitement de post-exposition au VIH : « Je laisse sur mon chemin des organes importants, des intestins que je déroule, comme du ruban d’une fête infinie, je suis le Petit Poucet sur la trithérapie. » (J, 105) Elle crée ainsi un décalage entre la représentation gaie et enfantine du petit homme semant ses cailloux pour retrouver son chemin et l’évocation plutôt gore d’un démembrement où elle se perd elle-même — rappelant l’ogre décapitant des enfants dans le conte du Petit Poucet. De même, la narratrice déréalise les potentielles conséquences mortelles d’un accident en faisant référence à la Belle au bois dormant lorsque sa soeur se pique un doigt sur une seringue souillée :

En se relevant du banc, Anastasie, pareille à la Belle au bois dormant qui se pique le doigt sur un fuseau, se plante l’index dans une seringue laissée là, à ses côtés. [...] C’est une malédiction. Ton sommeil de cent ans va commencer, Anastasie. [...] [N]ous serons deux soeurs sidéennes. Javotte et Anastasie, les soeurs mourantes.

J, 126

Pour compléter le panthéon d’héroïnes persécutées ou victimisées qui peuplent ses pensées, Javotte fait aussi allusion à La petite sirène d’Andersen. La scène où, dans un élan nostalgique, elle chante en pleurant et insère sa langue entre les pales de son ventilateur semble faire allusion à celle où la sirène, qui avait « la plus délicieuse voix[28] », se fait trancher la langue par la sorcière de la mer et devient muette : « Je sors ma langue dans un geste d’amour pour moi-même, comme pour aspirer ma nouvelle voix de sirène. Ma langue se glisse entre deux tiges de métal, et est fouettée par l’hélice. Je ramène ma langue, muette. » (J, 94) Javotte conserve toutefois et sa langue et sa voix, mais s’émeut toujours elle-même par ses comparatifs avec des personnages de contes merveilleux qui se sont sacrifiés au nom de l’amour. À l’occasion, elle n’hésite pas non plus à recourir à des figures mythiques ou légendaires, telle Méduse, se décrivant elle-même comme « Javotte, la Gorgone irrésistible » (J, 54), et à évoquer les métamorphoses des personnages de contes et de récits mythiques lorsqu’elle croit qu’elle se transformera en « monstre de pierre[29] » (J, 74) après avoir mangé un morceau de chocolat souillé.

En somme, la mémoire des contes est ainsi retournée de tous côtés, étant rappelée par la narratrice à la fois pour dédramatiser le quotidien en le projetant dans des univers merveilleux et pour accentuer son désespoir en montrant les facettes les plus sombres et violentes des contes, qui viennent supporter ses fantasmes d’autodestruction, de perversion et de cruauté. Les emprunts intertextuels qui se greffent à la narration de Javotte forment donc, d’une part, une constellation de modèles imaginaires auxquels la protagoniste peut se comparer et cherche désespérément à s’identifier, afin de s’inscrire dans cette trame merveilleuse, royale ou légendaire, ces différents niveaux de réalité ou de fiction étant tous confondus chez Javotte. Toutefois, et d’autre part, les références et les allusions aux contes sont souvent associées à des événements néfastes, tels que la maladie, la mort et l’abandon : le Petit Poucet sur la trithérapie, la Belle au bois dormant comme sidéenne, etc. Ce traitement déceptif semble mettre en lumière la posture mélancolique de la narratrice : elle répète constamment que les contes ne sont plus ce qu’ils étaient, qu’« on n’a plus les princesses qu’on avait » (J, 139). À ses yeux, le genre merveilleux ne peut plus se réaliser autrement que par la déchéance et la violence qu’il recèle. Le rapport mélancolique de Javotte aux contes et au modèle de la princesse, qu’elle admire pourtant, ainsi que sa manière désinvolte de référer à ces textes anciens pour les associer à des situations contemporaines dramatiques ou problématiques soulignent le « comportement intertextuel[30] » variable, voire instable, de l’oeuvre, et conséquemment celui de Javotte, qui passe régulièrement de l’euphorie à la dysphorie.

Ce rapport trouble aux contes merveilleux qui caractérise le personnage principal du roman tient aussi à la confusion des références modernes et anciennes dans sa conscience. Javotte baigne dans une culture de masse disparate, où se croisent les univers merveilleux du conte et la culture populaire du tournant du millénaire : Cendrillon côtoie ici l’oeuvre de Simone de Beauvoir, le répertoire musical de Britney Spears, l’émission So You Think You Can Dance Canada, le film Boogie Nights de Paul Thomas Anderson, les livres « sirupeux » de Virginia C. Andrews, les romans érotiques de Calixthe Beyala, et le classique Les quatre filles du docteur March de Louisa May Alcott.

L’intégration des références et des allusions à Cendrillon et aux autres contes dans un contexte contemporain permet ainsi d’instaurer un dialogue entre ces multiples couches référentielles sur un mode parodique. Le lecteur se demande en effet comment une lectrice de roman érotique[31] contemporain et d’Hervé Guibert (J, 116), qui veut tenir un journal comme Julien Green et Gertrude Stein (J, 121), peut encore nourrir l’illusion d’avoir du « sang bleu » et se servir des héros de contes merveilleux comme comparatifs. Cette hétérogénéité du réseau intertextuel place le personnage au coeur d’une contradiction à la limite de l’invraisemblance. Boulerice semble s’amuser de ces distorsions pour créer le point de vue éclaté de son personnage, montrant à la fois l’empêtrement de Javotte dans ce bagage de contes et son recours nécessaire à ces histoires pour se reconstruire et réaménager la réalité.

De Javotte la princesse à « Javotte-le-succube » (J, 101), en passant par la « Gorgone » (J, 54) et les allusions aux personnages littéraires comme Irène Fofo[32], les comparaisons récurrentes entre la narratrice et les personnages de fiction, qu’il s’agisse d’archétypes de contes, de mythes ou de créations littéraires contemporaines, signalent une confusion ou une désorientation identitaire chez le personnage romanesque, qui ne semble plus pouvoir se raconter qu’en se raccrochant à d’autres fictions, exposant ainsi sa propre nature « fictionnelle ». Le personnage s’éloigne donc de la représentation réaliste pour se donner à voir intégralement comme l’être fictionnel qu’il est, une variation de princesse de contes de fées catapultée dans les années 2000, qui aurait aimé être « belle comme une légende impossible à prouver » (J, 54).

Même si elle admet que les princesses ne sont plus ce qu’elles étaient (J, 139), la narratrice de Javotte ne repousse donc jamais entièrement ses illusions. Le récit la montre sans cesse en train de replonger dans d’autres fantasmes, surtout des scénarios de vengeance cruelle qui lui siéent davantage, comme dans la scène où elle prononce la formule empruntée au conte des frères Grimm, espérant que les colombes puissent « picosser les yeux » de son ennemie Carolanne (J, 129). En analysant plus avant les motifs du personnage et ses actions, nous pouvons voir en effet que, tout en cherchant à se rapprocher des images diverses que les nombreuses adaptations des contes et les autres référents culturels proposent de la figure de la princesse, Javotte finit par s’en éloigner et les transformer pour se tourner vers une apologie jouissive de la méchanceté[33].

ÉLOGE DE LA MÉCHANTE

Présentée dès le départ comme un personnage ambigu, Javotte, comme nous l’avons montré, semble prise entre ses fantasmes royaux inassouvis et ses désirs de vengeance, entre différents modèles de bonté et de méchanceté, de beauté et de laideur, aussi bien modernes qu’anciens. C’est donc dans un double mouvement de rapprochement et de distanciation que le personnage de Javotte se construit en réaction au conte de Cendrillon, le mettant à mal et s’y comparant à la fois.

Comme la méchanceté est associée au personnage de l’aînée dans les versions littéraires de Cendrillon, il n’est pas étonnant de retrouver ce trait de caractère, poussé à l’extrême, chez la narratrice. Sa cruauté gratuite, qui « ne date pas d’hier » (J, 78), comme elle l’avoue, est un des seuls traits distinctifs de son homonyme dans Cendrillon, qui est décrite comme ayant le même caractère que sa mère[34], véritable marâtre, et ressort surtout par le contraste avec la douceur et la bonté d’âme de Cendrillon.

La méchanceté de Javotte, bien souvent disproportionnée, en devient parodique. Ses scénarios de vengeance, en effet, sont loufoques et peuvent difficilement être pris au sérieux : elle rêve de crever les yeux de la plus jolie fille de son école secondaire, qu’elle jalouse, à l’aide de dards, de becs d’oiseaux et d’un talon aiguille, de faire périr sa mère et sa soeur dans une bassine de Pepsi en les y noyant, simplement parce que sa soeur a bu son reste de boisson gazeuse (J, 39). Transposant les actes de violence présents dans les contes en des fantasmes délirants, le roman se transforme en éloge burlesque du mal qui renverse plusieurs scènes et motifs connus de Cendrillon.

Par ailleurs, la finale du roman est représentative de la confusion et de l’oscillation constante qui caractérisent le comportement et les désirs de Javotte entre les pôles de la princesse et de son opposante. Cette finale reconduit d’abord la situation initiale de la version de Perrault, où un veuf fortuné et sa jeune fille arrivent dans leur nouvelle demeure[35] : « Un homme souriant et bon apparaît dans le cadre [de la porte]. Derrière lui, douce et discrète, dans l’ombre de son père, ma future demi-soeur. » (J, 181) Javotte imagine d’abord positivement la relation qu’elle pourra entretenir avec cette demi-soeur, qui viendrait remplacer la décevante Anastasie : « Je la ferai tournoyer, comme dans Les quatre filles du docteur March. » (J, 178) Mais comme elle jalouse sa beauté, Javotte se ravise et propose plutôt un pacte de vengeance à Anastasie, dans lequel elles se jurent de détester l’étrangère de toutes leurs forces et de « men[er] la vie dure à cette fille » (J, 181) jusqu’à « la détruire » (J, 182), comme si la narratrice effectuait en fin de compte un retour définitif à la méchanceté. Notons que nous pourrions encore voir là une façon de se rapprocher du conte, où les excès de violence ne sont pas problématisés par les personnages, qui les acceptent d’emblée comme une fatalité. Marthe Robert explique ainsi la cruauté admise et presque normalisée dans les contes :

[Le conte] se complaît à évoquer des actes sanglants, meurtres, mutilations, sacrifices humains, comme s’il s’agissait là non point de faits révoltants, mais de choses qui vont de soi. C’est que la cruauté est liée au monde rituel dont il est le lointain reflet et que, bien loin qu’il ait à taire le caractère sanglant de la vie, il est là en quelque sorte pour le manifester. Rien d’étonnant si le sang est partout dans le récit merveilleux, si les jeunes filles se mutilent les pieds au moment de leur mariage (les deux soeurs de Cendrillon, dénoncées par le « sang dans la pantouk ») […] : le sang consacre le passage rituel auquel nul ne peut se soustraire. Le sacrifice sanglant peut aussi s’accompagner d’une ascèse : jeûne complet, interdiction de parler et de rire […], long isolement dans la forêt obscure — de toute façon l’épreuve est la raison d’être du conte, la matière même de son enseignement[36].

Javotte reconduit cet étrange détachement des personnages de contes face à la cruauté qui les entoure. À sa moralité ambiguë s’ajoute un rapport ambigu au conte, celui-ci étant à la fois repoussé et, en définitive, rappelé, comme si le roman ne nous en avait éloignés que pour mieux nous y ramener. Comme si le conte, finalement, la rappelait à elle par la seule caractéristique qu’elle possédait à l’origine : la méchanceté. Les thématiques de la cruauté, de la déception et de la perte se substituent ainsi à celles de la bonté, de la félicité et du succès de Cendrillon dans le conte. Cette permutation significative fait de même ressortir la détresse contemporaine de la jeune narratrice, qui se donne à lire comme une princesse maudite, puisque la seule chose qui ressemble véritablement au conte dans l’état présent de l’existence de Javotte, c’est le drame qu’elle recèle, avant toute finale heureuse : « Je veux le pire tout de suite, et finir légère et heureuse. » (J, 171)

Cette (re)valorisation parodique de sa méchanceté, qui provient du conte, finit d’ailleurs par se rapprocher du merveilleux, puisque les fantasmes de destruction de Javotte envahissent la trame narrative et se font de plus en plus invraisemblables. Ils glissent même légèrement vers le fantastique, dans la mesure où ils accentuent le côté diabolique de Javotte.

RETOUR AU MERVEILLEUX

Dans Javotte, les modèles de référence de la protagoniste, qui se compare aussi bien à des archétypes comme la princesse qu’à des figures mythiques comme les Gorgones ou des personnages légendaires comme le succube, en viennent à se confondre malgré leur hétérogénéité et entraînent de la sorte la déréalisation du portrait psychologique dressé. La Javotte de Boulerice rejoue le parcours de Cendrillon dans une version parodique, laquelle révèle le désenchantement et l’exacerbation de la violence d’une manière si radicale qu’elle confère au récit une dimension quasi fantastique et merveilleuse.

À ce propos, le philosophe et romancier Pierre Péju, dans l’article « La jeune fille merveilleuse », conçoit que la figure littéraire de la jeune fille, à laquelle se rattache Javotte, recèle en elle-même une sorte de pouvoir de métamorphose qui rappelle le merveilleux des contes traditionnels :

Tous les récits qui font apparaître la jeune fille appartiennent plus ou moins au genre merveilleux (même lorsque les jeunes filles sont mises en scène par la presse ou la publicité contemporaines). Car il y a une puissance magique de cette créature imaginaire qu’est la jeune fille. La mythologie nous la montre prompte à se métamorphoser lorsqu’elle tente, provisoirement, d’échapper à son destin, mais elle est prédisposée à toutes les métamorphoses. N’étant « rien », sinon ce corps caractérisé par sa seule beauté, elle peut « tout » devenir ! (C’est pourquoi elle a une telle efficacité pour soutenir ou révéler les modes ou changements quels qu’ils soient, ou pour explorer des façons d’être, contraires à l’ordre dominant[37].)

Notant les transformations de sa représentation au cours des siècles et des courants littéraires, Péju souligne que la figure postmoderne de la jeune fille est soumise à de nouvelles exigences, dictées par la société du spectacle :

La jeune fille ne doit plus, naïvement, chercher à être « la plus belle de tout le pays », mais à être « sexy », « porno-chic », excitante, « déjantée », capable de s’éclater, de se déchirer, de s’enivrer de sensations et d’émotions, mais surtout de se bricoler elle-même, toute seule, un corps et une sensibilité à l’aide de fragments inventés par le marché de l’apparence. Accordés à son insu au système marchand. La teen-ager doit devenir « muteen » [sic[38] !

Ces traits, on les retrouve justement chez le personnage de Javotte, qui rêve de chirurgie plastique et cherche à plaire aux hommes par tous les moyens. Le rapport au corps et à l’image de Javotte est profondément bouleversé par les modèles de princesses présentés dans les contes et perpétués par la culture populaire. Complexée par la taille de ses pieds (« Je suis la princesse Javotte aux grands pieds et je serai malheureuse toute ma vie. » [J, 134]), l’adolescente est obsédée par son apparence corporelle et son héritage génétique. S’observant souvent devant son miroir, elle songe à la chirurgie esthétique pour transformer sa silhouette « androgyne » (J, 42) et augmenter sa féminité (J, 43). Elle envisage même brièvement une opération qui lui permettrait d’être détruite, puis reconstruite, afin de ressembler à sa rivale aux allures princières (J, 163). En plus de ces fantasmes de transformation extrême, Javotte souffre de troubles alimentaires, se faisant vomir « pour avoir la conscience tranquille et le ventre plus plat » (J, 19). Le narcissisme et la dénutrition du personnage sont repris du conte de Perrault, où les demi-soeurs de Cendrillon, en plus d’être matérialistes et passionnées par les beaux atours, jeûnent et passent une grande partie de leur temps à se mirer : « Elles furent près de deux jours sans manger, tant elles étaient transportées de joie. On rompit plus de douze lacets à force de les serrer pour leur rendre la taille plus menue, et elles étaient toujours devant leur miroir[39]. » Ainsi, des thématiques que l’on croit souvent contemporaines (les troubles alimentaires et les problèmes d’image chez les jeunes filles) se révèlent d’une troublante intemporalité.

De même, la conception de l’amour et de la sexualité de Javotte est pervertie par son besoin de se sentir « désirée comme une princesse » (J, 58). Ce rapport à la sexualité, laquelle s’affiche clairement, au lieu d’être latente[40] comme dans le conte, l’amène à expérimenter plusieurs relations : tour à tour, Javotte prend ainsi pour amant un homme beaucoup plus âgé qu’elle, qu’elle compare à un prince[41], qui est aussi le père de sa rivale et qui est atteint du VIH, puis elle se lance dans un rapport trouble avec sa voisine Camille et fantasme en même temps sur Luc Harvey, qui la rejette pour ensuite profiter d’elle[42]. De manière dérisoire, elle perçoit même sa courte relation sexuelle avec Luc comme le but ultime de son existence (J, 166)[43], à l’instar du mariage, une autre forme d’union qui représente la consécration ultime de l’existence des personnages féminins dans les finales de contes.

Selon Pierre Péju, c’est ainsi que la représentation de la jeune fille postmoderne s’inscrit dans une certaine continuité avec son modèle merveilleux, n’étant « pas si loin de la Princesse des contes[44] ». On peut constater, entre elles, le « [m]ême écart abyssal entre imagerie et réalité vécue. Même abstraction de la figure idéale de la jeune fille, les langueurs sentimentales étant seulement remplacées par une crudité verbale, et des préoccupations non plus rêveuses et amoureuses mais parodiquement sexuelles[45]. » La fascination de Javotte pour les personnages de princesses n’est peut-être pas, en fin de compte, si décalée : la princesse n’étant qu’une image parmi tant d’autres de jeune fille « idéale » soumise au règne des apparences, elle serait plutôt propice à traduire le passage problématique de l’enfance vers l’âge adulte et les transformations physiques et psychiques qui l’accompagnent.

Dans Javotte, la mémoire plurielle de Cendrillon serait ainsi mise à distance et interpellée pour exacerber le drame identitaire du personnage qui n’arrive pas à trouver chaussure à son pied. Ayant perdu tous ses repères dans le monde contemporain, Javotte devient, en quelque sorte, une princesse bipolaire qui se mire dans les images et les modèles des contes afin de faire ressortir avec exagération les fantasmes qu’ils alimentent et les déceptions qu’ils lui causent. Ce faisant, la narratrice semble à la fois faire état de la déchéance du genre merveilleux éclipsé par le roman réaliste, où l’« on n’a plus les princesses qu’on avait » (J, 139), et réenchanter à sa manière l’imaginaire de la violence, qui lui permet de se distinguer et d’échapper à sa banalité, amenant finalement le roman plus près du conte.