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Juin 2020. Une vidéo amateur soulève l’indignation du monde entier : on y voit un policier américain en train d’infliger à un Noir, le genou bien appuyé sur son cou, un supplice mortel qui allait durer plus de huit minutes, de longues minutes durant lesquelles l’homme n’aura cessé, jusqu’à son décès, de répéter qu’il suffoquait. George Floyd, la victime, devient l’emblème d’une violence policière depuis longtemps dénoncée, particulièrement dirigée contre les personnes noires. Des manifestations sont organisées, non seulement à Minneapolis où s’est déroulé le drame, mais dans plusieurs villes d’Europe ainsi qu’à Montréal. La notion de « racisme systémique » est mise de l’avant et débattue jusqu’au sein des parlements québécois et canadien. Dans de nombreux articles, l’histoire est convoquée pour démontrer que le problème ne date pas d’hier et qu’il continue de sévir, ouvertement ou de manière plus larvée à travers de subtils mais non moins réels gestes de discrimination à l’endroit des personnes racisées.

Devant cet examen de conscience auquel est conviée la société québécoise, il est à se demander quel rôle peut jouer la littérature, en particulier le roman. Ose-t-il même aborder ce genre de question ? Et s’il le fait, peut-il proposer une vision, une parole qui feraient voir et entendre autre chose que ce que clament les militants, les chroniqueurs et les spécialistes en tous genres ?

Les deux romans abordés dans cette chronique prennent le problème à bras-le-corps. Le Mammouth de Pierre Samson[1] le fait par le biais d’une enquête historique, tandis que Viral de Mauricio Segura[2] plonge résolument dans le Québec d’aujourd’hui (tellement actuel qu’il y est même fait mention de la mairesse de Montréal et de l’élection récente de la CAQ). Fort différents quant à leur style et leur mode narratif, les deux romans partagent une même sensibilité à l’endroit des conflits sociaux liés à la diversité culturelle. Voyons maintenant ce qu’ils donnent à penser.

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C’est dans le Montréal de 1933 que nous entraîne Pierre Samson. Le Mammouth est le surnom donné à Nikita Zynchuck, un immigrant ukrainien qui, semble-t-il (mais personne dans son entourage ne le sait vraiment), aurait participé dans son pays aux pogroms une quinzaine d’années plus tôt. À Montréal, devenu chômeur et circulant dans un quartier de commerces tenus par des juifs, Nikita affiche davantage un profil bas. Alors que les locataires de l’immeuble qu’il habite sont sur le point d’être évincés en raison d’un défaut de paiement, un rassemblement se forme pour protester et les policiers interviennent. Le quartier a été identifié par eux comme un repaire de communistes, ce qui renforce leur hargne à l’endroit des résidents. Nikita, qui rentre d’une visite chez une prostituée, s’amène au milieu du tumulte et tente de récupérer un bien lui appartenant. Dans sa précipitation, il bouscule un agent de police, Gianni Zutto, italien de deuxième génération, qui dégaine alors son arme et, sur ordre de son supérieur, abat dans le dos l’Ukrainien en train de se sauver avec son barda estival à moitié rongé par les mites (73).

Cet événement historique donne l’occasion à Pierre Samson de brosser un portrait de Montréal extrêmement documenté, tant sur le plan sociohistorique que, plus concrètement encore, de la topographie montréalaise. Campée dans la portion qui part, d’ouest en est, du boulevard Saint-Laurent à la rue Saint-Hubert, et, du sud au nord, de Viger à Mont-Royal, l’histoire nous transporte au coeur d’une faune humaine bigarrée et pluriethnique qui se démarque des représentations du quartier Saint-Louis ou du Plateau Mont-Royal que nous offre habituellement le roman québécois francophone. Est ici mis en lumière un coin de Montréal où le citoyen canadien-français de l’époque était minoritaire, où le français se faisait entendre, bien sûr, mais souvent à l’arrière-plan de l’anglais, du yiddish, du polonais et de l’ukrainien.

Samson pratique une prose descriptive que l’on dira « objective » (avec toutes les nuances que ce mot impose). On suit les actions des personnages, mais on entre assez peu dans leur intériorité, exception faite de Simone Bélanger, couturière en finition dans une manufacture tenue par un juif, et de Joshua Gershman, avocat (et personnage historique, soit dit en passant). Le flirt qui se développe entre les deux, en problématisant à la fois les rapports de classe, la relation interethnique et interconfessionnelle (Simone est catholique ; Joshua est juif et communiste) et l’inégalité des rapports entre sexes, est ce qui assure la part proprement romanesque du récit. Le développement subjectif de Simone, d’abord décrite de l’extérieur dans les yeux de son entourage, puis de l’intérieur à partir de la prise de conscience progressive qui s’opère en elle jusqu’à ce qu’elle se fonde comme sujet d’action, libérée des assujettissements familiaux et amoureux, voilà ce que j’ai trouvé le plus captivant. Le reste est certes très intéressant, ponctué de quelques morceaux de bravoure, mais relève d’une vision panoptique où l’on voit s’agiter beaucoup de monde sans que leurs univers respectifs prennent réellement forme. Je veux dire par là que la plupart des personnages répondent à une catégorie sociologique. Ils sont bien décrits, mais fixés en leur portrait, privés du dynamisme qui les rendrait protagonistes d’actions dirigées vers une transformation de leur état initial.

Le roman de Samson articule donc deux modèles narratifs qu’on pourrait juger a priori incompatibles, mais dont l’emboîtement est ici plutôt réussi : le roman choral et le roman d’une conscience individuelle. Ce dernier modèle, c’est bien sûr Simone qui l’incarne, elle qui sera amenée à rompre avec le patriarcat incarné à la fois par son père, dans une version archaïque, et par Joshua dans une version plus moderne. L’importance accordée à Simone, toutefois, ne se révèle que tardivement. Au départ, c’est plutôt le modèle choral qui prédomine. Dans la première partie, chaque court segment se concentre sur un personnage distinct : à tour de rôle, Nikita, Simone, Joshua, l’huissier Moussette, les locataires Wadartrick, le policier Zutto sont présentés quelques instants avant la mort annoncée de Nikita. Puis, une nouvelle série de chapitres nous les présentent à nouveau, cette fois en tant que protagonistes ou témoins de l’homicide. L’intrigue suivra ensuite trois fils : le procès « arrangé » de Zutto qui s’en tire sans problème ; l’expulsion et l’incarcération des Wadartrick, ces immigrants soupçonnés d’allégeance communiste mais surtout jugés improductifs, qui seront réexpédiés en Europe ; enfin, les funérailles de la victime hissée au statut de héros par les communistes juifs qui ont pris en charge la protection de la dépouille, au grand dam des services policiers et de la mafia. L’un des moments forts du roman est précisément la rencontre entre Joshua et un caïd de la mafia très mécontent des communistes, mais qui épargne tout de même Joshua parce que ce dernier aurait par le passé protégé un membre de la famille.

Portrait d’une ville et portrait d’une époque. Pierre Samson a mis l’accent sur les conflits ethniques, souvent associés à des conflits de classe. Il le fait avec un sens des nuances remarquable, sans chercher à noircir outre mesure l’un ou l’autre des groupes impliqués. Les attitudes racistes circulent et elles sont souvent réciproques. Les communistes sont dépeints de manière positive (notamment Bela Gordon, autre personnage historique), mais Simone observe qu’ils reproduisent le modèle patriarcal faisant des femmes leurs subalternes.

À la fin du volume, des remerciements sont adressés aux bibliothécaires et archivistes de Bibliothèque et Archives nationales du Québec. On comprend pourquoi : le roman fourmille de détails touchant à la topographie de la ville et aux commerces de l’époque. On devine que Samson a scruté pour ce faire des annuaires et des photos d’archives, ne résistant pas à la tentation de glisser dans le roman tout ce savoir accumulé, même s’il s’avère peu fonctionnel du point de vue de l’intrigue. Dès qu’un personnage passe d’un point A de la ville à un point B, toutes les rues qu’il emprunte sont dûment nommées, de même que les façades des édifices qu’il croise sur son chemin, dans une sorte d’effet de travelling. Un exemple parmi de nombreux autres :

Libérée de ce pan d’immeubles miteux, elle se sent si légère qu’elle enjambe la rue Duluth en trois pas, laisse derrière elle l’édifice Vineberg, le papetier, le magasin d’appareils électriques Mensher, l’épicier Broad, le vitrier et encadreur, la boulangerie Guaranteed, le cordonnier Kawchak, la cour à bois, une autre boutique de prêt-à-porter qu’elle trouve hideux — Fish Ladies’ Wear […].

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Plus loin, on suivra Simone parcourant en tramway (le no 15, faut-il le préciser) d’est en ouest la rue Sainte-Catherine presque au complet. Trois pages (310-312) où sont nommés pas loin de trente-cinq édifices : magasins, restaurants, cafés, journaux, théâtres et boutiques ; Simone découvre une ville qui lui est méconnue et sent germer en elle une vocation.

Parmi les autres détails à saveur référentielle, on retiendra un rappel de l’ancien nom, pont du Havre, donné au pont Jacques-Cartier, ainsi qu’un clin d’oeil au roman d’Éva Sénécal, Mon Jacques, paru en 1933, dont Simone lit un extrait par-dessus l’épaule d’une jeune fille en train de le dévorer. Ailleurs, l’énumération des événements de l’année prend pour prétexte une conversation :

Les dernières heures noires, les cinq commensaux les passent à discutailler à propos de n’importe quoi sauf de l’affaire Zynchuck : la lente invasion de la Chine par les Japonais, la Bavière devenue hitlérienne, la neige et les vents violents de la veille, la démolition imminente de l’Hôtel Saint-Laurent — fréquenté par les descendants de Victoria, par le chef des confédérés esclavagistes Jefferson Davis fraîchement libéré de prison et par l’empereur abolitionniste Pedro II du Brésil —, les sels effervescents Abbey, les maisons de jeu de George Hum, dit le Fu Manchu de Chinatown, argentier des factions impériales, le plus récent film de Mae West, que l’Église voulait interdire, les deux buts de Howie Morenz et la victoire des Canadiens sur l’autre équipe locale, les Maroons.

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Samson a fait ses devoirs, personne n’en doutera.

Le Mammouth fascine pour d’autres raisons, notamment esthétiques : une écriture généreuse, un brin baroque par moments, qui s’abandonne au plaisir de la composition et de l’ekphrasis :

En effet, la peau de Gerda est exsangue, et des cernes bleus, presque violets, soulignent les yeux qu’elle s’efforce de garder exorbités, comme si elle contemplait une manifestation divine sur le plâtre laiteux des nuages déployés au-dessus d’elle. […] Des fils de cobalt semblent maintenir en place la peau sur ses bras dénudés et c’est en femme vitrail qu’elle figure désormais, là où s’engouffre un faible soleil condamné à ne plus en ressortir, prisonnier d’un prisme où seuls l’opale d’un cadavre et le vert olive de guenilles déchirées se lient, s’unissent, se confondent. Reste les cheveux, direz-vous, mais ils paraissent détachés de cette créature irréelle, ils forment une auréole compliquée, grasse, brunâtre, une couronne de glaire sépia sur un tentacule sec, la coquille trop petite qu’un gastropode abandonne, un foie malade au bout d’un viscère albinos.

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En lisant des phrases de ce genre, aux épithètes abondantes et aux images surprenantes, je n’ai pu m’empêcher de penser à l’écrivain italien Carlo Emilio Gadda. Ainsi, Le Mammouth est un livre qu’on peut relire avec plaisir, en dehors de tout appétit pour son intrigue des plus simples, soit pour mieux goûter le style de l’auteur, soit pour plonger dans le contexte des années 1930 et recomposer mentalement le visage de Montréal à cette même époque.

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On ne peut que saluer le courage avec lequel Mauricio Segura affronte, dans Viral, les questions les plus brûlantes du Québec d’aujourd’hui. Paru au moment même où le monde entier allait se mettre sur pause pour cause de pandémie, le cinquième roman de Segura arbore un titre qui paraît prémonitoire. Le virus dont il est question ici n’est toutefois pas de ceux qu’un simple vaccin pourrait freiner : il s’agit du virus de la haine et de l’intolérance, du racisme et des préjugés de toutes sortes[3].

Il fallait donc du courage, mais surtout de l’intelligence, car de si épineux sujets requièrent du doigté. Il est tellement facile de tomber dans la moralisation, la thèse, la représentation tendancieuse, selon l’orientation qu’on veut donner au regard posé sur telle ou telle communauté. La réalité, on peut l’arranger à sa convenance en créant des personnages faits sur mesure pour illustrer notre vision du monde. Cette partialité n’est-elle pas le principal écueil que rencontre le roman dit « social », surtout lorsqu’il s’agit de juger des discours et des comportements ?

Segura a dû faire, bien sûr, des choix de ce genre, mais il a habilement échappé au piège du monologisme en optant pour une forme qui donne accès, tour à tour, à la conscience de quelques personnages impliqués dans l’incident qui ouvre le roman et déclenche une tempête médiatique. Non seulement tous les points de vue sont-ils exprimés, jusqu’à former une constellation de perceptions fort contrastées, mais l’auteur a aussi pris soin de montrer l’articulation entre les prises de position des personnages et certains noeuds psychologiques qui définissent leur personnalité. Ils échappent ainsi à une représentation purement idéologique.

Le parti pris de Segura a donc été celui de la nuance, mais, plus profondément encore, le roman nous montre comment la plupart des personnages sont entraînés bien malgré eux à incarner des positions qui ne correspondent pas à ce qu’ils sont ou souhaitent être réellement. En d’autres termes, Segura réussit à nous faire comprendre comment les individus sont projetés au coeur de conflits qui les dépassent et qui finissent par déterminer leurs actions.

J’allais écrire qu’ils sont impliqués à leur corps défendant, mais le roman est plus subtil : s’il est vrai que les personnages ne maîtrisent en rien les conséquences des gestes qu’ils ont posés une fois que la rumeur s’en est emparée, il n’en demeure pas moins qu’ils participent, consciemment ou inconsciemment, à l’escalade de violence qui les emporte. Et c’est là qu’apparaît le vecteur par excellence du virus, un être impersonnel qui peut, dans certaines circonstances, donner une ampleur démesurée à certains gestes : les médias, et plus particulièrement les médias sociaux. Tel est l’acteur principal de ce roman, un Léviathan qui se nourrit des contradictions, des frustrations et de l’incomplétude humaines pour les exacerber jusqu’à la monstruosité.

Voyons plus en détail. Le premier chapitre est centré sur le personnage de Lola, une jeune journaliste d’origine vietnamienne. Dans un bus du quartier Côte-des-Neiges, elle assiste à une altercation entre un jeune musulman et la chauffeuse de l’autobus. Le jeune garçon frappe violemment à la porte du bus pour qu’on la lui ouvre, ce que refuse de faire la chauffeuse parce qu’elle a déjà quitté le point d’embarquement. Mais le jeune homme insiste. Quand on lui permet enfin d’entrer, il se met à invectiver la chauffeuse en prétendant qu’elle ne lui a pas ouvert en raison de son apparence (il porte une djellaba). La chauffeuse nie le fait et lui demande de se calmer, mais il est en colère et continue de pester. Des propos agressifs sont échangés, puis la chauffeuse lui ordonne de sortir, lui criant qu’elle ne supporte pas « les gens de son espèce », formule que le jeune interprète comme une déclaration raciste, sur quoi il crache au visage de la chauffeuse et s’en va.

Lola a tout filmé et s’empresse de publier la vidéo sur son compte Twitter. À son arrivée au bureau, elle constate que ses collègues ont déjà pris connaissance de la vidéo et que celle-ci a été relayée et commentée des dizaines de fois. L’emballement médiatique a déjà commencé. Au bureau, son patron lui rappelle qu’elle tient un blogue culinaire et non pas social ou politique, mais l’encourage quelques minutes plus tard à spinner sa vidéo, c’est-à-dire à faire en sorte qu’elle soit toujours relancée. Lola est un peu déconcertée par l’avalanche de commentaires que provoque sa publication, par la polarisation qui se crée entre les défenseurs de la chauffeuse et ceux qui, s’identifiant au jeune homme, traitent l’employée de la STM de « fucking bitch raciste ». Elle-même se sent plus solidaire du jeune homme, qu’elle perçoit ici comme la victime, tout en reconnaissant qu’il s’est montré goujat. Mais quelque chose lui échappe dans les motivations qui l’ont poussée à diffuser cette vidéo : provoquer ? mousser sa carrière ? combattre une injustice ? Dans sa famille, Lola tient le rôle de la rebelle face à l’autoritarisme de son père, attaché aux traditions, et au côté arriviste de sa soeur, une pimbêche. Elle aime son copain, mais elle l’a déjà trompé avec le mari de sa soeur (un macho qu’elle méprise pourtant). Elle réagit fort au paternalisme vaguement raciste de son patron, mais observe qu’elle entretient elle-même des préjugés racistes (dans le bus, n’a-t-elle pas attribué une mauvaise odeur à un Noir assis près d’elle ?). Voilà l’humain dans toute sa complexité. On éprouve de la sympathie pour Lola, mais sa vidéo, pendant que la jeune fille cherche à résoudre ses contradictions, continue de jeter son venin.

Le deuxième chapitre est consacré à Dominique, la chauffeuse. L’altercation l’a bouleversée : le visage haineux du garçon, le crachat… Des images qui continuent de la poursuivre. Tout s’est déroulé très vite et elle n’arrive pas à comprendre comment les choses ont pu dégénérer à ce point. Mais elle ne sait rien encore de la vidéo. Elle souhaiterait oublier tout ça, mais quand elle rentre au bureau après sa tournée, ses collègues lui manifestent leur solidarité et le président de son syndicat l’entraîne chez l’avocate de la STM : il faut gérer la situation, se donner un plan de communication, et puis, aussi, porter plainte contre le garçon afin de rendre clair qu’on ne peut se permettre d’agresser un chauffeur. Déjà, l’événement n’appartient plus à Dominique. Chez elle, quand elle rentre, elle se bute à des journalistes venus l’interroger. Elle s’enferme, mais ne trouve pas à la maison d’espace qui lui permettrait de retrouver sa sérénité, avec ce mari égocentrique qu’elle n’aime plus. Elle sort retrouver son équipe de balle-molle et, au bar ensuite, elle subit les commentaires mesquins de ses compagnes, pense trouver une épaule aimante du côté du coach qui en profite pour tenter une approche sexuelle invasive. Dominique s’en retourne chez elle en songeant à l’échec de sa vie, elle qui rêvait d’étudier à l’université mais en avait été dissuadée par sa famille, gênée par des habitus de classe peu adaptés aux études supérieures.

J’ai décrit dans le détail l’univers de ces deux premiers personnages. J’irai plus rapidement pour les suivants, mais il fallait montrer la manière dont procède Segura : en nous montrant dans leur intégralité les personnes impliquées dans l’incident, il situe l’analyse du conflit idéologique dans un cadre qui intègre d’autres composantes, il invite à une compréhension plus profonde des actions humaines. Il ne s’agit pas pour autant de noyer l’analyse des discours sociaux dans un humanisme lénifiant. Au contraire, ces discours sont partout présents dans le roman, qui rapporte non seulement les commentaires que provoque la vidéo, mais les propos et jugements de ceux et celles qui entourent Lola et Dominique. Tout le monde y va de son point de vue sur l’événement, des conclusions qu’il faut en tirer. On entre aussi dans le désarroi de Lola devant « son Québec en train de changer à vue d’oeil » (19), ou encore devant « le cynisme en vogue — résidu des années 1990, où s’exprimait un certain désespoir, mais qui aujourd’hui était devenu un discours sarcastique sans objet. […] Rire de tout ce qui était vertueux était chic, un signe d’intelligence, une façon d’exhiber une lucidité a contrario à la mode » (25). Plusieurs passages seraient à citer où Segura expose les multiples interrogations qu’on est en droit d’avoir devant les dérives violentes qui affectent le Québec contemporain. Mais il le fait toujours à travers la pensée de ses personnages, qui évaluent la situation à partir de leur position singulière, leurs intérêts, les pressions exercées par leur entourage.

Au troisième chapitre, on découvre Camilo, un adolescent de seize ans, ami de Sami, le garçon qui a craché au visage de la chauffeuse. Camilo est Colombien d’origine, il adore le basketball et rêve de devenir champion dans ce sport. Son père attend de lui qu’il réussisse avant tout ses études et ne voit pas d’un bon oeil la culture hip-hop qui accompagne le goût pour le basket. À travers Camilo, on entre dans l’univers d’une école secondaire multiethnique, dans un langage qui mélange l’anglais et l’espagnol au français. Ce n’est pas le moindre mérite de Segura, d’ailleurs, que d’avoir saisi ses personnages à travers leurs mots, leurs expressions. Sami est devenu le meilleur ami de Camilo après l’avoir initié au basket, mais une rivalité entre eux s’est installée à propos d’une jeune fille. Recherché par la police, Sami se verra offrir un refuge chez Camilo, mais le père de ce dernier s’y opposera par crainte d’attirer des ennuis sur sa famille, ce qui poussera Sami à prendre la fuite.

Viendront ensuite deux types de Québécois « de souche » : Guillaume, un lettré asocial désespéré par l’inculture de ses contemporains, puis François, maire d’arrondissement, coureur de jupons, politicien débonnaire mais rompu au mensonge stratégique.

Guillaume incarne le discours d’une droite nationaliste prête à verser dans l’intolérance ; drapé dans une suffisance pétrie de ressentiment, il se montre verbeux et ratiocineur, en plus d’être un délateur :

Un internaute, sous le pseudonyme de @patriote99, qui prétendait l’avoir reconnu, avait affiché en ligne son nom, Sami Hamoud, ainsi que l’adresse de ses parents. Le garçon s’attirait non seulement une flopée d’insultes et de menaces, mais aussi des « analyses » où il était question de l’« incompatibilité » des valeurs musulmanes avec l’Occident, propos qu’on appuyait de toutes sortes d’articles, d’images et de reportages sur diverses sociétés musulmanes, tirés tantôt de sources douteuses, tantôt de médias reconnus, abordant tous des sujets aussi disparates que les mariages arrangés avec des fillettes, la répression des homosexuels, le machisme, la montée des partis politiques islamistes, les crimes d’honneur et l’excision.

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Le fait que le personnage le plus antipathique soit associé à la droite nationaliste ne devrait pas nous conduire à penser que le discours du roman est anti-québécois. D’autres Québécois « de souche », et de surcroît nationalistes, reçoivent un traitement en tout point positif, tel Steve, le prof d’histoire de Camilo, dont il est dit que « si tous les Québécois étaient comme lui, ce serait le paradis ici » (113). François lui-même, le politicien, est plutôt sympathique malgré un incurable donjuanisme qui conduira sa femme à l’expulser de la maison.

Le dernier chapitre est construit autour de Yasmine, la soeur de Sami. Les deux sont nés au Maroc, qu’ils ont quitté pour s’installer à Montréal chez un oncle et une tante. Leur mère, dépressive, n’arrivait plus à s’occuper d’eux convenablement. Yasmine est heureuse de vivre au Québec et elle aspire à une vie normale. Son frère, brillant mais tourmenté et imprévisible, l’inquiète. À travers les souvenirs de Yasmine, on en apprend beaucoup sur Sami, du délinquant qu’il était au Maroc au garçon réfléchi qu’il devient progressivement malgré quelques faux pas qui lui auront valu le rejet de l’oncle et une vie d’errance à la limite de l’itinérance. Yasmine découvre aussi des détails sur la vie de son frère de la bouche de Catherine, une fille qu’il a fréquentée et qui l’a recueilli chez elle alors qu’il était dans la rue.

Ainsi sommes-nous amenés, à la lecture, à recomposer le visage de Sami, personnage central du livre qui pourtant ne nous sera décrit qu’à travers le point de vue des autres. Le voyou arrogant qui crache à la figure d’une chauffeuse de bus, soupçonné ensuite d’être un musulman radicalisé après avoir été un délinquant amateur de hip-hop, puis un fraudeur pris à revendre des objets volés, nous est enfin dévoilé comme un pacifiste en quête d’authenticité. Telle est la révélation qui s’impose à Yasmine, à la toute fin, à la réception d’un message de son frère lui demandant de ne pas s’inquiéter de sa disparition. Sami a tourné le dos à la culture hip-hop, a refusé tout autant les sollicitations des islamistes que l’invitation lancée par le père de Catherine à joindre les rangs des antifas. L’épisode de l’autobus lui a indiqué qu’il restait un fond de violence en lui. Avant que la police ne l’appréhende pour le ramener « à la prison de son origine » (294), Sami s’est éloigné, s’est enfui on ne sait où. La fin qu’il connaîtra demeure ouverte.

C’est donc ce choix ultime de Sami qui, selon moi, traduit la position éthique défendue par Segura, position qui consiste à tourner le dos aux violences ainsi qu’aux discours qui les justifient. Dans le cas de Sami, il s’agit d’un refus et d’une fuite hors des systèmes emprisonnants (à supposer que ce soit possible), mais le roman accomplit autre chose : ces discours, il les donne à lire, il les rassemble dans leurs chassés-croisés contradictoires. Mais surtout, il expose les souffrances qui les provoquent, il montre l’ensemble des mécanismes à travers lesquels ils prennent place — trop de place, jusqu’à occulter ce qui se cache derrière et qui mériterait d’être mieux entendu.

Je suis d’avis que, mis au programme d’un cours au cégep, voire de cinquième secondaire, Viral pourrait servir de base à une réflexion critique menée avec les élèves sur les divers visages du racisme et sur leur diffusion dans les réseaux sociaux.

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En introduction à cette chronique, je demandais si le roman avait quelque chose à proposer qu’on ne trouve pas — ou difficilement — dans d’autres types de discours. En premier lieu, je dirais, à propos des deux romans ici présentés, qu’ils nous introduisent à la complexité, ce qui a pour effet de rompre avec les grilles d’analyse polarisantes. La perspective nuancée qu’ils donnent à lire ne relève pas d’une molle conciliation, mais d’une réelle exigence analytique : il s’agit de percer les discours de surface de manière à prendre la mesure des investissements subjectifs sous-jacents aux prises de position. Les deux romans font voir également le rôle de la rumeur dans l’élaboration de la violence sociale : de cancanière qu’elle était en 1933, elle est devenue aujourd’hui carrément pandémique. Dans les deux cas, un même phénomène : on parle et on juge sans savoir, sans avoir vérifié, sans s’être interrogé sur ce besoin de trouver des coupables. On reconnaît le caractère systémique de la violence au fait que même les meilleures intentions finissent par y participer. Dans Le Mammouth, la violence est carrément institutionnalisée. Dans Viral, chacun se sent légitimé d’agir comme il le fait, souvent pour le pire. En ce qui concerne le racisme, on voit qu’il ne s’agit pas d’un phénomène isolé. Il est conditionné par d’autres impératifs collectifs autant qu’individuels : la survie économique, le besoin d’avoir sa place au sein d’une communauté, le besoin de sécurité, les divers besoins libidinaux, l’identité, les « intérêts », etc. Et finalement, les deux romans exposent le fait que le racisme (avec tous ses degrés et déclinaisons : préjugés, discrimination, xénophobie, ressentiment) n’est pas attribuable à une seule catégorie de personnes, qu’il se faufile sournoisement dans les esprits, même de qui le combat ou en est potentiellement la victime.