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L’HISTOIRE DE L’ÉDUCATION[1] N’EST CERTAINEMENT PAS le parent pauvre de l’historiographie acadienne. Certes, nous le verrons, beaucoup reste à faire dans ce champ : de nombreuses zones grises demeurent et quelques mises en chantier sont à entreprendre. Force est toutefois d’admettre, constatant les multiples articles, livres, thèses, mémoires, etc., produits depuis plus de 100 ans sur des aspects entourant l’histoire de l’éducation en Acadie, que le bilan est dense. Que ce soit en raison de sa place centrale au sein du projet collectif acadien, en raison de sa proximité avec l’aspect linguistique – tout aussi déterminant de la référence acadienne – ou encore en raison de son importance au sein des sociétés démocratiques, le thème de l’éducation a été mis au cœur d’une production scientifique considérable. À la fin des années 1980, le Centre d’études acadiennes recense d’ailleurs plus de 300 titres traitant d’aspects relatifs à l’histoire de l’éducation en Acadie[2], nombre d’autant plus significatif que le « Guide bibliographique » produit exclut les articles publiés dans les journaux qui, en Acadie, faute de revues, ont longtemps servi de tribunes pour diffuser les travaux des historiens. Enfin, il va sans dire que, depuis, le nombre d’études sur le sujet n’a fait que croître.

C’est en 1898 que l’histoire de l’éducation s’affirme comme champ historiographique en Acadie avec la publication de l’étude du sénateur Pascal Poirier Le père Lefebvre et l’Acadie[3]. Consacré à la vie et à l’œuvre du fondateur du Collège Saint-Joseph de Memramcook, l’ouvrage s’inscrit dans le sillon de l’histoire traditionaliste où le culte de la tradition, centrale à l’idéologie nationale acadienne, motive la production historienne, l’écriture des « épopées héroïques ». Postulant le respect des mœurs et des coutumes des aïeux comme valeur intrinsèque de la nationalité, les traditionalistes inscrivent leurs travaux dans une perspective historiciste : l’historien devant montrer comment s’est formée la collectivité nationale de même qu’en indiquer la voie d’avenir[4], direction prospective alors formulée sous l’angle de « l’espérance[5] ». Bien que les fondements axiologiques de leurs écrits transpirent la tradition, c’est l’idée de « survivance[6] » qui en guide la trame. Les traditionalistes n’ayant comme problématique que l’entreprise de faire l’« Histoire de… », leurs études prennent l’orientation d’un état des lieux téléologique où l’objectif est de faire le bilan – positif – des réalisations passées ayant permis aux Acadiens de survivre malgré leur histoire « tragique[7] ». Les études font dès lors l’inventaire des faits et des évènements marquants de l’histoire de l’éducation : l’établissement des premières écoles, les « lois spoliatrices[8] » de 1864, de 1871 et de 1877, l’affaire Louis Mailloux, la fondation de collèges et de couvents, etc.

Dans la foulée des acquis institutionnels de la première moitié du 20e siècle, des réformes gouvernementales des années 1940-1960, de l’accroissement démographique des Acadiens et des commémorations du bicentenaire de la Déportation en 1955, les historiens survivantalistes passent de « l’espérance » au complet « optimisme ». L’Acadie cesse alors de survivre pour assumer sa pleine vitalité : c’est le passage à L’Acadie vivante, pour reprendre le titre d’un ouvrage du frère Antoine Bernard[9]. Comme l’affirme l’Eudiste Marcel Tremblay dans son album-souvenir de l’Université Sacré-Cœur : « [je me] garde bien de jouer au prophète, mais [je crois] que l’optimisme est légitime […] L’Acadie ne se contente pas de [se] maintenir : elle avance à pas de géant[10]! »

Bien qu’entrecroisée par l’émergence de premières études universitaires[11], la production d’une historiographie traditionaliste en histoire de l’éducation en Acadie se maintient jusqu’aux années 1980 par l’intermédiaire d’une production hagiographique tournée vers l’histoire institutionnelle, matérielle. Dès lors, des clercs et des nationalistes entreprennent d’écrire l’histoire des institutions, des luttes nationalitaires ou encore de quelques figures de proue de l’histoire de l’éducation. Que ce soit l’histoire de l’Université de Moncton du père Clément Cormier, l’histoire du Collège Notre-Dame d’Acadie de sœur Marie-Dorothée ou encore la biographie du père Marcel-François Richard du Trappiste Camille-Antonio Doucet, les monographies produites ne s’inscrivent toujours pas dans le sillon d’une histoire-problème[12]. Se présentant bien souvent comme des « chroniques » ou des « albums-souvenirs », ces travaux hagiographiques cherchent à rendre hommage et à reconnaître les réalisations passées d’individus et d’institutions en dressant « quelques tableaux, quelques souvenirs[13] ». Les travaux collent dès lors de près à leur sujet, les auteurs traitant peu du contexte des périodes étudiées. Comme le rapporte sœur Marie-Dorothée, la finalité d’une reconnaissance d’ensemble, d’un état des lieux, surpasse les préoccupations de la preuve historienne :

Pourquoi ne pas l’avoir [l’histoire du Collège Notre-Dame d’Acadie] enrichie de citations, d’extraits de documents, de données scientifiques? Parce que cette histoire, ce n’est pas une étude, ce n’est pas un cahier historique, ce n’est pas une thèse, ce n’est pas le fruit d’une laborieuse recherche. Non, cette histoire n’est rien de tout cela. C’est simplement un récit sorti tout vif du cœur de celles qui ont goûté à l’aventure de Notre-Dame d’Acadie. Comme tout récit du même genre, sa texture doit garder des accents de spontanéité et de jeunesse, des regrets auréolés quand même de sérénité et d’espérance[14].

L’histoire qui ressort de cette production est profondément désincarnée. Le bilan dressé par les auteurs s’attarde aux acquis matériels et fait abstraction des contributions humaines, idéologiques et culturelles derrière les marqueurs de « progrès ». Bien que le père Clément Cormier soutienne que les « étudiants méritent qu’on leur accorde un rang de priorité : ils sont la principale raison d’être de l’Université[15] », dans les faits, cette « principale raison d’être » des établissements d’enseignement est absente des ouvrages[16]. Si l’étude des phases « d’expansion » et des « structures de base » des institutions y occupe une bonne place, l’histoire du personnel enseignant et des étudiants y est réduite aux statistiques. Les travaux poursuivent de la sorte la nature « comptable » des bilans traditionalistes de la première moitié du 20e siècle où les auteurs cherchent à faire l’inventaire des acquis pour attester du dynamisme de la nationalité. Critiquant le caractère « apologétique » et « panégyrique » des études de ses prédécesseurs et de certains de ses contemporains, qui cherchent moins « à reconstituer qu’à glorifier », l’historien Michel Roy note d’ailleurs en 1981 : « Les dernières œuvres de synthèse ne rompent pas avec la tradition d’une histoire dont la préoccupation majeure est de comptabiliser à partir de la nature institutionnelle et quantitative des réalisations, le bilan “positif” devant servir à démontrer que le système est foncièrement bon et n’appelle qu’une mesure raisonnable de changement[17] ».

Si l’histoire de l’éducation intéresse les hagiographes qui produisent des « chroniques » des établissements d’enseignement de leur congrégation, les historiens néonationalistes, quant à eux, marginalisent le champ, mise au rencart qui n’est pas tant due à la négligence gratuite du sujet qu’au désintérêt des historiens-critiques pour l’histoire religieuse qui y est liée. Bien que l’historien Léon Thériault reconnaisse le rôle du clergé dans l’édification d’un pouvoir institutionnel en Acadie, ses collègues Michel Roy et Régis Brun, conformément au positionnement axiologique caractéristique de leur époque iconoclaste, perçoivent l’Église catholique comme la responsable d’une certaine domination sur la société acadienne[18]. Tâchant de corriger le mépris de ses collègues pour l’histoire religieuse, l’historien Pierre Trépanier, qui enseigne à l’Université de Moncton de 1976 à 1980, rédige un plaidoyer en faveur du champ. Il cherche dès lors à « abattre le mur de préjugés qui rend certains de [ses] contemporains hostiles à l’histoire religieuse, essentielle pourtant à la compréhension du passé dans toute son épaisseur, toute sa mouvance[19] ». Son appel n’entraîne toutefois aucune suite chez les historiens néonationalistes, pas plus que chez leurs successeurs d’ailleurs.

Notons que cette marginalisation de l’histoire de l’éducation s’inscrit également dans un contexte plus large de la production historiographique canadienne. Comme le notent le professeur en sciences de l’éducation Paul Axelrod et l’historien John G. Reid, alors que la nouvelle histoire sociale mène à la production d’études originales en histoire de l’éducation dans les années 1970-1980, brisant et surpassant les limites des monographies institutionnelles glorificatrices à partir d’études thématiques et régionales, cette nouvelle production est alors méconnue de la communauté historienne. Selon les auteurs, ces nouveaux travaux se voient dès lors assimilés à la tradition historiographique institutionnelle ou encore négligés en faveur d’études polémiques produites hors de l’enceinte universitaire[20].

Ce contexte de marginalisation du champ, tant chez les historiens néonationalistes qu’au sein de la communauté historienne canadienne, fait en sorte que, des années 1970 aux débuts des années 1990, les recherches en histoire de l’éducation en Acadie sont largement menées par deux groupes : les chercheurs en sciences de l’éducation et les historiens amateurs/professionnels qui noyautent autour des revues d’histoire régionale. La multiplication des revues d’histoire régionale dans les provinces Maritimes des années 1960 aux années 1980 conduit à une production historiographique d’importance, notamment en histoire de l’éducation. Certes, les contributions ne sont pas toujours le fruit d’historiens patentés maîtrisant les rouages méthodologiques de la discipline. Il n’en demeure pas moins que ces études de cas soulignent de nouvelles réalités, contestent des généralisations historiographiques et offrent un regard historique plus synchronique – débats, polémiques, etc.[21].

Si ce n’est de quelques rares thèses de maîtrise adoptant une approche historique ou de quelques rares études commanditées en histoire de l’enseignement dans les provinces Maritimes, la majorité des travaux issus de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Moncton au cours des années 1970 sont de nature psychopédagogique[22]. La tendance se maintient durant les années 1980 et 1990, mais dès lors émerge la réalisation d’études empruntant aux approches sociologiques et historiques. C’est le professeur Alcide Godin qui se fait le chef de file des études en histoire de l’éducation durant la période. Ses travaux, reposant sur l’analyse des documents produits par les hauts fonctionnaires du bureau/ministère de l’Éducation du Nouveau-Brunswick, prennent la forme de synthèses d’histoire des politiques gouvernementales. Godin cherche surtout à dresser une chronologie des grandes réformes qu’a connues la province en matière d’éducation afin d’y recenser les apports à la communauté francophone[23]. Comme le notent la sociologue Isabelle McKee et l’historienne Anne Wéry, les travaux d’Alcide Godin se manifestent par conséquent comme des études « factuelles » des « temps forts » de l’histoire de l’éducation, « descriptives [et] peu critiques », ne versant à peu près pas dans l’analyse synchronique et cherchant ultimement à évaluer les politiques gouvernementales selon leur apport « positif » à la population francophone[24].

Au tournant des années 1990, c’est tout le champ de l’histoire acadienne qui mute avec l’introduction d’un nouveau paradigme à l’initiative d’une cohorte de jeunes historiennes et historiens. Ces autoproclamés « nouveaux historiens de l’Acadie[25] », influencés par la nouvelle histoire sociale, revendiquent le délaissement de l’histoire nationale acadienne en faveur d’une histoire sociale parcellisée. Regroupés au sein du Groupe de recherche en histoire économique et sociale de l’Université de Moncton (GRHÉSUM), les nouveaux historiens de l’Acadie mènent notamment des travaux en histoire de l’éducation. Bien que peu nombreuses, les contributions les plus significatives au champ apportées par ces chercheurs sont sans conteste celles issues du Projet de recherche sur l’État, les collectivités locales et l’éducation (PRÉCLÉ), dirigé par l’historien Jacques Paul Couturier et l’historienne Wendy Johnston. Ces derniers mettent en évidence les limites de la production historiographique de leurs prédécesseurs en soulignant leur faible contextualisation, leur marginalisation des analyses synchroniques, leur négligence de l’historiographie canadienne et le fait qu’ils ne s’en tiennent bien souvent qu’à l’étude du discours et des actions d’une fraction des acteurs en histoires de l’éducation, privilégiant l’étude des hauts fonctionnaires au détriment des administrateurs intermédiaires, des professeurs, des étudiants/élèves, des collectivités, etc.[26].

Depuis une dizaine d’années, le champ de l’histoire de l’éducation en Acadie a été l’objet de nombreuses études entrecroisant divers sujets – histoire institutionnelle, mémorielle, référentielle, du genre – et de multiples disciplines – histoire, sociolinguistique, sociologie et philosophie de l’éducation, etc.[27]. Dans le cadre du présent essai, nous effectuons une recension critique de six récents ouvrages en histoire de l’éducation, entreprenant d’en dégager les apports, les limites et les tendances historiographiques. Dans l’ordre où nous les recensons : Florence Ott et Nicolas Landry, L’Académie Sainte-Famille de Tracadie (1912-2012), Lévis, Éditions de la Francophonie, 2012; Nicolas Landry, Histoire de l’enseignement universitaire à Shippagan, Lévis, Éditions de la Francophonie, 2012; Nicolas Landry, Un collège classique en Acadie du Nouveau-Brunswick : le Sacré-Cœur de Caraquet – Bathurst, 1899-1975, Lévis, Éditions de la Francophonie, 2014; Marc Robichaud et Maurice Basque, Histoire de l’Université de Moncton, Moncton, Institut d’études acadiennes, 2013; Carolynn McNally, Histoire de la Fédération des étudiants et étudiantes du Centre universitaire de Moncton (1969-2009), Moncton, Institut d’études acadiennes, 2010; Joel Belliveau, Le « Moment 68 » et la réinvention de l’Acadie, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2014.

Récentes études en histoire de l’éducation

Depuis le début des années 2000, un intérêt grandissant pour l’histoire de la mémoire, du patrimoine et des commémorations est manifeste chez les nouveaux historiens de l’Acadie[28]. C’est dans le sillon de cette sensibilité qu’est fondé en 2008 le Groupe de recherche en patrimoine religieux (GRPR) du campus de Shippagan de l’Université de Moncton, dont les activités sont consacrées à valoriser « l’œuvre religieuse, économique et éducative des communautés religieuses ayant œuvré au nord du Nouveau-Brunswick[29] ». Trois ouvrages en histoire de l’éducation, s’inscrivant dans les champs de l’histoire institutionnelle et de la commémoration, sont issus des initiatives de ce groupe de recherche : L’Académie Sainte-Famille de Tracadie (1912-2012); Histoire de l’enseignement universitaire à Shippagan; Un collège classique en Acadie du Nouveau-Brunswick : le Sacré-Cœur de Caraquet-Bathurst, 1899-1975.

Notons d’emblée que ces ouvrages publiés par les fondateurs du GRPR, l’historien Nicolas Landry et la professeure en gestion de l’information Florence Ott, ne brisent pas avec la tradition d’une histoire institutionnelle matérielle des établissements d’enseignement. Cherchant en définitive à rédiger « la biographie d’un établissement d’enseignement », Landry se fait explicite à ce sujet, affirmant vouloir faire, tout comme certains de ses prédécesseurs, « l’histoire de l’institution elle-même et non des acteurs y ayant œuvré ». Accordant ainsi une large place aux « structures », les divers acteurs noyautant autour des institutions étudiées s’y retrouvent marginalisés. Certes l’ouvrage L’Académie Sainte-Famille de Tracadie contient de nombreuses fiches biographiques de religieuses, et les auteurs cherchent tout de même à faire état de « la question du quotidien et du vécu » des étudiants et du personnel au sein des établissements d’enseignement étudiés. Seulement, comme ils n’insèrent pas les actions et le discours des acteurs dans la trame de leur récit, l’évocation qu’ils font de ces derniers se résume bien souvent à faire état du taux d’inscription des étudiants et à dresser l’inventaire de leurs journaux, de leurs associations, de leurs activités culturelles, etc. En somme, les ouvrages s’entrecoupent sur l’étude de « quelques thématiques prédominantes, dont le personnel, l’approche pédagogique, les effectifs étudiants, les crises financières, les incendies, les rénovations, les événements annuels tels que les rentrées, la collation des grades ou encore les spectacles et la participation à des concours ».

Nonobstant cette limite, les trois ouvrages se font des plus intéressants, outre le fait qu’ils portent sur des institutions peu étudiées de l’historiographie, par le fait qu’ils revigorent la production d’une histoire religieuse en Acadie, champ dont les contributions depuis le plaidoyer de Pierre Trépanier se sont faites rares. Qui plus est, il importe de noter que, par la densité des thématiques qu’ils couvrent, les études se font agréablement riches en hypothèses et en pistes de recherche. Ainsi, dans leur étude de L’Académie Sainte-Famille de Tracadie, au-delà de l’histoire de l’évolution de l’Académie Sainte-Famille des Religieuses hospitalières de Saint- Joseph (RHSJ) – d’orphelinat à l’ouverture officielle de l’Académie en 1912, à la mutation de l’institution en école élémentaire et en établissement d’enseignement aux adultes, puis à son réaménagement en édifice multifonctionnel au cours des années 1970 –, Landry et Ott traitent des rapports qu’entretient la congrégation avec la communauté, de l’engagement de religieuses dans les luttes d’ordre féministe – notamment au sujet de la violence faite aux femmes (p. 239) –, des conflits qu’entretiennent les collectivités avec les conseils scolaires à la suite des réformes gouvernementales des années 1960 (p. 333-334), des impacts de la laïcisation sur la communauté religieuse (p. 343) et des défis entourant la sauvegarde des édifices patrimoniaux (p. 349-376). De même, les auteurs montrent qu’avec le changement de vocation de l’Académie à la suite de l’ouverture de l’école polyvalente à Tracadie, les RHSJ passent de l’enseignement à l’engagement social, ce qui les mène à aborder brièvement l’histoire de la participation acadienne aux missions étrangères, notamment au Pérou, un champ historiographique à développer en Acadie (voir, notamment, p. 230-231).

Dans son Histoire de l’enseignement universitaire à Shippagan, Landry trace l’histoire institutionnelle du campus de Shippagan de l’Université de Moncton, de sa genèse comme couvent des Religieuses de Jésus-Marie (RJm) à son développement et à son expansion comme campus universitaire de 1977 à 2010, en passant par sa mutation en collège classique pour filles et son affiliation à l’Université Sacré-Cœur puis à l’Université de Moncton à la suite de nombreux débats animés par les régionalismes en Acadie. Certes, l’esquisse que dresse Landry des activités du cercle de la Jeunesse étudiante catholique de l’établissement (p. 120-121), du rapport positif des étudiants à la religiosité de l’institution (p. 116), de même que de la contribution culturelle du collège des RJm à la région – qui constitue, par son enseignement et ses activités socioculturelles, un véritable « creuset artistique » (p. 56) – est intéressante. Seulement, si l’ouvrage se distingue particulièrement des contributions antérieures[30], c’est par le fait qu’il porte l’analyse du développement, du fonctionnement et de l’expansion de l’institution au-delà des années 1970. Nicolas Landry accorde trois chapitres au sujet où il aborde, notamment, les défis – recrutement, financement – et les stratégies – internationalisation des études, élaboration d’une vocation particulière autour de programmes de pêcheries, recherches fondamentales et appliquées, mise sur pied d’infrastructures – d’une université en milieu régional (voir chapitres 5, 6 et 7). Étudiant les « trois volets […] incontournables » du monde universitaire actuel que sont « l’internationalisation, la recherche et les services à la collectivité » (p. 323), Landry conclut à la nécessité d’une certaine synergie entre le recrutement, la recherche et la vocation institutionnelle : « Ainsi, il est évident qu’on ne peut aspirer à accroître les efforts d’internationalisation et de recrutement d’étudiants étrangers sans consolider et promouvoir les capacités de recherche de l’institution. C’est de cette manière que l’on peut aspirer à se créer des niches de compétences rayonnant au-delà des frontières canadiennes. Vient ensuite le réseautage avec des joueurs importants de la francophonie mondiale avec lesquels se négocient des ententes et des partenariats favorisant la mobilité étudiante et professorale » (p. 365).

C’est avec grand intérêt que nous avons lu Un collège classique en Acadie du Nouveau-Brunswick : le Sacré-Cœur de Caraquet-Bathurst. À maints égards, le Collège de Bathurst est l’établissement d’enseignement supérieur des pères eudistes le moins connu de l’historiographie acadienne. Pourtant, l’institution, l’étude de Nicolas Landry en fait foi, a été l’hôte et à l’amorce de nombreux engagements sociaux et nationaux en Acadie : de la fondation de l’Association acadienne d’éducation (AAÉ) aux activités du Conseil régional d’aménagement du Nord (CRAN) – notamment autour de Télé-Publik –, en passant par la mise sur pied de cours d’été, d’un service d’Extension de l’enseignement aux adultes et des mobilisations autour de l’Action catholique au sein de cercles acéjistes – Association catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC) – et de la Jeunesse étudiante catholique. Comme pour ses autres ouvrages, Landry centre son étude sur les « structures » de l’institution, documentant la fondation du Collège à Caraquet à la fin du 19e siècle, sa reconstruction à Bathurst à la suite de son incendie en 1915, son passage de collège classique à université en 1941, l’enseignement prodigué à ses maisons affiliées – le Collège Maria Assumpta de Campbellton et le Collège Sainte-Catherine de Dalhousie –, son affiliation à la Faculté des arts de l’Université de Moncton en 1963 et, enfin, la transition de sa vocation à celle de collège communautaire dans la foulée des évènements tumultueux de 1974. Toutefois, s’inscrivant dans le sillon des études sur les collèges classiques au Canada français menées par l’historien Claude Galarneau, Landry entreprend également de saisir les « réalités fondamentales » de l’établissement, ce qui le mène à admirablement bien mettre en évidence le caractère austère et monotone des collèges classiques, de même que la rigidité de la discipline qui y conditionne l’horaire et la vie étudiante (p. 47-63 et 69-75). Nous devons dire que la densité « des détails dont le sens n’est pas clair, ou même intéressant » que donne l’auteur se fait particulièrement riche en hypothèses dans cette étude. Sans le formuler explicitement, Landry fait état de la propagation et de l’influence d’une éthique personnaliste en Acadie autour des activités de la Faculté des sciences sociales, où enseigne le philosophe Louis-Marie Bourgoin, titulaire d’une thèse de doctorat sur le « mystère ontologique de la personne », et de la fondation en 1966-1967 de l’Association générale des étudiants du Collège de Bathurst, qui aspire au « bien commun de la communauté étudiante, soit la formation intégrale de chaque personne » (p. 118-119, 146 et 176)[31]. Enfin, l’auteur esquisse également le sujet de la modulation de l’identité étudiante durant les années 1940-1960 – l’ascension des concepts de travailleur intellectuel et d’étudiant-citoyen, qui s’accompagnent d’un discours tourné vers la « participation étudiante à la gouvernance universitaire, [la] liberté de presse, [l’]autonomie des associations étudiantes ou encore l’accessibilité aux études » – et celui des mobilisations étudiantes autour du moment 1968-1969 à Bathurst, qui sont marquées par un certain radicalisme (p. 141-142, 242 et 281-285). À ce tableau s’ajoute l’étude des mouvements contestataires de la première moitié des années 1970 autour du changement de vocation de l’institution, au sein desquels certains étudiants manifestent pour la démission du recteur, commettent des actes de violence politique, occupent le Collège et où, de pair avec des professeurs dissidents, entreprennent de fonder un « collège hors-les-murs » à Petit-Rocher pour poursuivre leurs études (voir chapitres 4 et 9). Sur ce point, Landry apporte une contribution d’importance à l’historiographie acadienne en mettant en évidence les particularités, le dynamisme et, surtout, l’existence de mobilisations étudiantes en dehors du campus de Moncton.

Affirmant vouloir « à la fois célébrer le 50e anniversaire [de l’Université de Moncton] et commémorer plus de 150 ans d’histoire de l’enseignement supérieur de langue française en Acadie », les historiens Marc Robichaud et Maurice Basque inscrivent également leur Histoire de l’Université de Moncton dans les champs de l’histoire institutionnelle et commémorative. L’Histoire de l’Université de Moncton est un « beau-livre », soit un ouvrage grand format aux pages lustrées et densément illustrées. Notons d’emblée que l’ouvrage ne se veut pas une étude « exhaustive » de l’institution; l’Université de Moncton et le Collège Saint-Joseph sont donc toujours en attente de leur historienne ou historien. Dans les termes des auteurs, l’objectif du livre est : « de peindre un portrait global de l’institution en l’illustrant d’exemples individuels ou collectifs qui témoignent de l’ensemble en mettant l’accent sur le particulier. Il veut rendre hommage à cette foule de femmes et d’hommes qui ont construit l’Université et qui continuent de transformer l’institution de par leur rôle d’administrateur, de professeur, d’étudiant ou de membre du personnel » (p. xvii). Toutefois, à la lecture de l’ouvrage, c’est plutôt une étude des structures de l’institution et de quelques hauts administrateurs – chanceliers et recteurs –, auxquels une fiche biographique est consacrée, dont il est question. Les acteurs intermédiaires – étudiants, professeurs, personnel administratif – ont tout au plus droit, lorsque les auteurs leur attribuent une certaine reconnaissance, à leur photo avec mention de leur nom et de leur fonction. Encore une fois, les étudiants sont les grands absents, l’inventaire de leurs associations et clubs sportifs occupant d’ailleurs davantage d’espace dans l’ouvrage que leurs mobilisations. Étonnamment, les auteurs remettent de l’avant les mouvements étudiants, largement médiatisés par le documentaire L’Acadie, l’Acadie?!?, du moment 1968-1969, n’abordant aucunement les subséquents qui ont pourtant été documentés par l’historienne Carolynn McNally. Ainsi, revenant sur quelques coups d’éclat et « temps forts » densément documentés dans l’historiographie, les auteurs apportent peu de nouvelles connaissances au sujet de l’Université de Moncton, de ses acteurs et de l’enseignement supérieur francophone en Acadie.

En fait, si l’ouvrage apporte de nouvelles contributions, elles sont majoritairement d’ordre factuel et reposent sur la reproduction iconographique de sources – articles de journaux, brochures, etc. – ou encore sur la composition de quelques encadrés thématiques, surtout pour la période ultérieure aux années 1970. À ce sujet, nous devons dire que certains choix des auteurs sont discutables quant à l’espace accordé à la documentation, ou à l’illustration devrions-nous dire, de l’histoire de certaines institutions, associations, etc. N’aurait-il pas été à propos d’attribuer, à tout le moins, un encadré à l’Institut de Memramcook qui, à compter de la fusion complète du Collège Saint-Joseph à l’Université de Moncton, devient un centre d’éducation aux adultes? De plus, l’Institut s’est maintenu comme lieu d’importance pour les mobilisations nationales et sociales des années 1960-1970, ayant été l’hôte du Ralliement de la jeunesse acadienne et du rallie « Frog Power », qui a mené à la création d’Activités-Jeunesse, l’initiateur d’un cours aux pêcheurs qui a abouti à la fondation de l’Association professionnelle des pêcheurs du sud-est du Nouveau-Brunswick, de même que l’endroit où a été organisé nombre de colloques des Conseils régionaux d’aménagement, de même qu’un colloque de réflexions par des femmes ayant conduit à la création de l’association LES FAM. Qui plus est, les auteurs auraient pu faire allusion à des associations dont l’existence et les actions sont peu connues de l’historiographie acadienne, notamment l’antagonisme canadien-français manifesté par la création du Cercle LaFrance de l’Association catholique de la jeunesse « acadienne » au Collège Saint-Joseph, les activités du bureau du Service universitaire canadien outremer (SUCO) à l’Université de Moncton pour sensibiliser la population Monctonienne aux mobilisations tiers-mondistes, ou encore l’engagement de la Communauté chrétienne universitaire du campus de Moncton sur une pluralité d’enjeux sociopolitiques. L’initiative leur aurait permis de suggérer de nouvelles pistes de recherche tout en demeurant dans les limites et l’orientation de leur étude.

À la demande de la Fédération des étudiants et des étudiantes du Centre universitaire de Moncton (FÉÉCUM) pour commémorer le 40e anniversaire de sa fondation, l’historienne Carolynn McNally publie l’Histoire de la Fédération des étudiants et étudiantes du Centre universitaire de Moncton en 2010. L’auteure destine l’ouvrage à « dresser un portrait des quarante premières années de la FÉÉCUM en s’intéressant à cinq thèmes principaux », que sont les mobilisations autour des luttes pour l’accessibilité aux études postsecondaires, les dossiers externes, les relations avec l’administration de l’Université de Moncton, les « dossiers chauds » qu’ont été la construction d’un centre étudiant et la gestion des bars étudiants et, enfin, l’histoire des relations entre la Fédération et les médias étudiants (p. 19-21). L’ouvrage de McNally se distingue particulièrement par le fait qu’il s’agit d’une première étude vouée à documenter l’histoire d’une association étudiante en Acadie et surtout d’une contribution d’importance à l’histoire de la jeunesse acadienne. Qui plus est, par son étude diachronique des mobilisations étudiantes à l’Université de Moncton, l’auteure permet de corriger une impression largement répandue au sein de la mémoire collective acadienne voulant qu’à la suite du moment 1968-1969 les étudiants se soient faits mornes, apathiques et désintéressés des questions sociopolitiques. Bien au contraire, McNally fait état de nombreuses mobilisations – notamment l’occupation de l’édifice du Centenaire en 1976, l’occupation de l’édifice Taillon en 1982 et la marche funèbre de 1995 – dont les coups d’éclat et le dynamisme apparaissent autant marquants et porteurs d’idéaux que les manifestations de la fin des années 1960.

L’étude de McNally comporte toutefois une limite méthodologique d’importance, ne postulant aucune problématique et ne délimitant pas clairement son sujet d’étude. Comme le note la présidente de la FÉÉCUM de l’époque, Tina Robichaud, qui signe la préface du livre, l’ouvrage est « [r]ésolument axé vers les faits et les évènements, [laissant] au lecteur la tâche d’en venir à ses propres conclusions quant au bout de chemin qui a été parcouru depuis la fondation de la Fédération » (p. 13). Seulement, l’histoire étant une science d’interprétation, il n’importe pas tant, comme l’affirme l’historien Marc Bloch, de faire état de ce qui s’est passé, que d’expliquer « comment et pourquoi[32] ». Nous retrouvons ainsi une étude inégale et aléatoire des activités de la FÉÉCUM, où nous avons du mal à saisir comment l’auteure a fait le choix des « évènements […] retenus » (p. 20) et pourquoi elle se permet par moments de dépasser les limites immédiates de l’association pour rendre compte de la vie et des mobilisations étudiantes – notamment dans son étude des grèves étudiantes –, alors qu’à d’autres moments, elle s’en tient au cadre strict de la Fédération, notamment dans le cas du « portrait » qu’elle trace du bar étudiant le Kacho. Il aurait pourtant été fort intéressant d’élaborer davantage sur ce haut lieu de la culture underground acadienne[33]. En fait, nous saisissons mal à la lecture du livre le discours des acteurs qui composent la FÉÉCUM. Certes, l’étude est consacrée à l’association, mais il demeure que cette dernière est composée de membres dont le répertoire respectif d’actions et d’idées conditionne ses activités et ses initiatives.

Dans le sillon des études en histoire de la jeunesse, des rapports intergénérationnels et des mouvements étudiants en Acadie, l’historien Joel Belliveau s’impose sans contredit comme le chef de file avec la publication de son ouvrage Le « Moment 68 » et la réinvention de l’Acadie, une version remaniée de sa thèse de doctorat. Belliveau y documente et y périodise la modulation de « l’identité […] du mouvement étudiant acadien » qui a conduit, selon lui, à baliser les fondements du néonationalisme acadien. En somme, il découpe le mouvement étudiant de 1957 à 1969 en trois temps. Il soutient que, des années 1950 au début des années 1960, l’étudiant acadien n’a pas encore acquis son autonomie d’initiative alors qu’il intériorise la notion d’« étudiant-coquille » qui lui est imposée, voulant qu’il ait à faire « l’apprentissage de la liberté » et à être formé en vue de « la vie adulte » avant de prendre part aux débats publics (p. 38-46). Belliveau montre ensuite que dès 1964 les étudiants rompent avec l’élite institutionnelle, s’affirmant comme des acteurs sociaux à part entière de la société et créant un discours proprement étudiant (p. 91-93 et 119). Selon Belliveau, ce mouvement estudiantin ne s’impose pas comme l’instigateur d’un « protonéonationalisme », mais comme le porteur d’une idéologie « fondamentalement libérale » par son discours de la « participation » et de « l’intégration », et par « son rapport iconoclaste avec la tradition acadienne et son adhésion sans réserve à l’idéal de la modernisation libérale » (p. 121 et 128). Enfin, le troisième moment est caractérisé par un changement de paradigme où les étudiants passent de l’idéologie participationniste à l’idéologie communautariste, conférant « une valeur en soi au groupe culturel francophone du Nouveau-Brunswick (ou la communauté acadienne, si l’on préfère), et non plus uniquement aux individus » (p. 232-233). Dès lors, accordant un plus grand intérêt à « la place du français dans l’espace public » et aux « besoins socio-économiques des Acadiens », et dévoilant leur « code caché » en rejetant la bonne-entente et l’approche du compromis, les étudiants formulent, selon l’auteur, les premiers balbutiements du néonationalisme acadien (p. 197, 229 et 234).

L’étude de Joel Belliveau va toutefois au-delà d’une analyse stricte des mutations que connaît « l’identité » du mouvement étudiant acadien. Critiquant l’orientation « acadiano-centrée » des études acadiennes, il entreprend l’initiative louable d’inscrire son ouvrage dans une perspective transnationale, tentant « de démêler comment le mondial et le local s’agencent, s’influencent et s’articulent pour former, dans un milieu particulier, un mouvement étudiant à la fois original et lié aux mouvances plus larges ». Sur cet aspect, nous devons dire que l’auteur nous a laissé sur notre faim. C’est que Belliveau ne donne pas la « preuve » que les mobilisations et les idées en gestation en Acadie de la fin des années 1960 sont inspirées du contexte national et international et qu’elles s’y modulent. Il s’étend plutôt passablement sur ce dit contexte, à partir de la production scientifique, auquel il juxtapose la réalité acadienne sans en faire la démonstration « empirique », s’empressant ensuite d’affirmer que les mobilisations étudiantes « sont intimement liées aux mouvances étudiantes continentales de l’époque » ou encore qu’elles ne sont pas « à la remorque de celles qui ont lieu ailleurs sur le continent; elles les précèdent même parfois » (p. 26 et 282). Par exemple, se limiter à six lignes pour affirmer qu’une sensibilité hippie et un « mouvement de libération [des] femme[s] » existent à ce moment en Acadie, c’est nettement insuffisant pour rendre compte de ces phénomènes, des idées qu’ils véhiculent et du réseau auquel ils sont liés (p. 168). Sur ce point, l’auteur aurait pu faire une meilleure utilisation des articles de journaux qu’il a dépouillés et des entrevues qu’il a réalisées afin de traiter plus en profondeur du « contexte acadien » pour ensuite le relier au « contexte international » et non l’inverse. Ainsi, outre quelques coups d’éclat – l’organisation d’une marche pour la paix entre les États-Unis et le Vietnam, la conception d’un drapeau acadien bolchevique arborant la faucille et le marteau communistes, etc. –, nous en apprenons bien peu sur l’état des idées de la décolonisation, du mouvement féministe et de l’influence des mobilisations tiers-mondistes en Acadie[34]. Somme toute, ce qui se dégage de l’étude de Belliveau sur ce point sont d’intéressantes hypothèses dont la preuve et la documentation restent à faire.

Une autre limite de l’ouvrage de Joel Belliveau tient au fait qu’il ne relève pas l’influence du Québec sur les mobilisations étudiantes en Acadie. Nous ne voulons pas aborder ici le sujet des Acadiens qui partent étudier ou travailler au Québec, des étudiants du Québec qui viennent étudier en Acadie, de la fascination de certains pour René Lévesque et le Front de libération du Québec – des étudiants peignant l’acronyme « FLA », Front de libération de l’Acadie, sur des affiches anglophones des autoroutes –, mais plutôt de la présence des cinéastes Pierre Perreault et Michel Brault, réalisateurs du documentaire L’Acadie, l’Acadie?!?, à l’Université de Moncton. Notons qu’une bonne partie de l’argumentation de l’auteur repose sur une étude des entrevues réalisées par Perreault et Brault durant le « moment 68 ». Seulement, à aucun moment Belliveau n’émet une critique de sa source pour noter qu’une partie du discours et des mobilisations étudiantes du temps ont pu être conditionnés par la présence des réalisateurs et de « la caméra » sur le campus. Michel Blanchard, l’un des principaux protagonistes du documentaire et chef de file des étudiants spontanéistes qui orchestrent l’occupation du Pavillon des sciences en 1969, avoue d’ailleurs à un journaliste l’interrogeant sur le sujet : « Si la caméra n’avait pas été là, ça aurait complètement changé l’affaire. […] On a fait un scénario pour la caméra[35]. » Nous ne cherchons pas ici à enlever l’autonomie d’initiative aux étudiants qui ont mené les mobilisations des années 1968-1969 en Acadie, mais plutôt à relever le fait que les questions adressées aux étudiants par les réalisateurs ne sont pas innocentes – les menant à réfléchir sur des sujets précis – et ont pu influer sur l’orientation de leur discours, tout comme la présence de « la caméra » a pu conditionner leur comportement. Notons que la contextualisation des influences/confluences idéologiques avec le Québec n’est pas la seule limite de l’étude de Belliveau sur le plan géographique. Les rapports entre le « Nord » et le « Sud » de l’Acadie du Nouveau-Brunswick sont résumés à bien peu de choses, négligeant ainsi les importants particularismes régionaux en Acadie.

Sur ce point, nous serons catégorique : l’Acadie, ce n’est pas Moncton, non plus l’Université de Moncton. Nombre d’études en ont témoigné, les réalités vécues des Acadiens du « Sud », leur rapport à la langue, leurs idées, etc., se font bien différents de ceux des autres régions de l’Acadie[36]. Négliger la comparaison entre les mobilisations étudiantes du Sud et du Nord du Nouveau-Brunswick, notamment celles du collège de Bathurst, c’est limiter de beaucoup les généralités soutenues par l’auteur sur l’ensemble de ce qu’il nomme « l’identité du mouvement étudiant acadien ». Tant sur le plan des mouvements que celui du rapport à la langue et à la nationalité, les différences sont notoires au sein des régions. Sur le plan des mobilisations étudiantes du « Moment 68 », les synthèses institutionnelles des différents collèges produites depuis les années 1990 ont montré qu’aucune population étudiante n’adopte les mêmes positions et ne manifeste le même dynamisme : entre la passivité d’Edmundston, le désintérêt de Shippagan, l’orientation des mobilisations vers la sauvegarde de l’institution à Pointe-de-l’Église et les mouvements contestataires de Bathurst et de Moncton[37]. De même, concernant l’aspect linguistique, notamment cristallisé autour des débats sur les écoles bilingues, la pluralité d’opinion domine depuis au moins la première moitié du 20e siècle. C’est notamment durant cette période que l’AAÉ, influencée par les Commandeurs de l’Ordre de Jacques-Cartier du Nord du Nouveau-Brunswick, revendique davantage que le strict bilinguisme dans l’optique de « demandez plus pour obtenir au moins un minimum de droits[38] ». Le documentaire de Léonard Forest L’Acadie de la dispersion[39], filmé en partie en 1967, est évocateur à ce propos, les protagonistes divergeant d’opinions entre le bilinguisme et l’unilinguisme francophone de même que sur l’affirmation de leur acadianité. Les opinions sur ces questions sont donc tranchées, et ce, avant le « moment 68 ».

Nous devons dire que nous avons également du mal à saisir en quoi la grille d’analyse de Belliveau le mène à affirmer que les étudiants de l’Université de Moncton qui incorporent l’idéologie participationniste des réformateurs frustrés le font en s’affirmant « contre l’autorité », alors que les étudiants du « Nord » qui arborent un discours pro-français similaire à celui de l’élite institutionnelle le font en dépit d’eux-mêmes parce qu’ils ne se sont pas affranchis de l’idéologie « traditionaliste » qui transpire des murs des institutions qu’ils fréquentent, d’anciens collèges classiques (p. 164-165 et 176). De même, nous comprenons mal sur quoi repose son allégation voulant que la « “branche nord-est” du néonationalisme est donc l’héritière directe du mouvement étudiant de 1968-1969 » (p. 272). C’est donner bien peu d’autonomie et limiter de beaucoup les apports des mobilisations nationalistes des Acadiens du Nord du Nouveau-Brunswick. C’est aussi marginaliser le fait que dès 1967 André Dumont, maître à penser en devenir du Parti acadien, revendique la province acadienne et que nombre des chefs de file des mobilisations néonationalistes, tels Léon Thériault, Euclide Chiasson et Jean-Marie Nadeau, ont étudié au Collège de Bathurst dans les années 1960 et non pas à l’Université de Moncton[40]. Il nous semble étonnant de conclure à une filiation directe et stricte entre les mobilisations étudiantes à Moncton et la gestation du néonationalisme, alors qu’une bonne part du creuset idéologique néonationaliste noyaute autour du Collège de Bathurst et est issu d’initiatives de militants du « Nord » : le Parti acadien, la revue L’Acayen, le Conseil régional d’aménagement du Nord, Télé-Publik, et nous en passons. Enfin, rappelons que, malgré ces limites, l’étude de Belliveau n’est pas pour le moins une contribution notable à l’historiographie acadienne, riche en nouvelles connaissances et en hypothèses.

Pour une histoire incarnée de l’Acadie

Nous en avons fait état, malgré la densité de la production scientifique en histoire de l’éducation en Acadie, le champ comporte de nombreuses limites, et quelques mises en chantier sont à entreprendre pour les combler. Notons que si nous concluons ce texte en plaidant en faveur d’une histoire incarnée de l’Acadie, ce plaidoyer ne se veut pas catégorique. Il n’y a pas pire malheur pour l’historiographie que de limiter la production de toute une génération à quelques sujets et à quelques approches. L’Acadie étant plurielle, la production historiographique s’y rapportant se doit également de l’être afin de rendre compte de la complexité et des multiples facettes de son sujet, sans quoi elle se fait partiale, parce que partielle. Ainsi, si nous plaidons ici pour certaines orientations, ce n’est pas sans reconnaître que celles déjà en cours doivent se poursuivre, car elles sont interdépendantes et complémentaires.

À quelques reprises, nous avons noté que les travaux produits en histoire de l’éducation sont, pour une large part, désincarnés. Marginalisant la contextualisation et se limitant à faire l’inventaire des faits et des évènements, des politiques législatives et des aspects matériels des établissements d’enseignement, ils réduisent l’élément humain aux statistiques. Ce qui importe bien souvent dans les ouvrages, c’est de faire état du nombre d’élèves/étudiants inscrits aux établissements d’enseignement, du nombre de diplômés, du nombre de professeurs, etc. Cette limite est d’importance car, comme le note le père Clément Cormier dans les années 1970, les étudiants « sont la principale raison d’être » des maisons d’enseignement. Certes, depuis les années 1990, les travaux sur les collèges classiques ont quelque peu corrigé cette limite en consacrant quelques chapitres à l’étude du quotidien des étudiants et à leurs activités culturelles et sportives. Il demeure toutefois qu’en cherchant finalement à faire une « biographie » des institutions, l’étude des acteurs y est restée marginale et s’est bien souvent limitée à la comptabilité des journaux étudiants, des associations étudiantes, des activités de formation, etc., sans faire état des idées et des valeurs qu’ils véhiculent, si ce n’est que sommairement. De manière analogue, les chercheurs limitent l’étude des programmes et des cours des institutions à leur inventaire, ne cherchant pas à saisir leur contenu, un aspect pourtant central aux établissements d’enseignement[41]. Comme l’a noté l’historienne Catherine Pomeyrols, les collèges classiques – par les valeurs, les idées et la culture véhiculées au sein de leur enseignement et de leurs associations institutionnelles – composent une « matrice idéologique » dont l’étude est indispensable pour saisir le capital culturel qu’en tirent les étudiantes et les étudiants[42].

Cette étude des idées et des valeurs doit aussi surpasser les murs des établissements d’enseignement et s’effectuer au sein des différentes associations œuvrant dans le domaine de l’éducation en Acadie. Il est étonnant qu’encore aujourd’hui nous ne sachions à peu près rien en contexte acadien de l’histoire de la Société mutuelle l’Assomption, de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française, de l’Ordre de Jacques-Cartier, de l’Association acadienne d’éducation, de l’Association des instituteurs acadiens, d’Activités-Jeunesse, et nous en passons. Si ce n’est que de manière factuelle et sommaire, jamais il n’a été entrepris d’étudier dans leur ensemble ces associations engagées dans la question nationale de sorte à en saisir la teneur et la portée de leurs réalisations, de même que les débats et les polémiques qui les ont marquées. Les travaux y faisant allusion se contentent bien souvent, quand ils ne se limitent pas à leur énumération pour attester du dynamisme nationalitaire d’une période passée, de faire état de quelques personnages clés ou encore de quelques coups d’éclat sans les étudier de manière synchronique dans leurs contextes ni faire état de la trame axiologique et idéologique qui les anime. Voilà une limite historiographique paradoxale pour l’Acadie qui, sans territoire géographiquement délimité et sans État, soulève d’emblée, lorsque nous entreprenons son étude, un questionnement sur sa nature nationale/nationalitaire et sur ses composantes référentielles.

Ce plaidoyer pour une histoire incarnée de l’Acadie, ouverte à l’histoire des idées, des représentations, de la culture et des associations, se veut aussi en faveur de l’introduction en histoire acadienne d’un nouveau champ : l’histoire de la jeunesse. Bien qu’aucun chercheur ne se soit réclamé du champ, notons que les travaux de l’historien Joel Belliveau, notamment tournés vers l’étude des rapports entre générations, ne sont pas sans s’y inscrire. Seulement, les études ne font bien souvent qu’effleurer le sujet, lorsqu’elles ne l’ignorent pas. Au Québec, les recherches sur l’édification de la jeunesse comme groupe social, notamment menées par l’historienne Louise Bienvenue[43], qui cherche à mettre en évidence les « rapports intergénérationnels dans l’analyse de notre passé commun », se sont avérées utiles pour comprendre la modulation des idées, des mobilisations sociales et de l’espace public au 20e siècle. Bien que nombre de chercheurs aient noté l’importance de l’ACJC, du scoutisme et des mouvements de l’Action catholique spécialisée en Acadie, encore aucune étude n’a rendu compte de leur véritable impact, du rôle qu’ils ont joué dans la reproduction d’une élite réformatrice et dans la montée d’une classe estudiantine contestatrice durant les années 1960. Enfin, il va sans dire qu’une histoire de la jeunesse en milieu scolaire/collégial/universitaire entrecoupe autant l’étude du réseau de sociabilité des jeunes, de leurs idées et des rapports qu’ils entretiennent avec leurs maîtres que celle de leurs rapports au genre et à la sexualité. Comme l’ont montré les travaux des historiennes Louise Bienvenue et Christine Hudon et de l’historien Ollivier Hubert, les établissements d’enseignement jouent également un rôle dans la « construction » de la féminité et de la masculinité[44].

C’est pour répondre à ces lacunes que nous plaidons pour une histoire incarnée de l’Acadie; une histoire valorisant les éléments humain, axiologique, idéologique et culturel derrière les institutions et les associations; une histoire tournée vers l’étude de la jeunesse dans ses rapports sociétaux, des associations acadiennes dans une perspective interne, synchronique et diachronique, et des établissements d’enseignement pour leur rôle comme vecteur d’idéologies. Enfin, rappelons que ces nouveaux chantiers en histoire acadienne n’atteindront leur pleine portée que dans la mesure où ils se croiseront aux travaux, qui doivent se poursuivre, en histoire religieuse et en histoire des rapports socioéconomiques et politiques entre l’État et les collectivités.