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DANS LES NOTES ACCOMPAGNANT DIVERS DOCUMENTS publiés dans cette revue en 1994, Carl Brasseaux regrettait, au terme de nombreuses années de recherche, de n’avoir jamais retrouvé de correspondance entre Acadiens datant de la période qui a suivi le Grand Dérangement.[1] La question d’un échange de lettres entre exilés avait été posée lors d’un congrès de la Southern Historical Association en 1974, et si les participants reconnaissaient que des missives avaient alors dû être échangées, personne ne se souvenait en avoir vu. Brasseaux, après avoir cherché longtemps ces « lettres fantômes », concluait : « There are no extant copies of letters between Acadian exiles[2]. » Pourtant, plusieurs lettres d’Acadiens ont bel et bien été conservées et même publiées, mais dans divers ouvrages, articles ou recueils peu accessibles, ce qui rend malaisée leur consultation. Il semble donc intéressant de réunir ici ces diverses lettres qui confirment les intuitions de plusieurs historiens quant aux échanges d’informations entre Acadiens de part et d’autre de l’Atlantique.

Quelques lettres ont été reproduites dans deux recueils de documents, datant respectivement de 1888-1891[3] et de 1905[4], et dans un article très difficile à trouver en Amérique du Nord, publié en 1930[5]. Le corpus le plus important numériquement – neuf lettres de la famille d’Entremont, envoyées de Cherbourg et de Saint-Servan[6] en Nouvelle-Écosse entre 1764 et 1784 – a été publié en 1968, avec de nombreux commentaires, par Clarence-Joseph d’Entremont[7]. Cependant, malgré leur grand intérêt, ces dernières lettres sont très peu connues des chercheurs travaillant sur la période de l’exil. Le premier éditeur de ces textes en convient lui-même : « Il y a une source de renseignements touchant quelques-uns de ces Acadiens du Cap-Sable, que les auteurs n’ont pas exploitée, à savoir la correspondance qui eut lieu entre les membres de la famille d’Entremont et ses alliés en France, et les membres de la même famille restée en Amérique[8]. » Je n’ai pour ma part jamais rencontré de références à ces lettres au cours de mes propres recherches sur les Acadiens exilés en France. J’ai été mis sur la piste de cette correspondance grâce à une mention furtive d’Ernest Martin :

Tout récemment encore, un auteur acadien [Henri-Léandre d’Entremont] écrivait : « Quant aux Acadiens qui furent transportés en France, il ressort clairement des lettres qu’ils envoyèrent à leurs parents (lesquels avaient été emmenés au Massachusetts et revinrent ultérieurement à Pubnico) que le malheur les suivit dans ce pays. D’après le ton de ces lettres, ils ne furent pas mieux traités par le gouvernement français qu’ils ne l’avaient été par le gouvernement anglais, et très peu de leurs descendants, si même il en existe, se peuvent trouver en France aujourd’hui. Aucun, en tout cas, ne revint dans sa chère Acadie »[9].

Cette information m’a conduit tout d’abord à l’ouvrage d’Henri-Léandre d’Entremont[10] – dont la citation ci-dessus est tirée –, qui ne contient toutefois pas d’autres renseignements sur les lettres que le passage cité par Martin. Mais c’est en cherchant d’éventuelles pistes menant à cette correspondance que j’ai fini par m’intéresser – en raison de l’homonymie des auteurs – aux publications de Clarence-Joseph d’Entremont qui, autrement, n’auraient sans doute pas attiré mon attention (notamment les « Documents inédits », dont le titre est peu évocateur).

Au total, 15 lettres échangées entre Acadiens ont été retracées. Les lettres présentées ci-dessous – reprises et analysées ailleurs[11] plus en détail – livrent des informations précieuses sur les réfugiés acadiens en France. Les échanges entre les Acadiens prisonniers en Angleterre[12] et leurs compatriotes retenus dans les Treize Colonies pendant la guerre de Sept Ans (lettres 1 à 6) témoignent de la constitution rapide de réseaux entre les exilés après le Grand Dérangement, et de la volonté des déportés de s’organiser pour se réunir dans le seul lieu où on leur offre alors d’aller : la France.

Les neuf autres missives (lettres 7 à 15), publiées et commentées en 1968 par Clarence-Joseph d’Entremont[13], sont particulièrement précieuses. Il s’agit en effet – à ma connaissance et avec la lettre no 1 et celles présentées en conclusion – des seuls documents privés provenant d’Acadiens réfugiés en France ayant été conservés. Ces lettres donnent un certain accès à l’intimité de leurs auteurs : nostalgie de leur famille et de leurs anciennes terres; sentiments contradictoires face à la France et à l’Angleterre; fatalisme, découragement et incertitude face à leur avenir. Les lettres proviennent toutes des membres d’une même famille élargie réfugiée dans la région de Cherbourg, soit la famille d’Entremont, issue de la noblesse seigneuriale acadienne du sud de la Nouvelle-Écosse[14].

Toutes les lettres qui suivent ont été publiées une première fois avec leur orthographe originale. Le déchiffrage est parfois rendu ardu par une écriture souvent phonétique. Il semblait donc opportun de rendre plus intelligibles ces textes en modernisant l’orthographe et la ponctuation lorsque cela était nécessaire à leur bonne compréhension. Dans les passages douteux ou incompréhensibles, la graphie originale a été conservée. Les modifications importantes ont été indiquées entre crochets, mais les modifications mineures (ajout ou retrait de conjonctions, rétablissement de pluriels ou de singuliers, etc.) n’ont pas été systématiquement signalées pour ne pas surcharger le texte. Il a parfois fallu interpréter certains passages, et plusieurs hypothèses peuvent quelquefois être suggérées sans qu’il soit possible de trancher. Le lecteur désirant plus d’informations pourra se reporter aux documents originaux ou aux premières éditions de ces lettres, dont les références sont systématiquement indiquées.

1. Joseph LeBlanc, de Liverpool, à son frère Charles LeBlanc, à Southampton, le 21 septembre 1757[15]

Liverpool, 21 septembre 1757

A Charles Le Blanc,

Mon cher frère, je vous dis ces deux mots pour vous dire que ma très chère femme a quitté ce monde pour aller l’autre monde. Je vous dirai qu’elle a été malade huit semaines; elle mort [sic] de les trospisque[16] [sic]. Mais elle a reçu tous les secours qu’un agonisant peut recevoir à sa mort. Pour moi je suis en bonne santé aussi bien que mes deux enfants. Je vous prie de prier pour elle et de la recommander à tous nos bons parents et amis. Vous saluerez mon oncle Charles Richard aussi bien que sa femme. Vous saluerez tante Marguerite Commo [Comeau] et toute sa famille.

Vous saluerez Jean Jacques Terriot et son frère Olivier et tous les Français neutres[17] en général.

Je suis en pleurant votre serviteur et frère,

Joseph Le Blanc

2. Les Acadiens de Liverpool aux Acadiens dispersés dans les colonies américaines, le 18 mars 1763 (lettre signée « de la Rochette »)[18]

Fait à Liverpool le 18 mars 1763

Messieurs et chers frères,

Nous avons ordre de Monseigneur le duc de Nivernais, ambassadeur extraordinaire de Sa Majesté très chrétienne qui reste actuellement à Londres pour un long temps, de vous faire tenir la copie de celle qu’il nous a donnée, qui est que le traité définitif est signé, et l’on va procéder immédiatement à votre renvoi en France. Comme le règlement à ce sujet ne peut se prendre qu’en sachant exactement le nombre de ceux ou de celles qui veulent s’en rapporter à la protection du Roi de France, il est nécessaire que vous lui en fassiez tenir la liste le plus tôt qu’il vous sera possible. Cette liste contiendra les noms des hommes et des femmes et des enfants, chacun la signera pour soi. Et ceux qui ne sauront pas signer mettront leurs marques.

J’ai le plaisir de vous apprendre que votre traitement sera en France encore plus avantageux que vous ne l’attendez, et que vous serez sous la protection immédiate du Roi et de son ministre, Monseigneur le duc de Nivernais. Communiquez à nos frères cette lettre et assurez-les bien de la protection [sic] que j’approuve en leur annonçant leur prochaine délivrance.

J’ai l’honneur d’être très parfaitement, Messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur,

De la Rochette

3. Les mêmes aux mêmes, le 18 mars 1763[19]

Nous avons, tous ceux qui sont en Angleterre, pris cette liste, et nous sommes tous sur notre départ pour passer en France. Nous prions tous Dieu de vous y voir avec nous. Nous vous assurons que quelque part que nous allions nous n’aurons plus de neutralité[20] puisqu’il n’y en aura plus. Prenons donc le parti de notre religion, c’est la grâce, Messieurs, que vous demandent ceux qui sont bien sincèrement, vos très humbles serviteurs,

Les Acadiens

Alexis Trahan, Tranquille Prince, Joseph Leblanc, Alexis Boudrot.

4. Un Acadien de Liverpool à Joseph LeBlanc dit « Le Maigre » père, à Halifax, le 18 mars 1763[21]

Liverpool, le 18 mars 1763,

Monsieur, comme j’espère que vous ne manquerez pas de vous reproduire [représenter] à Monseigneur le duc de Nivernais, je m’en vais vous en donner le moyen : votre représentation cachetée est à adresser au duc puis vous mettrez l’adresse avec une enveloppe dessus et vous mettrez l’adresse que voici suivante : « to Mr Anthony Kastling, at Old England Coffee House, St Martins Lane, To London ». Vous pouvez par le premier vaisseau que vous trouverez qui viendra en Angleterre envoyer votre liste. Aussitôt qu’elle sera atterrée [sic], soit en Angleterre ou en Irlande, elle ira à son adresse à Londres, etc. N’espérez point de soulagement de France si vous retourniez en notre pays natal parce qu’il [?] veut retirer tous les ceux qui veulent aller à lui.

Votre serviteur.

5. Joseph LeBlanc dit « Le Maigre » père, de Halifax, à Joseph Broussard dit Beausoleil, à Pigiguit, le 30 juillet 1763[22]

Mon cher ami,

Je vous fais parvenir la copie de cette lettre pour que vous en envoyiez une copie au Port Royal, et que vous leur fassiez savoir le parti qu’ils doivent prendre. Et comme nous espérons la lettre qui a été écrite pour être envoyée à tout le public, lorsqu’elle nous sera parvenue nous vous l’enverrons pareillement[23].

Je suis très parfaitement, mon cher ami, votre serviteur,

Le Maigre le père

D’Halifax le 30 juillet 1763, à Monsieur Broussard dit Beausoleil, à Pigiguit

6. Des Acadiens de Halifax aux « Acadiens Français qui sont à Pigiguit et au fort Cumberland à la pointe Beauséjour », le 30 juillet 1763[24]

Halifax, 30 juillet 1764 [1763]

Messieurs,

D’autant que la paix est faite entre les couronnes de France et d’Angleterre et ne savons point ce que l’on veut faire de nous, nous avons demandé notre congé pour nous en aller aux Français [sic]. Le Major Hamilton nous a dit que le Roi de France ne voulait point de nous, que nous étions Anglais[25]. Nous lui avons demandé un permis pour cinq à six hommes pour aller en France afin de savoir ce que l’on veut faire de nous, et si nous aurons quelque protection de France. Nous espérons obtenir ce congé ou permis du gouvernement.

Nous vous le faisons savoir à cette fin que nous nous unissions d’un corps tant pour les frais que pour le choix des gens que nous enverrons, vous joignant à nous vous voudrez bien envoyer des gens sur lesquels vous voudrez bien vous reposer [et qui] en même temps pourront répondre, étant autorisés de vous tous, des dépenses pour ce sujet. Dépêchez vos raisons et intentions que nous espérons au plus tôt.

Vous obligerez vos frères et amis.

Les Acadiens qui sont à Halifax.

A tous les Acadiens Français qui sont à Pigiguit et au fort Cumberland à la pointe Beauséjour.

7. Marguerite d’Entremont, veuve de Pierre Landry, de Cherbourg, à son neveu Joseph d’Entremont, au Massachusetts, le 21 mai 1764[26]

Monsieur Joseph d’Entremont, Acadien - Miquelon.

Mon très cher neveu,

J’ai l’honneur de vous écrire ces deux lignes pour m’informer de l’état de votre santé. Pour à l’égard de la nôtre, elle est très mal, car je vous dirai que tous mes enfants sont tous malades de la même maladie que mon fils Joseph avait à Pobomcoup. C’est la deuxième lettre que je vous écris mais comme j’appréhende que vous n’ayez point reçu la première, je prie le Seigneur que la présente vous trouve en bonne disposition, mon très cher neveu. Je ne saurais vous exprimer le désir que j’aurais de vous voir ainsi que toute votre famille et ne sachant aucunement et ne voyant guère d’apparence que nous puissions nous revoir encore de sitôt car je vous dirai que l’on destine une très grande quantité et pour ainsi dire tous les Acadiens qui sont dans la France pour aller établir La Cayenne[27] qui est un pays près des Indes, laquelle je ne vous conseillerais pas d’en prendre le parti parce que le climat et les chaleurs sont très contraires à notre tempérament et ce serait nous exposer à la mort d’en prendre le parti. Pour à l’égard de notre destinée ainsi que toute la famille des d’Entremont, je vous dis en vérité que nous n’en savons rien pour le présent. Soyez persuadé qu’aussitôt que nous pourrons savoir notre sort que nous vous le ferons savoir. Nous avons envoyé plusieurs placets à la Cour pour nous faire reconnaître, desquels Monseigneur le ministre a fait réponse à Monsieur notre commissaire de nous continuer la paye et de nous tenir tranquilles jusqu’à nouvel ordre et qu’il savait qui nous étions et que l’on ne nous proposerait point la Cayenne puisque nous avions répugnance d’y aller et par conséquent mon cher neveu je vous prie de vous tenir tranquille jusqu’à ce que nous sachions notre destinée et nous vous la ferons savoir telle qu’elle puisse être et j’espère que vous ferez ainsi que nous votre possible pour nous rejoindre. Je vous dirai mon très cher neveu que depuis que vous avez reçu la lettre de votre belle-sœur Marguerite Landry qu’il n’y est mort personne de la famille. Soyez assuré que je ne négligerai pas de vous écrire par toutes les occasions qui se présenteront et je vous prie de faire votre possible pour nous faire savoir de vos nouvelles par toutes les occasions que vous trouverez. Tous mes enfants ainsi que moi vous font bien leur compliment ainsi qu’à toute votre famille et en particulier à ma chère belle-sœur que j’embrasse du meilleur de mon cœur. Votre tante et toute la famille vous assurons de leur très humble ainsi que toute votre famille en particulier Etienne d’Entremont qui vous embrasse de tout son cœur ainsi que toute votre famille.

Je vous prie d’assurer tous vos oncles et tantes et toute leur famille de vos [sic] très humbles respects ainsi que tous nos amis et connaissances en général et de nous faire savoir leur situation et leur résidence, mon cher neveu. Je vous dirai que ma sœur La Fuite [Laffitte][28] est morte et du Pont de l’Ange [Jean-Baptiste Ange du Pont du Chambon] et Dutraque[29] sont morts. Priez Dieu pour le repos de leur âme. Mon gendre vous fait bien ses compliments et vous prie que si vous savez des nouvelles de ses frères de lui faire savoir et pareillement de lui faire savoir leur résidence si vous la savez. Autre chose ne puis vous dire sinon que je suis, très cher neveu, votre très humble et très affectionnée tante, Marguerite d’Entremont.

A Cherbourg, le 21 mai 1764.

Mon très cher neveu je vous prie d’adresser vos lettres à Germain Landry demeurant chez Monsieur de La Couture fils de Monsieur du L’onprès [?] marchand à L’île de Saint-Pierre de Miquelon pour remettre à Marguerite d’Entremont veuve Landry.

8. La même, de Cherbourg, à sa belle-sœur Marguerite Amirault, veuve de Jacques d’Entremont II, à Pobomcoup, le 25 janvier 1773[30]

A Madame la Veuve [de] feu Jacques [de] Mius d’Entremont, à Cap de Sable à Pobomcoup.

Ma très chère et très aimable belle-sœur je vous écris ces deux mots pour vous faire savoir de mes nouvelles et l’état de ma santé qui est fort indisposée par mon grand âge et toutes les peines que j’ai endurées et j’endure dans ce pays ici. Mon corps n’est plus qu’une aiguillette[31] et cadable [cadavre ?], quatre jours debout et un mois sur un lit de douleur. Ma chère et aimable sœur, ma plus grande peine et crève-cœur c’est que je pense et désespère de ne jamais voir aucun de mes parents. C’est ce qui fait mon plus grand crèvecœur. Enfin ma plus chère sœur je ne puis vous dire ce que je voudrais vous dire. Enfin, ma plus chère sœur les larmes [aux] yeux les sanglots au [sic, il manque un mot]. Je vous embrasse mille et million de fois du meilleur de mon [idem]. Je vous suis et vous serai toute ma vie votre fidèle sœur,

Marguerite Mius d’Entremont, Veuve Landry.

J’embrasse tous mes chers neveux et nièces de tout mon cœur. J’embrasse les deux Amirault, leurs femmes et toute leur famille de tout mon cœur. J’embrasse tous les Dasit[32], leurs femmes et toute leur famille et tous mes parents et amis en général. Mes enfants vous embrassent un million de fois du meilleur de leur cœur vous et tous leurs cousins et cousines tous parents et amis en général. Ma belle-sœur la femme de feu mon frère d’Entremont ainsi que toute sa famille vous embrassent de tout leur cœur et tous leurs parents et amis en général. La famille de feu mon frère Charles vous embrasse vous et leurs cousins et cousines. Il vous mande de vous informer par toutes vos connaissances si vous ne pourriez point apprendre en quel endroit pourraient être ses frère et sœur, vous informer s’ils sont morts ou vivants et de lui faire savoir, et il vous en réservera toutes les obligations possibles. Dites-moi avec qui votre fils Joseph est marié et combien qu’il a d’enfants et si c’est votre gendre Tibelle[33] qui est mort. Dites-moi combien qu’il [y] a d’Amirault et de leur famille de morts depuis notre départ et combien des Dasit et de leur famille aussi de morts.

Et il n’est rien arrivé d’étrange parmi nous depuis le départ de Basile Boudrot. Nos compliments à tous les sauvages nos connaissances. Nous les embrassons de tout notre cœur. Mes compliments à Louis Robichaud et à toute sa famille. Si vous en savez quelques nouvelles je vous prie de m’en donner quelque connaissance.

De Cherbourg, ce 25 de janvier 1773.

9. Marguerite Landry, veuve de Jacques d’Entremont III, de Cherbourg, à ses beaux-frères Joseph, Paul et Benoni d’Entremont, à Pobomcoup, le 20 avril 1773[34]

Mes très chers frères,

Ayant reçu de vos nouvelles par une lettre que vous avez adressée de Pobomcoup à mon beau frère Charles d’Entremont en date [du] 16 mai 1772 sur laquelle vous nous apprenez les forfaits de Basile Boudrot à l’égard de l’argent qu’il a levé dans la baie de Tousquet et de sa mauvaise conduite envers vous par les mensonges qu’il vous a imposés en vous disant que nous avions retiré de l’argent de l’Hôtel de ville et le quart de deux bâtiments[35]. Rien de plus faux que cela. Nous n’avons reçu aucune chose depuis que nous sommes en France que la solde de six sols que le Roi nous a accordée. Vous jugerez bien par là que nous sommes dans une assez triste situation et ne pouvant rien gagner par nous-mêmes dans ce pays.

J’avais chargé Basile Boudrot d’une lettre pour vous [que] sans doute il ne vous a point donnée, sur laquelle je vous le recommandais croyant que c’était un honnête homme et je vous exposais aussi l’indigence où je me trouve avec mes enfants, et l’avais prié de vous demander quelque peu d’argent pour m’apporter croyant qu’il reviendrait ici comme il m’avait dit. Mais vu sa mauvaise conduite, je souhaite que vous ne lui ayez rien donné car [l’argent] serait perdu aussi bien comme [celui] qu’il a levé. Ainsi mes chers frères, si ce n’était pas tant de peines et de coûtange[36] et que cela fut possible à quelqu’un de vous autres mêmes et en vous satisfaisant de vos peines sur notre argent, je vous prierais ainsi que ceux qui ont quelque chose entre vos mains d’aller quelqu’un de vous-mêmes remettre tout ce qui pourrait appartenir à la famille résidant à Cherbourg en Basse Normandie entre les mains de Monsieur Dangeac à Miquelon pour nous le faire parvenir ici. Vous aurez aussi la bonté de me marquer la somme de chaque article que je vais vous expliquer, savoir : premièrement la somme qu’il y avait de l’argent monnayé appartenant à feu mon père; secondement la somme que vous auriez pu faire de la pelleterie et des hardes. Vous vendrez aussi trois cuillères d’argent et vous me marquerez aussi la somme que vous en aurez retirée, afin de n’avoir point de peines à nous arranger ici connaissant les articles ci-dessus mentionnés. Si au cas vous trouvez que cela soit trop de peines et de coûtange et que vous ne pouviez faire ce voyage de vous-mêmes vous garderez tout et ne le remettrez à personne que par notre ordre.

Autre chose ne puis vous dire sinon que toute la famille se porte bien et vous font à tous mille compliments en vous souhaitant une parfaite santé ainsi que moi qui vous embrasse tous du meilleur de mon cœur ainsi que ma chère mère et suis avec tous les désirs de vous voir mes chers frères,

Votre fidèle sœur, Marguerite Landry veuve d’Entremont, à Cherbourg, le 20 avril 1773. Donnez-moi je vous prie des nouvelles de toute votre famille et dans la situation où vous êtes tous et si vous n’êtes point gênés en quelque chose celle-ci est la copie de celle que je vous envoie en date du 25 janvier 1773.

10. Charles d’Entremont fils, de Cherbourg, à son cousin Benoni d’Entremont, à Pobomcoup, le 27 février 1775[37]

Monsieur Le Curé de Saint-Pierre, pour faire parvenir s’il lui plaît à Monsieur Benoni d’Entremont, demeurant à Pobomcoup au Cap Sable.

Mon très cher cousin,

J’ai reçu avec bien du plaisir la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire en date du 30 octobre 1774 sur laquelle vous m’apprenez que vous jouissez d’une bonne et parfaite santé. Je souhaite de tout mon cœur que la présente vous trouve en pareille disposition ainsi que toute votre chère famille. Nous vous sommes sensiblement obligés, mon cher cousin, aux bontés et aux peines que vous vous êtes données pour nous tant pour venir à Miquelon que pour les poursuites que vous avez faites au sujet de Basile Boudrot. Nous ne doutons plus, mon cher cousin, que cela est perdu sans recours. Nous avons su par des capitaines de cette ville qui l’ont vu plusieurs fois à l’Amérique. Vous pouvez bien croire qu’il s’éloignera de vous et de nous, après la lâche action qu’il a faite.

Je vous dirai mon cher cousin que les premières lettres que vous nous avez écrites ont été perdues. Nous en sommes bien mortifiés, d’autant que vous nous marquez que tout ce que nous vous avions demandé était spécifié dessus. En conséquence nous vous prions d’avoir la bonté de nous faire une seconde explication au sujet des pelleteries qui étaient restées dans le cabaneau que feu votre frère Jacques avait montré[38] à votre frère Joseph.

Marquez-nous je vous prie ce que vous avez fait de l’argent de la pelleterie en particulier, et d’un autre article ce que vous avez fait de l’argent de la vaisselle aussi en particulier et vous nous informerez aussi si vous avez levé de l’argent appartenant à feu mon beau-père, qui était caché proche le cabaneau du coin du sud-ouest. On voit mêmement l’arbre sous lequel il est qui a la racine soulevée. Il doit être sous cette racine. Ainsi si vous l’avez levé ou que vous le trouviez suivant l’indication que nous vous donnons, vous nous marquerez la somme qu’il y avait et si vous venez à Miquelon pour apporter le reste de celle que vous avez, vous aurez la bonté de l’apporter aussi avec l’autre.

Vous vous satisferez, mon cher cousin, de toutes les peines que vous vous donnez pour notre sujet. Je finis en vous embrassant mille fois, cher cousin.

Cherbourg, le 27 février 1775.

Votre très humble et très obéissant serviteur et cousin, Charles d’Entremont. Mon épouse ainsi que ma fille vous assurent bien de leur amitié et nous vous prions ainsi que vos tantes et tous vos cousins et cousines, d’assurer votre mère ainsi que tous vos frères et sœurs et leur famille de notre véritable et sincère amitié.

11. Marguerite Landry, veuve de Jacques d’Entremont III, de Cherbourg, à son beau-frère Benoni d’Entremont, à Pobomcoup, le 28 février 1775[39]

A Monsieur Benoni d’Entremont, demeurant à Pobomcoup au Cap Sable.

Mon très cher frère,

J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur et l’amitié de m’écrire en date du 19 janvier 1774, laquelle m’apprend que vous jouissez tous d’une bonne et parfaite santé. Je prie Dieu que la présente vous trouve en pareille disposition. Je suis on ne peut pas l’être plus sensible et pénétrée d’une plus vive reconnaissance aux bontés et aux peines que vous vous donnez pour notre sujet, mais il ne m’est pas possible de vous […] donner des marques véritables de mon attachement et de mon grand amour dans le cas où je suis maintenant. Je ne puis qu’offrir mes vœux au ciel pour votre conservation et de celle de toute votre chère famille à qui je souhaite tous les biens et les contentements qu’on puisse désirer dans ce monde.

Je vous dirai, mon cher frère, que je n’ai pas encore touché l’argent que vous avez eu la bonté d’apporter à Saint-Pierre. Nous le recevrons par un armateur de cette ville qui n’attend qu’une lettre de change à venir de Paris pour nous le compter. Il a déjà mêmement voulu nous en donner une partie à compter et nous espérons la toucher dans cette[40] semaine ou dans la semaine précédente [sic]. Vous vous êtes très bien adressé en vous adressant à M. le curé de St Pierre qui a eu la bonté de vous procurer une voie très certaine pour nous faire parvenir ce qui peut nous appartenir, si vous avez la bonté de le porter vous-même à Saint-Pierre. Je vous dirai aussi mon très cher frère que vos premières lettres ne nous sont point parvenues. Nous sommes bien mortifiés qu’elles aient été perdues parce que vous nous dites que tout était marqué dessus.

Ainsi je vous prie d’avoir la bonté de me marquer combien vous avez fait d’argent des hardes et de la pelleterie par la raison que les familles de mes oncles ont droit dans cet argent-là, mais la vaisselle et l’argent même est pour feu mon père. Je crois que vous aurez levé cet argent-là lorsque vous avez levé ce qui était dans le cabaneau, car il me semble que feu mon mari l’avait montré à son frère Joseph, mais au cas que vous ne l’eussiez point levé il est au coin du sud-ouest du cabaneau et du dit cabaneau on voit l’arbre sous lequel il est, qui est un peu déraciné. Si vous l’avez ou que vous le pouviez trouver, je vous prie de l’apporter avec l’autre à St Pierre et je vous prie aussi de me marquer la somme qu’il y avait de cet argent.

Au sujet des cuillères d’argent, mon cher frère, je vous les donne. Cela n’est pas solvable pour vos peines mais vous êtes à même de vous satisfaire de ce que vous jugerez à propos. Si vous ne voulez pas de satisfaction pour vous propre, taxez toujours la somme que vous voudrez que vous ferez remettre ici à vos neveux qui sont assez dans le besoin et qui n’ont eu aucun secours de leurs parents depuis qu’ils sont dans ce pays, et chacun pense à soi et s’occupe fort peu des autres. Vous ne marquerez ces choses ici que dessus ma lettre.

Ne faites pas de répugnance d’accepter les cuillères que je vous donne car je vous les donne du meilleur de mon cœur. Je finis en vous embrassant de mille et mille fois et suis avec toute l’amitié et la sincérité possible, mon cher frère, votre très affectionnée sœur Marguerite Landry.

Cherbourg, le 28 février 1775.

Embrassez pour moi je vous prie ma chère mère[41] ainsi que tous mes frères et sœurs et leurs familles. Mes deux fils vous embrassent aussi de tout leur cœur sans oublier leur chère grand-mère aussi que tous leurs oncles et tantes et leurs familles. Ma sœur Manette[42] et sa famille m’ont chargée de vouloir faire bien leurs compliments ainsi qu’à votre mère et tous vos frères et sœurs, vos tantes ainsi qu’à toutes vos cousines et cousins vous assurant tous bien de leurs véritables et sincères amitiés, sans oublier votre chère mère et tous vos frères et sœurs et leurs familles. La famille de François Landry dit Micas font bien leurs compliments à leur cousine Marie, veuve femme de Jacques Amirault, et la prie de leur marquer si son père règne encore et si elle sait des nouvelles de leurs oncles. Simon d’Entremont fait bien ses compliments à son beau-père ainsi qu’à sa belle-mère et à tous ses beaux-frères et belles-sœurs en général.

12. Marguerite d’Entremont, veuve de Pierre Landry, de Cherbourg, à sa belle-sœur Marguerite Amirault, veuve de Jacques d’Entremont II, à Pobomcoup, le 2 mars 1775[43]

J’ai reçu, ma chère belle-sœur, votre lettre datée du 7 mars 1774 qui m’a fait un sensible plaisir d’apprendre de vos [...] nouvelles et de celles de mes chers neveux et nièces. Vous m’apprenez leur établissement, j’en suis on ne peut plus charmée. Je n’ignore point que ces unions ne se sont faites que d’un commun accord. Je suis sensible on ne peut davantage au tantet[44] ressouvenir que vous avez de moi et de mes pauvres enfants. C’est une reconnaissance qui ne tiendra que quand Dieu lui-même aura tranché le fil de mes jours. Soyez sûre du même sentiment de tous mes enfants. Je ne puis vous apprendre qu’avec douleur qu’ils ne jouissent pas d’une santé parfaite à beaucoup près, c’est une croix que Dieu juge à propos me faire porter mais je dois l’avouer à ma confusion que cette croix m’est dure. Je ne dis pas aussi souvent que je le devrais « que la sainte volonté de Dieu soit faite », peine sur peine, traverse sur traverse et sans espérance de joindre jamais d’un fort [sort ?] plus gracieux. Encore ma chère belle-sœur si j’étais à portée de m’entretenir avec vous de vive voix du funeste moment qui nous a partagés, et partagés pour un jamais.

Je ne vous entretiens point ma chère belle-sœur d’aucune nouvelle. Mon fils Joseph écrit à son cousin Joseph. Il lui marque quelques petites choses de ce qu’il peut savoir. Recevez [?] je vous prie de moi et de mes enfants nos tendres embrassements et les vœux que nous adressons au ciel pour votre conservation et celle de mes neveux et nièces à qui nous souhaitons dans leur établissement toute la joie et la prospérité que l’on peut souhaiter. Mille compliments je vous prie à votre frère Jacques, son épouse et toute sa famille, à votre frère Charles, son épouse et toute sa famille. Nous embrassons tous les Dasit. Mon gendre Mélanson et ma fille font leurs compliments en particulier à votre fille Marguerite. Votre belle-sœur d’Entremont et toute sa famille vous font leurs compliments, et à tous vos neveux et nièces en particulier. Le petit Daid [?] Simon d’Entremont vous embrasse, son beau-père et sa belle-mère, ses beaux-frères et belles-sœurs. Ma fille et mon gendre embrassent votre frère Jacques Miro, sa femme et toute sa famille, en particulier leur filleul Isidore. Tous mes enfants embrassent votre frère Jacques, sa femme et sa chère famille, mon fils Pierre embrasse son filleul et ses filleules, enfin en général tous mes parents et amis. Assurez-vous chère belle-sœur que nous sommes moi et mes enfants pour la vie avec l’amitié la plus sincère.

Marguerite d’Entremont, veuve Landry, votre très soumise belle-sœur.

Je vous dirai que le Comte de Provence et le Comte d’Artois, les deux frères du Roi d’à présent, sont mariés avec les deux filles du Roi de Sardaigne et tous trois n’ont point d’enfants. C’est le comte de Maurepas qui est grand ministre de la France. Je vous dirai que mon gendre s’en va à Saint-Pierre de Miquelon qui ete [?] Jean Mélanson il ne reviendra en France qu’après la Saint-Michel. Je vous dirai ma chère belle-sœur qu’il n’y a point de congés pour les femmes ni les enfants pour sortir de la France. Nous avons fait des places [placets ?] et requiritre [requêtes ?] un demi coffes [?][45] et nous n’avons jamais pu avoir notre congé pour pouvoir partir.

Je demande de me mander combien il y a de Français établis dans toute l’étendue du Cap Sable et si les Anglais sont [habitués ?] dans toutes les anciennes habitations du Cap Sable.

Adressé à Madame la veuve Jacques d’Entremont, à Pobomcoup.

13. Joseph Landry, fils de Pierre et de Marguerite d’Entremont, de Cherbourg, à son cousin Joseph d’Entremont, le 2 mars 1775[46]

Mon très cher et très honoré cousin.

Celle-ci est pour avoir l’honneur de m’informer de l’état de votre santé et de tout ce qui vous regarde. Je prie le seigneur qu’il vous conserve vous et toute votre chère et aimable famille en bonne et parfaite santé. C’est ce que je vous souhaite de tout mon cœur aussi bien qu’à toute la chère et aimable famille à qui je souhaite tous les biens et rosée [sic] du ciel et de la terre. Pour la mienne, je suis toujours sur un lit de souffrance à tirer les larmes des yeux de tout le monde. Mon pauvre corps est couvert d’infirmités dedans et dehors. Enfin mon très cher cousin je ne puis mourir et je ne puis vivre. Ma chère mère et mes frères sont toujours convalescents, un jour debout, deux jours sur un lit de douleur, mais puisque telle est la volonté de Dieu, que sa volonté soit faite et non pas la nôtre.

Ah, cher cousin, tristes ces jours que nous faisons en ce pays ici, vivre et mourir dans le chagrin, se voir si éloigné de son pays et de tous ses chers parents et amis et de n’être pas très bien, mais cependant depuis un an le pain est à meilleure convention qu’il n’a été par le passé car il y a sept ans que la famine est en France. Le pain y valait 4 sols la livre et à présent il ne vaut plus que 2 sols la livre. Je vous dirai que le Roi de France est mort du 10 du mois de mai passé. La Reine et le Dauphin sont morts aussi, c’est le petit-fils de Louis XV qui est monté sur le trône qui est marié à la fille de la Reine de Hongrie[47]. Il est âgé de 20 ans dont tout le monde dit qu’ils n’ont jamais vu un roi si rempli d’intelligence et de sagesse comme ce Roi-là. Tout le monde espère que la France sera mieux conduite à l’avenir qu’elle l’a été par le passé et qu’elle ne sera pas trahie et vendue comme elle l’a été par le passé. La France a tous les royaumes chrétiens alliés avec elle. La France, l’Espagne, le Portugal, l’Empereur, le Roi de Sardaigne[48]. Qui va [en] guerre avec un l’aura [la guerre] avec tous les 5. Mais pour le présent tout est en bonne paix, je ne vous en dis pas plus à cette occasion-là. Prenez courage et paitaitez [« patientez » ou « peut-être »] avec la longueur du temps reverriez-vous quelqu’un de vos chers parents. Je vous marquais dans la lettre de votre chère mère que les Acadiens allaient avoir une décision en France. Elle a été revue [Elle est arrivée ?][49]. Ils les ont menés sur des terres pour [les] établir. Ils les ont menés à 30 lieues de La Rochelle dans les terres du Poitou. Ils [en ont] amenés 2 à 3 000. Ils nous ont fait la proposition à nous les premiers, à la famille des d’Entremont et des Landry dont nous l’avons tous refusée hormis mon bagnu [?] qui en a pris le parti. Il est mort et un de ses garçons âgé de 20 ans. Nous leur avons dit que nous n’étions point des terriens et que nos ancêtres n’avaient jamais gratté la terre et que nous aimions autant mourir ici comme à mourir là. « Eh bien vous n’aurez plus de paye passé le 1er de janvier » et ils nous ont payés et ils ne nous ont rien dit et nous ne savons pas si nous toucherons cette paye à l’avenir mais notre espérance est que s’ils ne nous donnent plus rien que nous ayons notre congé. Il n’y a point eu aucun mort parmi nous depuis que je vous ai écrit. Je n’ai point reçu toutes les lettres que vous nous avez écrites. Nous en avons reçu deux, une en date du 4 mars et l’autre du 7 de mars. Les autres nous ne les avons point reçues nous sommes bien mortifiés qu’elles ne nous soient pas parvenues.

Mon cher et aimable cousin que je loue votre sort et encore plus celui de vos chers enfants pour le salut de leurs âmes que nan [?] pas parmi [?] un monde car si vous entendiez et voyiez tout ce que j’entends et vois vous gémiriez et [vous] enfermeriez en vous-même. Mais, me direz-vous, ils ont les prêtres, la messe, les intrusions toujours [ou « tous les jours »] devant les yeux mais je vous dis qu’il n’y a rien de pire qu’un sourd qui ne veut point entendre et quand on ne veut point voir la lumière on ferme les yeux et l’on ne la voit plus. Ah, tristes ces jours pour le salut des âmes de la jeunesse que ce pays ici.

Enfin, mon cher aimable cousin, prenons courage et patience et mitont [imitons ?] le saint homme Job sur son fumier et peut-être qu’un jour Dieu aura pitié de nous et peut-être nous donnera-t-il la consolation que nous désirons tous ? Enfin, mon cher cousin, autres choses ne puis vous mander pour le présent sinon les larmes aux yeux les sanglots au cœur. Je vous embrasse vous et tous mes chers parents en général, mille et million de fois et je vous suis et vous serai jusqu’au dernier soupir de ma vie votre fidèle cousin.

Joseph Landry

J’embrasse mille fois ma chère tante et l’assure de mes très humbles respects. J’embrasse votre chère épouse et toute votre famille. J’embrasse tous en général tous mes chers et aimables cousins et cousines million de fois. Ma chère mère, mes chers frères et sœurs vous embrassent votre chère mère, frère et sœur million de fois de tout leur cœur. Nos compliments à Jacques Amirault, à son épouse et à tous ses chers enfants que nous embrassons tous million de fois. Nos compliments à Charles Amirault et à son épouse et à toute sa chère famille que nous embrassons. Nos compliments à tous les Dasit en général que nous embrassons de tout notre cœur.

De Cherbourg, ce 2 mars 1775.

Votre chère mère nous dit que vous êtes logés à l’île de Grave et que les Anglais ont pris toutes les anciennes habitations que vous n’êtes pas logés dessus. Mandez-nous cela et combien qu’il y a de Français établis dans tout le Cap Sable. Votre cousin Pierre d’Entremont vous embrasse vous, votre épouse et tous ses cousins et cousines en général de tout son cœur.

14. Etienne d’Entremont, fils de Joseph et de Marie Josephte Moulaison, de Cherbourg, à son cousin, très probablement Joseph d’Entremont, le 8 mars 1775[50]

Mon très cher cousin,

J’ai l’honneur de vous écrire ces lignes pour vous assurer de ma parfaite amitié et de mon ressouvenir, ainsi que de celui de ma chère tante et de tous mes cousins et cousines en général. Je souhaite de tout mon cœur que la présente vous trouve tous en bonne et parfaite santé. Mon éloignement mon cher cousin ne vous a jamais ôté de ma mémoire malgré les peines, les tribulations et les maladies que j’ai supportées dans ce pays. Plaise à Dieu d’en pouvoir sortir un jour et de nous faire la grâce de vous rejoindre. Ce serait là le plus grand de mes désirs, et qui durera autant que moi, parce que tant que je serai dans ce monde je n’oublierai jamais la perte de notre pays. Enfin, mon cher cousin, il faut toujours espérer en la miséricorde de Dieu. Tout lui est possible, il nous a éloignés, il peut nous rassembler et nous remettre sur nos biens comme par le passé et peut-être mieux suivant les changements qu’il pourrait y avoir. Dans cette confiance, je suis avec un très parfait attachement et la plus sincère amitié, mon cher cousin

Votre très humble et très obéissant serviteur Etienne d’Entremont.

A Cherbourg, le 8 mars 1775

Ma chère mère ainsi que tous mes frères et sœurs vous assurent bien de leur sincère amitié et sans oublier votre chère mère et tous vos frères et sœurs, et parents et amis en général. Je vous prie de me dire dans quel lieu pourrait être le Grand Natte [?] si vous savez de ses nouvelles. Lorsque vous voudrez nous faire parvenir de vos lettres vous les adresserez à Monsieur le curé de St Pierre [l’abbé Becquet] pour nous les faire parvenir à Cherbourg en Basse Normandie. Vous vous ressouvenez peut-être mon cher cousin qu’à notre départ que vous étiez à bord du capitaine George et que feu mon père lui livra 20 livres de plumes[51]. Comme il était mouillé proche le rocher de l’entrée de la Rivière Pobomcoup, je vous dirai que feu mon père n’en reçut point parce qu’il n’avait rien de convenable. Je vous prie que s’il est encore dans le monde d’en retirer le payement et si je ne vous revoyais plus ou quelqu’un de mes frères il serait plus juste que vous en profitiez que lui. Il me semble aussi que je vous avais dit là où il y avait un fusil de caché avec quelque autre peu de choses, proche la maison du côté du nord-est dans un arbre creux. Je crois aussi que le capitaine Marque [Marc ?] était resté redevable de quelque chose à feu mes frères du premier lit, mais je ne sais combien s’il est encore dans ce monde peut-être sen [...] vous tâcherez d’en retirer [...] possible parce que cela [...][52].

15. Marguerite Landry, veuve de Jacques d’Entremont III, de Saint-Servan, à son beau-frère Joseph d’Entremont, à Pobomcoup, le 11 mars 1784[53]

A Monsieur Joseph d’Entremont à Pobomcoup du côté de l’île de Grave du département du Cap Sable Côte Acadienne

Saint-Servan ce 11 mars 1784

Mon cher frère, puisque enfin j’ai le bonheur de trouver occasion de vous donner de mes nouvelles, j’en profite avec un vrai plaisir pour m’informer de votre santé, laquelle je désire qu’elle soit bonne, et vous prier de me faire réponse et me mander comment tout se passe au pays, afin de voir à quoi je me déciderai. Car pour ici je vous assure que nous avons assez de peines depuis entre autres sept ans que l’on nous a retiré notre paye, sans en savoir le sujet. Le pire est qu’il n’y a qu’à ceux qui étaient à Cherbourg. Nous avons écrit au ministre pour obtenir un passage pour aller vous joindre, et nous attendons sa réponse pour partir, mon fils Jacques et moi et un de ses enfants car il faut vous dire qu’il est marié à Saint-Malo et je suis actuellement avec lui. Il vous assure de son respect, également son épouse. Il a un grand désir de vous voir et de savoir de vos nouvelles. Ainsi donc je vous prie de ne pas différer de m’écrire par la première occasion et de me mander toutes les nouvelles qu’il se passe. Je serai bien contente de recevoir une lettre de vous avant de partir et comme nous ne savons pas encore positivement dans quel temps nous partirons si vous êtes exact je pourrais peut-être bien en recevoir. Je vous dirai que j’ai eu le malheur de perdre mon fils Abraham il y a 3 ans ce qui m’a fait grand tort mais enfin Dieu m’a fait la grâce de me laisser celui-ci [qui] m’a toujours bien soulagée. Comme on veut nous envoyer sur des îles contagieuses, je ne saurais m’y décider, j’aime mieux tâcher d’aller vous rejoindre étant avec vous, et une partie de la famille, j’aurai toujours plus de satisfaction.

Ce sera toujours le plus tôt possible, l’espérant je vous prie de faire bien des amitiés de ma part à ma sœur : je lui souhaite bien de la santé et à tous les frères et sœurs et tous nos parents et amis à qui je fais bien des compliments. Mon fils et sa femme font aussi bien des compliments à tous et moi qui suis espérant le plaisir de vous voir qui ne sera jamais sitôt que je le désire.

Votre sœur, Marguerite Landry.

Réponse le plus tôt possible à l’adresse de M. Dubois à son habitation à Saint-Pierre et Miquelon pour remettre à M. d’Entremont à Saint-Servan, sur le quai de Solidor par Saint-Malo en France et faites votre possible pour m’envoyer quelque argent. Comme mon fils espère aller vous voir si on ne veut pas nous accorder un passage il serait a lieux [?] d’emporter des marchandises avec lui et vous lu [?] dresserez à M. Dubois.

Conclusion

Les quelques lettres présentées ci-dessus ne sont que les vestiges d’une correspondance plus abondante. D’autres missives dorment peut-être encore dans des greniers canadiens ou français, ou dans des dépôts d’archives où elles auront échappé à la sagacité des historiens[54]. Il faudrait d’ailleurs élargir le cercle des recherches, car les Acadiens semblent également avoir noué des liens épistolaires privés avec des Français de la métropole. C’est ainsi que quatre lettres d’une couturière acadienne réfugiée à Morlaix, Anne Suzanne Richard, ont été publiées il y a près d’un siècle en France[55]. Ces lettres n’ont pas été incorporées à cette note de recherche parce qu’elles ne sont pas adressées à d’autres Acadiens, mais à une certaine Madame du Laz, cliente de la couturière acadienne, dont la famille avait proposé d’établir des Acadiens sur ses terres en 1763[56]. Mais comme il s’agit de l’unique autre exemple de correspondance privée provenant d’Acadiens réfugiés en France, il est pertinent de la mentionner ici. Suzanne Richard témoigne elle aussi des incertitudes de ses compatriotes lorsqu’elle écrit, le 16 septembre 1785, soit un peu plus d’un an après la dernière lettre présentée ci-dessus :

[...] Au sujet de nos affaires dont vous avez la bonté de vous intéresser, il n’y a encore rien de décidé. Nous ne savons pas encore quel sera notre sort. On espère cependant que cela se décidera dans le cours de l’hiver. Vous savez sans doute qu’il y a la moitié des Acadiens qui étaient ici [en Bretagne] qui sont partis pour la Louisiane. Quand nous aurons quelque chose de nouveau je prendrai la liberté de vous en faire part.

Cet extrait est malheureusement le seul qui évoque la situation des compatriotes de Suzanne Richard. Le reste des échanges est relativement anodin, mais révèle que l’expérience des Acadiens réfugiés en France ne se limite pas aux lettres présentées ci-dessus, provenant d’une famille dont les regards restent fortement tournés vers l’Acadie et la famille restée en Amérique du Nord, même si un certain intérêt pour les affaires du royaume ou pour la famille régnante transparaît encore. Ce regard, nourri par une intégration manquée, engendre probablement à son tour un moindre désir d’assimilation. Ce repli sur les souvenirs d’un passé heureux semble étranger à Suzanne Richard qui, visiblement mieux intégrée, paraît n’éprouver aucun regret à l’idée d’être restée en France et de ne pas avoir suivi ses compatriotes en Louisiane.

JEAN-FRANÇOIS MOUHOT