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LA PRÉSENTE RECHERHE RETRACE LE CHEMINEMENT de Jean-Baptiste Dupleix Silvain, négociant-fonctionnaire du 18 e siècle à l’île Royale et à Saint-Pierre et Miquelon, afin de circonscrire le phénomène de continuité de la présence française en Amérique du Nord [1] . Ce petit notable de la classe moyenne est membre d’une société coloniale qui apparait plutôt fluide, autant économiquement que socialement. À titre de question de recherche, il est permis de se demander si de tels petits notables se révèlent comme étant encore plus résilients que les marchands de l’élite, les hauts fonctionnaires ou encore les engagés et autres travailleurs. Cette question ramène aux propos de Frederick B. Tolls, qui souhaite que les historiens s’intéressent davantage aux personnes de « middle sort ». Ces dernières demeurent peu connues, comparativement aux grands marchands ou même aux classes inférieures [2].

Il est à noter qu’au point de vue historiographique, cette recherche aurait pu emprunter plus d’une direction en étudiant la place et les stratégies de promotion des élites moyennes coloniales du 18 e siècle, les réseaux marchands et leur fonctionnement, les rouages de l’Empire colonial français ou encore les commerçants des marges au 18 e siècle [3] . Tel qu’il a été mentionné plus haut, le sujet de cette étude, Jean-Baptiste Dupleix Silvain, peut être classé comme un membre des élites moyennes coloniales qui font du commerce aux marges de l’Empire français. Il n’est pas un acteur de l’Atlantique français au sens large, mais plutôt du « Cis-Atlantic », terme suggéré par Alison Games [4] . Selon sa définition, le « Cis-Atlantic » désigne plutôt une région à l’intérieur du concept de l’Atlantique. En lien avec ma démarche, Games mentionne d’ailleurs qu’il y a passablement d’intérêt pour les parcours d’individus vivant eux-mêmes dans différentes régions de l’Atlantique. Les biographies permettent ainsi aux lecteurs de percevoir la vitalité et la variété de l’Atlantique. Ce sont souvent ces individus, au même titre que Dupleix Silvain, qui bénéficient des faveurs des administrateurs coloniaux et même métropolitains [5] . Quant à Gregory Kennedy, il parle de mettre de l’avant « l’histoire régionale dans un contexte atlantique [6] ».

À titre comparatif du cas Dupleix Silvain, mentionnons celui de certains membres de la famille Morin à la même époque. Eux aussi constituent des exemples de résilience dans l’Atlantique français du 18 e siècle [7] . Dans les deux cas, leur parcours se déroule dans le long 18 e siècle car il débute à Plaisance pour se terminer à Saint-Pierre et Miquelon. J’aborde tour à tour les origines de la famille Dupleix Silvain pour ensuite me limiter au parcours de Jean-Baptiste dans le commerce à l’île Royale et à Saint-Pierre et Miquelon, de même que son rôle dans le fonctionnariat de l’archipel. C’est là qu’il déploie le mieux ses talents de sollicitation afin d’obtenir des promotions et des rémunérations d’officier de la Couronne auprès de l’administration royale. N’empêche que Dupleix Silvain peine à maintenir son statut social en raison d’une situation financière fragile.

En dépit de cette situation, le parcours de Dupleix Silvain à titre de négociant paraît relativement bien réussi car sa carrière en affaires s’étend sur bien au-delà de 10 ans. Il a certes fait preuve de détermination et d’une grande volonté d’adaptation au milieu [8] . Il n’en demeure pas moins qu’il y a une réalité qui le hantera jusqu’à la fin de sa vie, soit la dette accumulée à cause de la faillite de la société Beaubassin, Silvain et Compagnie.

Dupleix Silvain met à profit les mêmes stratégies de promotion sociale qu’Antoine Morin : bon mariage [9] , cumulation de charges publiques et implication dans le commerce. Il aspire donc lui aussi à une certaine mobilité sociale. À l’instar de ma recherche sur la famille Morin, l’approche méthodologique privilégiée implique l’étude des relations commerçantes, des migrations et d’une présence continue dans l’Atlantique français après 1763 [10] . Les Morin figurent eux aussi parmi les familles d’acteurs secondaires ou de petits notables trop longtemps négligés par l’historiographie de la Nouvelle-France. Pourtant, le parcours de certains des membres de cette famille est révélateur des stratégies de promotion sociale de l’époque. On pense surtout à l’importance du mariage, du commerce et du fonctionnement de l’État. Il demeure toutefois important de distinguer entre les changements imposés par le contexte géopolitique et ceux orchestrés par Dupleix Silvain. Ce sont des événements hors de son contrôle qui le forcent à aller s’établir à Saint-Pierre et Miquelon. En contrepartie, il exploite les conséquences négatives de ces événements pour justifier en partie ses dettes et ses demandes incessantes. Il laisse croire aux autorités que l’obtention de promotions et de rémunérations lui permettra de se sortir de son guêpier financier.

Avant d’aborder les débuts de Dupleix Silvain et de sa famille à l’île Royale, il semble à propos de se familiariser avec le contexte géopolitique et économique de cette colonie. En vertu du traité d’Utrecht de 1713, la France cède Terre-Neuve, l’Acadie et la baie d’Hudson à l’Angleterre. Les Français conservent toutefois le Cap-Breton, renommé l’île Royale, l’île Saint-Jean et le Nouveau-Brunswick actuel. L’île Royale et sa capitale, Louisbourg, sont appelées à devenir un carrefour commercial et militaire et un centre important pour l’industrie des pêches dans le golfe du Saint-Laurent. En 1737, il y a près d’une cinquantaine de marchands à Louisbourg, dont un bon nombre s’approprient les charges publiques et dont un siège au Conseil supérieur de la colonie. En 1755, au moins 66 marchands sont actifs dans la capitale de l’île Royale [11] , dont les principales familles incluent les Daccarrette, les Lartigue, la famille Rodrigue, Antoine Paris, les Delort, etc. [12] . La société Beaubassin, Silvain et C ie peut à juste titre être classée dans cette catégorie d’élite négociante, quoiqu’à un échelon quelque peu inférieur à la suite du décès du patriarche Daccarrette.

Le nom des Dupleix Silvain mérite qu’on s’y intéresse dans le contexte de la présence coloniale française au Canada atlantique durant le 18 e siècle. D’abord, Claude Dupleix Silvain est le fils de Jean-Baptiste (père) Dupleix Silvain et Marie Minet. Né à Québec le 26 décembre 1682, il passe à Plaisance en 1710. En 1713, il épouse Catherine de Gonillon, fille de feu Louis de Gonillon et Marianne Gilbert [13] . C’est cependant son fils Jean-Baptiste qui fait l’objet de cette recherche. Le père de Jean-Baptiste, Claude, figure parmi les grands corsaires de Plaisance. Par exemple, au cours de la guerre de Succession d’Espagne, il réussit cinq prises de navires anglais en 1711 d’une valeur de 28 000 livres à la vente [14] . De 1698 à 1711, Claude apparaît dans les recensements et est mentionné à sept reprises dans les documents du greffe de Plaisance. Il est associé à d’autres entrepreneurs de commerce et de pêche tels Jean-Baptiste Genesis, Nicolas Boitier dit Bérichon ou encore Jean-Baptiste Rodrigue dit de Fonds.

L’habitant-négociant à l’île Royale

Jean-Baptiste, lui, naît en 1721 à La Baleine, à l’île Royale. Il est le cinquième fils de Claude Dupleix Silvain et Catherine de Gonillon [15] . Mais son père meurt la même année et sa mère épouse en secondes noces Michel Daccarrette, de Louisbourg, également son oncle [16] . Durant cette seconde communauté ou ce second mariage, Jean-Baptiste travaille dans l’entreprise de son beau-père à compter de 1737 (alors qu’il est âgé de 16 ans), jusqu’à la mort de ce dernier, en 1745, soit durant huit ans [17] À ce moment-là, Jean-Baptiste est âgé de 24 ans. Son beau-père meurt de manière héroïque, soit en défendant la batterie de la grave lors du siège de 1745 par les troupes de Nouvelle-Angleterre. Jean-Baptiste estimera plus tard que cet événement le priva des bénéfices de la succession, soit près de 40 000 livres [18] .

À l’instar de plusieurs autres habitants après la première chute de l’île Royale, Jean-Baptiste se retrouve à La Rochelle, où il forme une société de commerce avec Philippe Leneuf de Beaubassin et Blaise Lagoanere [19] . À noter qu’ils sont tous les trois parmi les héritiers de Michel Daccarrette. D’après Le Goff, ils se sont justement associés pour « acquérir les biens » de Daccarrette et « administrer ses affaires  », bref, profiter d’un réseau de contacts d’affaires déjà bien établi [20] . L’entreprise porte le nom de Beaubassin, Silvain et Compagnie. Leur association est formellement « ratifiée » à Louisbourg en octobre 1749 [21] . Durant les activités de la société à l’île Royale (1748-1758), Jean-Baptiste estime qu’elle génère des gains de « 50 000 écus ou 150 000 livres [22] ». À compter de 1754 environ, il semble bien que Jean-Baptiste soit à la tête de l’entreprise étant donné que Beaubassin meurt avant cette date et que Lagoanere est remplacé par ses enfants, qui ne semblent pas s’impliquer dans l’entreprise [23] .

Une fenêtre sur les activités de la société Beaubassin, Silvain et Cie à l’île Royale, 1749-1758

Au 18e siècle, les «  forces du commerce  » comprennent la circulation des marchandises, l’armement des navires et les relations avec les banques. Les marchands, eux, doivent maîtriser les  transports, les modes de paiement, mais aussi les types d’association commerciale et de mobilisation des capitaux [24] . Le commerce s’avère donc le  moteur de l’expansion européenne et du monde atlantique [25] . Ainsi, tel qu’il a été mentionné plus haut, à l’île Royale émerge une véritable communauté marchande formant une élite de notables dont le réseau commercial et familial s’étend souvent à l’ensemble de l’Atlantique français. Les archives consultées permettent de constater que la société Beaubassin, Silvain et C ie évolue selon des paramètres déjà fort bien circonscrits par l’historiographie coloniale d’Ancien Régime [26] . On pense ici à des investissements variés qui visent à diminuer les risques de pertes financières ou au fait que l’entreprise touche à pratiquement tous les marchés : pêche, circulation des produits coloniaux des îles à sucre françaises, ravitaillement des colonies en produits français, vente locale de produits agricoles et de bestiaux et même la traite des esclaves. Aux fins de la présente étude, j’ai regroupé les éléments énumérés ci-haut en quatre sections, soit la navigation, les contrats d’engagement, les transactions financières de tous genres et, bien sûr, les nombreux litiges et procès.

La navigation

D’abord, en ce qui a trait à la navigation, il est possible d’identifier au moins neuf vaisseaux ayant appartenu à la société entre 1749 et 1758, soit la Judith [27] , le Bien Attendu, le Saint-François [28] , la Bassinette [29] , la Réussite [30] , le Postillon [31] , le Saint-Jean [32] , la Marie [33] et la Marie-Josèphe [34] . Nous savons également que la société semble avoir été propriétaire d’un navire anglais saisi lors d’activités de course en 1756 [35] . À l’instar de bien des négociants de l’Atlantique français, la Beaubassin, Silvain et C ie n’est pas seulement vulnérable aux attaques anglaises durant la guerre de Sept Ans, mais elle subit aussi les aléas de dame nature. Par exemple, en décembre 1754, on rapporte le naufrage du Bien Attendu à l’île de Sable. Sa cargaison se compose notamment de mélasse, de sucres blanc et brun et de rhum. Le bâtiment revenait alors de Port-au-Prince [36] .

L’embauche d’engagés

En deuxième lieu, que ce soit à titre d’équipages sur les navires mentionnés plus haut ou pour les activités de pêche, la société Beaubassin, Silvain et C ie se doit d’embaucher des engagés à chaque année. C’est ainsi qu’une charte-partie passée à Saint-Jean-de-Luz en février 1750 nous en apprend davantage sur les modalités contractuelles de l’époque. L’entreprise s’entend alors avec le maître de goélette Pierre Daguerre, qui dirige un équipage de 10 hommes. Comme à l’habitude pour ce genre de documents, on y mentionne la présence d’un saleur, d’un décolleur, d’un garçon, etc. L’équipage s’embarquera sur une barque frétée par la Beaubassin, Silvain et C ie pour se rendre à La Rochelle, où il se transbordera sur le Jason en direction de Louisbourg. Les hommes y travailleront à « la pêcherie et sécherie de morues jusqu’à la Saint-Michel », soit en septembre [37] . À la fin de cette même année, en prévision de la saison de pêche 1751, la société passe un contrat avec un autre équipage de goélette dont le maître est André Detcheverry. Les conditions contractuelles respectent le règlement royal de 1743 voulant que les membres de l’équipage prêtent serment qu’ils n’ont « reçu ni ne recevront d’autre salaire que ceux portés par led règlement [38] ». En 1753, le contrat passé avec Sansin Petot et Martin Garat est assez semblable à celui de 1750. Les deux hommes de la paroisse d’Hendaye sont respectivement contremaître et charpentier de navire et représentent le reste de l’équipage du navire le Jason, appartenant à la Beaubassin, Silvain et C ie . Ils promettent eux aussi de se rendre à La Rochelle sur la barque frétée par les associés de Louisbourg afin de s’embarquer pour l’île Royale. Toutefois, on précise ici que leur « passage, nourriture et hardes » leur sont fournis gratuitement [39] .

Les transactions commerciales

En plus d’exploiter des bâtiments pour le commerce et la pêche et d’embaucher des engagés, la société effectue une multitude de transactions de tous genres afin de faire fructifier des investissements, de les protéger ou encore de récupérer des sommes d’argent. La société vend des terrains, des marchandises, des animaux, un esclave, passe un marché de construction, récupère de l’argent, accorde ou reçoit des quittances et agit à titre de procurateur [40] . Bref, à peu près tout ce que des marchands coloniaux se doivent de faire au 18 e siècle dans l’Atlantique français. Par exemple, la société vend un « restant de marchandises » pour 2 507 livres en 1756 [41] ou encore obtient quelques têtes de bétail de Petit Degrat pour 1 300 livres en 1756 [42] . Il y a aussi Jean Duserre, capitaine de goélette qui, à la veille d’appareiller pour la Guadeloupe, reconnaît devoir 2 050 livres à la Beaubassin, Silvain et C ie pour 41 barriques de sirop. Il promet de payer en janvier 1756 [43] . À cela peut s’ajouter un contrat de construction passé en 1756 avec le maître-charpentier Michel Dubinca dit Nogaro, pour une maison « en charpente » de 60 pieds sur 33, au coût de 10 000 livres. Comme c’était souvent le cas à l’époque, la moitié du paiement serait versée en argent et l’autre en marchandises. La société a alors déjà versé l’équivalent de 4 955 livres à Nogaro, tant en argent qu’en marchandises [44] .

Mais les associés de la Beaubassin, Silvain et C ie doivent eux aussi payer d’autres négociants. Par exemple, en 1752, Jean Laborde, de Saint-Jean-de-Luz, reconnaît que la Beaubassin, Silvain et C ie lui a versé 480 livres pour montant d’un billet datant de mai 1751 [45] . Une deuxième quittance, obtenue en novembre 1755, confirme que la société a versé 675 livres à Joseph Lachaume, fondé de pouvoir de Jean-Baptiste Guion. Ce versement représente le solde d’un montant de 1 760 livres que feu Michel Daccarrette devait à feu Louis Lachaume. Cette affaire remonte à mars 1745 [46] !

La charge de procurateur

Enfin, au même titre que les autres négociants de l’île Royale, la Beaubassin, Silvain et C ie doit aussi accepter des responsabilités de procurateur dans la colonie. Qu’il soit permis d’élaborer un peu plus sur l’importance de cette charge. Durant l’époque moderne, le succès des réseaux marchands exige que chaque individu « se fasse une réputation, puisse contrôler la loyauté de ses agents et partenaires dispersés [47] ». Trivellato approfondit la question en se référant à ce qu’elle appelle la « théorie des jeux  ». Cela implique que «  la bonne conduite en affaires résultait d’éléments informels, comme l’amitié, la réputation, le flux d’informations [48] ».

Un premier exemple se situe en mars 1752 à Bordeaux, au profit du négociant Bernard Douezan. La Beaubassin, Silvain et C ie doit alors se charger de compléter une transaction entre Douezan et le sieur Jean Claparede. Ce dernier doit encore de l’argent à Douezan, possiblement pour l’achat du navire le Tonnant. À cela s’ajoute la responsabilité de recevoir la «  somme due  » par Joannis Dupuy et André (?), respectivement maître de goélette et maître d’équipage, pour « capitaux et arrêt de grosse » leur ayant été fournis par Douezan en mars 1752. Il semble aussi que des garçons et «  mousses de grave  », au service de Claparede, doivent rembourser Douezan [49] . Cette affaire semble connaître d’autres rebondissements au cours de l’été 1752. Cette fois, c’est le troisième associé de la Beaubassin, Silvain et C ie , Blaise Lagoanere, qui semble impliqué à titre de « porteur de procuration » de Bernard Douezan. La procuration, datée du 20 mars, vise notamment à «  terminer les contestations » entre les sieurs Clarapede, Douezan et Antoine Maubourquet. Des arbitres sont nommés afin de régler cette affaire impliquant une somme d’environ 10  000 livres. Chez les arbitres, du côté de Clarapede, figure Antoine Rodrigue, alors que du côté de Maubourquet se trouve Lagoanere [50] .

Toujours à titre de procurateur, cette fois au nom du sieur Dauberminy, la Beaubassin, Silvain et C ie doit trouver le moyen de vendre un « nègre Boulanger » nommé Toussaint en provenance de Saint-Pierre de la Martinique. Mais il semble que la société ne puisse « parvenir à s’en défaire de gré à gré » et demande aux autorités que l’esclave soit vendu « judiciairement à la première criée qui en sera faite et être adjugé au plus offrant et dernier enchérisseur ». À noter que Dauberminy demandait de vendre cet esclave en «  s’assurant qu’il ne retournerait jamais en Martinique [51] ». Toussaint est finalement adjugé pour 450 livres.

Un défi financier : la succession de Michel Daccarrette

En plus de devoir manœuvrer quotidiennement dans les transactions financières et les obligations de toutes sortes, la société Beaubassin, Silvain et C ie n’est pas à l’abri de décisions antérieures mal avisées prises par des membres de la famille Daccarrette élargie, qui finissent par affecter son fonctionnement. Ce genre de situations fait parfois surface au moment de régler une succession, par exemple [52] . C’est d’abord un document de 1752 qui explique la situation financière délicate des héritiers de la succession de feu Michel Daccarrette et de la défunte Catherine de Gonillon. C’est Philippe Leneuf, écuyer, sieur de Beaubassin, qui agit à titre de tuteur des enfants issus de la communauté de feu Daccarrette. L’associé de Beaubassin, le négociant Blaise Lagoanere, est l’époux de Catherine Daccarrette, elle-même cohéritière du défunt. Quant à Jean-Baptiste Dupleix Silvain, il est cohéritier de dame Gonillon.

La situation financière difficile évoquée dans cette succession de 1752 viendra, semble-t-il, hanter Dupleix Silvain durant une bonne partie de la deuxième moitié du 18 e siècle. Comme nous le verrons plus loin dans le présent article, il rappelle à quelques occasions la succession familiale pour expliquer son incapacité à régler de vieilles dettes. Ainsi, la vulnérabilité financière de la succession est révélée dans le cadre d’un processus ou plutôt d’une négociation de remboursement de dettes envers Jeanne de Picot, veuve et héritière du « noble » Léon de Brethou, de Bayonne. Son porteur de procuration à Louisbourg est Laurent de Domingue Meyrac, conseiller du roi et lieutenant-général de l’Amirauté de la colonie [53] . Il est évident que dans cette affaire les héritiers de Daccarrette tentent d’établir des paramètres de remboursement qui s’appliqueront à tout créancier qui viendra cogner à leur porte. Il y est clairement énoncé que les créanciers ne doivent pas s’attendre à des remboursements complets.

Dans le cas qui nous intéresse, ce serait lors d’une transaction remontant au 23 novembre 1743 que feu Daccarrette [54] « s’est constitué débiteur » envers le sieur Léon de Berthou pour 30 000 livres. Il s’agit bien là d’un « prêt et avance » accordé à Daccarrette et à son associé, feu Jean de Saint-Martin, de Saint-Jean-de-Luz, et incluant Lagoanere. Le remboursement devait s’étaler sur 13 paiements mais, au moment de la rédaction de cette entente, il n’a été versé que 4 000 livres. Le sieur Daccarrette, rappelons-le, meurt lors du siège de 1745 et ses héritiers reviennent à Louisbourg en 1749 pour n’y trouver que des ruines ou à peu près. Selon leurs propres termes : « Ladite succession n’est pas avantageuse, bien au contraire, elle est des plus onéreuse pour les créanciers ». Les héritiers offrent donc à tous les créanciers de feu Daccarrette de leur verser le quart des sommes qu’il leur devait. Plus précisément, il s’agit de remettre un maximum de 10 000 livres en 4 versements de 2 500 livres qui seraient effectués à compter de 1753 et qui s’étaleraient jusqu’en 1756.

Que de litiges!

L’étude des documents disponibles permet de commenter au moins quatre dossiers qui peuvent être qualifiés de litigieux et qui conduisent à des procès contre Nicolas Larcher (1754) [55] , Antoine Le Poupet de La Boularderie (1758) [56] , François Douville (1754-58) [57] , Tanguy Mervin (1753) et François Grimault (1756). L’origine du litige entre Grimault et la Beaubassin, Silvain et C ie semble être attribuable au mode de financement des travaux de rénovation de l’église de La Baleine en 1726. L’enjeu semble être une somme de 150 livres que la société, à titre d’héritier de feu Daccarrette, refuse de verser à Grimault [58] . À l’origine, le coût total du contrat se chiffre à 818 livres [59] . Cette affaire connaît des rebondissements en 1757, lorsque les héritiers de Daccarrette tentent de récupérer 255 livres auprès de la veuve Ménard, fille de François Grimault [60] .

Un autre procès impliquant des sommes encore plus importantes se déroule durant les années 1753 et 1754. D’ailleurs, l’historien T.J.A. Le Goff fait allusion à cette affaire dans deux entrées du Dictionnaire biographique du Canada. En 1752, de concert avec la Beaubassin, Silvain et C ie , Antoine Rodrigue obtient un contrat de trois ans pour la fourniture de viande à Louisbourg. Toutefois, incapable de remplir ses obligations, il se retire de cette entreprise, quoiqu’en 1753 il fournisse une partie du foin nécessaire au bétail destiné à l’abattoir. Mais l’inondation d’une prairie, à Miré, l’empêche de fournir suffisamment de fourrage; en conséquence, 11  bêtes périssent de faim au cours de l’hiver. Les frères Antoine et Michel Rodrigue font bientôt l’objet d’une poursuite par trois financiers, dont Tanguy Mervin, en 1753 [61] . Cette affaire a également des répercussions sur les relations entre Rodrigue et la Beaubassin, Silvain et Cie , car ces négociants se brouillent [62] .

C’est donc de décembre 1753 à juin 1754 que ce long procès civil se déroule sous les auspices de Nicolas Larcher, membre du Conseil supérieur de Louisbourg. Le demandeur est Tanguy Mervin et le défendeur est la Beaubassin, Silvain et C ie . Celle-ci, à son tour, incrimine Antoine Rodrigue comme étant en bonne partie responsable de la mort des bestiaux. En effet, elle l’accuse de n’avoir pas fourni sa part du fourrage nécessaire à la subsistance des bestiaux. La somme en jeu est importante : un premier arrêt de décembre 1753 ordonne à la Beaubassin, Silvain et C ie de dédommager Mervin de la perte des bestiaux à hauteur de 10 686 livres. Il semble également que Mervin soit le créancier de Rodrigue, ce qui complique encore plus le dossier. Quant à Vital Chevalier, commis à la boucherie, on tente de lui faire révéler le nombre de bêtes abattues, de peaux vendues, etc. Mervin, pour sa part, exige au moins la moitié des revenus pour se rembourser [63] .

En avril 1754, c’est Rodrigue qui est sommé de paraître devant la justice. Dans le cas de la Beaubassin, Silvain et Cie , c’est une éventualité qu’elle semble vouloir retarder le plus possible. Au fur et à mesure qu’avance le procès, l’entreprise et Rodrigue s’affrontent avec comme enjeu de ne pas sombrer seuls dans le gouffre financier. De son côté, Rodrigue affirme avoir commencé la récolte de foin en juillet et qu’en temps normal il aurait été en mesure de fournir deux tiers de la quantité nécessaire aux bestiaux. Au contraire, la Beaubassin, Silvain et Cie , elle, n’aurait commencé sa récolte que vers la mi-août et on estime qu’il en serait résulté du foin de mauvaise qualité qui a pu causer la mort des animaux. Une théorie intéressante est émise lors du procès, soit que certaines bêtes, étant âgées, avaient les dents trop « usées » pour leur permettre de brouter l’herbe! Quant à la société, lorsqu’on l’accuse d’avoir fait abattre un trop grand nombre de bêtes pour les besoins de la colonie, elle rétorque que le blâme en revient en partie à l’ordonnateur de l’île Royale, qui aurait laissé un navire de Nouvelle-Angleterre vendre sa cargaison de viande à Louisbourg. C’est ce qui explique qu’une partie du bœuf abattu par la société se soit gâtée et qu’on ait dû la jeter à la mer. En fin de compte, il semble que ce soit surtout la Beaubassin, Silvain et Cie qui doive verser des compensations à Mervin. Au passage, un témoin accuse Dupleix Silvain de l’avoir forcé à entériner un certificat non conforme à la réalité. Les autorités reconnaissent donc l’entreprise responsable de la mort d’au moins cinq bœufs par « manque de foin ». Enfin, en 1754, Mervin reconnaît avoir reçu la somme de 3 000 livres en lettres de change, conformément à la décision du juge en date du 10 juin, confirmée par arrêt du Conseil supérieur [64] .

À noter que je ne me suis pas penché sur deux autres dossiers plutôt volumineux impliquant également des questions financières. D’abord, en 1752, un groupe de 17 personnes, y compris la Beaubassin, Silvain et C ie , se réunissent à titre de créanciers d’Aymard de Tezin [65] . Par ailleurs, en 1756, un document plutôt étoffé fait état d’une enquête du sieur Gerbault concernant la veuve Boicau (?), épouse de François Vigneron. Cette démarche implique elle aussi la Beaubassin, Silvain et Cie [66] .

C’est lors de son second séjour à l’île Royale que Jean-Baptiste Dupleix Sylvain épouse Geneviève Benoist (24 février 1753), fille de Pierre Benoist (chevalier de Saint-Louis et capitaine d’une compagnie de marine) et Anne Fiedmont [67] , nièce d’Antoine Rodrigue. Le mariage de Jean-Baptiste respecte la stratégie des marchands d’Ancien Régime puisqu’il épouse une femme dont la famille appartient à un cercle de négociants et d’officiers civils de la colonie. La société Beaubassin, Silvain et C ie exploite des établissements de pêche dans plusieurs havres de l’île Royale, dont à La Baleine et à la Petite Bras d’Or, en plus de posséder des maisons et des magasins à Louisbourg. Si la valeur de l’entreprise est estimée à 150 000 livres en 1757, celle-ci a alors déjà souffert de pertes financières importantes : pertes de crédit accordé à des entreprises de pêche qui finissent par faire faillite, perte d’au moins sept navires, d’une part financière dans une entreprise de course, de cargaisons embarquées sur d’autres navires et de huit chaloupes de pêche [68] . Mais quelques-unes de ces pertes surviennent dans un contexte qui échappe au contrôle des associés. Par exemple, pour confirmer la perte de chaloupes lors du siège de 1758, Jean-Baptiste obtient deux certificats datés de 1759, signés respectivement par le chevalier de Drucourt et par Denis de Bonaventure. Tous mettent de l’avant le comportement exemplaire de Jean-Baptiste lors des sièges de 1745 et de 1758 [69] . C’est justement lors du siège d’août 1758 que survient la perte des 8 chaloupes, alors que leurs équipages (40 hommes) participent à la défense de Louisbourg sur la batterie de l’île d’Entrée.

La chute de Louisbourg en 1758 marque la fin des activités de la Beaubassin, Silvain et C ie . Par la suite, Dupleix Silvain consacre une bonne part de son énergie à tenter de se distancier du bilan négatif de l’entreprise. De retour en France après la chute définitive de l’île Royale en 1758, Jean-Baptiste et ses associés « assumèrent à parts égales la responsabilité de leurs dettes et convinrent de payer à leurs créanciers 50 % de leur dû, soit 43 000 livres [70] ». Mais les années qui s’en viennent ne feront que confirmer que cette affaire est alors loin d’être réglée.

Un nouveau départ à Saint-Pierre et Miquelon

Quoi qu’il en soit, en 1763, Jean-Baptiste, à l’instar d’autres anciens habitants de l’île Royale, tente un nouveau départ, mais cette fois à Saint-Pierre et Miquelon. Dans l’esprit des autorités françaises au lendemain du traité de Paris de 1763, l’archipel n’est pas destiné à devenir une colonie de peuplement mais plutôt d’exploitation d’une ressource, soit la morue. Les îles Saint-Pierre et Miquelon auront donc double fonction, soit celle d’abri-refuge de la flotte de pêche métropolitaine et de colonie de pêche sédentaire pour remplacer l’île Royale [71] . Mais le contexte géopolitique de l’archipel met la population et la famille Dupleix Silvain à dure épreuve. En effet, la période 1763-1815 est marquée par une alternance de conflits et d’apaisements. Il en résulte trois évacuations de la population, suivies de trois démarches de réoccupation. Les habitants qui reviennent ou s’installent dans l’archipel bénéficient d’avantages tels l’octroi d’un terrain, y compris une grave, des matériaux de construction et des provisions pour une période de temps pouvant varier entre six mois et deux ans [72] . Quant à la maisonnée Dupleix Silvain, elle compte 9 enfants en 1776, soit 4 fils et 5 filles, âgés entre 21 mois et 17 ans [73] . Sauf Jean-Baptiste fils, ils semblent tous être nés soit dans l’archipel, soit lors des séjours en France suite aux conquêtes anglaises. Les quelques pièces d’archives disponibles permettent de constater que Dupleix Silvain y brasse le même modèle d’affaires commerciales et juridiques qu’à l’île Royale. Toutefois, la limite des archives ne permet pas d’en savoir davantage sur ses activités marchandes dans l’archipel, du moins pas au même titre qu’à l’île Royale.

Sa nouvelle entreprise de pêche emploie une centaine d’hommes par année [74] . Dupleix Silvain bénéficie de faveurs administratives en 1765 en obtenant une parcelle de terre adjacente à la sienne, lui permettant de «  donner une juste profondeur à sa grave et à ses vigneaux pour la sécherie des morues ». Ce privilège permet d’empêcher la proximité des bâtiments afin de ne pas nuire à « lad sécherie » et de le dédommager du « retranchement qui lui a été fait de tout le terrain qu’occupe maintenant le sieur Ravenel [75] ». Mais le malheur le frappe en 1771, lorsque 2 engagés se noient à son service, soit Jean Lafourcade (18 ans) et Jean-Baptiste (?) (20 ans) [76] . Dans les années 1780, Dupleix Silvain passe un contrat avec les frères Guillard pour aménager 300 toises carrées de grave à son habitation de l’île aux Chiens [77] . Deux ans plus tard, il vend 2 esquifs à Guillaume Mancel pour un total de 1 550 livres [78] . Comme il l’a fait souvent à l’île Royale, Dupleix Silvain agit aussi à titre de procurateur, notamment pour Charlotte Daccarrette, veuve de son ancien associé Leneuf de Beaubassin, pour vendre deux terrains en septembre 1784, l’un à Angélique Dugas [79] et l’autre à Robert Mancel [80] .

Le temps des sollicitations

Même si les choses semblent bien se dérouler pour Jean-Baptiste à Saint-Pierre, il demeure hanté par le règlement de ses vieilles dettes auprès des créanciers de la Beaubassin, Silvain et C ie . Pourtant, si l’on se reporte à une lettre de mars 1768, il prétend avoir « rempli ses obligations » et estime ne pas « être obligé de payer plus du tiers des dettes » de l’ancienne société [81] . Jean-Baptiste doit néanmoins passer en France en 1769 pour « s’arranger avec les créanciers de la société de l’île Royale ». Réitérant le fait qu’il estime avoir payé sa part, « qui revenait à un tiers », il prie le ministre de la Marine et des Colonies d’appuyer sa demande d’être exempté des dettes des deux autres associés [82] . Comme le souligne Le Goff, il semble bien que ses « associés, décédés insolvables », n’aient pas payé leurs dettes [83] .

Un peu plus tard, en 1776, Jean-Baptiste fait rédiger une procuration en blanc par François Milly, dans l’espoir de «  terminer ses affaires concernant la société de Beaubassin, Silvain C ie et particulièrement les dettes qu’ils ont ». Il offre alors la « liquidation aux héritiers de feu les créanciers de sa dette, sous la déduction de 60%  [84] ». En 1777, un an à peine avant la première conquête anglaise de l’archipel, Jean-Baptiste demande à passer à La Rochelle pour tenter de s’entendre avec ses créanciers. Mais, craignant d’être arrêté dès son arrivée et emprisonné pour ses dettes, il demande un sauf-conduit du roi en guise de protection contre toute action judiciaire à son endroit [85] . En plus, il sollicite des rations royales [86] pour lui et sa famille, soit un total de 11 personnes. Le roi accorde le sauf-conduit mais pas les rations. C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que les autorités de la Marine commencent à s’impatienter envers Jean-Baptiste : « On ne peut pas croire qu’avec un établissement de 80 à 150 pêcheurs, il soit réduit à ce besoin. Ce particulier doit d’ailleurs 3,667 livres au roi pour les matériaux et effets qui lui ont été fournis. Un prêt aussi considérable est un secours effectif [87] ».

Les choses ne s’arrangent pas en septembre 1777 avec la perte de la goélette Sophie, envoyée à Saint-Domingue et évaluée à 32 000 livres. Par la même occasion disparaît son fils aîné, Jean-Baptiste, âgé de 18 ans [88] . Mais les choses sont, du moins selon lui, pires à la suite de la première conquête anglaise de l’archipel. Il estime alors ses pertes à au-delà de 143 000 livres! Le tableau qu’il soumet à la Marine permet d’établir des pertes se limitant plutôt à 47 000 livres. Les pertes de 1778 incluent des possessions à Saint-Pierre, à l’île aux Chiens et à Miquelon [89] . Selon le baron de L’Espérance [90] , il ne reste alors à Jean-Baptiste qu’une part équivalant à 300 quintaux de morue, qu’il tente d’envoyer à Bayonne. Comble de malchance, cette cargaison et la goélette qui la transporte auraient été saisies par les créanciers de la Beaubassin, Silvain et C ie à l’arrivée! Jean-Baptiste, appuyé par L’Espérance, demande que cette goélette soit vendue à « main levée » pour qu’il puisse la racheter. Mais le ministre de la Marine refuse, expliquant qu’en « lui accordant par un arrêt de surséance, la main levée de la saisie exécution qu’ils (les créanciers) ont fait faire, on ne suspendrait pas seulement l’exercice de leurs actions, on donnerait encore positivement atteinte à leur propriété [91] ». En réalité, cette goélette appartient à Daniel Garéché (Garesher?), de La Rochelle. En date de 1779, il semble maintenant que les pertes de Dupleix Silvain dans cette affaire se limitent plutôt à une part de 150 quintaux de morue et non à la goélette tout entière [92] ! Si les archives demeurent muettes sur la suite des affaires commerciales de Dupleix Silvain, on sait par contre que ce serait en 1787 qu’il se retire des affaires à la suite des pressions des autorités royales. Il doit ainsi mettre un terme à son association avec le sieur Garesher, de La Rochelle [93] .

L’habitant-fonctionnaire

En 1781, dans le cadre de la reprise de l’archipel par la France, Dupleix Silvain se sent d’attaque pour un nouveau départ. Cette fois, il bénéficie de fonctions administratives qui lui procurent des revenus annuels assurés et d’un certain capital de prestige social non négligeable [94] . En effet, il se voit attribuer la fonction de « juge de la juridiction et de lieutenant (par commission) de l’Amirauté [95] ». En tout, ses fonctions lui rapportent un salaire de 600 livres par année [96] . En réponse à sa demande que soit restaurée la subsistance royale pour lui et sa famille, le ministère de la Marine et des Colonies favorise plutôt l’octroi d’une pension « particulière et équivalente à au moins la subsistance dont il jouissait auparavant ». On se rappellera qu’un nouveau règlement royal a rajusté à la baisse le montant de la subsistance et rendu son obtention plus difficile pour certains [97] . Finalement, on lui accorde une pension de 150 livres par année [98] .

À peine quelques jours après avoir reçu ces bonnes nouvelles, Dupleix Silvain propose au ministre de s’embarquer avec sa famille sur le Dauphin à Rochefort, plutôt qu’à Brest [99] . Mais la même année, en août, il doit retourner en France pour recevoir des soins médicaux. En effet, Henry Fitzgerald et Mainville, respectivement chirurgien-major et aide-major à Saint-Pierre, constatent que Dupleix Silvain souffre d’un « dépôt fistuleux »! Il semble alors impossible de le soulager avec les « seuls aliments salés de cette île ». L’administration coloniale de Saint-Pierre accorde ainsi la permission à Dupleix Silvain d’aller se faire soigner en France et d’en revenir « à sa charge  [100] ».

Selon ses dires, il semble que Dupleix Silvain ne l’ait pas facile depuis la reprise de la colonie. Il a d’abord dû se contenter d’un « logement de 12 pieds » carrés durant 4 mois. Pour tenir ses audiences à titre de juge, il doit louer à ses frais une chambre dans un grenier. Les choses finissent toutefois par s’arranger lorsqu’il obtient trois petits appartements. Il en rajoute en prétextant être le «  seul des officiers soit militaire, soit de plume ou civil qui soit privé de toutes les douceurs dont ils jouissent ». Mais qu’à cela ne tienne, Dupleix Silvain attend la « justice du maréchal de Castries [101] » pour espérer voir cette situation se redresser.

Pendant le séjour médical de Dupleix Silvain en France, monsieur Bertot, commissaire aux classes de La Rochelle, s’informe de l’évolution des soins qui lui sont apportés. Dupleix Silvain aurait effectivement subi une « opération » à l’hôpital de la Charité de La Rochelle [102] . À cette époque, en plus d’un salaire de 600 livres et d’une pension de 150 livres, il profite également de la subsistance royale de 6 sols par jour et d’une gratification de 800 livres, soit un total de 1 550 livres [103] . Sa famille se compose alors de 11 personnes, dont 9 enfants! Mais cette soudaine gratification s’explique. Ainsi, les appointements de Dupleix Silvain ont été suspendus durant son séjour en France. En avril 1783, L’Espérance et Malherbe interviennent en sa faveur pour qu’il reçoive « le paiement de la totalité de ses appointements [104] ». Le remboursement est finalement approuvé par Versailles en avril 1785 [105] .

On peut comprendre qu’avec une famille aussi nombreuse Dupleix Silvain cherche constamment des revenus financiers partout où une opportunité se présente. Ainsi, après avoir perdu son fils aîné en 1777, il tente de placer sa fille Marie-Geneviève chez les Carmélites à Nantes. Pour y arriver, il demande que sa pension de 150 livres lui soit transférée à titre de dot [106] . Afin de voir les choses globalement, précisons que trois catégories d’information reviennent fréquemment dans le dossier personnel de Dupleix Silvain, soit les certificats favorables à son endroit, ses problèmes d’endettement relatifs à la société Beaubassin, Silvain et C ie et les nombreuses tentatives de dresser un portrait clair de ses réclamations et de ses revenus. D’abord, mentionnons qu’en 1785 et en 1787 Dupleix Silvain fait verser à son dossier trois certificats de satisfaction en sa faveur. Le premier, daté de 1785, provient du baron de L’Espérance, un vieil allié s’il en est un. Mais ceux de 1787 ratissent plus large, car l’un d’eux émane de capitaines de navire et l’autre, d’un groupe de neuf habitants notables de l’archipel, tels les frères Boulot, Pradère Nicquet, Banet, Lissade, Rodrigue-Frères et C ie et Destebetcho. Ces hommes font tous du commerce et fréquentent assidument les instances judiciaires et administratives de Saint-Pierre.

Les deux autres catégories d’information évoquées dans le paragraphe précédent sont en quelque sorte reliées. En effet, sans doute agacés par l’incapacité ou le manque de volonté de Dupleix Silvain d’éponger ses vieilles dettes, les administrateurs le questionnent sur ses actions et tentent d’établir ses revenus afin de statuer sur sa véritable capacité de payer. D’abord, il est possible de dresser un tableau des revenus de Dupleix Silvain pour la période 1783-1786, soit un total de 14 415 livres, pour une moyenne annuelle de 3 605 livres. Dans un autre bilan, pour 1786 celui-là, on estime que la collection des frais de justice et d’amirauté lui rapporte 3  988 livres. On n’inclut pas dans cette somme les droits perçus sur le cabotage, sur les ventes, l’apposition des scellés à la suite d’un décès, l’élection de tutelles ou encore la confection d’inventaires. Le ministère de la Marine et des Colonies estime que ces montants, additionnés à des appointements de 600 livres et aux 300 livres allouées pour la salle d’audience, font que les revenus réels de Dupleix Silvain attendraient environ 6 000 livres par année [107] .

Rappelons cependant que les revenus énumérés dans le paragraphe précédent ne sont pas garantis. Ils fluctuent en fonction du trafic maritime et de la fréquence des activités humaines et économiques à Saint-Pierre et Miquelon à chaque année. Par exemple, à l’Amirauté, les revenus de Dupleix Silvain découlent du nombre d’entrées et de sorties de navires français et étrangers qui y sont enregistrées, des changements de pavillon, du cabotage, des déclarations et procédures découlant des naufrages, etc. À titre de juge civil et criminel, Silvain travaille de près avec le greffier-huissier à l’enregistrement et à la confection des documents d’achat et de vente de propriétés, d’embarcations, la location des graves, etc.

Dans sa correspondance, Dupleix Silvain mentionne aussi des incidents et des problèmes quant au maintien de l’ordre dans la colonie. Par exemple, en 1784, il rapporte la perte du navire Les Trois Sœurs, frété au roi, en plus de deux goélettes de Saint-Jean-de-Luz qui coulent sur les bancs de pêche mais dont les équipages sont sauvés. Il signale aussi les nombreux différents entre équipages et capitaines. Cette année-là, il se produit également plusieurs « petits vols » sur les graves, du pillage de morue et des vols de poules [108] !

Dans la suite du dossier d’endettement de Dupleix Silvain, un bilan de 1787 laisse croire qu’il n’a rien remboursé sur sa dette depuis 1763-1764! À l’époque, il prétendait avoir versé 8 000 livres alors que, maintenant, il parle plutôt de 7 929 livres. Il paraît alors subsister un solde négatif de 52  930 livres au compte de l’ancienne Beaubassin, Silvain et Cie [109] . Dupleix Silvain est donc fréquemment pourchassé par ses créanciers. C’est le cas en janvier 1786, lorsque le sieur Labadie, secrétaire d’état-major à Bayonne, rappelle l’existence d’un mémoire statuant que Dupleix Silvain doit verser 7 580 livres en capital et intérêts pour le remboursement d’une assurance remontant à 1755! En réponse aux requêtes pressantes du ministère de la Marine, il offre de payer seulement les intérêts (1 800 livres), et ce, étalés sur six ans! Mais cette fois-ci, les hautes instances de la Marine et des Colonies s’impatientent :

Il est étonnant qu’après 32 ans, Dupleix offre de rembourser seulement et à très long terme, un capital pour lequel Labadie, représentant les créanciers, est très fondé à prétendre les intérêts. La position gênée où se trouve Dupleix est à la vérité un motif pour lui obtenir une réduction. Mais cette réduction doit dépendre du sieur Labadie, qu’on ne peut forcer à se contenter du capital après un si long terme. Si Monseigneur l’approuve, il sera écrit à ce particulier pour lui exposer l’impossibilité où est Dupleix de payer toute la somme et pour l’engager à en remettre la moitié à ce dernier, à qui on imposera l’obligation de satisfaire à cet engagement [110].

Tel qu’il a été évoqué auparavant, peut-être pour ne plus devoir composer avec les problèmes financiers de Dupleix Silvain, le Ministère lui ordonne de ne plus s’occuper de commerce. Dupleix Silvain accepte donc de rompre l’association le liant au sieur Garescher, de La Rochelle, à compter de septembre 1787. À noter que ce sont les enfants de Dupleix Silvain qui le représentent à La Rochelle, où la famille aurait même une maison [111] . Mais cette concession de Dupleix Silvain lui semble dure à avaler étant donné que, en même temps, il prétend que sa maison de Saint-Pierre n’a pas été bâtie par l’État et qu’il a dû payer les fournitures prises au magasin du roi à cet effet. Ces propos s’expliquent dans un contexte où la plupart des habitants qui se réinstallent dans l’archipel au début des années 1780 bénéficient des largesses royales pour reconstruire leurs habitations. La compensation qu’ils reçoivent des pertes subies lors de l’attaque anglaise de 1778 a aussi pour but d’inciter le retour des habitants dans l’archipel. Mais là où ça ne passe pas auprès du Ministère, c’est lorsque Dupleix Silvain semble prétendre qu’il mériterait un remboursement pour les matériaux pris au magasin du roi et destinés à la salle d’audience, d’autant plus que Barbazan lui allouait déjà un budget de 300 livres par an pour cette salle, en plus de 2 cordes de bois « d’augmentation  [112] ». Versailles estime que les largesses de Barbazan et les demandes de Dupleix Silvain constituent « un excès de faveur » auquel ce dernier ne peut aucunement « prétendre  [113] ».

À l’instar d’autres habitants de l’archipel à la même époque, les tourmentes révolutionnaires n’empêchent pas Dupleix Silvain de poursuivre sa stratégie de sollicitation, et ce, en invoquant sensiblement les mêmes arguments que sous l’Ancien Régime. Il semble qu’à compter de 1789 Dupleix Silvain commence à ressentir le poids des années, car il demande qu’un deuxième huissier soit affecté à l’archipel. Dans sa pétition adressée à l’Assemblée nationale, il demande donc la «  retraite  ». Selon lui, les charges qu’il cumule sont devenues trop exigeantes, surtout depuis 1783, alors que les activités croissantes nécessitent davantage d’interventions de sa part [114] . Il suggère que ce soit le sieur Bordot [115] qui lui succède, car ce dernier semble faire l’unanimité auprès de la « voix publique ».

Quoi qu’il en soit, la carrière de Dupleix Silvain semble être favorablement perçue par les autorités en 1792, « l’an 1 de la Liberté ». Les législateurs désirent alors payer à l’homme de 72 ans « vos nobles travaux excitent notre reconnaissance et notre admiration ont pour toujours assuré le bonheur de la France ». Ils rappellent qu’en 1791 Silvain « prêta avec la joie que ressent tout bon patriote le serment de soutenir la constitution ou de mourir  »! Mais voilà, même si Dupleix Silvain désirerait encore « être utile à la patrie », son âge ne le lui permet plus. L’« auguste sénat » français est donc prié de lui accorder une retraite « digne d’un représentant d’une nation respectable  [116] ». Le fait d’avoir traîné une dette importante tout au long de ses activités professionnelles et commerciales ne semble pas lui porter ombrage dans la foulée de la tourmente révolutionnaire. Il est permis de se référer aux travaux de Céline Ronsseray, qui avance que la réussite économique et sociale durant l’Ancien Régime ne repose pas seulement sur les relations professionnelles mais également sur les qualités personnelles. Il semble bien que Dupleix Silvain les ait justement mises à profit pour se maintenir à flot durant toutes ces années [117] . Cependant, sur une note plus inquiétante, entre 1789 et 1793, il se trouve « malgré lui  » impliqué dans les «  luttes de factions  » mettant aux prises «  les autorités militaires et quelques négociants » de l’archipel. Le Goff avance que ces événements ont été « assimilés aux grandes luttes révolutionnaires » qui se déroulaient alors en France [118] .

Effectivement, en octobre 1789, les députés de l’Assemblée coloniale écrivent à Dupleix Silvain, alors président de cette assemblée, pour l’aviser qu’ils condamnent son refus de signer le procès-verbal demandant « justice au sieur Fabry pour injure au sieur François Vigneau [119] ». Il faut dire que la veille, le 27, Silvain a sommé cette même assemblée d’élire une délégation de quatre députés pour rencontrer Julien Gausse du Mesnil-Ambert, gouverneur de l’archipel [120] . Sans connaître l’aboutissement de cette confrontation, on sait cependant qu’à la suite de la conquête anglaise de 1793, Silvain tombe aux mains des Anglais pour la quatrième fois depuis 1745. Il sera « gardé en captivité pendant 28 mois » avant de réapparaître à Saint-Malo en février 1796, où il bénéficie bientôt d’une petite pension [121] . Il est fort possible que cette pension soit en réalité son salaire de 600 livres à titre de juge.

Au début du 19 e siècle, âgé d’au moins 80 ans, Dupleix Silvain affirme avoir encore sept enfants à sa charge. Il est permis de douter que ce soit le cas puisque ses huit enfants, s’ils sont encore tous vivants, seraient âgés entre 25 et 41 ans [122] . Des appuis suggèrent de maintenir son traitement de 600 livres à partir du budget de « l’État de ceux entretenus des îles Saint-Pierre et Miquelon ». On prétend alors que son nom doit apparaître à côté de ceux de Gautier, capitaine de port (1 800 livres), de Malvilain, lieutenant de port (800 livres), de Mainville, chirurgien (1 000 livres), de Chauvel, sage-femme (800 livres), et de Lourteig, gardien de bureau (400 livres) [123] . On décide finalement qu’un «  traitement de 600 livres  » sera versé à Dupleix Silvain jusqu’à ce qu’il soit possible «  de le remettre en activité ou de statuer sur une pension méritée pour l’ancienneté, comme pour l’utilité des services qu’il a rendus [124] ».

Il semble bien que Silvain soit encore vivant en 1804. D’abord, il s’informe auprès du ministère de la Marine à savoir si le gouvernement à l’intention d’instaurer la prime de 12 francs par quintal de morue exporté dans les « colonies méridionales ». Si oui, il envisage d’organiser une « expédition » aux îles Saint-Pierre et Miquelon [125] . Également, il semble qu’il soit encore propriétaire d’une habitation à Saint-Pierre. Du moins, sa fille Henriette y résidait en 1804 [126] .

Conclusion

Cette recherche constitue en quelque sorte la deuxième étape d’un projet plus vaste qui s’intéresse au cheminement de petits notables de l’Atlantique français, soit les négociants-fonctionnaires qui travaillent à l’île Royale et à Saint-Pierre-et-Miquelon durant la deuxième moitié du 18 e siècle. Mes travaux démontrent la pertinence de s’intéresser au phénomène de résilience des Français qui tiennent à demeurer dans le cercle colonial de l’Atlantique en dépit du traité de Paris de 1763. Afin de reconstituer le cheminement du négociant-fonctionnaire que fut Jean-Baptiste Dupleix-Silvain, j’ai abordé les questions du commerce, de l’endettement, du fonctionnariat, de la sollicitation et de la mobilité sociale et territoriale. Les résultats démontrent que les parcours des négociants-fonctionnaires de l’Atlantique français se caractérisent par des conditions ou des critères qui leur permettent d’aspirer au succès, et ce, même s’ils sont parfois fortement endettés.

D’abord, soulignons l’importance des antécédents familiaux et l’accès aux réseaux des instances administratives et négociantes de l’Atlantique français. Dupleix Silvain, à l’instar d’Antoine Morin, poursuit inlassablement deux objectifs de sollicitation auprès de la hiérarchie du ministère de la Marine et des Colonies, soit l’obtention de promotions et de pensions. Les justifications invoquées sont sensiblement les mêmes  : une faillite financière persistante attribuable à la perte définitive de l’île Royale en 1758, les attaques anglaises contre Saint-Pierre et Miquelon [127] , les nombreuses années de service au profit de la Couronne et la nécessité de faire vivre une famille nombreuse.

Mais il semble que la fin de carrière de Dupleix Silvain soit plus heureuse que celle de Morin, du moins en termes de capital de prestige. En effet, l’État français lui rend même hommage de façon officielle! Les résultats de cette recherche permettent donc d’envisager un véritable chantier biographique global de la société de négociants-fonctionnaires de l’île Royale, chantier qui se prolongerait jusqu’à la reprise définitive de l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon par la France en 1815. Une telle approche modifie grandement la réflexion chronologique de l’histoire de l’activité humaine qui prend forme à l’île Royale, puisqu’il y a alors lieu d’utiliser le paramètre 1713-1815 au lieu de celui s’arrêtant à 1758.