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Je délaisse les alliages qui m’ont affaissée imperceptiblement et cependant maintenue debout de force, qui m’ont tassée imperceptiblement sur mon socle sans m’en déplacer d’un millimètre. Et me tourne vers les alliances. Je marche[1].

La réédition en 2018 de La théorie, un dimanche, collectif signé par Louky Bersianik, Nicole Brossard, Louise Cotnoir, Louise Dupré, Gail Scott et France Théoret, a fait peu de vagues dans le monde médiatique québécois, mais n’en a pas moins constitué un événement pour les littéraires féministes dont je suis. On sous-estime grandement l’effet du papier frais et d’une couverture au goût du jour sur la relecture d’un classique dont l’actualité nous apparaît soudainement évidente et fascinante. Trente ans après leur première publication, les essais et les fictions qui composent le recueil résonnent d’une manière frappante avec les pratiques littéraires féministes contemporaines, notamment avec leur caractère « communautaire ».

Écrit alors que la lutte des femmes paraît s’être « essoufflée » (157), constate Louise Dupré, La théorie, un dimanche cherche à comprendre les mécanismes d’une conscience féministe qui n’est pas encore complètement advenue à la fin des années 1980, et à nommer ce que cette conscience implique pour le travail de l’écrivaine, sa langue et sa construction des récits. En réfléchissant ensemble, ou côte à côte, les six autrices se dégagent un espace de liberté : « Il est clair que ce cercle de femmes, avec sa joie, avec son érotisme, représente pour nous plus qu’un lieu où écrire. C’est une présence où nous pouvons constamment nous réinventer nous-mêmes » (73), écrit Gail Scott. Aujourd’hui plus que jamais, les autrices réinvestissent les formes collectives, car elles semblent ressentir à nouveau la nécessité de contrer leur précarité dans le champ littéraire par l’appartenance à un groupe qui travaillera à faire apparaître les enjeux politiques de la prise de parole des femmes. « C’est dans le passage de la solitude à la solidarité que peut être pensée une histoire au féminin. » (152) C’est cette hypothèse formulée par Louise Dupré il y a trente ans que les textes rassemblés ici me donneront l’occasion de vérifier.

PORTRAIT DE GROUPE

Avec De l’amour et de l’audace. Femmes et roman au Québec dans les années 1930[2], Adrien Rannaud publie sa thèse de doctorat où il reconstitue des trajectoires d’écrivaines dans l’entre-deux-guerres, celles dont les oeuvres ont longtemps été soit mises à l’écart, soit étudiées en tant que simples traces de l’activité « des femmes de lettres[3] », éternelles pionnières après les pionnières (les Laure Conan, Éva Circé-Côté, Blanche Lamontagne qui ont marqué le tournant du siècle), comme si, de la fin du xixe siècle à la Deuxième Guerre mondiale, les femmes s’étaient toujours employées à défricher la même terre.

L’étude de Rannaud, dans la foulée d’une histoire littéraire renouvelée qui, s’appuyant sur les travaux féministes entrepris depuis la fin des années 1980, se veut plus inclusive, a le mérite de redonner à ces écrivaines la place qu’elles ont occupée dans la vie littéraire pendant la décennie suivant la crise économique. Sa lecture fascine parce qu’elle permet d’appréhender l’« état de solitude qui frappe l’écrivaine canadienne-française » (37), sans tradition solide sur laquelle s’appuyer, mais aussi, curieusement, de le mettre en perspective. En effet, Rannaud s’attelle à dresser un « portrait de groupe » (41), composé de sept romancières (Jovette-Alice Bernier, Eugénie Chenel, Lucie Clément, Laure Berthiaume-Denault, Laetitia Filion, Éva Senécal et Michelle Le Normand) dont il ébauche le profil sociologique et reconstitue les stratégies d’écriture, lesquelles visent à négocier avec les contraintes imposées tant par les normes sociales que par les attentes du milieu littéraire. Cette décennie voit s’accomplir la professionnalisation de l’écrivaine, processus par lequel les autrices vont « s’accommoder » des « niches dévolues au féminin » (74), et s’en servir comme point de départ pour inventer une écriture et une « carrière[4] » singulières.

Dès l’introduction, Rannaud dit travailler à réaliser une « ambition holistique » (18) ; des archives des autrices à la réception de leurs textes, il entreprend de couvrir toutes les étapes de la production des oeuvres, mobilisant des outils de la génétique des textes, de l’histoire littéraire et culturelle comme de la sociologie de la littérature et de la sociocritique. Cette méthode transversale a le défaut de ses qualités : si Rannaud réussit pleinement à nous convaincre de la pertinence de mettre ces oeuvres en rapport étroit avec les conditions matérielles et idéologiques qui les déterminent en partie, cette soif de totalité écrase parfois la lecture, par ailleurs très perspicace, des textes sous une terminologie sociologique un peu lourde.

À travers ce cadre théorique foisonnant, le concept d’« imaginaire générique », emprunté à Christine Planté, s’avère particulièrement opérant pour saisir les obstacles auxquels se frappent ces romancières. Pour Rannaud, la catégorie du « roman sentimental » ou du « roman d’amour » dans laquelle on a un peu facilement classé ces oeuvres a conduit la critique à en faire une lecture unidimensionnelle. Ces autrices, d’abord poètes ou journalistes, trouveront une relative consécration grâce à la forme brève, avant d’accomplir un virage serré vers le roman, genre littéraire particulièrement englué dans les stéréotypes de genre sexuel, ce qui conduit Rannaud à parler d’un « genre des genres » (17). Si la réception de ces oeuvres s’est principalement concentrée sur leur intrigue amoureuse, les lectures de Rannaud montrent bien que celle-ci est toujours renvoyée au second plan, le tourment amoureux du personnage servant plutôt d’embrayeur à un mouvement d’introspection et de questionnement des normes qui régissent son destin. Ainsi, les récits explorent plutôt « les liens entre le coeur et le code » (66), engageant les personnages sur la voie de la mobilité physique ou identitaire. Pour Rannaud, il faut traiter le genre du roman d’amour comme une « matrice » qui permet de développer une problématique existentielle ouvrant « la brèche aux romanciers de l’inquiétude spirituelle des années [19]40 » (72). Cette perspective permet d’ancrer ce groupe de romancières dans la tradition du roman psychologique au Québec, lui restituant une légitimité que l’étiquette du « sentimental » lui retirait d’office.

D’amour et d’audace s’attache plus particulièrement à décrire trois trajectoires, celles de Jovette-Alice Bernier, d’Éva Senécal et de Michelle Le Normand, dont la proximité avec le discours nationaliste conservateur lui a souvent valu d’être snobée par les études féministes et que l’analyse de Rannaud permet de complexifier et de nuancer. En marge des analyses des oeuvres, l’examen de la correspondance de Bernier et de Senécal et du journal intime de Le Normand permet de faire apparaître les différentes stratégies mises en oeuvre par les autrices pour se tailler une place dans le champ littéraire canadien-français. La recherche frénétique d’appuis et de conseils y côtoie les descriptions de l’oeuvre rêvée, dont se dégage souvent un rapport douloureux à la création, compliquée par les obligations financières ou familiales, par les doutes et les incertitudes qui plombent les séances d’écriture. Mais on ne peut s’empêcher d’être renversé par le courage dont font preuve ces romancières (l’audace du titre !) pour transformer leur sentiment d’incompétence en force intrinsèque. Par exemple, dans ses lettres à Louis Dantin, Éva Senécal, qui, après avoir fréquenté l’école de rang, n’a pas pu terminer ses études à l’école normale, fait de son manque de formation une disposition « naturelle » à l’écriture (150). La posture de la sincérité et de l’authenticité, revendiquée par les romancières comme étant « typiquement féminine » (154), leur permet par ailleurs de répondre aux critiques qui jugent qu’elles sont incapables d’inventer, de mettre à distance leur propre expérience. En effet, la critique travaille à montrer que les personnages ne sont que des alter ego des autrices, et c’est l’impossibilité de ces dernières à écrire sur autre chose qu’elles-mêmes qui menacerait la valeur de leur oeuvre (127). Éva Senécal, encore elle, fait preuve d’un culot inattendu en répondant deux fois plutôt qu’une à ses détracteurs, dont l’un qu’elle compare à « un gamin pouilleux et sale » à qui elle conseille d’« apprendre à lire » (210). La dévalorisation de son propre statut (« Je suis à peu près inconnue et je n’ai jamais eu énormément de succès » [207]) sert paradoxalement de tremplin à une réponse vitriolique qui correspondra tragiquement à la fin de sa carrière littéraire, comme si la querelle publique à laquelle elle se livre seule lui avait fait prendre conscience de l’ampleur de son isolement, la confinant ensuite au silence le plus complet.

Ce qui nous frappe tout au long d’Amour et d’audace, c’est l’absence apparente de solidarité entre ces romancières par ailleurs si proches dans tous les aspects de leur vie professionnelle. Bernier et Senécal, tout particulièrement, partagent des éditeurs, des mentors, des amants, convoitent les mêmes emplois, fréquentent les mêmes lieux, mais nous n’avons pas accès à leur relation en tant que telle, relation diffractée par la correspondance qu’elles entretiennent avec des hommes. Ceux-ci font le « repêchage » des apprenties romancières, distribuent les encouragements comme les reproches, assignent les lectures et les projets à poursuivre. On peut penser que la rivalité entre elles est liée à la conscience aiguë que les places sont limitées : « Dans un champ littéraire majoritairement masculin, on cherche chaque autrice, celle qui sera “la femme”, la pionnière, celle qui incarnera la littérature au féminin. » (155) Le régime d’exceptionnalité qui de tout temps a déterminé le destin des femmes dans le monde des arts sabote le plus souvent la sororité qui pourrait naître du partage d’une même condition.

Pourtant, c’est grâce à la fiction que le second roman de Michelle Le Normand permet d’imaginer la persistance de réseaux féminins qui jusque-là se soustrayaient à notre regard ; celle qui anime des cercles de lecture destinés aux jeunes femmes met en scène, dans La plus belle chose du monde (1937), une amitié entre quatre personnages unis par la passion de la littérature. Leur communauté constitue un lieu en dehors du temps et du monde, où elles peuvent échapper aux désillusions de leur vie de femme. Que désigne « la plus belle chose du monde » annoncée dans le titre ? « L’amitié et l’amour des choses de l’esprit », écrit Rannaud (275). En effet, malgré des parcours divergents, les amies « reviennent toujours d’une manière ou d’une autre auprès des autres » (268). Seule Claire, l’écrivaine du groupe, se trouve exclue du récit à partir de son exil à Paris, où elle connaît le succès littéraire et adopte un mode de vie « dissolu » que le texte n’est pas en mesure de prendre en charge. Sa « chute » est déplorée par les autres personnages et, dans le régime de la fiction, est présentée comme un échec (273). Le destin de ce personnage d’écrivaine correspond à celui des protagonistes des récits de Bernier et de Senécal, qui connaîtront à différents degrés l’échec, l’exclusion, l’aliénation. Ce prix à payer, Adrien Rannaud en parle comme des « conditions nécessaires et paradoxales à l’émergence et à la proclamation d’une voix singulière » (299).

Au terme de cette lecture, je ne peux m’empêcher de me demander ce qui reste de ce « prix à payer » pour les écrivaines québécoises contemporaines. La minoration des formes traditionnellement pratiquées par les femmes, le discrédit jeté sur les écritures de l’intime, considérées comme « faciles » ou « égocentriques », le débat perpétuellement relancé sur la définition du « réalisme » ne sont que quelques phénomènes où le « genre des genres » semble encore jouer un rôle actif. Replonger dans ces débats des années 1930 permet de mieux comprendre les mécanismes du discours qui, aujourd’hui encore, fragilisent la place des femmes dans le champ littéraire québécois. Et c’est bien à ce devoir de mémoire que nous appelle Louise Cotnoir dans La théorie, un dimanche : « Les écritures des femmes contrarient la faculté d’oubli chez la sujète, faculté qui la dispose à la vie qu’elle recommence, reproduit sans se rappeler les blessures, les aliénations, la tragédie de son sexe. » (179)

PARLER AVEC FRANÇOISE

L’introduction à l’anthologie Françoise Stéréo reprend un trope des revues féministes : cette publication Web voit le jour en 2014 en réponse à un sentiment d’urgence : « Les Françoise avaient maintenant des choses à dire[5]. » Nommée en l’honneur de Robertine Barry, pionnière du journalisme canadien-français dont le pseudonyme était Françoise, la revue, comme l’anthologie d’ailleurs, est qualifiée d’« idée folle » par ses fondatrices, qui jugeaient alors que trop peu de femmes prenaient la plume dans les revues d’idées au Québec. Leur « introduction autour des contingences de la vie » (2) dépeint ces intellectuelles attablées dans la cuisine, scène festive de la vie quotidienne au milieu de laquelle germe le projet d’écrire et de penser en commun. Cette représentation de la venue à la parole n’est pas anodine ; le texte de Marie-Andrée Bergeron qui inaugure l’ouvrage, intitulé « Pour mes amies » (7-8), montre bien que les Françoise cherchent à s’inscrire dans l’histoire des périodiques féministes québécois et sont pleinement conscientes des enjeux et procédés qui structurent ces publications. L’intellectuelle n’y est jamais détachée des circonstances immédiates de sa vie ; elle exerce son regard critique au milieu de mille autres préoccupations concrètes, lesquelles sont généralement tenues à distance du monde des idées. Cette posture devient une condition de la pensée dans Françoise Stéréo. L’adresse contenue dans le titre de Bergeron témoigne aussi d’une conscience aiguë du destinataire. Si les fondatrices de Françoise Stéréo s’embarquent spontanément dans cette aventure, c’est qu’elles le font pour les autres, leurs amies, leurs filles, leurs nièces, dont la présence plane dans plusieurs éditoriaux et contributions. Dès le départ, le collectif s’inscrit dans une communauté bien précise, qui ne fera que s’accroître au fil des numéros.

Si la tâche d’une revue est de nous plonger dans les débats de notre temps, Françoise Stéréo l’accomplit en nous donnant à lire les grandes questions qui traversent les féminismes contemporains. L’article de Geneviève Pagé, « Intersection des oppressions ou l’indivisibilité de la justice », situé au début de l’anthologie, a pratiquement un statut pédagogique. Ceux ou celles à qui la théorie féministe des trente dernières années n’est pas familière y trouveront une synthèse des discussions autour de l’intersectionnalité, ce concept développé dans les années 1970 et 1980 par les féministes noires et chicanas aux États-Unis, qui veut que différentes oppressions puissent être « vécues de manière simultanée et [soient] difficilement différenciables les unes des autres » (19). Cette façon de concevoir l’intrication des luttes sociales, si je peux la résumer ainsi bien grossièrement, est probablement l’un des concepts les plus opératoires proposés par le féminisme des dernières décennies en ce qu’il permet de transcender l’« identité femme », « une des pierres d’achoppement du féminisme[6] » occidental des années 1970, comme le constatait déjà Louise Dupré dans La théorie, un dimanche, et d’identifier une communauté d’intérêts entre différents groupes sociaux marginalisés en quête de justice. Ce changement de paradigme de la pensée féministe se traduit par un procédé rhétorique récurrent chez Françoise Stéréo, mais aussi dans un grand nombre de prises de parole militantes, qu’on pourrait nommer « la déclaration de privilège ». Dès les premières pages, Marie-Andrée Bergeron souligne que les « Françoise sont encore très cisgenres, hétéros et blanches » (8) et invite ses amies à faire de la revue un espace plus inclusif, constat bienvenu, qui trahit probablement le manque de diversité général de la scène intellectuelle au Québec. Il devient par contre assez curieux de voir les autrices « dévoiler leur privilège » les unes après les autres au fil des pages — effet probablement amplifié par la lecture en livre de textes conçus comme articles indépendants —, comme si ce rituel constituait une formule magique pour effacer le malaise de prendre la parole à partir d’une position considérée comme dominante. Malgré cette réserve, il faut se rappeler que l’éthique féministe s’articule chez Françoise Stéréo autour d’un devoir de rendre manifestes les rapports de pouvoir que nous nous employons, la plupart du temps, à ignorer joyeusement. « La visibilité des femmes passe par un engagement envers elles-mêmes, envers les autres femmes[7] », écrit Louise Cotnoir en 1988, et il est clair que cette tâche incombe maintenant plus que jamais aux féministes qui disposent déjà des outils et des tribunes nécessaires.

La sélection des contributions de l’anthologie témoigne justement d’un désir de tisser des solidarités entre différents « états » de vulnérabilité, non seulement en portant une attention particulière à la réalité des groupes minorisés, mais aussi aux formes esthétiques et aux phénomènes culturels traditionnellement délégitimés. Ainsi, des textes sur la chanson pop, le country, le hockey cosom féminin, la lutte professionnelle côtoient un dialogue fictif avec Virginie Despentes, une bande dessinée, une fausse publicité, des poèmes intercalés de GIF de chiens. La facture visuelle de l’ouvrage, soignée et sobre, est dynamisée par les collages qui jonglent eux aussi avec les codes de la pop. On pourrait dire qu’une « conscience bourdieusienne » traverse l’anthologie, qui se fait un devoir de « regarder vers le bas » (31), comme l’écrit Catherine Lefrançois, en abolissant l’ironie qui caractérise souvent la position des adeptes contemporains du quétaine. Dans le même ordre d’idées, la composition de l’anthologie travaille à réduire la hiérarchie généralement établie entre les registres de langue (l’intitulé « Viarge ! » coiffe chaque éditorial) et les types de textes, la prose d’idées se frottant aux récits personnels, aux poèmes, aux chroniques d’humeur. C’est le travail du ton qui donne une cohésion à l’ensemble, notamment l’humour qui parcourt les textes — et fait passer certaines images faciles ou peu subtiles — et l’émotion qui, même dans les essais plus documentés, est partie prenante du geste analytique, voire sert d’embrayeur à la pensée. Je pense en particulier à certaines contributions qui nous donnent accès aux coulisses de la recherche universitaire, notamment le texte de Camille Robert sur la reconnaissance du travail ménager (89-95), de Rachel Nadon sur la représentation des travailleuses dans la littérature québécoise d’après-guerre (83-87) et d’Adrien Rannaud sur sa plongée dans les archives des écrivaines qui composent son corpus de thèse (120-125). Dans ces deux derniers textes, Nadon et Rannaud tentent de nommer l’élan intérieur qui motive leurs travaux, la première en creusant la révolte qui l’étouffait, enfant, par rapport au choix de sa mère d’être femme au foyer, le second en décortiquant la nostalgie qui l’habite lorsqu’il explore l’intimité de Bernier, de Senécal et de Le Normand. La « politique de la vulnérabilité » que Françoise Stéréo met de l’avant ne concerne donc pas que l’objet de l’écriture, mais s’insinue aussi chez celle qui écrit, dans sa méthodologie comme dans sa poétique, contribuant à replacer la vie affective au coeur de la vie intellectuelle.

La dernière partie de l’anthologie laisse d’ailleurs une plus grande place au récit et au poème où se fait sentir une certaine violence, violence concrète ou plus insidieuse, vécue au quotidien, dans la vie amoureuse et professionnelle. À la chercheuse, à l’écrivaine, on demande ses cartes (de membre, d’identité). Qui es-tu ? D’où viens-tu ? As-tu fait tes preuves ? Dans un poème intitulé « Dans l’after du Salon du livre », Chloé Savoie-Bernard laisse entrevoir tout ce qui parasite la réception de son travail :

on dit que j’écris trop avec mon vadge/pas assez de travail sur le langage/trop narratif par chez vous/on dirait des chansons/Chloé Savoie-Bernard écrit avec une oralité/qui s’approche du slam/connais-tu Roland Giguère/as-tu lu Miron/Gauvreau Vanier Turcot/as-tu lu des livres ma belle petite/connais-tu ton alphabet miss/tu es de quelle origine/as-tu déjà été en Haïti.

299 ; je souligne

N’entend-on pas ici un écho ironique de la réplique d’Éva Senécal à ses adversaires ? Un écho acéré de la réplique de Louky Bersianik à Pierre Nepveu, qui avait qualifié son livre Axes et eau de « frivole et dissipé[8] » ? Ce « on dit » qui poursuit « les livres de femmes » comme une ombre, n’est-ce pas celui-là qui « clôture, verrouille, cadenasse[9] » ? Peut-être est-ce cet « on dit » que les communautés d’écrivaines et d’intellectuelles se donnent le courage d’affronter.

CREUSER L’OBSCURITÉ À PLUSIEURS

Collectif à géométrie variable formé en 2013, les Bêtes d’hier a publié trois fanzines, une microrevue et un livre, en plus d’organiser des ateliers et tables rondes. À l’intérieur des ouvrages, on trouve la même présentation qui annonce le désir de « faire coexister praxis et théorie » en mettant de l’avant « l’idée de regroupement, la promotion de la solidarité et [l’]échange de savoirs[10] ». La volonté de décloisonner et de démocratiser les disciplines et les savoir-faire, que ce soit l’herboristerie, les métiers d’art, le tatouage, la médecine ou la psychiatrie, traverse l’ensemble des publications afin de permettre tant aux collaboratrices qu’aux lectrices de se réapproprier les moyens, confisqués par le système patriarcal et capitaliste, de se penser et de s’autodéterminer — Michel Lacroix et Izabeau Legendre reconnaissent là « une vive critique des formes d’autorité et de contrôle aux traits tantôt anarchisants, tantôt foucaldiens[11] ». Le caractère artisanal de l’objet publié, qui contient souvent des fiches volantes ou des feuillets détachables remplis de conseils pratiques, évoque l’esthétique du carnet, mêlant écriture, photos et dessins.

La microrevue Ne trouve que ces cris, créée en 2016 en collaboration avec le festival Dans ta tête, organisé par Catherine Cormier-Larose, m’intéresse tout particulièrement en ce qu’elle constitue l’occurrence la plus littéraire de cette « suite éditoriale » et permet d’identifier au moins partiellement les motivations qui se trouvent derrière cette résurgence des collectifs féministes. « Elles […] entrent en existence comme on sort du couvent[12] », écrit Louky Bersianik, et on a en effet l’impression que ces autrices écrivent depuis le silence, depuis l’isolement :

Elles ne comprennent pas qu’il n’y a pas de moi. Je suis un réceptacle, une boîte vocale, une machine. Pour écrire, il faut un monde, un jardin secret, un feu. Je n’ai pas ça. Je n’ai pas peur des ténèbres, des morts, des maisons hantées, car rien de tout cela n’existe pour moi. Je ne reçois pas de visites. Les démons comme les anges ont mieux à faire.

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Ce texte liminaire de Stéfanie Clermont met en scène un sujet déserté qui n’a rien à dire, mais qui trouvera progressivement son chemin vers la parole. Trouver ce chemin, c’est ce à quoi ces autrices travaillent, pour briser le doute, l’impression d’illégitimité : « L’écriture me vient de cet inconfort-là. De cette difficulté à sentir que j’ai une place dans le monde, à me risquer dans la parole » (10), écrit Maryse Andraos. Julie Boulanger et Amélie Paquet, pour leur part, en cherchent les causes dans l’éducation des jeunes filles « dressées à s’effacer » (26) qui, lorsqu’elles se tournent vers les lettres comme voie d’expression, « se forme[nt] au contact d’une littérature strictement écrite par des hommes » (27). Que faire alors ? Marie-Ève Blais, l’une des fondatrices de la librairie féministe l’Euguélionne, reprend la célèbre proposition de Virginia Woolf selon laquelle une femme, pour écrire, a besoin d’une chambre à soi et d’argent, en y ajoutant la nécessité d’un espace commun où le partage et l’échange peuvent devenir le marchepied de la création (22). Ici, le collectif devient lui-même ce lieu physique où les voix trouvent la force de se faire entendre grâce à leur coprésence.

Dans La théorie, un dimanche, Gail Scott et Louise Dupré formulent toutes les deux à leur manière l’inquiétude que le féminisme, par l’attitude de combativité qu’il promeut, n’entre en conflit avec la négativité intrinsèque à l’activité d’écriture : « Écrire, c’est accepter que la conscience féministe ne parviendra jamais à arracher totalement le je à lui-même, à ses larmes, à sa souffrance et à ses premiers abandons[13] », affirme Louise Dupré, qui propose du même souffle que l’écriture devienne une façon de « tenir à distance la théorie féministe, [d’en] faire la critique, [la] forçant à avancer[14] ». C’est cette voie qu’emprunte Ne trouve que ces cris, en laissant de côté l’indignation, la lutte, la réflexion militante, pour investir la part obscure du sujet face à lui-même, tout en en collectivisant la charge : « L’envie de disparaître, la honte d’avoir dit ceci, d’avoir fait cela, ce ne sont pas des maladies individuelles ; ce sont des conditions sociales » (10), affirme Maryse Andraos. Tous les textes de la microrevue mettent le je et le nous en tension pour explorer « ce mépris de soi » reçu en héritage afin de mieux le déconstruire et le désamorcer.

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En étudiant les trajectoires sinueuses des Jovette-Alice Bernier, Éva Senécal et autres autrices des années 1930, Adrien Rannaud cherche à identifier la nature du « plafond de verre » qui bloque la carrière des romancières de cette génération : pour la critique littéraire de l’époque, « représenter la vie n’est pas représenter toute la vie dans toutes les formes » (205 ; l’auteur souligne). Ce souci de représenter toute la vie, cet intérêt pour les sujets « indignes » et les formes « bâtardes » apparaît encore aujourd’hui de manière prégnante dans le discours des collaboratrices de Françoise Stéréo et des Bêtes d’hier. En passant de la solitude à la solidarité, les collectifs féministes contemporains mêlent essai et fiction, théorie et création, arts visuels et écriture pour mieux repousser les limites du dicible et du représentable. « Le sujet-femme ne saurait exister qu’en changeant les registres et les formes du réel. Inventer un langage de savoir qui reposerait sur l’émotion décatégorisée[15] », écrit Louise Cotnoir dans La théorie, un dimanche. Il me semble bien que c’est là le projet que poursuivent les intellectuelles féministes aujourd’hui.