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EN 1902, UNE VINGTAINE D’ENTREPRENEURS de pompes funèbres, alors rassemblée dans la ville de Saint John (N.-B.), ont formé la Maritime Funeral Directors’ Association (dorénavant l’Association des entrepreneurs de pompes funèbres des Maritimes [AEPFM]). Geste de prime abord anodin, les membres de cette association allaient, plus que n’importe quel autre groupe, réinventer le cérémonial funèbre des Provinces maritimes. Toutefois, la réinvention des funérailles n’était pas le seul objectif de ce groupe d’entrepreneurs. En effet, cet article veut mettre à jour le projet principal des entrepreneurs de pompes funèbres des Maritimes et les moyens qu’ils entendaient employer pour le faire réussir. Quel était leur plan? Pourquoi l’ont-ils élaboré? Comment prévoyaient-ils réaliser leur projet? L’histoire de l’AEPFM se joue sur une toile de fond contextuel à quatre dimensions : les attitudes changeantes devant la mort, la montée du professionnalisme en Amérique du Nord, la venue de l’hygiénisme et l’influence des Américains dans la commercialisation de la mort. Ces quatres facteurs allaient conjointement influencer les entrepreneurs de pompes funèbres dans l’élaboration de leur projet.[1]

Considérons en premier lieu les changements d’attitudes devant la mort et la montée du professionnalisme. Selon l’historiographie contemporaine, la période visée a constitué une étape charnière dans l’évolution des attitudes devant la mort en Occident. Effectivement, Philippe Ariès, dans son livre désormais classique L’homme devant la mort,[2] a élaboré un schéma selon lequel le tournant du siècle se situait entre deux des quatre grandes étapes face à la mort en Occident : la « mort apprivoisée » caractérisée par un trépas vécu devant la collectivité et acceptée avec résignation et sans émotion excessive à la période médiévale; la « mort de soi », marquée par une individualisation du dernier passage et l’apparition de sépultures et de testaments personnalisés; la « mort de toi » de la période des Lumières s’est distinguée par un excès d’émotions face au trépas dû au resserrement des liens familiaux. Cette nouvelle tendance annonçait la dernière étape, celle de la mort telle que vécue au 20e siècle – la « mort tabou ». Cette périodisation des attitudes devant la mort en Occident correspond largement aux étapes identifiées par un autre éminent historien de ce domaine, Michel Vovelle.[3] En somme, le tournant du 20e siècle constitue une période de transition entre la vision traditionnelle austère de la mort et la mort escamotée qu’a identifiée Geoffrey Gorer.[4] Selon Ariès, « il n’est sans doute presque personne au 19e siècle qui n’ait pas été tôt ou tard, plus ou moins, touché par le sentiment nouveau d’intolérance à la mort de l’autre et qui ne l’ait manifesté ».[5]

Les modes d’expression de cette nouvelle mort variaient dans les différentes parties de l’Occident. Vovelle faisait état de trois modèles de gestion de la mort à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle : en Italie, la mort fut gérée par les confréries et le pouvoir religieux; le modèle français laissait au pouvoir étatique, plus précisement aux municipalités, la réglementation des funérailles, des cimetières, etc.; dans le monde anglo-saxon, surtout aux États-Unis, la nouvelle mort a été socialisée par la voie de la commercialisation, l’initiative privée étant au premier plan.[6] D’après ce schéma, les Provinces maritimes tombe définitivement dans la sphère d’influence anglo-saxonne. Or, le contexte de la transition vers « la mort tabou » a poussé les gens de cette région, comme ailleurs en Amérique du Nord, à vouloir confier la responsabilité de la préparation des morts à des spécialistes, prêts à faire leur travail loin de la vue de tous. L’AEPFM a vu le jour, en partie du moins, parce que la société souhaitait qu’un groupe quelconque s’occupât d’un travail qu’elle ne voulait plus accomplir. Les membres de l’AEPFM répondaient donc à la demande de leurs concitoyens d’évacuer la mort de leur quotidien. C’est également à ce moment qu’un autre phénomène social, soit la professionnalisation des métiers, s’est imposé et a influencé la façon dont les entrepreneurs de pompes funèbres se sont organisés.

Selon Burton Bledstein,[7] la période en question a été marquée par une volonté grandissante des Nord-Américains de recourir aux services de spécialistes afin de subvenir à leurs besoins. Une évolution fondamentale de la société américaine est à l’origine de cette transformation. En effet, les Américains de l’époque pré-industrielle faisaient face aux défis du quotidien grâce à leurs multiples habiletés et à l’entraide communautaire. Toutefois, une urbanisation accélérée de la société américaine au cours du 19e siècle a contribué à la désintégration de ce réseau de soutien communautaire et à la spécialisation accrue des activités exercées par les membres de cette société. Dès lors, les gens devaient se fier de plus en plus à des étrangers possédant des connaissances et des techniques spécialisées. La soumission des Américains à l’autorité de ces spécialistes a constitué une véritable révolution culturelle en Amérique.[8]

Cette restructuration de la société américaine s’est d’abord manifestée dans la bourgeoisie naissante. Les membres de la classe moyenne américaine émergeante, après les années 1850, ont structuré leur vie autour de l’ascension sociale par la carrière. L’homme appartenant à cette classe offrait ses services à la société dans le but d’améliorer son sort personnel et de contribuer à l’avancement de l’occupation qu’il exerçait. Mais plus qu’une simple logique dans l’organisation de la vie sociale, le professionnalisme est devenu, selon l’expression de Bledstein, une véritable culture : « It was a culture – a set of learned values and habitual responses – by which middle-class individuals shaped their emotional needs and measured their powers of intelligence ».[9] Sans être le seul facteur explicatif des événements de cette époque, la montée du professionnalisme déterminait quels étaient les comportements acceptables et recherchés. Tout ce qui devait contribuer à l’avancement de la profession était valorisé par la société. L’obtention de la reconnaissance professionnelle conférait aux personnes oeuvrant dans un domaine donné les trois bénéfices suivants : un revenu, un statut social, le pouvoir d’établir des normes et des critères pour cette pratique.[10]

Or, comme plusieurs groupes en Amérique du Nord au 19e siècle, les entrepreneurs de pompes funèbres cherchaient à atteindre ce statut et les privilèges qui s’y rattachaient. Il appert que la création de l’AEPFM était provoquée par la communauté d’intérêts des entrepreneurs de pompes funèbres et la société; le sentiment d’intolérance publique à la mort et le désir des croque-morts de devenir une profession spécialisée dans la préparation des morts. Cet article examinera les moyens mis en oeuvre pour tenter de se hisser à ce rang. Pour ce faire, nous effectuerons une analyse du Funeral Director and Bulletin [dorénavant le Bulletin], revue mensuelle publiée par l’AEPFM et fondée en 1902 à Sussex (N.-B.).

Le Bulletin comportait une série de chroniques régulières. On y retrouve, entre autres, le Ladies Department, le courrier venant des membres de l’association, les procès-verbaux des congrès annuels et le Quiz Class où d’éminents spécialistes répondaient aux questions des correspondants. Notre analyse du discours des entrepreneurs de pompes funèbres repose sur cette documentation. Cette analyse se classe parmi celles où « on recherche les thèmes plus qu’on ne les mesure ».[11] Il ne s’agira pas d’une quantification systématique du matériel en question, mais plutôt d’une tentative de faire ressortir les divers éléments présents dans le discours. Par la suite, nous effectuerons une interprétation du sens de ce discours, à l’aide d’une contextualisation rigoureuse.

Les stratégies adoptées par l’AEPFM s’inspiraient, en grande partie, de l’expérience des États-Unis. L’influence des entrepreneurs de pompes funèbres des États-Unis sur leurs homologues des Maritimes s’est faite sentir avant et après la création de l’AEPFM. Le rôle des professeurs/embaumeurs itinérants dans la mise sur pied de l’association et de la revue témoigne de cette influence américaine dans les étapes embryonnaires du développement de l’organisation canadienne. Autre illustration de ce phénomène : l’expérience législative de leurs voisins du sud a servi de modèle pour la campagne des entrepreneurs du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard en vue d’obtenir des lois régissant la profession dans leurs provinces respectives. Enfin, l’inclusion dans le Bulletin d’articles tirés directement des revues spécialisées en provenance surtout de New York et de Chicago tenait les lecteurs des Maritimes au courant des plus récents progrès dans la préparation scientifique des morts et de l’étiquette funéraire aux États-Unis.

Le lien étroit créé entre l’AEPFM et son équivalent américain n’était pas le fruit du hasard. Suivant les contacts initiaux établis par le fabricant de cercueil J.G. Walker de Saint John (N.-B.), F.W. Wallace a poursuivi activement l’intégration de l’AEPFM au réseau nord-américain. Il notait, en se rappelant les origines de l’association, que « There were few funeral directors in the Maritime Provinces who knew at that time the vastness of the work being carried on in the United States. When I accepted office [rédacteur en chef, le Bulletin] there were eight well compiled journals in the States, fifty-two associations, one National Association and some twenty Lecturers and Demonstrators. I had to find out the address of all these channels in which to connect our Association ».[12] Quelques années à peine après la fondation de l’AEPFM, l’association et sa revue étaient en contact direct avec les plus importants organismes d’entrepreneurs de pompes funèbres au monde, mais plus particulièrement aux États-Unis. Cependant, être en contact direct ne signifiait pas un rattachement formel.

En 1905, L.M. Penwell, de Topeka (Kansas), président de la National Funeral Directors’ Association, écrivait à Wallace pour exprimer l’intention suivante : « I very much desire that the Maritime Funeral Directors’ Association become a member of our national organization ».[13] À différentes reprises au cours de la première décennie du 20e siècle, l’idée d’une affiliation officielle entre les deux associations refaisait surface.[14] Malgré ces ouvertures américaines, l’AEPFM conservera toujours son autonomie par rapport à son voisin du Sud. À voir la ferveur avec laquelle ils se sont inspirés des innovations américaines et des législations promulguées dans différents états américains, on aurait pu croire que Wallace et l’AEPFM auraient tout fait pour s’affilier à la National Funeral Directors’ Association. Or, il semble que les stratèges de la coalition des entrepreneurs des Maritimes ont réalisé relativement tôt que l’AEPFM avait avantage à s’inspirer de l’association américaine sans pour autant se soumettre à ses lois et à sa direction. En fait, l’AEPFM souhaitait recréer les institutions gouvernant la National Funeral Directors’ Association aux États-Unis en les adaptant au contexte spécifique des Provinces maritimes.

Le dossier de la législation fournit un cas-type de la façon dont l’AEPFM entrevoyait profiter de l’expérience américaine. Les avantages et l’importance de telles lois ont été mis de l’avant dans les pages du Bulletin en s’appuyant sur une argumentation développée essentiellement au sud du 49e parallèle. À l’instar des revues américaines comme le Casket et le Western Undertaker, le Bulletin a publié des articles qui démontraient les effets bénéfiques de la réglementation de l’embaumement pour le grand public et pour le prestige de la profession. Une stratégie pour convaincre les députés provinciaux des bienfaits du projet aurait été cependant mal planifiée à partir de Rochester (N.Y.). Seuls les entrepreneurs habitant la région étaient en mesure d’apprécier correctement les particularités politiques des Provinces maritimes. Autrement dit, les Américains avaient fourni le fondement théorique justifiant l’introduction des lois relatives à la profession, mais l’adoption et la mise en vigueur de cette action légale dans les Maritimes devaient être dirigées par des entrepreneurs sur place. L’AEPFM comptait également mettre fin à sa dépendance à l’égard de l’expertise américaine lors des congrès annuels. Wallace espérait qu’un jour, des conférenciers et démonstrateurs canadiens côtoieraient leurs confrères américains à ces réunions, assurant ainsi plus d’autonomie.[15]

L’AEPFM a maintenu un contrôle ferme sur son administration, et cela malgré un nombre considérable d’occasions de s’affilier à la plus importante association de spécialistes dans la préparation des morts. L’influence américaine y était, en effet, omniprésente. Richard Tees, secrétaire de la Canadian Embalmers’ Association, se référant à la qualité du travail accompli au Canada comparé à celui des États-Unis, démontrait jusqu’à quel point l’expérience américaine avait servi de modèle pour les entrepreneurs canadiens : « I find that the work that comes to our city from Canadian points quite equal to what comes from the U.S. and quite as much taste displayed in the arrangement, but I have to admit that we are simply copyists ».[16] Il ressort de cette situation qu’en dépit de l’indépendance administrative de l’AEPFM et de la Canadian Embalmers’ Association vis-à-vis de l’association américaine, le chemin tracé par les pionniers américains allait servir de piste pour Wallace. Une brève comparaison des origines, des buts et objectifs, et du travail effectué par la National Funeral Directors’ Association avec ceux de l’AEPFM rend justice à l’énoncé de Tees.

James Farrell, dans son livre Inventing the American Way of Death, 1830-1920, examine avec minutie la genèse de la National Funeral Directors’ Association.[17] Selon l’historien américain, les entrepreneurs de pompes funèbres des États-Unis se sont constitués en groupe professionnel en 1882 dans le but de contrecarrer une association de manufacturiers de cercueils. La National Burial Case Association exerçait un contrôle absolu sur les prix des produits que les entrepreneurs achetaient.[18] Au même moment avait lieu une transformation fondamentale du travail du croquemort; on passait de la vente de produits (p. ex. cercueils, chandelles) à la vente de services (p. ex. organisation des funérailles, embaumement). D’une manière paradoxale, les manufacturiers liés à cette profession ont facilité la création de la National Funeral Directors’ Association en vendant de la marchandise que l’entrepreneur de pompes funèbres pouvait utiliser dans la fourniture de services, par exemple un cercueil luxueux comme pièce centrale d’une cérémonie élaborée. Pour ce qui est des Maritimes, nous n’avons repéré aucune mention indiquant que l’AEPFM ait vu le jour afin de s’opposer à une quelconque association de manufacturiers d’objets funéraires. Au contraire, il est clair que les fabricants de cerceuils et les vendeurs de fluides d’embaumement ont encouragé la formation de l’AEPFM afin de s’assurer une clientèle, que cela soit par l’invitation initiale des premiers conférenciers/démonstrateurs par J.G. Walker ou par le soutien financier de tous les congrès annuels par des entreprises telles la National Casket Co.

À sa fondation, la National Funeral Directors’ Association s’est fixée trois buts principaux : la formation, la professionnalisation et la sécurité financière de ses membres. Dans le domaine de l’éducation, l’organisation visait, selon Farrell, « the creation of a scientific basis for the occupation ».[19] La base scientifique tant convoitée serait l’embaumement. Une série de cours en embaumement a été mise en place avec comme instructeurs des hommes sensibles à la cause des entrepreneurs de pompes funèbres. Ces hommes, des Américains dont Auguste Renouard, W.P. Hoheschuh et J.H. Clarke, étaient très connus chez les entrepreneurs des Maritimes. Pour accélérer la professionnalisation, les Américains ont promu la nouvelle technique de préservation des corps – nouvelle du moins dans le contexte nord-américain – afin de rehausser le statut social de leur profession. Les propriétés désinfectantes du procédé étaient également mises de l’avant. Les devoirs moins « scientifiques » de l’entrepreneur de pompes funèbres, tels que la consolation des familles et l’organisation de la cérémonie funèbre, ont tout de même continué à faire partie des compétences du nouveau professionnel de la mort. Or, il semble que la National Funeral Directors’ Association mettait les intérêts de le profession au premier plan. Le statut professionnel des médecins et ses privilèges faisaient l’envie des entrepreneurs de pompes funèbres des deux côtés de la frontière. En outre, comme c’était le cas pour l’AEPFM, la formation de ses membres au procédé scientifique de l’embaumement était considérée comme essentielle au rehaussement de la profession. Autre similitude entre les deux associations : le recours à la législation comme moyen de faire valoir leurs prétentions au statut professionnel. Dès 1900, les Américains avaient obtenu des lois régissant la concession des licences d’embaumeurs dans vingtcinq États.[20] Comment les entrepreneurs des Maritimes pouvaient-ils ne pas admirer une telle réussite de leurs mentors, et ce, deux ans avant la fondation de l’AEPFM?

Il est manifeste que du début de la fondation de l’Association des entrepreneurs de pompes funèbres des Maritimes jusqu’à la fin de la publication de la revue, à Sussex, en 1913, le plan d’action de l’AEPFM a été calqué sur les expériences vécues par leurs prédécesseurs, aux États-Unis, quelques années auparavant. Que ce soit au niveau de l’élaboration des buts et des objectifs, des moyens suggérés pour atteindre ceux-ci ou des fondements théoriques des projets entrepris, la similitude des idées exprimées par les associations professionnelles américaine et canadienne nous mène à cette conclusion. D’une part, cet état de choses était le résultat d’un effort conscient de Wallace et des autres membres de la direction de l’AEPFM d’imiter les progrès réalisés aux États-Unis en ce domaine, en adaptant ces transformations au contexte socio-politique canadien. D’autre part, les Américains ont cherché à répandre leur technique sur la préparation scientifique des morts à tout groupe disposé à les écouter, y compris les entrepreneurs de pompes funèbres résidant dans les Provinces maritimes. Farrell écrit que « the movement of ideas was greatly accelerated by the movement of teachers among the undertaking fraternity and the evangelical fervor of early embalmers ».[21] Il ajoute que « These people and their auxiliary publications personalized the social forces of the age, and taught undertakers in hundreds of towns how to preserve and protect their customers. More than anybody else, these itinerant teachers wrought the conversion in the care of the body in American funeral service ».[22] En ce sens, les trois Provinces maritimes constituaient un autre pays d’évangélisation pour la nouvelle religion de la scientificité des pratiques funéraires, « religion » émanant des États-Unis à la fin du 19e et au début du 20e siècles. L’AEPFM cherchait un modèle; la National Funeral Directors’ Association lui en a volontiers fourni un.

Une fois l’Association mise en place, la direction de l’AEPFM s’est donnée des buts et objectifs bien précis dont le plus important était l’avancement professionel du métier. La devise du Bulletin , « Devoted to the Best Interests of the Profession », reflétait fidèlement le but ultime de l’AEPFM « generally to elevate and make our profession one that will be looked upon by the people as worthy [of] the fullest confidence ».[23] Toutes les actions menées par l’Association et ses membres devaient tendre à cette fin. Des objectifs aussi divers que la création de relations fraternelles entre les membres, l’interdiction des funérailles le dimanche, l’assistance aux médecins et la participation aux commissions de la santé publique visaient, de différentes manières, à valoriser la profession d’entrepreneur de pompes funèbres auprès du public. L’association souhaitait obtenir un statut professionnel et cette volonté s’expliquait en grande partie par la conjoncture sociale nord-américaine au tournant du siècle. D’une part, un nombre croissant de groupes se sont mis à rechercher la reconnaissance de leur spécialisation, un statut social plus élevé et une rémunération pour leur nouvelle profession. D’autre part, l’hygiénisme avait conféré à certains groupes une sorte de prestige social dû au caractère « scientifique » qu’on lui attribuait. En effet, parmi les multiples mouvements réformistes qui ont marqué l’évolution au 19e siècle, celui de l’hygiène publique a occupé une place prépondérante.[24] Partout en Amérique du Nord les gouvernements municipaux se sont attaqués aux conditions d’hygiène déplorables attribuables à l’industrialisation. Effectivement, le passage de l’Occident d’une société agraire à une société industrielle ne s’est pas fait sans peine. De pair avec les lacunes infrastructurelles, telles que les systèmes d’égouts déficients et les réseaux hydrographiques municipaux malsains, les villes occidentales ont dû faire face à des crises touchant le logement, l’alimentation et les maladies contagieuses.

Afin de faire face aux fléaux de la société moderne, la vie de l’homme nouveau devait être caractérisée par le bon sens et la modération. Or c’est dans ce contexte que l’hygiène apparaît et offre aux citoyens un modèle de comportements idéaux : « Sobriété, sagesse, modération donnent les leitmotivs du discours hygiéniste ».[25] Les aspects moralisateurs de ce discours sont dissimulés sous le poids des liens entre ce dernier et la nouvelle science microbiologique. L’élite de la société du 19e siècle a pris soin de présenter l’hygiène sous un angle scientifique, la rendant ainsi « neutre », « objective », et sans distinction sociale. « Le culte de la santé »[26] se révélait alors le moyen par lequel la bourgeoisie allait imposer ses valeurs et son style de vie aux classes marginales sous prétexte qu’ils étaient naturels et apolitiques. D’ailleurs, le lien entre la science et la santé publique accordait à cette dernière un prestige culturel considérable. Dans un monde où le savoir scientifique commençait à éclipser toute autre forme de connaissances, les personnes associées à l’hygiénisme jouissaient de ce que Léonard a appelé le « bio-pouvoir ».[27] Il appert alors qu’un groupe professionnel quelconque visant un statut social élevé avait intérêt à s’associer d’une façon ou d’une autre au mouvement hygiéniste.

Dès la création de l’Association, les entrepreneurs de pompes funèbres des Maritimes ont voulu faire, eux aussi, l’acquisition de connaissances qu’ils pouvaient appeler spécialisées. Ils souhaitaient également la reconnaissance sociale de leur savoir afin de consolider leurs aspirations professionnelles. Effectivement, quand les entrepreneurs de pompes funèbres proclamaient que « our aim and object is not only to bury the dead, but to care for the living as well »[28] ils faisaient allusion d’abord à un service qu’ils offraient depuis la fondation de l’AEPFM. Le soulagement des proches du défunt, par le biais d’une série de gestes et de réformes, était devenu une partie intégrante des responsabilités de l’entrepreneur de pompes funèbres.

En fait, comme l’a exprimé J.B. McIntyre, président de la Canadian Embalmers’ Association de l’Ontario, dans un discours prononcé devant la National Funeral Directors’ Association à Norfolk, Virginie, en 1907, c’était le désir de venir en aide aux personnes affligées par le deuil qui avait incité les entrepreneurs de pompes funèbres à faire ce travail singulier : « It is this fellow-feeling of sympathy, the noblest sentiment of the human heart, that stirred our ambition as funeral directors in the pursuit of higher attainments to do more efficient work in our special field of labor ».[29] Malgré les efforts fournis par les entrepreneurs de pompes funèbres dans l’amélioration de cet aspect de leur travail, ils ne recevaient pas l’approbation et la reconnaissance unanimes du public. Au dire de McIntyre, « From all quarters the avail of the sorrowing is heard, homes are darkened and hearts are bleeding for the loss of loved ones whose friends are demanding our services and our sympathy to relieve as far as possible the heavy burden of sorrow, and yet strange as it may appear these are people who can recognize nothing good or commendable in the efforts of the funeral director for relief of sorrowing humanity at such a time ».[30] Il semble que sans renier leurs devoirs de soutien aux survivants, la clef de l’acceptation professionnelle de leurs services résidait dans un autre aspect de leur travail, celui de la préparation « scientifique » du cadavre.

Or, selon Bledstein, la science était devenue le support majeur du professionnalisme : « Science as a source of professional authority transcended the favoritism of politics, the corruption of personality, and the exclusion of partisanship ».[31] Aussi, l’acceptation ou le refus par le public des pouvoirs et du statut social revendiqués par une profession dépendait en grande partie du degré de scientificité perçu. Une profession respectable rassemblait des représentants ayant une connaissance scientifique importante. Le soulagement du deuil des survivants ne possédait pas un niveau de scientificité nécessaire pour que le métier d’entrepreneur de pompes funèbres obtienne le statut de profession. Même si la capacité de tendre une oreille sympathique à un moment de crise personnelle était certes très valorisée par le public, il fallait que les spécialistes de la mort cherchent ailleurs pour donner un aspect scientifique à leur travail.

Pour ses premiers praticiens, le but principal et initial de l’embaumement était la préservation du corps. De pair avec le retardement de la décomposition du cadavre, l’entrepreneur de pompes funèbres souhaitait donner un life-like form au défunt, car « Who can measure the comfort to the sorrowing of that last look at the beautiful sleeper with the "peaceful expression" instead of the haunting memory a dead face used often to be before our wonderful art was practiced ».[32] Les moyens de parvenir aux effets esthétiques désirés avaient beaucoup évolué entre les années 1860 et 1920. Initialement, l’embaumement se faisait en évacuant le contenu de l’estomac, ce que les membres de l’AEPFM appelaient le cavity embalming. Plus tard, l’injection de fluides antiseptiques dans les artères (arterial embalming) a remplacé la méthode ancienne. La chronique The Quiz Class était remplie de questions portant sur l’embaumement artériel, nous donnant des indices de la difficulté qu’ont eue plusieurs entrepreneurs de pompes funèbres à s’adapter à la nouvelle technique. Cependant, l’embaumement représentait surtout une occasion pour les entrepreneurs de pompes funèbres de prétendre à une connaissance scientifique accrue. De fait, l’apprentissage de la technique supposait l’assimilation d’une série de savoirs analogues : « The Modern Funeral Director is an all around scientist. He is somewhat of a chemist. He is versed in bacteriology, he understands anatomy, and has studied the prevention of diseases . . . ».[33] Les membres de l’AEPFM espéraient que leur méthode innovatrice de préserver le corps humain répondrait aux exigences « scientifiques » de la culture of professionalism. L’acquisition de connaissances aussi diverses rangerait certainement le funeral directing parmi ces professions hautement spécialisées, s’attirant ainsi la confiance du public. Mais plus que toutes les autres connaissances acquises, celles relatives à la prévention des maladies contagieuses ont retenu l’attention des entrepreneurs de pompes funèbres. Le contexte de la montée de la professionnalisation a coincidé avec les percées des sciences hygiénistes en Occident. L’embaumement a alors été mis de l’avant, non seulement comme moyen d’accroître le niveau de scientificité de la profession, mais également comme une manière de rendre son travail nécessaire à la protection du public. Les entrepreneurs de pompes funèbres des maritimes voyaient une porte s’ouvrir dans leur marche vers la reconnaissance légitime de leur métier.

L’hygiénisme se situe, en effet, au nombre des phénomènes sociaux les plus influents du 19e siècle. Sa place au panthéon des mouvements réformistes du tournant du siècle était garantie lorsque les hygiénistes ont établi un lien entre leur cause et les découvertes scientifiques. Mais au-delà de l’importance du mouvement lui-même, son orientation vers la prophylaxie s’est avérée être un développement très important. En fait, les instances gouvernementales en Amérique, le public et les membres de la profession médicale se sont tournés vers la prévention des maladies contagieuses plutôt que la guérison de celles-ci. Comme le souligne Léonard, « Faute de savoir guérir, il importe de prévenir ».[34] Dans les Maritimes, comme ailleurs en Amérique du Nord, « by the turn of the century disease prevention became the uppermost concern of many health reformers ».[35] L’inefficacité des thérapies proposées par la profession médicale avait fait beaucoup pour convaincre les médecins que la clef de l’acceptation de leurs aspirations professionnelles résidait dans l’élimination des conditions qui avaient permis à la maladie d’atteindre ses victimes et non pas dans le traitement de ces dernières une fois atteintes.[36] Cependant, les découvertes en bactériologie et le triomphe des théories micro-biologiques (germ theory) au sein de la communauté scientifique ont aussi incité les hygiénistes à se tourner vers des mesures préventives.[37] Les méthodes bactériologiques ont gagné la faveur de la majorité des médecins dans les Maritimes et ailleurs, entre 1880 et 1920.[38]

L’accent mis sur la prévention n’a pas échappé aux entrepreneurs de pompes funèbres des Maritimes. Les dirigeants de l’AEPFM ont compté profiter de la réorientation du débat sur l’hygiène publique en revendiquant un rôle au sein de l’administration de la santé publique. Dans un article intitulé « Editorial Notes »,[39] F.W. Wallace faisait le point sur le rôle qu’il envisageait pour les entrepreneurs de pompes funèbres des Maritimes. Outre ses devoirs relatifs à la préparation des morts, le rédacteur du Bulletin ne souhaitait rien de moins que l’intégration à part entière de ses collègues dans la lutte pour l’éradication des maladies contagieuses. Il proposait que l’entrepreneur de pompes funèbres devienne un spécialiste de la désinfection et de la fumigation des salles où une personne était morte d’une contagion. Il se citait lui-même en exemple. Un extrait du journal le Sussex Record publié dans le Bulletin démontrait comment Wallace s’était avéré utile dans ce genre de travail :

The trustees of district No. 2, town of Sussex, N.B., are looking after the interests of the schools. Owing to an epidemic going, and the large number of scholars being sick, the trustees engaged F.W. Wallace (funeral director) to fumigate the six large school rooms each being sealed and done separately. Mr. Wallace has studied under some of the best teachers in New York and Boston and has all the equipment for this work.[40]

Son cas mis à part, il lançait un appel particulier aux entrepreneurs de pompes funèbres des villes pour qu’ils apprennent ces techniques :

Are not F.D.s holding many posts of trust in our country’s affairs, why not in what is a branch of their profession. This may not refer to country settlements, but it surely does to cities, towns and villages. We do not claim that every F.D. should be qualified for this work, nor would it be profitable for the country F.D. to assume the expense of fumigating machines when he could call the town or village F.D. to perform the work for him, nor could some of the very busy F.D.s of the cities spare the time to perform this branch of our profession. And we are sure that as the people are educated up to the great need of this work being done they would highly appreciate our work along these lines.[41]

Or pour lui, le travail de désinfection/fumigation était une obligation, sinon pour tous les entrepreneurs de pompes funèbres, du moins pour la profession en général. Il faisait souvent allusion au cas américain où les entrepreneurs de pompes funèbres faisaient pression pour obtenir une législation « that compels the Funeral Director to protect the living from contagious disease ».[42] Son enthousiasme pour ce nouveau rôle le poussait jusqu’à jalouser le travail d’autres hygiénistes. Il réimprimait dans le Bulletin un extrait d’un article du Montreal Herald relatant la façon dont la Anti-Tuberculosis League s’était procurée au-delà de mille dollars pour aider à combattre ce fléau.[43] Et que fallait-il que le lecteur retire de cet article? « A league is doing the work our Funeral Directors should do ».[44]

C’est en ayant ce rôle en tête que les entrepreneurs de pompes funèbres ont tenté de se tailler une place auprès des médecins et des membres des différentes Commissions de la santé publique des Maritimes. Leur travail commençait là où celui du corps médical prenait fin : au décès de l’individu. Cependant, afin de justifier leurs ambitions de devenir essentiels à la protection publique, les entrepreneurs de pompes funèbres se devaient de resserrer les liens entre leur domaine et celui de la profession médicale et des organismes d’hygiène. C’est à cet effet que l’AEPFM invitait régulièrement des médecins et des représentants des Commissions de la santé publique comme conférenciers lors de ses congrès annuels. Elle les invitait également à publier dans le Bulletin. Outre des discours tels que celui prononcé par le Dr. G.G. Melvin à la réunion de Saint John (N.-B.), en 1910, et qui portait sur les microbes, les maladies contagieuses, et les moyens par lesquels l’entrepreneur de pompes funèbres pouvait éviter de les contracter, la majeure partie des interventions traitaient de l’importance de la désinfection des lieux où une mort par maladie contagieuse était survenue. Le Dr. S.L. Walker, secrétaire de la Colchester Association for the Prevention of Tuberculosis, de Truro (N.-É.), a décrit minutieusement, dans un article remis au Bulletin, les moyens de désinfecter une salle par fumigation. Il affirmait l’importance de sensibiliser le public aux bienfaits de cette procédure et du rôle des entrepreneurs de pompes funèbres dans la sensibilisation des masses : « The reader of the Funeral Director and Bulletin can aid very materially in this work of education ».[45] Le Dr. R. MacNeil, de Charlottetown, a prononcé un discours intitulé « Disinfection, Sanitation and Hygiene » devant les membres de l’AEPFM réunis à leur congrès de 1907. Il a suggéré un autre moyen par lequel ils pouvaient participer à la guerre contre les maladies contagieuses; « Your society by conducting experiments in the use of disinfectants may lead to great progress ».[46] L’expérimentation impliquait, pour les entrepreneurs de pompes funèbres, une participation au processus.

Une relation s’est alors créée entre entrepreneurs de pompes funèbres, médecins et membres des Commissions de la santé publique. En septembre 1910 Wallace déclarait, « Let us practice what our Canadian Journal has on its pages that of assisting all Medical Doctors and health officers to protect the health of the people ».[47] L’entrepreneur de pompes funèbres de Sussex parlait, en effet, en connaissance de cause. Depuis 1905, il se consacrait à la fumigation dans sa ville, car selon lui « we find medical doctors today, who are too busy to fumigate after their patients. Your editor has proved this in his own town ».[48] Il ajoutait, en 1910 : « Ours is to prepare the dead after the medical profession have done with all in their power to save or prolong life, ours goes further, ours is to handle the dead human bodies in a way that they will not affect the lives of the innocent and ignorant, especially when the dead are to be sent from one place to another for burial ».[49]

À l’instar de Wallace, les embaumeurs de l’AEPFM voyaient dans la désinfection un moyen de s’accaparer une charge scientifique et de créer un lien avec les autres administrateurs de la santé publique. Un article intitulé « Undertakers Can Make Themselves Extremely Useful » paru dans le Bulletin en 1910, tiré du Undertakers’ Journal de Londres, nous fournit un autre indice quant au moment où les entrepreneurs de pompes funèbres espéraient intervenir. Un membre d’une Commission de la santé publique soulignait que :

there was a certain period between death and burial when the public health administrator was rather at a loss, and this was a period during which undertakers could make themselves extremely useful. Cases of infectious disease were reported to medical officers, but deaths resulting from them were not – the only intimation they received came from the registrar, and by the time that notice was received the body had often been buried or cremated. Any number of people might be exposed to infection after the death of a patient. Occasions had been known when infection had been traced to presence at an interment. He urged that all rooms in which persons had died from an infectious disease should be disinfected at once, and also that undertakers should make a point to disinfect the body to help eradicate an infectious or contagious disease.[50]

Les membres de l’AEPFM étaient opportunistes. Le temps écoulé entre le décès d’un individu et son enterrement était particulièrement critique en ce qui a trait à la propagation des maladies contagieuses. En assumant la responsabilité de la désinfection des cadavres et des lieux où le défunt était mort, ils occuperaient une place importante au sein de l’administration de la santé publique. Ce travail répondait à deux critères sous-jacents à l’obtention du statut de profession. D’une part, la désinfection nécessitait une série de connaissances scientifiques et de techniques spécialisées. D’autre part, elle pouvait devenir un service indispensable au bien-être des citoyens et, par conséquent, une activité méritant l’estime du grand public, condition essentielle à la réussite du projet.

Mais le travail de désinfection ne s’arrêtait pas à la fumigation des lieux infectés. Selon le Bulletin, l’embaumement pouvait aussi être considéré comme un procédé désinfectant. Pour certains, les avantages hygiéniques de l’embaumement ont prévalu sur ses fonctions esthétiques. Dans sa chronique The Quiz Class de 1909, W.P. Hohenschuh de l’Iowa répondait ainsi à la question « What is the best definition of embalming? » : « The thorough disinfection of a dead body ». À une deuxième question qui lui était posée; « What is the purpose of embalming? », il répondait « To prevent the spread of disease; that is the first purpose. The decomposition of the body is a secondary purpose ».[51] Ainsi perçu, l’embaumement constituait un procédé qui correspondait à la fois aux intérêts des entrepreneurs de pompes funèbres et à ceux du public. Les entrepreneurs de pompes funèbres prétendaient que cette technique, comme d’autres mesures introduites par l’AEPFM, visait « not so much to benefit the embalmers as to protect the general public from possible contagion ».[52]

Certains n’étaient pas convaincus de l’efficacité de cette procédure en tant que moyen de désinfection des cadavres morts des suites de maladies contagieuses. En 1905, dans un article intitulé « Embalming as a Precaution », le docteur Lindsay, secrétaire de la Commission de santé de l’Etat du Connecticut, exprimait l’avis suivant :

Much is claimed for the practice of embalming as a means of protecting the public against the spread of contagious diseases. As a sanitary precaution it can be truly said that as now practiced it is of slight importance. Embalming fluids are used for the most part as secret patented or proprietary preparations, the composition and germ-killing power of which is unknown.

Practical anatomists say that there is no germicidal fluid known that if used in sufficient quantity to sterilize the tissues will not also destroy the cosmetic effects, which is the chief object to be obtained in the present practice of embalming. Indeed, it can be doubted that the necessary handling of a contagious disease is for [sic] more likely to spread infection than the prompt disposal of it in a tight coffin surrounded by efficient disinfectants.[53]

Indépendamment de l’opinion du secrétaire Lyndsay, il est clair que la direction de l’AEPFM souhaitait mettre autant d’armes que possible dans son arsenal d’instruments désinfectants. L’embaumement devait y figurer aussi.

Certains entrepreneurs de pompes funèbres des Maritimes ont même obtenu des postes importants dans la santé publique. En 1910, R.L. Maltby, entrepreneur de pompes funèbres de Campbellton (N.-B.), devenait président de la Commission de la santé publique du comté. Cette même année, Wallace est nommé coroner de la ville de Sussex. Dans les deux cas, le rédacteur du Bulletin a profité de l’occasion pour vanter les capacités des entrepreneurs de pompes funèbres et l’intégrité de leur profession. Au sujet de la promotion de Maltby, Wallace disait que « his long experience as a funeral director greatly aids him to be a successful officer » et il rappelait aux personnes qui l’avaient nommé que « all funeral directors be made to qualify as sanitarians and assist medical doctors and health officers to stay contagious disease from spreading ».[54] Wallace déplorait le fait que, contrairement aux États-Unis, les autorités municipales faisaient peu appel aux embaumeurs pour combler les postes de coroner tout en se défendant de vouloir prendre la place des médecins : « we do not think the people’s representatives should overlook other professions, especially that of the Morticians. As time goes by they are proving to the world, that as bright men as are to be found are Morticians ».[55] Coroner, embaumeur ou spécialiste de la désinfection, le désir de l’entrepreneur de pompes funèbres de s’associer aux autres secteurs des services d’hygiène s’accordait parfaitement avec la nouvelle orientation préventive du discours sur la santé publique.

Une fois l’association fondée et les buts clairement énoncés, il fallait que la direction de l’AEPFM mette en branle des stratégies qui mèneraient à la réalisation des objectifs. À l’instar de la plupart des autres professions d’alors, les entrepreneurs de pompes funèbres ont identifié certaines conditions préalables à la réussite du projet. La présence d’un personnel compétent, instruit dans les techniques spécialisées de la profession, était jugée essentielle. L’AEPFM faisait ainsi de la formation de ses membres une priorité grandissante.

L’ascension au statut de profession pour un groupe exerçant une occupation quelconque repose principalement sur la maîtrise de connaissances et de techniques dites scientifiques par les membres de ce groupe. Par ailleurs, plus ces connaissances et ces techniques sont jugées essentielles au bien-être de la société, plus le statut de la profession est élevé aux yeux du public. Les entrepreneurs de pompes funèbres des Maritimes prétendaient déjà disposer d’une foule de connaissances scientifiques et ils espéraient en acquérir davantage en s’impliquant dans l’administration de la santé publique et de la prévention des maladies contagieuses. Afin de s’assurer que chacun des membres puisse avoir accès à cette information, l’AEPFM, à travers les pages du Bulletin, a mis l’accent sur l’éducation. N.L. Brenan, président de l’AEPFM en 1910, résumait ainsi l’importance d’instruire tous les membres : « Higher education should be the watchword of every member as the time is coming when the members will be classed according to their standing and ability, as the reputation of any association should not depend upon a dozen members or so but upon every member it contains ».[56]

L’entrepreneur de pompes funèbres des Maritimes avait à sa disposition plusieurs façons d’acquérir le savoir scientifique tant convoité par l’AEPFM. Le moyen d’apprentissage préféré a été sans aucun doute l’invitation d’un « démonstrateur » américain. L’histoire de l’arrivée de ces maîtres ambulants commence en 1893 lors de la visite de l’embaumeur américain J.H. Clarke à Saint John. Une vingtaine de personnes ont été initiées aux techniques d’embaumement ou ont pu les perfectionner. En 1902, Renouard a offert ses services d’expert en embaumement à un groupe rassemblé dans la ville loyaliste, où il a fondé l’AEPFM. À la suite de ces deux visites, les démonstrations ont eu lieu principalement lors des congrès annuels. La liste des invités aux réunions annuelles de l’AEPFM contient les plus grands noms de la profession d’embaumeur aux États-Unis dont A.J. Dodge de Boston et H.S. Eckels de Philadelphia.

Ce sont les comptes rendus publiés dans le Bulletin qui nous renseignent sur les congrès annuels de l’AEPFM. Toutefois, les indications au sujet du contenu éducatif des conférences et démonstrations sont souvent imprécises. Des descriptions telles que « The balance of the morning session was taken up by lectures delivered by Prof. Dodge » abondent.[57] Malgré ces lacunes, la revue présente des éléments qui nous permettent de saisir la nature du programme éducatif de l’AEPFM. Soulignons tout d’abord que les invités américains portaient le double titre de conférencier et de démonstrateur. En faisant cette distinction, la direction du Bulletin souhaitait mettre l’accent sur les aspects théoriques et pratiques des sessions éducatives de même que sur le lien entre les deux. En 1909, lorsqu’il prononça un discours sur les avantages des associations professionnelles et sur l’importance de la législation pour l’avancement de cette profession, C. Genung occupait le rôle de conférencier. Il s’est également permis de conseiller aux entrepreneurs de pompes funèbres présents de se préparer à l’avènement de lois régissant la profession, car « laws would come to Canada as sure as the sun rises and sets ».[58]

Pendant le même congrès, Genung portait également le chapeau de démonstrateur : le maître embaumeur a fait part de son expérience sur un cadavre lors d’une séance d’une durée de deux heures et demie.[59] La professeure Lena Simmons[60] était consciente des deux volets de son travail comme conférencière experte mais elle ne se gêna pas pour dévoiler sa priorité : « We wish to talk of all subjects of interest to the profession, legislation, sanitation, disinfection, the changes in embalming fluids, the relation of doctors and ministers to the funeral directors and embalmers, but more than all the rest we want to learn to embalm bodies so they keep and look well ».[61] En fait, Simmons manifestait le désir de se consacrer aux travaux pratiques, sans pour autant oublier de parler des autres aspects de la profession.[62] En 1910, le professeur G.B. Dodge, pour sa part, prononça un discours instructif sur le corps humain « as preliminary to his work for the afternoon in demonstrating ».[63]

La polyvalence des présentations des Américains illustre comment l’AEPFM espérait marier judicieusement la théorie et la pratique pour avancer sa cause. L’acceptation des projets des entrepreneurs de pompes funèbres par le public dépendait de l’habilité de ces entrepreneurs à se servir des connaissances acquises lors des congrès. L’embaumement constituait une manifestation concrète des « progrès » dans la préparation des cadavres et par conséquent les entrepreneurs de pompes funèbres espéraient que cette pratique allait ouvrir la porte à une implication plus directe dans le monde de la santé publique. Cependant, ces conférences/ démonstrations avaient une utilité plus directe pour les entrepreneurs de pompes funèbres. S’inspirant de l’expérience américaine, ils espéraient la création éventuelle d’un bureau d’examen dont les membres seraient nommés par le gouvernement. J.C. Olive, président de l’AEPFM en 1909, défendait ouvertement la mise sur pied de ces organismes.[64] Le but des présentations serait alors partiellement axé sur l’apprentissage de techniques et de connaissances qui permettraient aux entrepreneurs de pompes funèbres de réussir l’examen de qualification une fois le bureau d’examen établi. En 1907, Simmons orientait ses présentations en ce sens. « Mrs. Simmons is to do her best in three days to give the class assembled what usually takes her that many weeks with an American class to enable them to pass a state board examination ».[65] Quatre ans plus tard, l’AEPFM fait encore appel à ses services : « There is a movement afoot to have her (Simmons) to the Maritime Provinces and open a two week’s class to teach embalming and how to pass examinations to procure licenses. The day is not far distant when each one entering the profession will need these qualifications ».[66]

La direction de l’AEPFM exhortait continuellement ses membres à participer aux ateliers lors des congrès. D’une part, l’invitation de conférenciers/démonstrateurs impliquait des déboursés importants et l’accomplissement d’un travail considérable.[67] D’autre part, on rappelait aux membres que les entrepreneurs de pompes funèbres refusant de s’instruire et de se tenir au courant des nouvelles techniques se verraient exclus de la profession. F.M. Brown, président de la Nova Scotia Funeral Directors’ Association, avertissait les entrepreneurs de pompes funèbres de la Nouvelle-Écosse que « unless you can educate yourself to do all the work pertaining to undertaking, it will be only a matter of time when you will have to take a back seat and an educated person will take your place ».[68] Dans cette même veine, G.D. Wright, président de l’AEPFM en 1907, prévenait ses confrères que s’ils ne profitaient pas d’un cours spécial de deux semaines, offert par A.J. Dodge au coût de 10$ par étudiant et comprenant 30 conférences et démonstrations, ils seraient rapidement remplacés par des jeunes, plus qualifiés. Les avertissements, les rappels et les encouragements incessants de la part de la direction de l’AEPFM, dans les pages du Bulletin, indiquent que l’éducation était jugée primordiale pour les membres de l’association. Toutefois, ils dénotent aussi une certaine résistance, ou indifférence, de la part des membres de l’AEPFM. Les formes et le degré de résistance ou d’indifférence des entrepreneurs de pompes funèbres à Moncton seront abordés plus loin.

L’embauche des spécialistes des États-Unis pour former les entrepreneurs de pompes funèbres de l’AEPFM n’était cependant pas le seul moyen d’éducation privilégié par l’association des Maritimes. Certains membres de l’AEPFM fréquentaient des collèges américains d’embaumement. Renouard de New York, J.H. Clarke de Cincinnati, H.S. Eckels de Philadelphia, A.J. Dodge de Boston et Simmons et C. Genung de Syracuse, tous conférenciers invités à un ou plusieurs des congrès de l’AEPFM, possédaient leurs propres écoles d’embaumement et de techniques en thanatologie dans leurs villes d’origine. La prolifération de ces collèges s’insérait dans le contexte de la création des universités aux États-Unis, institutions de haut savoir qui légitimaient les aspirations professionnelles de plusieurs groupes.[69]

L’AEPFM a informé ses membres de la fondation de nouveaux collèges aux États-Unis et au Canada. L’article intitulé « A New School under Able Lecturers and Demonstrators »[70] allait en ce sens. Renfermant une photographie et une courte biographie flatteuse des trois fondateurs, cet article faisait l’éloge du Barnes School of Anatomy, Sanitary Science And Embalming de Boston. Plus qu’un simple reportage traitant de la profession aux États-Unis, l’article voulait inciter des entrepreneurs de pompes funèbres des Maritimes à venir profiter des connaissances disponibles chez les Américains. En l’absence d’une institution du même genre dans les Maritimes, plusieurs entrepreneurs de pompes funèbres, comme N.L. Brenan, ont poursuivi leur formation aux États-Unis. Brenan mentionnait en 1909 qu’il suivait un cours tous les ans au Renouard’s School of Embalming and Funeral Directing de New York. Il ajoutait qu’au moins un employé de sa firme allait à l’étranger afin de se tenir au courant des améliorations techniques en embaumement.[71]

Selon un article paru en janvier 1909 dans le Bulletin, intitulé « As Seen in New York », tiré de la revue Sunnyside de New York, W.E. Campbell et Mlle A.O. Neil du Nouveau-Brunswick « are agitating the question of forming an embalming school for the Maritime Provinces ».[72] Il serait téméraire, à partir de cette seule indication, de conclure que l’AEPFM avait l’intention de fonder une école permanente d’embaumement dans les Maritimes. Une confusion terminologique était peut-être à l’origine du problème. La manchette de cet article annonçant un cours de deux semaines offert par A.J. Dodge en 1907, proclamait Embalming School for Maritime Provinces.[73] Le terme embalming school semble vouloir indiquer une classe en embaumement plutôt qu’une institution permanente se spécialisant dans le domaine. Quoi qu’il en soit, il est évident que la stratégie employée par l’AEPFM afin d’éduquer ses membres visait davantage l’invitation de démonstrateurs américains dans les Maritimes et, dans une certaine mesure, l’encouragement des membres à s’inscrire dans les collèges spécialisés aux États-Unis. Il faut également noter que de pair avec une lecture régulière du Bulletin, Wallace recommandait fortement que chaque entrepreneur de pompes funèbres ait le manuel Anatomy, Sanitary Science and Embalming de A.J. Dodge dans son bureau.[74]

L’éducation des membres de l’AEPFM se faisait surtout par le biais de cours offerts par des maîtres itinérants américains invités dans les Maritimes, grâce à la collaboration des compagnies manufacturières de produits liés à la profession. En plus de contribuer financièrement au fonctionnement du Bulletin, en publiant des annonces publicitaires, les compagnies défrayaient les coûts des congrès, y compris l’embauche de démonstrateur, comme Gérard & Godin de Trois-Rivières (Québec), Globe Casket Co., de London (Ontario) et Christie Bros., d’Amherst (N.-E.).[75] L’intérêt des fabricants s’explique facilement. Un entrepreneur de pompes funèbres bien instruit aurait tendance à se procurer les plus récents produits disponibles afin de se tenir à jour. En 1905, lorsque G.W. Christie, de la compagnie Christie Bros. d’Amherst, menaça de retirer son soutien financier aux démonstrateurs, Wallace n’hésita pas à lui rappeler que c’était pratique courante aux États-Unis pour les compagnies de débourser les sommes nécessaires à l’instruction des entrepreneurs de pompes funèbres américains et que « As the Funeral Director becomes better educated in his profession, we feel that it will increase the sale of the wholesale dealer’s goods, and if they are educated and carry a better class of goods, the wholesale house surely reaps the benefit, and should certainly assist in defraying expenses ».[76]

Wallace s’est montré généralement favorable à l’idée que les manufacturiers puissent profiter d’une augmentation des ventes aux membres de l’AEPFM en échange de leur soutien financier des congrès annuels. L’entrepreneur de Sussex disait aux membres « do your part by giving them orders ».[77] L’attitude de Wallace s’explique en partie par le fait qu’il était le mieux placé pour apprécier l’importance des contributions financières au fonctionnement du Bulletin et de l’AEPFM. De plus, Wallace étant la personne la plus influente au sein de l’AEPFM, il recevait la visite régulière de représentants des compagnies. Ces rencontres le disposaient à favoriser des liens plus directs entre l’AEPFM et les compagnies manufacturières. Par ailleurs, il y voyait sans doute un des seuls moyens concrets à la fois d’éduquer et de mieux équiper les entrepreneurs de pompes funèbres de la région. Sa position de rédacteur en chef du Bulletin le rendait particulièrement sensible aux difficultés d’imposer le développement de la profession par la voie de l’éducation dans le contexte des Maritimes.

Le point de vue de Wallace sur la relation apparemment symbiotique entre entrepreneur de pompes funèbres et fabricant ne faisait pas l’unanimité. Tout en remerciant les diverses compagnies de leurs contributions au déroulement des congrès, le président Brenan tenait à dire que « I wish to express myself as being opposed to allowing members of wholesale houses using the meetings of the Association as a medium for advertising themselves in so prominent a manner ».[78] Le parrainage constant des congrès de l’AEPFM par les fabricants semble indiquer que la majorité des membres de l’association ne sont pas offusqués des conflits d’intérêts éventuels. Dans les Maritimes, les deux groupes semblent avoir tiré profit de cette situation et ont coexisté en paix.

Un personnel bien instruit n’assurait pourtant pas à lui seul l’accession au statut de profession. La reconnaissance légale et le contrôle de l’accès aux rangs de la profession étaient également indispensable à l’atteinte de cet objectif. L’AEPFM a alors entrepris les démarches pour obtenir un projet de loi réglementant le travail de l’entrepreneur de pompes funèbres. Elle allait s’inspirer des projets de lois adoptés par les gouvernements américain, ontarien et manitobain en matière de pompes funèbres.

Peu après l’incorporation des associations provinciales néo-brunswickoise et néoécossaise en 1908, l’exécutif de cette dernière s’est mis à l’oeuvre pour formuler un projet de loi régissant leur profession qu’il espérait proposer à l’assemblée législative d’Halifax. Sous la présidence de John Snow, la direction de la Nova Scotia Funeral Directors’ Association produisait un premier document de travail et faisait du lobbying auprès des députés provinciaux au cours de l’année 1909.[79] En décembre 1909, l’exécutif s’est réuni à nouveau afin de finaliser le projet, en modifiant les clauses susceptibles de déplaire aux députés néo-écossais.[80] Pendant la session d’hiver 1910 de l’assemblée de la Nouvelle-Écosse, le projet de loi no. 94, « An Act Relating to Funeral Directors », était débattu en chambre et rejeté par le gouvernement.

Déçue mais non découragée, la direction de la Nova Scotia Funeral Directors’ Association s’est penchée sur les causes de l’échec. Selon celle-ci, les députés en chambre avaient refusé le projet parce qu’ils ne comprenaient pas les motifs véritables des entrepreneurs de pompes funèbres. En fait, les députés avaient mal interprété les buts du projet : « most of them thought it was a combine to keep up prices ».[81] C’était alors aux entrepreneurs de pompes funèbres de convaincre les membres de l’assemblée législative que la législation proposée protègerait « both undertaker and people ».[82] Il est clair que la lutte pour obtenir la faveur publique était loin d’être gagnée.

Par ailleurs, les simples membres de l’association ignoraient eux-mêmes la nature de la loi proposée, ce qui explique, en grande partie, pourquoi les députés néoécossais n’avaient pas compris le but véritable de la proposition des entrepreneurs de pompes funèbres. Plusieurs mois après son rejet par l’assemblée, le projet de loi no. 94 paraît pour la première fois dans le Bulletin en 1910 avec la consigne « let all funeral directors read it carefully and report to the Secretary what we should have left out or suggest what we should add ».[83] Comment les entrepreneurs de pompes funèbres pouvaient-ils faire du lobbying efficace sans connaître les particularités de ce qu’ils avançaient? L’exécutif semble avoir été conscient du problème. A maintes reprises, il a exhorté les membres à participer au processus. En 1911, le secrétaire Murray, en préparant un autre assaut de l’assemblée législative avec le projet de loi, demandait aux entrepreneurs de pompes funèbres de se rendre à Halifax « and assist in preparing the Act that we propose to ask the Legislature to pass this winter for our benefit, and do not leave this matter to one or two, and after it is passed, to find fault with it ».[84] L’indifférence des membres ou la monopolisation des prises de décision par l’exécutif était-elle responsable de la situation? Il semble que beaucoup de travail avait été accompli par la direction sans la collaboration des membres.

Les députés pensaient que le projet de loi des entrepreneurs de pompes funèbres n’était qu’une façon pour ces derniers de contrôler les prix. Mais cela ne constituait pas la seule explication du refus du Bill 94. Un examen des projets proposés par les entrepreneurs de pompes funèbres de la Nouvelle-Écosse et par leurs confrères de l’Ontario montre, à notre avis, une différence importante. Effectivement, la Nova Scotia Funeral Directors’ Association proposait un projet de loi relatif aux Funeral Directors définis comme étant « a person who prepares dead human bodies for burial, supplies coffins and caskets and funeral furnishings, officiates at the funeral and burial, having charge of the proceedings ».[85] Quant à la Canadian Embalmers’ Association de l’Ontario, son projet de loi, l’ Embalming Act, définissait embaumeur comme une personne qui se chargeait de faire « the disinfection or preservation of the dead human body, entire or in part, by the use of chemical substances, fluids or gases on the body, or by the introduction of same into the body by vascular or hypodermic injection or by direct application into the organs or cavities ».[86] Malgré les similitudes, comme la durée du mandat et la composition du bureau d’examen, il nous semble que la Nova Scotia Funeral Directors’ Association ait commis une erreur en misant davantage sur les services offerts par l’entrepreneur de pompes funèbres que sur les aspects « scientifiques » de l’embaumement. Or, le contexte de la professionnalisation des différentes sphères de l’activité humaine accentuait l’importance des connaissances et des techniques dites scientifiques. Les contextes différents ont certainement contribué tant aux succès des Ontariens qu’aux insuccès initiaux des Néo-Écossais. Les pouvoirs politique et financier des deux associations ainsi que les caractéristiques des populations à convaincre des bienfaits des lois seraient à considérer dans une analyse comparative de fond. Quoi qu’il en soit, les entrepreneurs de pompes funèbres néo-écossais semblent avoir saboté leurs propres revendications à la légitimation professionnelle en mettant de l’avant le travail de funeral director par rapport à celui d’embalmer.

Malgré les obstacles qu’a rencontrés la Nova Scotia Funeral Directors’ Association, un projet de loi intitulé le Nova Scotia Embalming Act a été promulgué en 1912. Le nom du projet lui-même semble expliquer le revirement de l’assemblée néo-écossaise. Les entrepreneurs de pompes funèbres de la Nouvelle-Écosse ont vraisemblablement déduit que la clé du succès résidait dans la promotion et la standardisation de l’embaumement plutôt que des services funéraires à cause de son lien plus direct avec la santé publique. L’acceptation d’un projet de loi en 1912 en N.-É. a fait en sorte qu’ils eurent moins à envier les entrepreneurs de pompes funèbres du reste du Canada. L’Ontario et le Manitoba n’ont promulgué des lois régissant l’activité des embaumeurs qu’en 1911. Les Néo-Brunswickois n’ont toutefois pas pu suivre d’aussi près leurs confrères de la Nouvelle-Écosse dans leur campagne législative.

La fondation de l’association provinciale du Nouveau-Brunswick, en 1908, avait été motivée par la prise de conscience à la direction de l’AEPFM que la reconnaissance légale serait mieux défendue si les membres de chacune des provinces coordonnaient leurs pressions auprès de leurs assemblées respectives. Selon le président de la New Brunswick Funeral Directors’ Association, Brenan, tout était en marche dès 1909 au Nouveau-Brunswick. Il avait même incité les membres de l’association à se hâter dans leurs préparatifs pour répondre aux exigences de la nouvelle loi une fois acceptée.[87] En 1910, l’exécutif de la New Brunswick Funeral Directors’ Association se rencontrait et annonçait que « the "cardinal question" to be dealt with was the bill, known as the Embalmers Act, and the presenting of the same to the New Brunswick Legislature ».[88] Brenan a alors soumis une ébauche de la loi qui a été débattue par les personnes présentes. Les membres de l’association néoécossaise n’ont toutefois pas semblé convaincu du dynamisme des Néo-Brunswickois. Lors d’une rencontre de la Nova Scotia Funeral Directors’ Association en 1909, les entrepreneurs de pompes funèbres présents ont décrit le travail de leurs confrères au sein de l’AEPFM de la manière suivante : « A general discussion followed, re the indifference of the Funeral Directors of N.B. and P.E.I. to the M.F.D.A., and their absence from the lectures and business meetings and if they did not attend better in the future, the N.S.F.D.A. would support their own and drop the M.F.D.A. ».[89] Dans les pages du Bulletin, Wallace a lancé maints appels à l’action aux entrepreneurs de pompes funèbres du Nouveau-Brunswick.

L’Embalmers’ Act du Nouveau-Brunswick n’a finalement été adopté qu’en 1922. Le retard des Néo-Brunswickois par rapport à leurs confrères néo-écossais dans le dossier législatif était peut-être lié à une opposition émanant des entrepreneurs de pompes funèbres ne faisant partie d’aucune association professionnelle. Lors de la réunion de 1910, la direction de la New Brunswick Funeral Directors’ Association a décidé « [to] use every effort . . . to get in new members and to have every fact relative to the act fully explained, as some outside the association, especially those in country districts, were of the opinion that this was a move of a few Funeral Directors to force them out of business ».[90] La crainte de certains entrepreneurs de pompes funèbres qu’un projet de loi les force à se retirer des affaires, avait obligé la Canadian Embalmers’ Association à stipuler clairement dans l’acte ontarien que seuls ceux entrant dans la profession après l’adoption de la loi seraient obligés de se soumettre à un examen de qualification.[91] L’association néo-brunswickoise ne semble pas avoir été en mesure d’apaiser les réticences des entrepreneurs de pompes funèbres déjà en affaires. Il semble qu’il y ait eu un manque de communication entre les auteurs de la loi proposée et les gens qui seraient le plus directement touchés par son acceptation. Selon nous, cette distanciation de l’exécutif de la New Brunswick Funeral Directors’ Association des simples membres de l’association caractérisait les démarches législatives des entrepreneurs de pompes funèbres des Maritimes.

Pour l’AEPFM, la législation représentait un autre moyen par lequel les entrepreneurs de pompes funèbres espéraient accéder au statut de profession. La reconnaissance légale, le contrôle de l’accès à la profession, ainsi que l’élévation et la standardisation des pratiques et des compétences devaient assurer la réussite du projet. Inspirés par les expériences américaine et canadienne, les auteurs des projets de loi voyaient les pressions auprès des politiciens provinciaux et la conquête de la confiance du public comme des moyens de prédilection pour obtenir cette législation. Cependant, ils semblent avoir sous-estimé, surtout dans le cas néo-brunswickois, l’importance d’expliquer suffisamment les conséquences de telles lois aux membres ordinaires des associations. Paradoxalement, les membres semblent s’être intéressés à la cause législative uniquement lorsqu’ils y ont vu une menace potentielle à leur commerce.

Une autre stratégie de l’AEPFM en vue d’obtenir un statut professionnel consistait en l’élaboration d’un code d’éthique pour les praticiens de leur métier. Ce code paraissait régulièrement dans le Bulletin. Son but premier se manifestait dès les premières phrases : empêcher qu’une série de comportements jugés néfastes nuisent à l’avancement et à l’image de la profession. En entrant dans la profession, l’entrepreneur de pompes funèbres jouissait de tous ses privilèges, mais, surtout, il contractait « an obligation to exert his best abilities to maintain its honor and dignity, to extend its usefulness, and to exalt its standing ».[92] Afin d’atteindre ces objectifs, le code énonçait des règles de conduite précises. Dans le but d’éviter les disputes entre deux entrepreneurs prétendant tous les deux avoir fait affaire avec un client quelconque, il stipulait que lorsque deux entrepreneurs arrivaient chez un client simultanément, ils devaient se retirer, laissant le choix à la famille. De plus, quand un entrepreneur devait accompagner un cadavre sur une longue distance, il était tenu de le céder à l’entrepreneur de la région, afin d’écarter, encore une fois, la possibilité de querelles entre membres de l’AEPFM. Le code interdisait aussi aux membres de publier des annonces publicitaires où les prix étaient clairement indiqués.[93] L’association considérait que l’affichage des prix était inapproprié, car il renforçait une perception erronée du public à l’égard de l’entrepreneur de pompes funèbres, c’est-à-dire celle d’un homme devenu insensible aux effets de la mort et dont les seuls intérêts sont pécuniaires.

Par ailleurs, l’entrepreneur de pompes funèbres ne devait jamais refuser un cas en temps d’épidémie. Il est clair qu’un entrepreneur qui déclinait un client de ce genre constituait une menace sérieuse à l’AEPFM qui revendiquait un plus grand rôle dans la désinfection des cadavres et des lieux où un décès était survenu des suites d’une maladie contagieuse. Enfin, il était tenu de respecter le caractère confidentiel de la relation entrepreneur/client. Divulguer des détails intimes au sujet d’une famille causait un tort irréparable à la profession. Selon un article intitulé « Confidential Relation » publié dans le Bulletin en 1910 : « the undertaker who is gifted with the habit of gossip is sowing the seeds of failure far quicker than he could by poor embalming ». On mettait l’accent sur la nécessité « of keeping his tongue under perfect control ».[94]

Outre des règlements traitant du comportement, le code identifiait les qualités humaines essentielles à l’entrepreneur de pompes funèbres. Mieux que n’importe quelle autre personne, l’entrepreneur de pompes funèbres devait être nanti d’une « greater purity of character, a higher standard of morality [and] . . . more strict honor ».[95] Le caractère délicat de ses engagements et la condition vulnérable de sa clientèle rendaient ces traits obligatoires. En plus d’être d’une moralité irréprochable, l’entrepreneur de pompes funèbres était aussi appelé à être « temperate in all things ».[96] Le thème de la modération rejoignait la pierre angulaire de la respectabilité victorienne : le contrôle de soi. Le prestige, l’autorité et, avant tout, la respectabilité d’une profession entière étaient basés là-dessus. Tout ce qui mettait en doute la moralité des membres d’une profession menaçait la légitimité de celle-ci et de son code d’éthique, code qui devait sauvegarder le standing social et définir clairement le mandat de ses praticiens.[97]

L’adhésion à un code d’éthique, comme pour plusieurs autres professions naissantes au tournant du siècle, représentait un moyen supplémentaire par lequel les entrepreneurs de pompes funèbres confirmaient leurs aspirations professionnelles. Le code envoyait le message implicite aux membres de l’association que les intérêts de la profession avaient préséance sur ceux des individus. Cependant, le code se révélait important dans la mesure où il devait également assurer la dignité lors des premiers contacts avec le public, bref un professionnalisme incontestable. Déroger aux convenances de ce qui constituait un comportement respectable entraînerait comme conséquences non seulement la perte financière pour un entrepreneur en particulier mais nuirait irrémédiablement à l’atteinte du but ultime, un rôle dans l’administration de la santé publique par le biais de la désinfection et l’ascension au statut de profession. Un homme agissant autrement ne serait jamais considéré comme un homme de science par sa communauté. Et les membres de l’AEPFM étaient conscients de l’image peu reluisante de la profession aux yeux du public. Changer cette perception négative de l’entrepreneur de pompes funèbres constituera un obstacle de taille pour la personne qui choisirait d’oeuvrer dans le domaine de la mort.

Entre 1880 et 1910, l’entrepreneur de pompes funèbres des Maritimes a vu ses fonctions changer du tout au tout. L’élément-clé de cette transformation : l’abandon du travail de menuiserie en faveur d’une spécialisation dans la préparation des corps et l’organisation des obsèques. Selon les multiples témoignages offerts par des correspondants au Bulletin,[98] le croque-mort typique amorçait sa carrière en tant que charpentier ou fabricant de meubles. Il confectionnait un cercueil rudimentaire à la suite du décès d’un villageois ou d’un citadin.[99] L’absence de services après vente du cerceuil était également caractéristique de l’exercice « à l’ancienne » de la profession. La préparation du cadavre ainsi que l’organisation des funérailles étaient généralement laissées aux amis ou à la famille du défunt.[100] L’entreprise moderne devait, par contre, délaisser ses fonctions de menuiserie et se spécialiser dans son travail sur les corps. De même, elle était appelée à veiller à la préparation des obsèques.

Le country undertaker Wallace Copeland, de Merigomish, en Nouvelle-Écosse, a d’ailleurs essuyé de vives critiques de F.W. Wallace parce qu’il ne s’acquittait pas des tâches qui incombaient aux entreprises modernes. Selon le secrétaire de l’AEPFM, toute personne engagée dans cette profession, y compris les croque-morts de campagne, était obligée de fournir les services complets offerts par un entrepreneur de pompes funèbres moderne.[101] Copeland répliquait que des circonstances particulières l’empêchaient de satisfaire aux critères définis par Wallace.[102] D’une part, le prix exorbitant des cercueils obligeait le tiers des villageois à s’en fabriquer eux-mêmes. D’autre part, la proximité de James Ross, entrepreneur de New Glasgow (N.-É.) qui s’occupait des cas difficiles de préservation des cadavres, lui enlevait des clients. Admettant l’existence de cas où la vente de cercueils n’était pas obligatoirement accompagnée de services subséquents, Wallace faisait tout de même preuve d’intransigeance dans ce dossier en réitérant que « every one engaged in funeral directing should try to be up to the times and not simply be a salesman ».[103] Les intérêts d’un entrepreneur ne devaient jamais porter ombrage aux intérêts de la profession en général.

Les réformes apportées par le nouveau professionnel de la mort avaient même transformé les services funèbres. Anciennement marquées par de longues homélies à la maison, à l’église et au cimetière, les funérailles modernes sont devenues une cérémonie caractérisée par la brièveté et par la réduction, sinon l’élimination complète, des signes de la mort. Ils devaient alors, d’une part, convaincre les membres du clergé de limiter la durée de leurs sermons et, d’autre part, faire disparaître la tradition de suivre le cortège jusqu’au cimetière où les personnes devaient rester, sous un soleil de plomb ou une pluie torrentielle, jusqu’à ce que la dernière pelletée de terre soit déposée sur le cercueil. Le tout pouvait se dérouler en vingt-cinq minutes sans revêtir les traits d’un travail bâclé ou irrévérencieux.[104] Par ailleurs, le spécialiste de la mort était appelé à veiller à ce qu’on utilise moins le crêpe et les autres accoutrements qui accentuaient les manifestations visibles du deuil. Wallace incitait de la façon suivante les entrepreneurs de pompes funèbres à réduire les signes extérieurs de la mort : « Let us learn to lay our dead out of sight quietly, reverently and in order with no show of trappings and leave heathen usages behind us ».[105] La transformation des services funèbres constituait un autre trait de modernité dans le travail de Wallace. Dans sa perception de lui-même et de son travail, l’entrepreneur de pompes funèbres du début du 20e siècle pensait se distinguer des premiers undertakers dans la mesure où il organisait les obsèques après la vente du cercueil et où il travaillait à rendre le service funèbre moins pénible pour les proches du défunt.

À part l’abandon des activités liées à la menuiserie et à la fourniture de services reliées aux funérailles, l’entrepreneur de pompes funèbres moderne se démarquait de son prédécesseur d’une façon jugée fondamentale par les membres de l’AEPFM : il pratiquait l’embaumement. Les entrepreneurs de pompes funèbres des Maritimes avaient cherché à revêtir leur occupation d’un caractère scientifique en mettant de l’avant les bénéfices de l’embaumement dans la désinfection des cadavres. En plus des avantages hygiéniques offerts, cette procédure devait leur permettre de s’intégrer au monde prestigieux de la santé publique. Il n’est alors guère étonnant que, selon l’association, l’attribut essentiel du nouveau spécialiste de la mort dût être son recours aux techniques de pointe dans la préparation des cadavres. Ce contexte incitait W.E. Calhoun, entrepreneur de Cape Station (N.-B.) à déclarer en 1909 : « I am one of the oldest F.Ds having been at it for over thirty years, long before embalming was practised. Still I can readily see the importance of that branch of the business. I hope to get out of the business before long and let a younger man more up-to-date take my place ».[106] Le vieux Calhoun admettait ainsi que les jeunes entrepreneurs de pompes funèbres devraient dorénavant maîtriser les techniques d’embaumement. Dans le même sens, un autre article du Bulletin de 1911 décrivait comment l’auteur faisait la distinction entre l’état de la profession telle que pratiquée avant et après l’apparition de la préparation scientifique des cadavres. Il écrivait succinctement : « Embalming in the early days was not on as high a plan of perfection as it is to-day. In the early days anybody could be an undertaker and embalmer. Today anybody can be an undertaker, but not an embalmer ».[107]

Il est clair que dans l’esprit des rédacteurs et des correspondants du Bulletin, l’entrepreneur du début du 20e siècle n’était plus le même homme que vingt à trente ans auparavant. Les tâches accomplies et les méthodes de travail n’étaient plus les mêmes. Conscients que tous les membres de l’association n’avaient pas encore atteint cet idéal, les rédacteurs du Bulletin considéraient tout de même que les mutations au sein de la profession avaient transformé fondamentalement leur occupation. Ils se voyaient dès lors comme un groupe de personnes spécialisées dans la préparation scientifique des morts.

Une appellation originale de la profession et des gens qui l’exerçaient a accompagné l’attitude nouvelle de l’AEPFM. Plus qu’un simple changement sémantique, le remplacement du terme undertaker par le néologisme funeral director and embalmer reflétait la nouvelle perception que les entrepreneurs de pompes funèbres avaient d’eux-mêmes. Un undertaker était associé au menuisier d’autrefois qui confectionnait un cercueil lors du décès d’un villageois. Le terme funeral director décrivait, par contre, un homme qui se chargeait de tous les aspects touchant de près ou de loin à la préparation du défunt et de ses funérailles, y compris la fourniture d’un cercueil luxueux. L’embalmer s’occupait de la préservation du mort par un procédé scientifique et hautement spécialisé qui n’avait absolument rien en commun avec les techniques désuètes d’autrefois, telle l’utilisation de blocs de glace pour ralentir la putréfaction du cadavre. Pour les membres de l’AEPFM, un changement aussi fondamental dans leur travail méritait à son tour un changement de nom. L’augmentation du lexique occidental fait foi du désir de ce groupe de se démarquer de ses modestes origines.

La volonté des entrepreneurs de pompes funèbres de se débarrasser du terme undertaker n’était pas exclusivement liée à l’adoption de fonctions nouvelles. Les personnes chargées de la préparation des morts souhaitaient véritablement rompre avec l’image qu’évoquait l’ancienne nomenclature de leur art dans le public. L’image que les entrepreneurs de pompes funèbres avaient d’eux-mêmes – soit des membres d’une profession ayant subi une modernisation qui l’écartait définitivement du métier d’ undertaker exercé autrefois – ne coincidait pas, selon le Bulletin, avec l’image que la population avait de cette activité professionnelle. Effectivement, Glennys Howarth, auteure du livre Last Rites : The Work of the Modern Funeral Director,[108] affirme que la perception des personnes chargées de s’occuper des cadavres est forcément péjorative dans les sociétés où la mort est tabou. Ces deathworkers se voient souvent traités des pires épithètes possibles. C’est notamment le cas des entrepreneurs de pompes funèbres.[109] Howarth prétend que cette perception a pris naissance dans l’Angleterre victorienne de la révolution industrielle.

L’AEPFM aurait été d’accord avec cette analyse de la situation. Selon l’article « The M.F.D.A. Past and Present », rédigé par Wallace en septembre 1907, les membres de sa profession devaient passer par-dessus bien des préjugés « built upon flimsy foundations from the recorded fictions of the novels of Dickens ».[110] Simmons, pour sa part, déplorait le fait que le public se basait sur ce qu’elle appelait « Dickens’ "Mr. Somerbury", mocked in fiction and subjected to grim jokes » afin de juger ce groupe d’ heroic men que constituaient les entrepreneurs de pompes funèbres nordaméricains.[111] Meilleure embaumeure que femme de lettres, l’Américaine se référait sans doute au personnage de Mr. Sowerberry du roman Les Aventures d’Oliver Twist de Charles Dickens.[112] L’histoire raconte les péripéties de l’orphelin Oliver Twist qui errait dans les rues de Londres à l’époque de la Révolution industrielle. Considéré comme un fauteur de troubles par les autorités municipales, il s’est offert comme main-d’oeuvre à bon marché à n’importe quelle personne prête à le prendre à sa charge. Sowerberry, « the parochial undertaker », décide alors d’en faire un apprenti croque-mort. Sowerberry était devenu insensible aux effets de la mort sur les proches du défunt et n’y voyait qu’un gagne-pain. Pour les membres de l’AEPFM, l’expérience du jeune truand avec Sowerberry a contribué largement à la création de l’image stéréotypée de l’ undertaker qui hantait même l’entrepreneur de pompes funèbres moderne au début du 20e siècle.

Les personnes voulant élever ce métier au rang de profession voyaient dans ce portrait des croque-morts une injure. En 1910, on pouvait lire dans le Bulletin que « For too long a time this (cette profession) has been looked upon from the commercial standpoint and called merely a business . . . your ambition in these days is to idealize it somewhat and to exalt it to the place of the profession ».[113] Le legs de Sowerberry pesait encore, au début du 20e siècle, sur l’image que le public avait de cette occupation. Cependant, selon l’AEPFM et ses membres, cette image ne reflétait plus ni la réalité moderne du travail, ni l’attitude des personnes spécialisées dans la préparation des morts. Ils devaient se battre contre cette perception erronée qui, croyaient-ils, persistait chez les citoyens des Provinces maritimes.

Le Bulletin offrait plusieurs stratégies spécifiques pour contrecarrer la perception erronée de leur profession dans le public. D’abord, comme cela fut le cas dans ses revendications d’une législation établissant des normes professionnelles, l’AEPFM a préconisé une utilisation des médias – les journaux locaux – afin de corriger cette image. « Take the press into your confidence » était le message de la direction de l’AEPFM, car selon elle « it could be of great assistance in furthering the interests of any organisation whose aim and objects were for the betterment of existing conditions »,[114] en l’occurence l’AEPFM. Dans un article intitulé « The Power of the Press to Educate People », le secrétaire-trésorier de l’AEPFM affirmait que le public ne serait jamais au courant des changements ayant eu lieu au sein de la profession si les entrepreneurs de pompes funèbres ne s’occupaient pas eux-mêmes de répandre cette information dans les pages de la presse locale. Il exhortait chaque entrepreneur à s’en faire un devoir personnel : « make it a personal work to keep (your) local news papers posted on our aims and objects before the people ».[115] Selon ce raisonnement, un public bien informé, libéré de ses préjugés « dickensiens », serait plus favorable à leur projet.

L’ « éducation » du public était également le moteur d’une autre stratégie mise de l’avant par la direction de l’AEPFM afin d’améliorer l’image des entrepreneurs de pompes funèbres, soit l’invitation du public à certaines réunions professionnelles. Les stratèges de l’association ont jugé les séances d’ouverture des congrès annuels – où des interlocuteurs pourraient énoncer la cause et la « vraie » nature du travail des entrepreneurs de pompes funèbres – propices à la réalisation de cet objectif.[116] Il va sans dire que les personnes assistant à de telles présentations étaient exposées uniquement à un discours relatant d’une part les bénéfices engendrés pour l’ensemble de la population par les progrès dans la préparation des morts, et d’autre part les mérites des revendications, et le caractère irréprochable de ces hommes. Ces assemblées devaient alors faire voir au public que l’entrepreneur de pompes funèbres moderne était devenu, en quelque sorte, l’antithèse de Sowerberry, cet homme préoccupé exclusivement par le profit tiré de l’ensevelissement de ses compatriotes. De plus, en limitant l’accès des citoyens à ce genre de réunions, l’AEPFM attirait moins l’attention sur les aspects plus concrets du travail des entrepreneurs de pompes funèbres, aspects qui conservaient leur caractère épouvantable pour l’ensemble de la société.

La préparation des cadavres et tout le cérémonial associé à la mort répugnaient à la majorité des gens du début du 20e siècle. Voilà du moins ce que percevaient les entrepreneurs de pompes funèbres. Wallace notait en 1905 que « We know that funeral directors and their trade journals are very dolesome things to place before the public ».[117] Aussi, l’exécutif de l’AEPFM exhortait-il les membres à agir de façon particulièrement discrète auprès des clients. À titre d’exemple, un article paru dans le Bulletin en 1911 implorait l’entrepreneur, pour des raisons évidentes, de bien vouloir fermer la porte de la salle où il embaumait le cadavre, si la procédure avait lieu dans la maison du défunt, habitée par ses proches.[118] Cette indifférence à l’égard de la famille en deuil ne faisait que confirmer le stéréotype du croque-mort rendu insensible aux effets de la mort sur autrui. L’entrepreneur du 20e siècle devait prendre en considération que certaines de ses tâches, et la nature propre de sa profession, choquaient même le plus hardi de ses concitoyens. Un respect sans équivoque de ce sentiment d’effroi du public était nécessaire s’il envisageait la possibilité de rehausser son image. L’AEPFM maintenait alors que « the funeral director should be as inconspicuous as possible »,[119] lors des services funèbres, mais également dans toutes ses relations avec la clientèle.

La tendance à une discrétion accrue dans l’accomplissement de son travail s’est avérée utile dans le démantèlement d’un autre élément du legs de Sowerberry. En effet, afin de s’opposer à l’idée que les entrepreneurs de pompes funèbres attendaient impatiemment que leurs voisins meurent car le trépas ne revêtait qu’une importance pécuniaire pour eux, les dirigeants de l’association se sont montrés hostiles à la publication d’annonces publicitaires et à l’affichage des prix dans les journaux locaux. Des annonces telles que celle intitulée « All Men Must Die »,[120] tirée d’un journal néobrunswickois et réimprimée dans le Bulletin, étaient jugées injurieuses à la profession. La phrase suivante était particulièrement inacceptable : « And it is the duty of the living to enclose in the neatest and most substantial coffin or casket their means will afford, the remains of their dead departed ones ».[121] Selon Wallace, l’esprit rapace qui se dégageait d’une pareille réclame devait être évité « as it lowers the profession ».[122] Une courte annonce indiquant le nom, l’adresse et le genre d’entreprise constituait un moyen plus digne de faire connaître ses intentions au grand public en mettant l’accent sur les services offerts plutôt que sur leur coût. Par ailleurs, il réitérait l’appel à la discrétion dans ce dossier, car contrairement aux annonces traitant des services et de l’équipement des autres professions, des gens n’appréciaient guère lire des choses relatives à la mort dans leur journal quotidien : « the public does not care to hear of what reminds them of death and sorrow ».[123] Il semble alors que, soit pour contrecarrer l’image du grippe-sou, soit pour ne pas déranger la sensibilité collective, les annonces publicitaires explicites étaient désapprouvées par la direction de l’AEPFM.

L’entrepreneur de pompes funèbres des Maritimes du tournant du siècle croyait se heurter constamment à une perception mal fondée de sa profession, désuète depuis plusieurs décennies. Tandis que lui-même se considérait comme un homme nouveau, un homme scientifique, un homme du vingtième siècle, le public semblait avoir généralement conservé une attitude malveillante envers cet homme et son métier jugé morbide. Cependant, plusieurs correspondants au Bulletin ont fait état des changements positifs à cet égard. Simmons écrivait notamment en 1905 que l’entrepreneur de pompes funèbres « is no longer regarded as one waiting and hoping for his neighbour to die. Instead he is looked upon as the protector of the community, with his disinfecting apparatus and chemicals, and as the kind sympathetic friend and advisor in times of trouble ».[124] Pour sa part, F.W. Coles, représentant du Globe Casket Co., remarquait que lors de son passage dans les Maritimes en 1872, plusieurs villageois l’auraient envoyé en prison pour avoir osé transporter une marchandise aussi sinistre. Toutefois, les attitudes changeantes des gens tendaient à démontrer que ce n’était plus le cas en 1911.[125]

Il est clair que la majorité des entrepreneurs associés à l’AEPFM considéraient que le public et ses préjugés constituaient un obstacle à la poursuite de leur projet. Afin que la profession soit « one that will be looked upon by the people as worthy [of] the fullest confidence », il fallait que la représentation que le public s’était fait de l’entrepreneur de pompes funèbres évolue avec la nouvelle réalité telle que perçue par les membres de l’AEPFM. La rééducation du public s’est amorcée par une manipulation de la presse écrite, et un accès grandissant, quoique encore restreint, aux réunions professionnelles. Un effort conscient pour dissimuler les allusions à la mort, tant dans la façon d’effectuer le travail que dans la publicité, a accompagné cette tentative d’améliorer l’image des entrepreneurs de pompes funèbres. De pair avec les grandes stratégies générales d’éducation, de la législation et du code d’éthique, ces démarches ont été mises en branle afin de changer les perceptions erronées de la part du public. Le statut professionnel ne serait jamais accordé à un groupe ayant une image aussi détestable et arriérée. Cet état de choses expliquait en grande partie les comportements de l’AEPFM à la charnière des attitudes devant la mort en Amérique du Nord.

Au tournant du 20e siècle les attitudes des Occidentaux devant la mort ont changé. Se situant entre la « mort de toi » et la « mort tabou », les hommes et les femmes du 19e siècle ont cherché à parer le trépas humain d’une série d’objets et de rituels destinés à enrayer la souffrance associée à celui-ci. Dans le contexte nord-américain, ce désir d’escamoter la mort a été géré par l’initiative privée, plus précisément par les entrepreneurs de pompes funèbres. En plus de réinventer et de commercialiser le cérémonial funèbre en fonction des nouvelles attitudes devant la mort, ce groupe s’est efforcé de rehausser son statut social par la voie de la professionnalisation. Cette étude a retracé l’élaboration d’un projet par lequel les entrepreneurs de pompes funèbres des Provinces maritimes ont tenté de transformer leur métier de croque-mort/menuisier en une profession spécialisée dans la préparation et la désinfection des cadavres. Cette transformation devait leur permettre d’atteindre un niveau professionnel semblable à celui atteint par les médecins de la même époque.

Dans une première démarche pour atteindre le statut social visé, les entrepreneurs de pompes funèbres des trois provinces maritimes se sont regroupés en une association professionnelle. Cette association devait, entre autres, établir des normes de pratique et agir dans l’intérêt de la profession. La direction de la Maritime Funeral Directors’ Association s’est mise à l’oeuvre en rédigeant un code d’éthique, en encourageant les membres à employer les plus récentes méthodes d’embaumement, en publiant une revue mensuelle et en faisant pression sur les instances gouvernementales en vue d’obtenir la reconnaissance légale de leur profession par le biais de projets de loi provinciaux.

Deux aspects du contexte social nord-américain de la période 1850-1920 ont motivé l’AEPFM à utiliser ces moyens pour atteindre ses objectifs. D’une part, F.W. Wallace suivait un modèle de professionnalisation très répandu en Amérique du Nord au tournant du siècle. En fait, le professionnalisme a connu son heure de gloire à cette époque, au moment où les Nord-Américains ont commencé à s’adresser à des spécialistes pour obtenir des services qu’ils accomplissaient eux-mêmes jusque-là. Divers praticiens ont saisi l’occasion pour donner le titre de profession à ce qui n’était que métier, profitant du même coup des bénéfices sociaux et monétaires reliés au statut professionnel. L’AEPFM imitait donc un courant présent dans presque tous les secteurs d’activité sur le continent, y compris celui touchant la mort. Leurs homologues américains avaient déjà fondé la National Funeral Directors’ Association vingt ans auparavant. D’autre part, les découvertes en bactériologie ont incité les spécialistes en hygiène à accorder une plus grande importance à la prévention des maladies qu’à leur guérison. Ce développement a poussé les entrepreneurs de pompes funèbres à promouvoir les propriétés « désinfectantes » de l’embaumement en plus de son utilité comme moyen de préserver le cadavre. En mettant de l’avant cette caractéristique non-esthétique de la procédure, l’AEPFM espérait se tailler une place dans le domaine prestigieux de la santé publique. Les auteurs du projet envisageaient un rôle important pour l’entrepreneur de pompes funèbres dans la prophylaxie. Ce rôle serait exercé à côté des membres de la profession médicale, qui avait progressivement su s’imposer comme chefs de file du mouvement hygiéniste à la fin du 19e siècle.

Conçue ainsi, l’histoire des entrepreneurs de pompes funèbres s’est déroulée au carrefour de trois courants sociaux. Premièrement, les nouvelles attitudes devant la mort leur fournissaient une raison d’être. Dans cette société où l’on voulait faire disparaître la mort, il fallait justement que quelqu’un s’en occupe. C’est à cette tâche qu’ils allaient s’attaquer. Deuxièmement, l’hygiénisme leur offrait un but à atteindre. Il était devenu apparent que le prestige recherché était accordé aux personnes oeuvrant dans ce domaine, d’où la nécessité d’intégrer les rangs des hygiénistes. Troisièmement, le professionnalisme leur donnait un moyen d’atteindre ce but.

Plusieurs aspects de la professionnalisation ont pu être acquis par le biais de ce cheminement. Le droit quasi exclusif de pratiquer ce travail avait conféré aux entrepreneurs de pompes funèbres deux des trois bénéfices associés à l’obtention de la reconnaissance professionnelle, tels qu’identifiés par l’historien Bledstein. En ce début du 20e siècle, ces hommes tiraient leurs revenus de leurs produits et services. De plus, grâce à leur association, ils avaient commencé à exercer un pouvoir dans l’établissement des normes et des critères pour leur travail.

À notre sens, le cas des entrepreneurs de pompes funèbres des Maritimes démontre l’importance du professionnalisme en Amérique du Nord et illustre la façon dont il a été vécu. Dans cette société quasi-nécrophobe, même les spécialistes de la mort ont réussi à s’ériger en profession. Il faut tout de même se rendre compte qu’un des bénéfices du professionnalisme – un statut social élevé – s’est révélé un peu plus difficile à atteindre. Nos recherches subséquentes ont dévoilé que la direction de l’AEPFM a surestimé l’expertise et les connaissances d’ordre scientifique de ses membres. Un trop grand nombre de ces hommes ne possédaient pas les connaissances requises pour pouvoir jouer un rôle important au sein de l’administration de la santé publique. De plus, l’image publique négative de l’entrepreneur de pompes funèbres a certes freiné le projet de ce groupe d’hommes durant toute la période étudiée. Il aurait été quasi impossible pour quiconque oeuvrant dans le domaine de la mort d’accéder à un statut social élevé dans cette société où l’image de Mr. Sowerberry planait toujours, comme un nuage noir à l’horizon.