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Le paradoxe d’Épiménide, dit du Crétois, est bien fait pour intéresser la poésie. Foucault en avait offert une brève réflexion dans Critique en 1966, à propos de Blanchot, un texte repris par la suite sous le titre La pensée du dehors[1]. Celui qui dit « Je mens » profère simultanément deux mensonges contradictoires, qui s’annulent l’un l’autre, de manière paradoxale. Il produit d’abord une affirmation qui a tous les contours de la vérité ; autrement dit, il affirme véridiquement quelque chose, mais cette chose est le mensonge. Ou alors, il performe son énoncé, c’est-à-dire que le contenu de l’affirmation invalide le geste même de l’affirmation ; autrement dit, celui qui dit « Je mens » ment précisément au moment où il le dit, comme à tout moment, dans ce présent intemporel où se manifeste le verbe. On doit donc comprendre que celui qui dit « Je mens » ment ici même, et on doit inverser l’énoncé mensonger pour découvrir ce qu’il dit vraiment : et à « Je mens » correspond « Je dis vrai ». Ces deux manières d’entendre l’énoncé, manières contradictoires, nous ramènent par deux fois au même point, soit au mensonge de l’énonciateur.

Mais tout aussi bien, elles nous ramènent également, et dans le même temps, à sa vérité. C’est sans doute ce que Foucault voulait éclairer en s’intéressant à cet autre énoncé, qui l’occupe en fait davantage : « Je parle. » Cet énoncé est tout aussi paradoxal mais dans l’autre sens, en étant indubitable de vérité, mais en n’étant que cela, en disant la vérité nue mais en ne disant rien d’autre, ce qui en fait une affirmation aussi vraie que vaine qui, proprement, ne dit rien. Mais cette vérité aussi nue que vide se trouve également dans l’affirmation « Je mens » qui, elle aussi, peu importe comment on l’entend, demeure vraie malgré tout, mais d’une vérité qui s’annule aussitôt et retombe dans le vide.

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La poésie, peut-être plus que tout autre genre, se situe également entre ces deux paradoxes. Parce qu’elle est langage figuré, donc constamment détourné et différé, la poésie ment constamment, ne dit jamais le littéral, et toutes ses affirmations manquent leurs cibles. La poésie propose une manière autre d’utiliser le langage mais se condamne, ce faisant, à une étrangeté constitutive qui rejette d’avance toute pertinence et toute adéquation. On n’est pas loin dès lors de ce que Foucault nomme « la pensée du dehors », quoiqu’il l’entende pour sa part sur son versant affirmatif, qui n’est pas moins vrai. Car en investissant le dehors, la poésie tente d’atteindre un niveau de vérité qui serait inconnu à la langue commune. Et de fait, si la poésie est pour une part une langue figurée, elle est aussi la langue qui nous apprend ce qu’est le propre des choses, qui « pallie le défaut des langues » ; qui est, comme le disait Meschonnic, le seul langage qui ne soit pas figuré et celui qui invente le littéral, comme le montre la catachrèse, qui intéressa si vivement Fontanier. Si aucun nom ne peut éviter d’être une figure des choses, c’est donc la poésie qui maîtrise le mieux le geste de nommer ; et comme le dit aussi Bonnefoy, la poésie fait de tous les noms communs des noms propres, immédiats et incantatoires.

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Cette double postulation de la poésie ne saurait être mieux représentée par deux recueils publiés récemment : Les animaux ventriloques de Jean-Simon DesRochers[2] et Nous faisons l’amour de Jonathan Lamy[3]. Le dernier chapitre du premier s’intitule, de façon aussi péremptoire que provocante, « Mentir ». Absolutisée à l’infinitif et posée comme aboutissement d’une quête, l’affirmation du « mentir » s’installe résolument dans le paradoxe du Crétois. On imagine bien le contrat paradoxal qu’une telle affirmation instaure avec le lecteur, appelé non seulement à mettre en doute tout ce qui s’y énonce, mais aussi à réévaluer rétrospectivement tout ce qui précède, ajoutant un deuxième soupçon à ces poèmes. Et de fait, DesRochers use abondamment des procédés figuratifs propres à la poésie, jusqu’à exténuer ses outils, jusqu’au point d’écueil où la figure frôle, à force d’intentions superlatives, le non-sens et le vide. Je choisis, comme par hasard, ces deux vers, du premier et du dernier poème, pour en témoigner : « sur scène nous graverons lions et listes : la rumeur avance que la mort se remonte, un crâne, une clé » (11)/« cette fois, nous dévorerons les bols de terre, nous lancerons des cloches aux choeurs et des perles aux enfants (ce sera là notre éclat)[4] » (80). Cette écriture est certes épique, comme l’affirme la quatrième de couverture, il reste que la geste la plus épico-tragique qu’elle présente est la posture même du poète, qui se met en péril si loin avant. Le titre de Lamy n’est pas moins provocateur, quoique d’une manière tout opposée. L’amour et la sexualité, comme on sait, sont des réservoirs inépuisables de figurations, qui ont incité les auteurs millénaires à les enrober de toutes les ressources langagières disponibles. À tel point qu’il est devenu habituel, dans les blagues par exemple, de considérer d’emblée tout sous-entendu comme étant implicitement sexuel. Or Lamy reprend d’un côté ce sujet millénaire, mais tente résolument de le dénuder au plus près et crûment. « Nous faisons l’amour » n’est certes pas une locution choquante ; c’est néanmoins une proposition, placée là sur une page couverture, qui provoque son petit tremblement, tant elle est commune et coutumière. L’amour est une communion : on dit « nous ». L’amour est affecté du verbe à la fois le plus simple et le plus actif de la langue française : on dit « faisons ». Et cet amour qui se fait, au final, ne se fait que d’une manière, qui est à la fois amour et sexualité, amour parce que sexuel. Et tout le recueil ira dans ce sens de la nomination sans fard, de la considération pleinement plénière des amants rapprochés, dans leur être, dans leurs gestes, dans leur sensibilité : les « corps » et les « coeurs » sont des corps et des coeurs, le « clitoris » est clitoris et le « sperme », sperme. La jouissance, comme idée abstraite, serait sans doute trop loin de la secousse effective que ressentent les sujets ; c’est pourquoi Lamy dira, au plus près de la chose, « à l’unisson nous/jouissons » (26). De même bien sûr la beauté, sur laquelle on peut discourir aisément, en y plaquant tout ce que l’humain a d’idéal et de désirs. Mais pour Lamy la seule beauté qui vaille est celle qu’on consomme, celle qui entre au plus profond de nos corps, et donc, au plus loin de la distance du regard, organe d’approche habituel et conventionnel de la beauté : « sur les rêves des arbres/où germent les grains/de beauté à avaler » (35).

Deux postures antagonistes donc, qui disent deux fois les ressources et les périls de la poésie. Mais tout n’est pas si simple, comme on l’aura peut-être pressenti déjà. Car la posture de DesRochers, malgré des détours qui en forment la première apparence, ne manque pas d’être frontale elle aussi. On l’a souligné plus tôt, affirmer « Mentir » est tout aussi vrai que faux ; et si cette affirmation éveille un double soupçon, elle est également hyper lucide, et fait du poète un contractant extrêmement fiable, qui débusque jusqu’au plus profond ses travers, mais aussi la faillibilité foncière de son entreprise. On en saisira un portrait encore plus saisissant en mentionnant tous les titres des chapitres, qui tressent comme un chapelet alternatif, lequel va de l’extrême lucidité déceptive au plus haut espoir de confiance, alternativement : « 1. Dévier ; 2. Promettre ; 3. Présumer ; 4. Patienter ; 5. Mentir ». Pour peu, on dira que toutes les actions relationnelles sont présentes, tant les négatives que les positives. De même, si les « animaux » de DesRochers sont « ventriloques », c’est tout autant parce que leur langage est inarticulé et obscur, donc impropre à l’échange, tout autant parce que leur fondement est absolument fiable, pris au plus profond de l’être, plus profond que la nudité elle-même. Et si la figure est reine chez lui, si entre le Je et le Tu s’interpose un « choeur » marqué au sceau de l’artificiel, on doit aussi remarquer que ce choeur est « d’en bas », non plus une assemblée des dieux et des pères juges et ancestraux, mais, tout simplement, un « peuple » comme un autre, aussi aveugle qu’Oedipe et que quiconque. Mais surtout, et comme on l’a évoqué plus tôt pour Lamy, ce ne sont ni les idées ni même les choses qui intéressent DesRochers, mais bien les actes eux-mêmes, et tout particulièrement ceux que produit son poème. On note à ce titre que tous les sous-titres mentionnés sont convoqués comme performatifs : non seulement les « Promettre » ou « Mentir » plus évidents, mais aussi les « Dévier » ou « Patienter » qui, eux aussi, produisent leur action au moment où ils s’énoncent. De même les poèmes présentent, entre le «je » et le « tu », ce mélange tiraillé de raffinement des formules, de vérité lucide et d’actes saisis sur le vif : « tu rempliras ton auge, ce sera vrai (plantons nos paroles, nos miroirs sous les algues, je t’obéis) » (17).

De la même manière, on doit revenir à Lamy pour y voir non plus une écriture la plus franche et la plus blanche possible, sans artifices ni ornements, mais au contraire une espèce de quintessence de la figuration, qui joue constamment de l’attente et du relief, pour rendre d’autant plus sensible la figure lorsqu’elle s’y présente, seule et péremptoire. Ce sont les « comme » qui abondent, comme sur la quatrième de couverture, où la conjonction marie la fleur de peau avec la mécanique la plus triviale : « nous faisons l’amour/comme des pneus qui brûlent » (41). Ce sont aussi des images qui nous font dire, par-delà leur artifice claironnant, que « c’est vrai » : « autour de tes mamelons/dans la cabane dans l’arbre/au sommet de la montagne/un bouddha/de plus en plus dur » (23). Et c’est surtout, au coeur même du sujet traité, un échange et un partage forcément métaphoriques entre deux êtres, dont le sang, les attributs et les corps circulent librement : cela commence par le bien connu « nos langues » (10) mais, menés à bout de cette pente, on rencontre bientôt « nos clitoris [qui] s’allongent » (25), « mon pénis/contre le tien » (29), puis, au centre du recueil : « de ton sexe je veux/que le féminin/nous emporte » (40). L’amour lui-même devient jeu analogique et métaphorique, les amants circulant librement de l’un à l’autre : « les images en partage foisonnent/nous ajoutons de l’amour/à l’amour à faire » (47).

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Ce Je mens car je parle car je dis vrai de la poésie est peut-être plus sensible que jamais aujourd’hui, à travers de multiples entreprises exploratoires, des marges le plus souvent, qui se questionnent — et le monde avec elles. Un titre comme Preuves d’existence[5] se situe d’emblée dans la validité de l’expérience et la caution du dire-vrai. L’écriture se porte garante d’une franchise assurée, comme le font souvent ces écritures où le sujet se met en scène et en péril ; non pas tant, comme on le dit souvent, parce que la subjectivité profonde est universelle, mais plus simplement parce qu’il est réconfortant de voir quelqu’un s’approcher de nous sans armes ni armure. Posé comme précaire, le sujet élabore une chambre intime, où seul le lecteur, seule la lectrice est convoquée. Comme le dit la poète : « Je me cachais au verso d’une feuille » (11), faisant dos au monde pour mieux faire face au poème. Mais ainsi tenu à distance, le monde s’éclipse : « J’allonge mes paumes à plat sur la vitre. Souffle entre mes doigts./Ma preuve d’existence pour aujourd’hui. » (26) Et les autres seront ceux qui partent : « Soudain, je me rappelle tous les départs confondus. Le dos des mâles après l’orgasme. » (27) Et s’instaure dès lors le paradoxe du « Je parle », d’une vérité qui est certes indubitable, d’une « existence prouvée », mais au revers de tout ce qui l’entoure, dans un isolement qui devient aussi vrai qu’inefficient. C’est la vérité pour la vérité, en somme, qui ne ment jamais parce qu’elle n’affirme jamais non plus. Et n’est-ce pas, de fait, un des drames de notre époque ?

On peut alors considérer une tentative tout inverse[6], qui prend pied dans le soupçon et la lucidité. On a dit plus tôt que la poésie donnait une essence propre aux noms communs ; voyons dès lors ce qu’il en est d’une entreprise contraire, qui rendrait communs les patronymes brevetés : « facebook youtube instagram netflix/tinder justporntv snapchat » (32). Ces termes, alignés ici sans ordre, sont indubitablement des facteurs de réalité : on reconnaît un monde dans lequel on vit, il apparaît impérieusement dans son désordre, son arbitraire, et bien sûr sa déchéance. Mais on ne reconnaît pas que cela : on reconnaît aussi tout un discours, qui se veut second même s’il devient si courant qu’il rejoint un certain premier degré ; et il est tellement de bon ton de critiquer uniformément chacun de ces médias sociaux que cette critique elle-même devient une réalité tout aussi indubitable. Tout est fiable alors. De même, un peu plus tôt, il a fallu reconnaître un jeu sur les pronoms qui n’est certes pas innocent, quand le singulier rencontre le pluriel, s’y mêle, pour affirmer la perte de repères du sujet, ou au contraire son épiphanie collective : « je suis plusieurs […] nous sommes seule » (12). Mais voilà, parce que la poésie veut être vraie, il faudra développer cette rencontre : « je suis nous sommes » (13), « nos corps mon corps » (14), « nous atteignons/j’atteins l’interrupteur » (15). Certes un apprentissage se dessine dans cette progression, il faudra apprendre à se perdre en l’autre pour mieux revenir à soi, comprendre ce qui nous appartient et ce qu’on doit céder. Mais on sent bien, pourtant, que si cette expérience était vraiment du côté de la vérité, il n’y aurait pas à la déplier ainsi, elle se laisserait reconnaître d’elle-même ; et même un peu de mensonge ne pourrait en venir à bout, tellement elle serait éclairante par elle-même. Il est certes sain de se plonger dans les mensonges de ce monde, avec en main l’intransigeance de la franchise à nommer tout ce qui s’y trouve. Mais on perd dès lors la précarité du paradoxe initial, du « Je mens/Je parle », fondamental à toute parole poétique. Autrement dit, en déroulant le monde dans son désordre, en attribuant au « nous » la perte du « Je », la parole poétique a certes trouvé des réponses à ses questionnements ; mais elle cesse dès lors de faire porter sur soi-même l’intransigeance de son propre regard. Et paradoxalement, contrairement à ce qu’on a vu plus tôt, cette focalisation sur le monde tourne le dos au lecteur.

On peut aisément songer dès lors à une troisième voie[7], qui ferait le « pont » entre les deux précédentes, entre la vérité indubitable du soi et le mensonge indubitable du monde. Ce pont s’annonce au futur, il désigne peut-être le carnet dans lequel il s’écrit, en tout cas se tient dans la modestie et la certitude de l’autoaffirmation, et ne s’en tient qu’à cela :

pont rhodia

ça s’appellera Pont Rhodia

37

Quelques pages plus loin, cette logique de la brièveté est poussée à son extrême, avec un poème vide, seulement désigné par son titre : « le bac de recyclage est encore plein » (43). Et il n’y a là, encore une fois, rien à dire de plus. On reconnaît, certes, une tendance lourde de la poésie actuelle, qui tient à s’effacer et à disparaître derrière le langage le plus courant, pour affirmer non pas sa familiarité brute, mais plutôt l’étrangeté constitutive de notre monde qui, simplement saisi hors de son immédiateté et recopié, fait voir ses figurations. Les « Dérives poétiques » en sont l’exemple type. Il y a là bien sûr un danger, dont on ne s’écarte pas : soit celui de considérer des locutions électives comme si elles étaient communes, et de croire que chez-nous est forcément comme chez-vous. À cela répond comme automatiquement l’attitude inverse, soit celle d’affirmer d’emblée « qu’on n’en est pas », une espèce de régionalisme vécu à la fois comme une lacune et une fierté. En somme, du Plateau à la Province, on se lance des formules connues, soit des mots privés qu’on croit communs, soit des mots communs qu’on croit privés. Or notre auteure, d’abord, se situe sur un pont ; qui plus est, un pont imaginaire et sans nom. Et lorsqu’elle nomme un lieu, c’est un lieu bien paradoxal déjà, une autre forme de no man’s land, ce qui est peut-être son drame premier : c’est Québec, qui n’est ni la Province ni le Plateau. Et c’est de fait un lieu pouvant accueillir une poésie proche de la juste mesure entre la pauvreté et la richesse : « une basse commune j’imagine/j’arrive bientôt/c’est sur la rive voisine/d’ici c’est beau » (13). On peut ainsi résoudre les écueils du sujet et du monde en proposant une parole qui s’efface comme d’elle-même, qui paraît insensible, jusqu’à ce qu’un léger soubresaut nous rappelle à la conscience, comme lorsque, dans un autobus où l’esprit divague, une secousse nous ramène à la réalité. C’est la parataxe, essentiellement, qui crée cette secousse, quand un lien un peu trop abrupt brise le cours et qu’on doit s’arrêter, et chercher le pont qui relie deux éléments pourtant infaillibles, pris isolément :

mon fils sera enfant unique
il sera seul quand je serai vieille
et sans cheveux

un jour à la fois
c’est vendredi

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Il y a là certes une promesse qui, comme on le remarque, s’énonce surtout au futur, dans la projection.

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C’est ce à quoi se refuse Antoine Boisclair[8]. Son recueil Solastalgie se veut moins un « désir de restituer un passé idéalisé » que « l’impression de ne plus pouvoir compter sur le réconfort ou le soulagement (solacium) procuré par le présent et l’avenir », cause d’un « mal » et d’une « douleur (algia) » (Quatrième de couverture). Le terme est emprunté à l’environnementaliste australien Glenn Albrecht et il résout, au moins en partie, les paradoxes pointés plus tôt. Car il révèle comment la nostalgie, à laquelle il répond manifestement, n’est pas tant un désir de restituer un ordre passé ; du moins, pas en soi et pour soi. La nostalgie est plutôt le désir de retrouver un état où l’avenir restait ouvert, où les espoirs étaient permis ; où, en somme, tout pointait vers un futur rayonnant et prometteur. La nostalgie est moins le regret de la perte du passé que la prise de conscience du présent, d’un présent qui annule les espoirs et les projections qu’on a pu faire. On est nostalgique lorsqu’on réalise que la carrière qu’on s’était imaginée ne se réalise pas, lorsque la fête collective qu’on prévoyait n’a finalement pas lieu. La solastalgie prend ce mal comme point de départ : l’avenir n’étant plus possible, que reste-t-il ?

« Ça sent le roussi », titre de la première partie, la plus forte du recueil, dit à merveille cette perte d’horizon. La chaleur y est bien sûr omniprésente, non la chaleur qui réconforte mais celle qui alarme, comme celle qui émane des feux de l’Amazonie. Le passé et le présent sont bouchés, « avec le sommeil à rattraper. Ça sent le roussi./On remue l’espace mais rien ne bouge. » (11) Ça brûle, toujours un peu, toujours un peu plus :

Et toujours cette canicule : mondiale, permanente,
propice au murissement du melon.
L’été prolonge un dernier verre
à la fin d’un film où la mort est lente.

13

Or cette odeur provient de partout où l’on porte le nez, et de fait, il y a dans ce recueil une entorse à la sacro-sainte règle de l’unité, un chaos concerté qui n’a rien pour autant de déconcertant, tant on le reconnaît. Mais il y a aussi là quelque chose qui, sans relever de la foi ni même de l’espoir, montre une forme d’acceptation du réel, tel qu’il est, malgré le désillusionnement initial. Et de fait nous frappe un ton particulier dans ce recueil, qu’on pourrait qualifier de « juste », tant il se tient à mi-chemin de toutes les entreprises ici dénombrées. Le monde est laid, on le sait, et il devient de plus en plus facile de le critiquer, de plus en plus coupable de l’accepter tel quel. Que faire ? Le voir d’abord, avec une extrême lucidité sans tomber dans la lucidité extrême : c’est-à-dire garder l’oeil ouvert sur tout, sans pour autant faire de son propre oeil un fétiche héroïque ; autrement dit encore, être très lucide sans qu’il n’y paraisse, car le plus important est ce qui est vu, non celui ou celle qui regarde. Les mots, d’abord, sont ceux du langage courant mais sans excès, saisis au plus naturel : « La récréation s’éternise/devant l’épicerie Pepsi où Marc répare sa moto. » (32) Mais, comme ici, ces mots communs acceptent tout aussi bien un « s’éternise », car même au plus près de la médiocrité, l’idéal est encore là, quoique vain parfois. Et c’est dans cette brèche, permise à même les affiches lumineuses et les encarts commerciaux, que s’investit le poète ; et dans le paysage tout particulièrement, ce fond de toile qui demeure malgré les avanies, et qui, on le suppose, entre au moins subrepticement, inconsciemment dans l’esprit du peuple à la dérive :

C’est au bout du sentier qui déboule dans la beauté,
le fleuve ouvre une main
pour nous dire qu’ici aussi, cela se peut,
un paysage vertical,
un saisissement dans la lumière.

39

Ce n’est pas de l’espoir mais c’est, au mieux, « une idée du bonheur qui va et vient sur son tricycle » (79).

Cette idée du bonheur nous semble déjà vieille, il y a longtemps que nous avons abandonné nos tricycles et que nous savons. De même, un autre cycle, à la fin du recueil, qui répond au cycle initial, intitulé « Il n’y a plus d’hiver » (71-75) : par quel détour cette expression sonne-t-elle comme une vérité ancestrale, comme ces mots de grands-pères qu’on entendait avant, à une époque où, justement, il y avait encore des hivers ? Elle se creuse dans un passé immémorial qui n’a jamais existé, c’est une suite de mots, dirait-on, qui a toujours senti le roussi même si elle est d’usage neuf. Peut-être nos grands-pères ont-ils pressenti que cela arriverait, peut-être est-ce nous qui nous le disions intérieurement lorsque grand-père parlait des grands hivers. La poésie, ici, n’est ni figurée ni littérale, ni véridique ni mensongère ; mais elle dit, elle parle, elle révèle dans le désordre, car il serait trop vain de parler pour rien.

« Je mens » n’est plus seul.