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Le passage d’une année à une autre a longtemps provoqué chez moi une profonde angoisse. Jusqu’à l’adolescence, à la fois hantée par mes cauchemars enfantins et alertée par le discours des adultes — mes parents, encore imprégnés de l’optimisme d’après-guerre, affirmaient à tout bout de champ qu’il nous faudrait « une bonne guerre » pour arranger les choses —, j’étais chaque fois persuadée que la nouvelle année verrait advenir le pire et que c’en était fait de nous. Aussi avais-je en horreur le jour de l’An. De retour de la traditionnelle messe, alors que nous devions recevoir la bénédiction de mon père et échanger nos voeux, je me précipitais dans ma chambre dont je verrouillais la porte et n’en voulais plus sortir. Si on essayait de m’en tirer de force, je hurlais et me débattais jusqu’à ce qu’on renonce à ma présence. Avec le temps, j’ai compris que l’une des choses qui me rebutaient dans ce rituel était de voir pleurer mon père. Je suppose que cela ne correspondait pas à l’image que je voulais avoir de lui. Or cet homme bon et hypersensible était incapable de bénir ses enfants sans verser quelques larmes. Aujourd’hui, je trouve cela très beau, et je regrette de ne pas avoir profité pleinement de ces moments. Lorsqu’il m’arrive encore de céder à l’angoisse en cette période de transition, je me réconforte en songeant à la douceur de cet homme qui, bien qu’il travaillât seize heures par jour et jusque tard dans la nuit, ne manquait jamais, en rentrant, de faire le tour de la maisonnée afin de s’assurer que tous ses enfants étaient bien rentrés et confortablement couchés, ajustant le chauffage au passage ou encore remontant une couverture sur une épaule.

Je ne sais si c’est parce qu’il a accompagné mon entrée dans une décennie aux pronostics plutôt anxiogènes, mais j’ai trouvé dans le dernier recueil de Pierre Nepveu[1] un semblable réconfort. Voici une oeuvre magistrale, d’une grande maturité. Le livre se présente comme un diptyque. Dans la première partie (« Avenirs »), le narrateur s’adresse à sa petite-fille, née en 2016 ; dans la seconde (« Intervalles »), il s’adresse à son amoureuse. D’emblée, on est gagné par le charme de cette enfant qui entre en trombe dans la vie, comme éclate la lumière des Plaines où elle se promène en quête d’une partie de ses origines. La prose déliée et sensible met à profit un regard d’une acuité sans pareille. Les poèmes alternent entre la prose et le vers, les vers se faisant complices d’une prose dont la proximité leur confère un aspect récitatif. Ainsi, le rythme syntaxique et les coupes de vers font souvent image.

Le sujet prête parfois sa voix à l’enfant, elle qui entre à peine dans la parole, et sitôt les mots se chargent de promesses, tel un monde qui s’ouvrirait dans le monde, un monde d’une richesse inouïe, mais infiniment complexe. L’une des forces de ce livre est d’ailleurs de conjuguer la violence et la beauté, qui vont de pair dans tant d’expériences humaines et participent du cycle des morts et des naissances :

Ton enfance ne peut rien contre les forces du mal et le vent violent de la beauté. Mais tu possèdes l’absolue présence et toutes les voyelles font leur nid en toi, creuset des légendes, abîme de toute-puissance.

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La fillette est projetée dans le temps, un temps élastique, ainsi que le laisse entendre la citation de François Charron mise en épigraphe : « Des souvenirs qui épousent mon ombre/débarquent du futur. » Le temps s’ouvre comme l’espace à la présence absolue de l’enfant et à sa soif de découvertes. D’un côté, il y a les ancêtres ; de l’autre, les avenirs. Car le projet du livre, dont le narrateur fait part à son interlocutrice, était de « laisser des traces non pas derrière/mais devant nous » (66). On suit donc Lily de la petite enfance à l’âge adulte, et jusqu’après la mort de son grand-père.

L’espace caressé par ta voix n’est pas un livre-testament, mais plutôt une méditation sur le plus important legs que nous nous passions de génération en génération, à savoir le langage et tout ce qu’il recèle de possibles, mais aussi d’impuissance. Si l’écriture est déjà pressentie dans l’apprentissage de la langue, le sont également le silence et l’oubli. Un abandon à la fragilité traverse les poèmes, à la faveur duquel le silence et l’oubli se présentent parfois sous un jour positif, voire comme des promesses. Car en vertu de l’objectif que le livre poursuit, l’héritage va dans les deux sens. Avec sa petite-fille, le narrateur réapprend le monde, sa beauté, sa violence, de même que la langue. « À cause de toi j’ai aimé le mot chenal » (23 ; l’auteur souligne). Se mettant à hauteur d’enfant, pour ainsi dire, l’auteur fait parler la poésie des choses, évoquant l’émerveillement avec une justesse remarquable. La première neige, écrit-il, « est la plus proche du ciel », et s’y agitent des « nuées d’astérisques déposés par les anges » (17). Autre exemple : « les saules/sont des fontaines gelées où vient boire la lune » (54). La magie des « petits mots » qu’on « brasse dans les mains comme des dés » (69) nous garde des concepts, de la vacuité laissée par le désir de transcendance, alors que tout se suffit ici-bas pour l’enfant, dont le regard n’a encore rien perdu de son acuité.

Dans une très belle suite, le narrateur imagine une « maison aux quatre portes » où se côtoient l’enfance et la mort : « la lumière y pivote au gré des jours et des saisons sur les livres ouverts qu’avalera la nuit » (29). C’est de là qu’il invite sa petite-fille à prendre le relais. Ouverte aux quatre temps de la vie, « aux quatre chemins » (43), « aux quatre vents » (51), « aux quatre horizons » (73), cette maison est un repaire pour les rêves, un rempart contre la violence du dehors, et fait le pont entre l’enfance et l’âge mûr. Par la fenêtre, le narrateur peut même y voir « la poussière de [s]on âge » (42).

Lucide, sans complaisance envers son siècle et sa génération, il ne ménage pas non plus sa petite-fille, qu’il imagine à l’âge des premiers renoncements, des premières ruptures. Par ailleurs, bien que la peur parfois le saisisse, car il ne peut épargner à Lily « l’héritage du désastre » (50), il accueille l’idée qu’à cette nouvelle génération correspond peut-être un changement de paradigme :

[T]on propre futur me prend désormais à témoin,

moi qui ai cru me sauver en écoutant Schubert

et en traînant mes bagages sur le chemin des philosophes.

[…]

Tu me souris désormais avec indulgence

sans révéler les clés de ta propre sagesse,

ni le secret des semis qui jetteront sur nos toits

des bonheurs de thym et de coriandre.

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Il l’encourage même à « faire maison nette » (65) quand il ne sera plus. Et cependant, dans l’héritage porté par cette voix attentive, attendrie, aimante, quelque chose demeure d’une véritable présence. Alors qu’il dit ne plus savoir s’il écrit contre ou avec le temps qui passe, confondant sa propre adolescence avec celle de sa petite-fille, il va à sa rencontre dans les rues de la ville :

et pourtant si je te retrouve en marchant

rue Maisonneuve sur la neige vierge

où glisse ta silhouette ébouriffée,

je saurai t’accompagner un peu et te parlerai

comme celui qui t’a devancée à tâtons

sur le chemin des questions sans réponses

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Dans ce legs de la présence se tient l’espoir que, peut-être, elle aussi, lorsqu’il sera faible, remplira cette promesse d’accompagnement qu’elle lui aura faite un jour[2].

En lisant ce livre, on pense à Plus haut que les flammes[3], de Louise Dupré, ou encore au Siècle de Jeanne[4], d’Yvon Rivard, deux livres évoquant cet amour immense que favorise la grand-parentalité. Mais s’y font aussi entendre de forts accents mironiens, tant par la complexité des sentiments qu’il exprime que par son lyrisme parfois grinçant ou encore par l’ampleur du vers. Bien qu’un passage de la première partie y fasse directement écho[5], c’est surtout dans la seconde que la filiation à Miron se fait sentir, où, bien qu’il s’en défende[6], Nepveu s’inscrit dans la plus pure tradition des poèmes d’amour. L’attachement qui s’écrit ici n’a rien d’une passion juvénile. C’est un amour de maturité, un amour de novembre, pourrait-on dire, avec ce que cela suppose de regrets et d’éblouissements, l’amante semblant revenue de quelque oubli, comme une ultime grâce, un joyau de lumière :

et ce fut toi soudain (qui étais-tu, venue de quel oubli ?),

récitant sous la douche tes formules de pardon,

ouvrant ton lit aux grands cantiques d’espérance

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Un homme dit et répète avoir fait des trous dans le paysage. Un paysage dès lors criblé d’absences et d’oublis : où était-il, et à quelles fins toutes ces agitations qui l’ont tenu en retrait ? Or c’est à la présence que le rappelle la femme aimée, comme le fait sa petite-fille. Cependant, parfois, l’oubli s’impose : en l’occurrence l’oubli du monde, de ses bruits, de sa violence, afin de préserver la fragilité de l’intime :

[…] nous nous coucherons
dans la neige pour y sentir le fond du ciel[7],
nous aurons peur ensemble des armes de l’époque
et parlerons très doucement comme des fantômes
pour ne pas réveiller en elle l’envie de tout briser

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Entre les amants, la parole achoppe, trébuche, tombe, mais toujours se relève, à la faveur de cette mémoire réveillée qui les porte l’un vers l’autre. La voix de l’aimée est douce, chaude. C’est une voix chantante. L’espace qu’elle caresse est un lieu propice. Dans cet espace où elle marche et où il la rejoint[8] se dessinent des paysages où se rencontrent le silence et la parole, la mémoire et l’oubli. « C’est pareil, les trous et les pleins,/les écarts et la plénitude, on revient toujours/de siècles en soucis qui ont trempé l’âme,/on en ressort éberlué sur les rivages/de la peau meurtrie. » (90) Après tout, comme le laisse entendre la finale du livre, si les animaux font des trous dans le paysage, c’est peut-être aussi pour survivre[9].

Au début du livre, le narrateur prête ces mots à sa petite-fille : « C’est ainsi, diras-tu, que j’imagine ce voyage dont j’ai tout oublié. Je suis entrée dans le miroir pour en ressortir nombreuse. » (16) Il en va de l’oubli comme des autres éléments qui structurent l’ensemble du livre : en même temps qu’il en assure la cohérence, il gagne en signifiance. L’ignorance originelle depuis laquelle nous apprenons la langue ne s’apparente-t-elle pas à l’oubli qui nous gagne lorsque la langue se fatigue et que la mémoire nous quitte ?

Sache qu’à toi aussi les mots manqueront,

que tu seras pauvre devant les malheurs,

quand l’étau de la vie te serrera de près,

quand l’amour n’aura pas donné ses fruits

et que les couleurs du monde auront terni.

Tu seras devant le barrage du silence

et tu te rappelleras que j’étais pauvre devant les mots

et que j’enviais en toi la promesse de parler,

alors tu renommeras les choses et les êtres,

tu raconteras nos promenades

et nos silences au bord du fleuve gelé.

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Ainsi les deux parties du livre se présentent un peu comme les deux faces du miroir que traverse l’enfant, elle aussi surgie de l’oubli. D’un côté, la fillette marche vers l’âge adulte en apprivoisant la parole ; de l’autre, la femme d’âge mûr marche en lisant des poèmes pour apaiser le monde. Et on pourrait bien — pourquoi pas ? — les imaginer allant de chaque côté de la jeune femme en qui le Miron de « La marche à l’amour » plaçait tous ses espoirs.

+

Il est beaucoup question d’amour dans Cette blessure est un territoire[10], un livre inégal, mais d’où émane une grande force, et qui m’a beaucoup intéressée. Billy-Ray Belcourt est un Cri de la nation Driftpile. Son livre, dans une traduction tout à fait convaincante signée Mishka Lavigne, est le troisième à paraître dans la récente collection « Queer » des éditions Triptyque. Le grand intérêt de l’ouvrage est de considérer l’identité queer dans une perspective autochtone. On sait que la culture autochtone envisage les genres de manière très nuancée, reconnaissant depuis fort longtemps l’existence de personnes qui naviguent entre le féminin et le masculin[11]. « Weesageechak », c’est ainsi qu’on nomme en cri un corps comme celui du narrateur, qui se décrit bellement comme « un trickster aux larges épaules qui est tombé du ciel bariolé de maquillage et vêtu de skinny jeans » (7).

L’univers de ce livre est aux antipodes de celui dépeint par Pierre Nepveu, bien que l’amour y apparaisse tout aussi complexe. Empruntant tous les visages, il est trivial dans ses déclinaisons hasardeuses, les déceptions qu’il inflige, la violence qui l’accompagne parfois, et sublime dans la soif insatiable qu’il attise et qui incite à le déjouer, à le défier ou encore à le nier. Pour cette « génération d’hommes qui a appris/à aimer sur grindr » (23), « l’amour et le chagrin sont des fuck friends » (9) :

j’embrasse un étranger et je lui donne un second prénom.

j’appelle ça de l’amour.

ça dure exactement vingt minutes.

je cherche à retrouver cette sensation.

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pourquoi mon amour t’a-t-il fait peur ?

est-ce qu’il est trop chemin de terre ?

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La poésie de Billy-Ray Belcourt est échevelée, écorchée, mais traversée par une cohérence tragique, un tragique que le sujet assume pleinement, en s’exposant sans ménagement aux rudesses du sort. Un lien entre le sexe et la disparition se tisse d’ailleurs à travers le recueil : les occurrences sont nombreuses où l’amant cherche littéralement à disparaître dans l’étreinte. Cependant il demeure persuadé que l’amour a des vertus curatives, a fortiori si l’amant est lui aussi autochtone, car alors ce sont des douleurs similaires qui se rencontrent, l’embrasement des corps laissant entrevoir un éventuel apaisement.

Les titres des poèmes sont programmatiques, et certains ont l’allure de déclarations (ex. : « Nous n’étions pas faits pour nous briser comme ça » [25]). Plusieurs poèmes se présentent sous la forme de fragments numérotés. Ils réunissent des énoncés sans liens apparents et parfois même opposés, qui s’entrechoquent et néanmoins cohabitent pour former des singularités éclatées. D’autres textes procèdent par enchaînements successifs d’épithètes, de désignations ou encore de définitions — on dirait parfois des charades ou encore des cadavres exquis. Entées les unes sur les autres, elles instituent une sorte de poétique de la circularité. Le tout dernier poème, « L’amour est un enseignement de la lune », en offre un très bel exemple, qui se termine ainsi :

réserve est un autre mot pour corps

le corps est un mythe

le corps est la seule bonne nouvelle que te donne le médecin quand tes cellules partent en vrille

vrille est la frontière que la peau ne sait plus comment surveiller

surveillé est la sensation que tu ressens quand un policier

t’arrête parce qu’il croit que tu conduis un véhicule volé

véhicule volé est le surnom que tu donnes à l’amour

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Ainsi s’établit le territoire : à partir d’un point précis, le sujet, comme agi par une force centrifuge, déborde de son centre et s’agrandit, à la manière de cercles concentriques. On pourrait parler ici d’une déconstruction constitutive, ou encore d’un démantèlement expansif. À partir des clichés et des préjugés les plus grossiers et tenaces (envers les gays et les autochtones), on passe à des identités de plus en plus complexes, jusqu’à une presque absence d’identité :

le chagrin est un pseudonyme.

ce n’est pas un nom mais un deuil fait chair

où l’on enrôle les étrangers par la langue dans une blessure collective.

le chagrin habite dans les bas-fonds d’un système

créé pour fabriquer un monde autour de son corps

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Pour exprimer les multiples contradictions qui le déchirent, le sujet pratique volontiers l’ironie, laquelle s’accompagne toujours de doutes :

peut-être que je suis une façon de parler.

peut-être que mon corps est une blague d’initiés que tout le monde comprend.

[…]

il a dit : dieu doit être indien.

ceci n’est pas un poème d’amour.

55 ; l’auteur souligne

4. tous les hommes que je fréquente sont blancs. il s’avère que je suis doué pour aimer ceux qui ont mis le monde en pièces. Je n’arrive pas à décider si c’est de l’ironie ou si c’est déchirant.

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2. c’est ironique, je trouve : qu’ensemble, l’amour et le désespoir puissent remplir un corps et qu’on appelle ça indien.

60 ; l’auteur souligne

Le questionnement sur l’identité queer s’allie donc à une interrogation très lucide sur l’identité autochtone, son caractère problématique, insaisissable et même aporétique, comme si les termes « identité » et « autochtone » étaient incompatibles, formant un paradoxe insoluble, à l’instar des corps du narrateur et des hommes blancs qu’il fréquente — d’où peut-être la tentation de se fondre dans l’autre. Si sa critique de l’Occident se fait souvent cinglante[12] et si son sens de la formule et de l’enchaînement donne à plusieurs textes un caractère percutant, jamais l’auteur ne cède au manichéisme et aux oppositions simplistes. Et si le colonialisme le fait souffrir, il souffre également du mépris des gens de sa communauté, comme en témoigne cet homme qui refuse de lui prendre la main pendant une danse. Là où le racisme est le plus aigu, c’est dans « Journal d’Oxford » (l’auteur a étudié à Oxford), une suite empruntant une forme plus essayistique. Mais là comme ailleurs, le ton est pondéré, la réflexion documentée, ce qui donne à la critique toute sa portée.

Dans un très intéressant « Épilogue », Belcourt affirme que « l’amour est un processus de désincarnation ; et qu’à son plus fort, il crée une poétique de la désincarnation » (79). Bien qu’ayant relevé une tentation de disparaître dans l’étreinte, je n’emprunterais pas le terme « désincarnation » pour qualifier la poétique du livre. Du moins, ce n’est pas ce que j’ai ressenti en le lisant. Je parlerais plutôt d’un débordement du corps, que l’auteur évoque d’ailleurs aussi dans son épilogue, en postulant que « le corps est un assemblage, un ramassis de toutes les personnes qui nous ont touchés, pour le meilleur et pour le pire » (81). C’est dire que les poèmes, empreints d’une énergie explosive encore loin de l’apaisement, dépassent l’intention de l’auteur ou y échappent, et c’est tant mieux. Par ailleurs, le « potentiel de la tristesse » (82) auquel il a voulu rendre hommage et, plus précisément, l’« amour revisité par ceux qui sont immensément tristes » (82) en quoi consisterait la proposition de l’autochtonie sont illustrés avec force. S’il est une forme d’apaisement dans ce livre, elle réside surtout en une promesse, laquelle est incarnée, discrètement mais fermement, par la grand-mère. Stoïque, sourire en coin, la kookum est placée au coeur du territoire, d’où sa bienveillance irradie. Que ce soit au fil d’une conversation téléphonique ou dans les souvenirs de son petit-fils, elle apparaît comme un guide. Gardienne de la tendresse comme du feu de la colère, elle veille sur le principe féminin qui anime le sujet. Et c’est peut-être d’elle que lui vient cet incommensurable amour.

+

C’est en hommage à sa grand-mère paternelle que Renée Gagnon a écrit Emparée[13], un livre qui m’a laissée sur ma faim, mais qui présente de belles qualités. Ici, le projet est exposé d’entrée de jeu. Dans un « Prologue » versifié, l’auteure donne un aperçu de la vie de cette femme ayant élevé presque toute seule ses treize enfants et à qui elle prête voix. C’est toutefois à son père, « grand échalas qui [les] a couverts/d’amour » (10), qu’elle dédie son livre :

c’est ma grand-mère Galette

forte et frêle

atteinte

et tous les autres

atteints du même trouble

qui m’ont appelée

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Un premier poème, en prose, donnant à lire un discours foisonnant, désorganisé, où pointe l’exaspération — la grand-mère en perd des bouts —, contraste avec le poème suivant, en vers, lequel présente une femme alerte, intelligente, imbattable aux cartes, et dont la figure s’estompe à mesure que le livre avance. On note au passage des signes de paralysie, indices, peut-être, d’un accident vasculaire cérébral. Quoi qu’il en soit, l’amnésie et l’aphasie gagnent du terrain. Dans un discours de plus en plus décousu, mais suivant une logique particulière, s’exprime une véritable force de caractère. Autour de la grand-mère, les visages et les identités se confondent et se perdent, de même que les époques, jusqu’à la replonger dans ses souvenirs d’enfance. Voilà qu’elle anticipe un rendez-vous avec son futur mari, ou encore qu’elle attend la visite de son fils André, mort enfant, qu’elle imagine en adulte fort et accompli, mais qui est en retard. Par moments, on adopte le point de vue de la petite-fille, qu’elle ne reconnaît plus, ou presque plus, mais c’est pour revenir aussitôt à celui de la grand-mère, car ce qui prévaut ici, c’est moins la tristesse de ses proches que l’impasse dans laquelle elle se trouve, l’aphasie et l’amnésie conjuguant leurs effets. Tentant de réapprendre les mots, leur usage, leur sens, elle est à la fois frustrée de ne pas être comprise, ni même écoutée, et convaincue de la réalité de son délire. Ses efforts la montrent encore pleine d’une vie chargée de désirs et terrorisée par ces inconnus qui l’attachent et la confinent à une chambre qui n’est pas la sienne :

je leur mets la main dans la face

les mal élevés

ils l’ont bien mérité

c’est pas parce qu’ils portent un uniforme

qu’ils savent vivre

je me demande qui leur a appris ça

attacher le monde de même

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Elle ne sait plus qui elle est, demande qu’on le lui rappelle, perd le fil, le déplore, sachant qu’elle va oublier encore, et n’y pouvant rien. Son discours est plein de trous, une bouche qu’elle ne connaît pas parle à sa place, c’est laborieux, comme ses années de couvent qu’elle retrouve, durant lesquelles elle devait s’occuper de sa soeur Pierrette, trop petite et effrayée par les histoires des autres couventines.

Il y a certainement beaucoup d’amour dans ce livre, dont la force et la beauté tiennent à la finesse de l’écoute et de la construction — notamment l’articulation des souvenirs évoqués. L’apparente simplicité du recueil, qui contraste avec les livres précédents de Gagnon[14], de même que la discrétion de l’auteure relèvent d’un choix légitime et parfaitement cohérent. Néanmoins, il me semble que faire davantage dialoguer le point de vue de la grand-mère et celui de la petite-fille y aurait ajouté de la profondeur. Cela aurait permis de pousser plus loin le travail de la forme, notamment en explorant plus avant les ressorts poétiques de l’aphasie de même que le questionnement sur le langage qu’elle soulève, et ce, sans que les textes perdent de leur intelligibilité.