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Qualifiés par la critique de romans postapocalyptiques ou dystopiques, Le poids de la neige de Christian Guay-Poliquin[2], Oscar De Profundis de Catherine Mavrikakis[3] et Tu aimeras ce que tu as tué de Kevin Lambert[4] se présentent comme des fictions de l’après. Les trois romans, en effet, disent les suites de catastrophes qui auraient modifié considérablement le mode de vie des communautés qu’ils mettent en scène. Le poids de la neige a pour trame de fond une panne d’électricité sans origine connue — du moins n’est-elle jamais dévoilée dans le cours du récit — qui désorganise la vie sociale des habitants d’un village anonyme éloigné de la côte, perdu en pleine forêt et pétrifié dans un hiver qui semble sans fin. Dans Oscar De Profundis, la Terre est littéralement à l’agonie, « abandonnée du ciel » (OP, 10), régentée par un Gouvernement mondial qui a choisi de diviser la population en deux classes distinctes : les citoyens dignes de ce nom, riches banlieusards apparemment intouchés par la fin imminente de leur monde, et la « sous-humanité » formée des gueux, ou des « créatures » pour reprendre le mot terrible de Mavrikakis, qui persistent à hanter les centres des métropoles en ruines et désaffectées. Montréal, spectre d’elle-même, y a d’ailleurs « un petit air d’apocalypse » (OP, 24), rappelant les ruines postindustrielles de la ville de Détroit. Tu aimeras ce que tu as tué de Kevin Lambert présente des lieux urbains transfigurés, transformés en pièges parfois mortels, coupables des infanticides chicoutimiens qui illustrent de manière radicale la ruine des solidarités communautaires.

Les trois romans ancrent leurs personnages dans des lieux ruinés et mortifères au sein desquels le vivre-ensemble emprunte le plus souvent une forme spectrale relevant d’une mythologie d’un autre temps ou se présentant sous la forme d’un leurre visant à préserver les apparences sociales. Si les gueux du Montréal postapocalyptique de Mavrikakis et les habitants du village enneigé de Guay-Poliquin se rassemblent et unissent temporairement leurs forces, c’est sous l’influence de jeux d’alliances opportunistes, voués non pas à la défense d’un projet citoyen, mais bien à la survie de quelques individus triés sur le volet. Dans le roman de Kevin Lambert, l’alliance des personnages mène littéralement à la destruction de Chicoutimi, ville honnie par le narrateur et les siens. Une étroite relation s’esquisse ainsi dans les trois textes entre l’habitation ou la désaffection des lieux communs et la critique d’une démocratie factice, tout entière soumise aux jeux de pouvoir des dominants. Il s’agit là bien sûr d’un des topoï des fictions apocalyptiques qui reposent, comme l’emblématique 1984 de George Orwell, sur une projection angoissée et dysphorique des problèmes du présent, sur une logique de la ruine des systèmes démocratiques, et plus encore sur la mise en scène — souvent outrancière dans les romans de mon corpus — de l’idée du Mal. Comme le remarque d’ailleurs Petr Kyloušek dans un récent article intitulé « L’apocalypse selon Marie-Claire Blais »,

[u]n des éléments communs des romans apocalyptiques est non seulement l’idée de la catastrophe à grande échelle, mais surtout la question du Mal et du rachat qui polarise l’action et le comportement des personnages. L’ethos — et on est loin de l’angélisme — a une fonction éminemment narrative, car il est susceptible de donner un sens au récit en rattachant l’histoire des individus à la grande Histoire, l’individuel au collectif, au transcendant, au cosmique parfois[5].

Dans le présent article, j’entends examiner cette relation entre la grande Histoire, l’individuel et le collectif en m’attachant à la logique de la ruine qui préside à la représentation des lieux romanesques, passés et présents, ainsi qu’à la reconfiguration, pour ne pas dire l’oblitération, de l’espace public qui en découle.

LES RUINES DE L’AUTREFOIS

Ainsi que le notent Richard Bégin et André Habib dans la présentation du dossier « Imaginaire des ruines », paru dans la revue Protée en 2007,

devant des ruines, toujours, nous sommes devant du temps. Plus précisément, devant les traces de la dégradation naturelle ou de la destruction humaine, nous nous trouvons en présence d’un signe des temps. Or, il s’agit d’un temps qui, malgré la persistance matérielle des restes, n’a visiblement plus lieu[6].

Cette nécessaire relation entre la ruine, manifestation matérielle d’une absence, d’une disparition, et le temps passé, l’autrefois, est au coeur des textes de mon corpus. Sans nécessairement présenter une vision nostalgique d’une vie communautaire intouchée par les inégalités, d’un espace démocratique où régnaient de sains débats, les deux premiers romans du corpus tracent une nette frontière entre les mondes et témoignent d’une dégénérescence de l’espace social. Les souvenirs de l’autrefois y sont d’ailleurs indissociables d’histoires singulières — ce qui n’est pas anodin, comme l’illustrera la suite de l’analyse.

Dans Le poids de la neige, deux personnages se retrouvent malgré eux dans un huis clos, soit une cuisine d’été située en annexe d’une grande maison abandonnée. Victime d’un grave accident de voiture, le narrateur se retrouve non loin de son village d’enfance, déserté par ses oncles qui se sont réfugiés dans leur camp de chasse pour traverser l’hiver. Il est placé sous la surveillance de Matthias, homme toujours agile et autonome malgré son grand âge. Matthias est un étranger, échoué par hasard dans ce village, désireux de regagner la ville le plus tôt possible pour y retrouver sa femme atteinte de la maladie d’Alzheimer. Le huis clos du roman se crée donc par défaut, reposant sur un échange de bons procédés : en soignant le fils prodigue du village, Matthias s’assure d’être hébergé et nourri jusqu’à la fin de l’hiver. La scénographie esquissée dans le roman est fort révélatrice : la maison habitée par les personnages principaux est placée en surplomb du village, tel un poste d’observation. Cette situation singulière donne lieu à un décalage et témoigne de la participation indirecte des personnages principaux à la vie communautaire. Si le narrateur est un être du présent, presque sans souvenirs de son passé, littéralement cloué à son lit, rivé à sa longue-vue qui lui permet de voir s’accumuler la neige et d’observer à distance la vie villageoise, Matthias dit venir « d’un autre monde, d’un autre temps », ajoutant que le narrateur et lui « viv[ent] dans les ruines » (PN, 59). Ses récits du passé ponctuent le premier tiers du roman, s’y opposant à l’immobilité muette et obstinée du narrateur. Matthias a « été élevé dans un monde enfoui sous les labeurs et les jours […]. Juste avant les grandes guerres. […] Toute la vie tournait autour du labeur et de quelques prières ». Plus tard, « les journaux criaient l’avenir et de nouvelles promesses pressaient le pas […]. Les rêves fusaient de toute part dans les panaches de fumée » (PN, 54). Ce monde était tendu vers un idéal, voire un fantasme politique, « marqué lui-même par un certain usage du temps, l’usage de la promesse[7] », pour le dire avec Jacques Rancière. Au fil du récit, en dépit de la multiplication des signes de dévastation et de désorganisation de l’espace social, Matthias persiste à croire qu’il pourra retrouver sa femme en ville, comme si rien n’avait changé depuis la panne d’électricité. À sa manière, le narrateur cultive lui aussi le fantasme d’une vie communautaire préservée, protégée par la forêt. Le camp de chasse de ses oncles lui apparaît comme l’ultime refuge : « Ils se racontent leurs journées de chasse, ou peut-être des anecdotes des années passées. Ils blaguent surtout, s’interrompent et se relancent. C’est ainsi. C’est toujours ainsi. Et ce tumulte de récits, de plaisanteries et d’éclats de rire adoucit certainement l’hiver. » (PN, 75)

Les allusions et les références à l’autrefois sont à la fois nombreuses et éparses dans Oscar De Profundis. Donnant davantage dans le récit d’anticipation que Guay-Poliquin, Mavrikakis construit littéralement le présent de son récit sur les ruines de notre monde, amplifiant volontiers certains de ses traits, pour ne pas dire certaines de ses potentielles dérives. « Grand cimetière de joies anciennes et pétrifiées » (OP, 38), Montréal tombe en ruine comme « toutes les cités que l’on avait un jour appelées modernes » (OP, 43), menacée qui plus est par l’épidémie de peste noire — ressac d’une époque très lointaine — vouée à décimer les hordes de gueux. À l’exception de l’Université McGill, « les autres universités avaient dès 2048 plié bagage dans les banlieues, se réfugiant sur leur campus de Laval, de Vaudreuil ou de Longueuil » (OP, 40). Le français est désormais une langue en voie de disparition ; les intellectuels passionnés d’histoire et de littérature sont de plus en plus rares ; « l’ancienne culture non virtuelle » est périmée, et « ceux qui croyaient encore à la matérialité livresque de la pensée étaient des êtres irresponsables, des criminels qui ne songeaient pas aux générations futures et aux déchets qu’on leur laisserait » (OP, 195). Tout se passe comme si Mavrikakis avait donné forme — avec toute l’ironie et le sens du grotesque qu’on lui connaît — aux pires projections des essayistes déclinistes qui n’hésitent pas à pourfendre la culture contemporaine. Alexandre Gefen, dans « Ma fin est mon commencement », évoque efficacement les grands thèmes de leurs discours dysphoriques :

Rappelons le refrain : l’oubli des grands récits classiques, effacés au profit d’illusoires débats, de sous-produits médiatiques traductibles immédiatement en anglais et influencés par « l’ignorance, le naufrage de l’enseignement public, les définitions identitaires », synthétise Richard Millet en une vulgate dont, en fait, chaque argument se montre réversible et souvent renversé[8].

Cette conception pessimiste du présent, surlignée dans le roman par la multiplication des mots « apocalypse » et « apocalyptique », est soutenue par les souvenirs de l’autrefois que portent certains des personnages du roman. Oscar De Profundis, « star de l’apocalypse contemporaine » (OP, 31), dandy misanthrope peu intéressé par le sort de ses contemporains, voue littéralement un culte au passé : il se nourrit des souvenirs familiaux de sa lignée profondément mélancolique — Nelligan est l’un de ses ancêtres, c’est peu dire —, se construit des bibliothèques de livres anciens, des nécropoles de cadavres illustres, parle quelques langues mortes, dont le français, vénère Baudelaire et Wilde et a pour devise le très baudelairien « Anywhere out of this world » (OP, 160). Pastiche de poète maudit, de chanteur punk, aux références quasi trop attendues pour ne pas tenir de la caricature[9], Oscar est pourtant le produit de son époque en ceci qu’il se présente comme un être de la « négation du temps » (OP, 315), fantasmant sa propre immortalité. C’est dire qu’il ne croit pas en l’avenir, n’y a sans doute jamais cru, et vit dans une sorte d’éternel présent nourri des restes d’un passé choisi avec soin, enluminé, enfermé dans des urnes et des columbariums. Contrairement à Oscar, les personnages de Clarisse, mémoire vivante de Montréal habitant la maison Ormund, de Cate, chef d’une bande de gueux qui fut médecin dans une vie antérieure, et d’Adrian, dernier libraire montréalais autorisé à vendre des livres matériels, persistent à croire en un avenir meilleur, résistent à leur manière, même si « les idées révolutionnaires avaient totalement été effacées presque un demi-siècle plus tôt, quand les gouvernements nationaux occidentaux avaient basculé vers des pouvoirs libertariens-conservateurs qui étaient maintenant les modèles pour la nouvelle démocratie » (OP, 198). Il va sans dire que leurs actes de résistance, isolés, vains et rapidement étouffés, les mèneront à leur perte.

Tu aimeras ce que tu as tué de Kevin Lambert donne lui aussi dans le récit d’anticipation en multipliant les prophéties nourries par le narrateur, Faldistoire. Ces dernières annoncent la destruction éventuelle de Chicoutimi, laquelle se réalisera dans une scène épiphanique qui en appelle à « la beauté de l’apocalypse » (TA, 210). Le récit se déroule en deux temps, superposés, quasi simultanés, qu’il est parfois difficile de distinguer. Sorte de roman d’éducation, le texte se penche sur le devenir du jeune Faldistoire, qui a huit ans au début du récit. Or, déviant très rapidement de la chronologie prévisible du bildungsroman, la narration nous apprend que Faldistoire est mort à quatre ou cinq ans et qu’il est revenu, à l’instar des autres enfants morts qu’il a fréquentés, parmi les vivants mener une vie temporelle parallèle, poursuivant ses études, traversant l’adolescence, comme si de rien n’était. Contrairement aux deux romans précédents, Tu aimeras ce que tu as tué[10] ne donne guère dans la nostalgie d’un autrefois plus serein. Les thèmes de l’appartenance, de la fondation, de l’enracinement sont tous violemment bafoués et renvoient à l’hypocrisie de la société chicoutimienne. En témoigne le premier portrait de la ville qui nous est livré par le narrateur :

C’est beau Chicoutimi, c’est plein de tessons de bouteilles et de rivières partout. Un endroit de choix où grandir, vraiment, la sainte paix dans les quartiers ; on peut faire confiance au voisin. Il y a les chiens qui jappent la nuit, les odeurs de fumier qu’on étend dans les champs à Laterrière et que le vent souffle vers la ville. Des beaux parcs. La piste cyclable. Pas mal de commodités. Il y a les lumières du boulevard Talbot, le pont Sainte-Anne vert et rouillé sur le Saguenay immense et majestueux, on peut le faire à pied et oh! le plaisir.

TA, 17

S’ensuit une liste des principaux quartiers et des commerces les plus prospères de la ville — de grosses chaînes états-uniennes pour la plupart. Le portrait est sans équivoque : mimant le style publicitaire des dépliants touristiques, le narrateur peine à trouver des attraits véritables à son lieu natal, et laisse deviner, par l’ironie de certaines touches descriptives et olfactives, la médiocrité d’une ville qui sera bien vite associée au refoulement des désirs indicibles, au racisme larvé, à la peur, surtout, de toute forme de différence culturelle et sexuelle. Le père de l’ami Sébastien, « figure bien connue à Chicoutimi, […] homme aux dents éclatantes et bien peigné, visage qui ferait jouir n’importe quelle maîtresse s’il était infidèle » (TA, 84), tue sa femme et ses deux enfants. Le grand-père du narrateur, ancien directeur d’école, est un pédophile qui s’en prend à son petit-fils et à ses amis. Chicoutimi — entité souvent apostrophée à la deuxième personne du singulier dans le corps du texte — est accusée à plusieurs reprises de protéger ses coupables :

Que ne ferait pas Chicoutimi pour protéger l’homme blanc et honorable, le bâtisseur de ses machines destructrices, de ses édifices de malheur, jusqu’où irait ma ville natale pour préserver sa pureté infâme ? Jusqu’à faire revenir les enfants morts. Leur faire laver les marques de leur propre homicide, les forcer à vivre un peu plus longtemps.

TA, 134

La destruction de Chicoutimi n’est au fond qu’un prétexte à un meurtre symbolique beaucoup plus lourd de conséquences, du moins dans le contexte de l’histoire collective du Québec. En prophétisant la mort du lieu natal, le narrateur souhaite en finir avec l’éthique de la fondation qui sous-tend nombre de grands récits québécois, et plus largement occidentaux. L’identité n’est qu’un leurre, comme en témoigne la belle entorse au pacte autofictionnel que constitue la présence d’un personnage nommé Kevin Lambert n’ayant absolument rien à voir avec l’auteur. La filiation et la fondation sont tout aussi mensongères et méprisables :

J’aime pas grand monde, en vérité, sauf quelques écrivains, quelques filles et quelques homos qui écrivent des trucs délirants que je trouve à deux piasses dans les élagués de la bibliothèque, des folles et des enculés qui sont pas obsédés par des questions de fondation et qui s’appliquent à démolir de belles choses prisées tout à fait gratuitement à chacune de leurs phrases.

TA, 179

La charge, sociale, esthétique et politique à la fois, est fréquemment réitérée dans le roman et s’attaque tout autant à une histoire collective qui se répète qu’à une littérature de gars qui mériteraient, de préciser le narrateur, de « s’entretu[er] avec leurs chainsaws » (TA, 179). Ce clin d’oeil à l’École de la tchén’ssâ, création ironique de Benoît Melançon[11], n’est certes pas anodin. Il convoque en effet souterrainement l’idée d’une renationalisation du corpus littéraire québécois par l’entremise du retour du régionalisme et de la mise en scène d’une virilité stéréotypée, associée aux prouesses physiques et à un certain survivalisme hérité d’un autre temps.

Les portraits de l’autrefois que nous livrent les trois romans ne sont pas univoques puisqu’ils oscillent entre la nostalgie et le rejet, entre l’idéalisation d’un monde intouché encore par la destruction et le mépris envers les valeurs du passé. En revanche, les représentations du présent témoignent toutes de l’indigence du legs social et politique reçu par les contemporains. Dans les trois romans, l’ennemi commun est le néolibéralisme au sens très large, entendu comme un ensemble d’orientations politiques et sociales privilégiant la dérégulation, la déresponsabilisation de l’État et le pillage des ressources naturelles. L’on devine que la panne d’électricité et l’hiver sans fin du Poids de la neige sont liés à une crise écologique. Les gueux d’Oscar De Profundis souffrent, pour leur part, d’une nette fracture sociale illustrée par le marquage des corps indésirables. Enfin, le paysage urbain de Tu aimeras ce que tu as tué suinte le conformisme et la soumission hypocrite aux diktats du capitalisme.

DE L’ESPACE PUBLIC

Dans les trois romans, l’espace public a pour ainsi dire été entièrement avalé par l’espace privé, ce qui pourrait bien constituer une sorte de prolongement radical — uchronique — du devenir de l’agora et du monde commun à l’époque moderne. Hannah Arendt rappelle, dans son essai Condition de l’homme moderne, que « l’apparition de la société — l’avènement du ménage, de ses activités, de ses problèmes, de ses procédés d’organisation — sortant de la pénombre du foyer pour s’installer au grand jour du domaine public [a] effacé l’antique frontière entre le politique et le privé[12] ». La philosophe définit ainsi la sphère publique : « le “mot” public désigne le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement[13] ». Cette définition renvoie obliquement à la notion de vivre-ensemble, indissociable de celle de communauté, qui circule de plus en plus dans les études littéraires, lesquelles connaissent un tournant éthique depuis quelques années grâce aux travaux de Martha Nussbaum et de Marielle Macé notamment[14]. Or la représentation du vivre-ensemble des trois romans étudiés est dysphorique, et illustre en quelque sorte l’une des menaces planant sur la sphère publique évoquées par Arendt dans son essai, soit l’emprisonnement des êtres dans leur subjectivité. Cette primauté de l’expérience singulière sur le vivre-ensemble ne pourrait cependant être assimilée à l’adage féministe bien connu « le privé est politique », qui suppose une réflexion collective sur la dimension privée de problèmes largement partagés. Dans les trois romans, il s’agit plutôt de réduire le politique à une affaire privée, fondée sur des intérêts et des calculs individualistes, sur des questions d’économie quasi strictement familiale. Le monde commun au sens arendtien du terme n’existerait plus.

Le narrateur du Poids de la neige et son compagnon sont isolés du reste du monde. Le vivre-ensemble, incarné un temps par la vie communautaire apparemment saine du village, se délite au fil du roman. Les villageois autonomes et vigoureux fuient, par petits groupes, ou en convoi organisé dans un minibus à chenilles comparé à l’arche de Noé : « [V]ous auriez dû voir ça, cet engin, ça flottait sur la neige on aurait dit, on aurait dit un bateau, comme dans la Bible. » (PN, 180) Le sous-texte est ici évident : Matthias et le narrateur ont été laissés derrière, ne méritant pas d’être rescapés, de faire partie du peuple des élus. Vers la fin du roman, c’est leur huis clos qui tient lieu de place publique, d’espace communautaire partagé, de figure — boiteuse et imparfaite — du vivre-ensemble : leurs rapports deviennent de plus en plus calculateurs, politiques au sens péjoratif du terme, l’un trahissant l’autre avec mesquinerie, et vice versa. « Personne n’est plus là pour personne » (PN, 203), affirme d’ailleurs Matthias. Vers la fin du roman, la désertification de l’espace public emprunte la forme d’un champ de ruines :

Maintenant qu’il ne reste plus que quelques amoncellements de neige glacée et sale, on voit partout les ruines de l’hiver. Des voitures abandonnées, partout dans les rues, dans les cours, en bordure des champs. Des structures affaissées, des lampadaires inclinés et des arbres renversés.

PN, 293

Dans ces lieux désolés, peuplés des vestiges d’un autre temps, errent des villageois comparés à des « coyotes maigres et méfiants » (PN, 294). La quête de denrées demeure l’unique souci de ceux qui sont restés derrière.

Chez Catherine Mavrikakis, la charge est encore plus virulente. Le Gouvernement mondial — sorte d’entité abstraite, aveugle aux inégalités qu’elle engendre, non loin du Big Brother de 1984 — décide de tout, régente la vie de ses citoyens en imposant des lois spontanées, telle cette loi sur « l’amélioration du passé » votée à la suite de l’éradication des hordes de gueux par l’épidémie de peste noire. Rappelant les pires saccages de l’Histoire, du massacre des populations autochtones de l’Amérique aux pogroms d’Europe de l’Est du début du xxe siècle, le ménage du centre-ville de Montréal se fait sans résistance aucune de la part des banlieusards aisés. Ceux-ci adhèrent sans discuter aux principes régissant l’organisation de leur société, de leur monde commun qui jouxte pour ainsi dire celui des créatures de la rue. Selon cette logique, la réappropriation de l’espace public du centre-ville ne peut se faire qu’au prix de l’effacement des masses anonymes, errantes et nomades, sans domicile fixe, de ceux et celles qui n’ont plus le statut d’humain. Le droit d’habiter, de s’enraciner, de se reproduire leur est carrément refusé. La narration du roman est à cet égard des plus éloquente : « amas d’humains » émettant des « grognements sourds, des gémissements ennuyés » (OP, 10), « agglomérat », « essaim de créatures » (OP, 11), « viv[ant] en vermine » (OP, 12), « sous-hommes » (OP, 13), ces êtres sont presque toujours désignés collectivement, comme s’ils ne pouvaient prétendre à l’individualisation et accéder à la condition de sujets pensants. Le monde commun des banlieusards, d’ailleurs très peu présent dans le roman, sinon sous la forme de brèves allusions, devient l’emblème de la privatisation de l’existence évoquée par Arendt, laquelle mène littéralement à une déshabitation de l’espace public du centre-ville montréalais. La paix revenue, les lieux sont soudainement réinvestis par les foules de banlieusards, de consommateurs venus profiter des spectacles et des festivités que leur offre de nouveau la rue débarrassée de ses créatures : « La cité était à nouveau toute pimpante, comme si rien ne s’y était passé. […] On pouvait de nouveau exhiber les charmes de Montréal maintenant que la maladie avait été éradiquée. » (OP, 308)

Dans Tu aimeras ce que tu as tué, il n’y a aucune représentation d’un espace public ou démocratique, à l’exception peut-être des classes de l’école primaire et du Lycée qui constituent des microcosmes de la société chicoutimienne. Lieu de reproduction de valeurs hypocrites où domine le chacun-pour-soi, les classes sont peuplées d’enfants cruels qui se moquent ouvertement de ceux affichant une quelconque différence, les handicapés, les homosexuels, les faibles, les perdants : « Le sexe au Lycée n’est ni aisé ni gratuit, il suit un système complexe de transactions, reproduisant en miniature les classes sociales de Chicoutimi, mais remplaçant le concept d’aisance financière par de délicates notions de popularité. » (TA, 146) Comme chez Mavrikakis, c’est la loi de l’offre et de la demande — qu’elle réponde à des critères de réussite financière ou sociale — qui régit les relations citoyennes. Le bien commun, au sens arendtien du terme, n’est qu’une façade vouée à maintenir un ordre social aussi illusoire qu’artificiel, emblématisé par les pelouses et les maisons impeccables des quartiers bourgeois de la ville.

La déshabitation progressive des lieux va de pair, dans les trois romans, avec une reconfiguration des temporalités, lesquelles ne semblent plus soumises aux conventions héritées de l’histoire occidentale, comme si le temps lui-même ne pouvait plus constituer un bien commun. Mis sous tutelle, le narrateur du Poids de la neige a perdu la notion du temps : « Ici, concède-t-il, c’est [Matthias] le maître de l’espace et du temps. » (PN, 26) Les repères du narrateur, dès lors, ne sont plus temporels, mais spatiaux : les chiffres qui coiffent les chapitres, et qui renvoient à la hauteur qu’atteint la neige accumulée, se substituent aux données temporelles attendues, à la datation précise des événements qui jalonnent cet hiver sans fin. Le roman, qui plus est, s’inscrit dans une temporalité mythique. Presque tous les personnages rencontrés par le narrateur ont des noms bibliques : Jude, Joseph, Jonas, José, Maria, Matthias (d’après le nom de l’apôtre qui remplaça Judas auprès de Jésus) composent une communauté hors du temps, faisant signe de manière strictement connotative vers le passé religieux de la communauté québécoise[15]. Enfin, sept courts chapitres titrés et écrits en italique sont enchâssés dans le récit et relatent le mythe d’Icare, lequel se superpose au récit premier et le structure en partie. Évoluant hors du temps, dans un huis clos de plus en plus étouffant, les personnages principaux du Poids de la neige sont non seulement parmi les oubliés, mais ils semblent condamnés au surplace, pétrifiés dans une temporalité immobile : « Le verglas a fossilisé le décor dans du verre, du cristal. » (PN, 199) Ce double gel, de l’espace et du temps, est illustré de manière particulièrement éloquente par la découverte que fera le narrateur du cadavre d’une vieille dame dans la garde-robe d’une maison épargnée par le désastre : « Sous le linge suspendu, il y a une ombre recroquevillée. Elle ne bouge pas. Je me penche. C’est une dame. Elle est maigre et âgée. Ses cheveux blancs sont éclatants, sa peau est diaphane, ses yeux grands ouverts. » (PN, 276) Le corps momifié de la dame semble dépourvu des marques qu’imprime normalement le temps sur la matière. Fossilisé, inerte, sans aspérités, blanc et diaphane, il a tout du spectre d’une autre époque.

Le traitement du temps constitue un aspect structurant du roman Oscar De Profundis. Je me limiterai pour les besoins de l’analyse à la question de la temporalité messianique qui, comme le rappelle Stéphane Inkel, a une « dimension rétroprojective », est « en constante invention d’une origine qui lui fait défaut, se situe toujours devant, dans un au-delà de l’histoire qui ne manque jamais d’évoquer sa fin[16] ». Comme on l’a vu, Mavrikakis ne se gêne guère pour multiplier les références apocalyptiques. Les parallèles entre Oscar De Profundis et l’Apocalypse sont nombreux : l’épidémie de peste noire, notamment, fait directement référence à l’un des fléaux bibliques qui tombent sur les impies. C’est toutefois autour de la figure d’Oscar que se tisse tout un réseau de correspondances à ce livre de la Bible. « Christ obscène » (OP, 72), « figure moderne de l’Antéchrist » (OP, 133), Oscar souhaite sauver un monde déjà trépassé, recréer une communauté de morts en écho à celle des morts-vivants de la rue. D’ailleurs, le roman — prodigue en exergues — s’ouvre sur une citation de Louise Michel : « Je n’ai pas le mal du pays, j’ai le mal des morts », qui dit bien la mélancolie ressentie au souvenir des disparus. Après la mort des gueux qui l’ont kidnappé, Oscar entend leur cause, comme s’il ne pouvait comprendre les tragédies d’autrui qu’à distance, à travers la réécriture de celles-ci. Son dernier album, The Masque of the Black Death, se présente comme « un hommage étrange, inédit, aux rebelles » (OP, 316). Il contemple même le projet de rapatrier les cadavres de ses ravisseurs dans sa nécropole. Or le temps qu’habite Oscar est suspendu, en attente d’une fin qui précédera de peu sa propre mort :

Il mourrait sûrement d’une overdose dans un hôtel de Los Angeles, comme l’astrologue le lui avait prédit. Ce serait doux. La fin du monde aurait déjà eu lieu. Oscar espérait vraiment pouvoir la contempler, juste avant sa mort, du haut de la colline de Beverly Hills.

OP, 321

La fin du monde est ainsi fantasmée comme spectacle, comme apothéose, comme ultime sortie du temps, mais non comme rédemption, Oscar ne croyant qu’au passé, et encore qu’à une certaine conception du passé. Catherine Mavrikakis n’en est pas à sa première fiction sur le temps. Dans ses précédents romans, plus particulièrement dans Ça va aller et Le ciel de Bay City[17], les narratrices tentaient de sortir du temps, de détraquer les chronologies afin de faire table rase, mais elles n’y parvenaient pas. Elles étaient condamnées à subir les effets de l’éternel retour et le caractère cyclique de l’histoire. Dans La ballade d’Ali Baba[18], la perspective est inversée : la narratrice est celle qui reçoit le legs filial, et non celle qui le transmet. Le legs paternel va à l’encontre des lois de la généalogie, ne suppose ni enracinement, ni continuité, ni perspective d’avenir, mais accueille plutôt le désordre et le hasard. Dans Oscar De Profundis, Mavrikakis va plus loin, à rebours pourrait-on dire de la temporalité messianique. L’avenir disparaît, est oblitéré avec une sorte de désinvolture, d’indifférence au monde quasi joyeuse, qu’emblématisent à la fois les paradis artificiels dans lesquels se réfugie Oscar et la condition consumériste et festive des banlieusards.

Kevin Lambert emprunte lui aussi à plusieurs épisodes bibliques pour construire son récit. Comme je le notais en introduction de cet article, la temporalité du roman est complexe, partagée entre le temps du roman d’éducation — plus réaliste — et celui de la hantise, de la revenance où évoluent les spectres des enfants morts de Chicoutimi. Comme chez Mavrikakis, la fin du monde est sans cesse projetée, fantasmée, mais se présente ici comme une potentielle rédemption. Le narrateur le souligne au mitan du roman : « Ma vie m’ennuie et j’apprends lors de mes transes que trois voies peuvent permettre de sortir de sa propre histoire : celle de la voyance, celle du terrorisme et celle du suicide. » (TA, 158) Cette triple prophétie se réalise à la fin du texte et recrée, par-delà la destruction et la mort, une communauté de revenants solidaires dont le seul dessein est de faire exploser Chicoutimi :

Les édifices sont bientôt ravagés, attaqués par des brasiers qui entament leurs décombres. Mille ans d’histoire passent en l’espace d’un après-midi. Chicoutimi devient ruine, devient rien, antérieure à sa fondation. La petite maison blanche, celle qui a résisté au déluge, celle qui est devenue par sa blancheur, sa ténacité et son manque de grandeur l’emblème de chaque Chicoutimien, fendille de toutes parts avant de verser par en avant, de dégringoler la falaise au-dessus de laquelle elle trône, et de s’affaisser sur le roc.

TA, 209

Le choix d’un tel emblème n’est pas sans intérêt : la petite maison blanche, rescapée des inondations de 1996, symbolise la survie, le « courage et la détermination de la population de Chicoutimi et des environs[19] », pour citer la page Web du musée qu’est devenue ladite maison. Or c’est exactement ce que le roman de Lambert veut tuer : le courage et la détermination des fondateurs, l’histoire érigée sur la vertu des conquérants, le père comme figure tutélaire d’une culture qui se soucie davantage du passé que du présent et de l’avenir. Les deux dernières phrases du roman mettent d’ailleurs en scène le « nous » des enfants morts : « Ce que nous portons en nous est trop grand et le monde trop petit. La destruction est notre manière de bâtir. » (TA, 210 ; je souligne)

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L’on pourrait en conclure aisément que, comme le veut généralement le roman dystopique ou d’anticipation, les trois textes étudiés ici reproduisent une forme d’imaginaire de la fin par lequel sont compromises, voire oblitérées, tant les solidarités communautaires que la primauté des lois et du droit. Or ce serait, me semble-t-il, simplifier les représentations des lieux et des communautés qu’offrent les trois textes que d’en arriver à un tel constat. Ces romans s’inscrivent sous le signe de la survivance plutôt que sous celui de la table rase, et ce, même s’ils repensent l’espace public à partir des ruines de celui-ci. Dans Survivance des lucioles, Didi-Huberman s’est intéressé à « la façon dont l’Autrefois […] rencontre notre Maintenant pour libérer de l’Avenir », réfléchissant sur la question des survivances — grand thème traversant son oeuvre s’il en est. Celles-ci auraient un « rôle constitutif […] dans la dynamique même de l’imagination occidentale, mais encore [des] fonctions politiques » portées par « leurs agencements mémoriels[20] ». Loin de partager entièrement le pessimisme d’un Pasolini dont il s’inspire dans son ouvrage, Didi-Huberman montre comment la « façon apocalyptique de voir les temps[21] » nous « place sous la lumière aveuglante d’un espace et d’un temps apocalyptiques » qui « nous proposent le grandiose paysage d’une destruction radicale pour qu’advienne la révélation d’une vérité supérieure et non moins radicale[22] ». Or les survivances « nous enseignent [justement] que la destruction n’est jamais absolue » et, par là même, que la salvation « finale » est un leurre. C’est dans cette perspective que s’inscrivent, me semble-t-il, les trois romans étudiés ici. Ils ne réparent rien, ne colmatent guère les brèches, sont plutôt pessimistes, mais ils offrent tout de même quelques clignotements de lucioles. Qu’il s’agisse de la solidarité unissant en dernière instance Matthias et le narrateur dans Le poids de la neige, du dernier sursaut de révolte animant la gueuse Cate Bérubé et ses acolytes dans Oscar De Profundis ou de l’épiphanie destructrice et libératrice sur laquelle s’achève Tu aimeras ce que tu as tué, ces lueurs intermittentes éclairent le présent en privilégiant, sans doute paradoxalement, les clairs-obscurs et les vestiges de l’autrefois.