Résumés
Résumé
Le point de départ de l’article est l’idée selon laquelle la transformation postsocialiste chinoise a entraîné un changement de régime de croissance. En effet, pendant la période maoïste, ce dernier prenait l’aspect d’une croissance forcée telle que théorisée par Kornai (1972). Les relations économiques extérieures étaient par ailleurs marquées par une certaine « aversion à l’exportation ». Ce n’est plus le cas aujourd’hui puisque le régime de croissance chinois est désormais fondé sur une stratégie de type export-led growth. Cette situation n’est néanmoins pas sans poser de problèmes, en particulier celui de la dépendance vis-à-vis de la demande étrangère dans un contexte de demande interne faible.
Abstract
The starting point of this article is that China’s post-socialist transformation has involved a change in its growth regime. Indeed, during the Maoist era, it took the form of a “forced growth” as theorized by Kornai (1972). In addition, “export aversion” was one of the main characteristics of Chinese external economic relations. Today, it is not the case anymore since China follows an export-led growth strategy. Nevertheless, this situation could be particularly difficult to manage with respect to its dependence on external demand in a context of low domestic-demand.
Corps de l’article
Introduction
Depuis plus d’un quart de siècle, suite à son ouverture progressive à l’économie de marché, la Chine connaît des bouleversements majeurs. En peu de temps, ce pays sous-développé et à l’économie exsangue est devenu une grande puissance économique concurrençant désormais les économies occidentales. Les difficultés d’hier (en particulier le retard technologique et la famine) semblent en partie résolues. En effet, nombre d’entreprises étrangères, en s’installant en Chine, ont par la même occasion introduit les technologies modernes. À titre d’exemple, pour la seule année 2006, le flux d’investissements directs étrangers (IDE) atteint quasiment 70 milliards de dollars (Cf. US-China Business Council). Quant à la famine à grande échelle telle que le pays l’a connue lors du Grand Bond en avant (1958-60), elle ne semble plus exister depuis l’introduction des contrats familiaux en 1979. Or, les responsables politiques pourraient avoir à gérer d’autres problèmes dus aux nouvelles orientations économiques et notamment au régime de croissance actuel beaucoup plus extraverti que son prédécesseur maoïste.
Après la mort de Mao, la prise de pouvoir de Deng Xiao Ping a eu de profondes conséquences sur la nature du système économique chinois. Le changement institutionnel jusqu’alors en germe a pu se manifester beaucoup plus ouvertement, prenant la forme d’une sortie graduelle du socialisme maoïste[1]. Les réformes lancées lors du plénum de décembre 1978 vont alors avoir de profondes conséquences sur le système socio-économique chinois. Dans cette perspective, notre objectif est de répondre à la question suivante : sachant que les mutations du régime de croissance reflètent pour une large part ce changement systémique, quels sont les risques afférents à la nouvelle stratégie de croissance chinoise? Nous chercherons ainsi à attirer l’attention sur la dépendance de la Chine à l’égard de l’étranger et en particulier des États-Unis et de l’Europe.
Dans cette optique, nous allons tout d’abord exposer les antécédents du régime de croissance chinois (1re section). Puis, nous nous pencherons sur le régime de type export-led growth né de la transformation postsocialiste (2e section). Enfin, nous mettrons en exergue les risques et défis consécutifs à l’actuelle stratégie de croissance de la Chine (3e section).
1. Les antécédents du régime de croissance export-led growth chinois
Afin de mieux cerner le régime de croissance actuel, il est nécessaire d’évaluer brièvement le mode de croissance antérieur. Ainsi, nous évoquerons tout d’abord la forme que prenait la croissance économique pendant la période maoïste. Puis, nous examinerons la nature des relations économiques extérieures de la Chine pendant la même période. Enfin, nous mettrons en avant la rupture introduite par les réformes de la fin des années 1970 et le changement systémique qu’elles ont induit.
1.1 La croissance forcée sous l’ère maoïste
La croissance harmonieuse et son opposé la précipitation (ou croissance forcée) sont deux types idéaux de sentier de croissance. Dans la première, les décideurs cherchent à corriger les déséquilibres profonds de l’économie alors que dans la seconde, ils ne cherchent qu’à augmenter le plus possible le rythme de croissance. Kornai (1972 : 87-88) a longuement détaillé les conditions de la croissance harmonieuse. Or, la croissance forcée ne respecte pas toujours ces exigences et est caractérisée par de nombreux déséquilibres. Elle est parfaitement illustrée par le Grand Bond en avant tenté par la Chine entre la fin des années 1950 et le début des années 1960. De nombreuses exigences de la croissance harmonieuse ne furent pas satisfaites. Nous pensons notamment, mais pas uniquement, à l’augmentation de la consommation, à l’amélioration de la qualité des biens produits, à la protection de l’environnement ou encore au « soin permanent » des réserves (en particulier agricoles). À titre d’exemple, une bonne partie de l’acier sorti des hauts-fourneaux s’est avéré inutilisable car de mauvaise qualité. Les conséquences de cette politique furent désastreuses avec plus de trente millions de personnes mortes d’inanition en seulement trois ans (de 1958 à 1961). L’agriculture ayant été délaissée, il est normal que le niveau de la production agricole chute et qu’elle puisse être insuffisante. En outre, pour des raisons idéologiques, le niveau des récoltes était largement surestimé. Les impôts étaient donc eux aussi beaucoup trop élevés eu égard aux véritables chiffres de la production agricole. Comme ils étaient payés en nature, les réserves paysannes diminuèrent (violant ainsi une des conditions de la croissance harmonieuse) ce qui aggrava la crise et la famine. Cette période fut aussi marquée par des catastrophes naturelles. Tous ces facteurs ont contribué à une tragédie humaine[2].
La croissance forcée a prévalu dans le système socialiste classique (d’avant les réformes). Une accumulation accélérée devait permettre de produire les ressources nécessaires au développement des branches de l’activité économique jugées les plus importantes. Ainsi, pendant l’épisode du Grand Bond en avant, la primauté accordée à l’industrie devait théoriquement permettre de dynamiser l’agriculture.
Plusieurs éléments affectent la rapidité de la croissance dans un sens ou dans un autre. On pensera par exemple aux dotations naturelles, à la situation géopolitique du pays ou à d’autres facteurs. Mais surtout, Kornai précise que l’accélération de la croissance économique est favorisée par les sacrifices consentis par la population, l’ajournement de la consommation présente et l’omission dans certains domaines du développement. La notion de sacrifice est très intuitive. La croissance forcée est en effet caractérisée par une renonciation consciente à un certain niveau de consommation dans le présent dans le but de ne pas compromettre l’avenir. Les économies réalisées pourront alors être dévolues à l’investissement productif, permettant une accélération de la croissance et donc une plus grande consommation à l’avenir[3]. L’ajournement consiste aussi à renoncer à la consommation présente, mais à la différence du sacrifice, elle n’est pas définitive. L’omission (ou négligence) représente aussi quant à elle une perte irrémédiable dans la mesure où elle concerne la formation de stocks de capital (en particulier humain, comme l’enseignement) dont les effets se font sentir même après leur réapparition. Mais, dans tous les cas, la part de l’investissement dans le PIB est très importante. Malgré les conditions de vie difficile et en raison des sacrifices exigés de la population, les décideurs comptent sur une certaine émulation des travailleurs. Des incitations plus idéologiques (comme par exemple la conscience socialiste souvent mise en avant dans les pays socialistes qui comme la Chine reposent sur un système préceptoral[4] [Lindblom, 1977]) se substitueraient alors aux traditionnelles incitations économiques (notamment les incitations monétaires).
Mais cette stratégie de croissance ne reste intelligible que si on explique la pulsion d’expansion et la soif d’investissement caractérisant les pays socialistes en général et la Chine en particulier. Mao et l’Armée populaire de libération sont arrivés au pouvoir dans une Chine exsangue. Pour continuer à bénéficier du soutien populaire, il leur fallait honorer leurs promesses et oeuvrer à l’amélioration des conditions de vie de la population. Le biais choisi est la croissance économique qui doit dans cette logique être la plus forte et la plus rapide possible. L’instrument privilégié est l’investissement qui, du fait notamment de l’absence de contrainte budgétaire « dure », atteint souvent un niveau élevé. De plus, dans le cas de la Chine, on peut aussi raisonnablement supposer que la volonté de forcer la croissance a pour objectif, dans un contexte d’émulation avec l’URSS, de parvenir avant elle au communisme. La nouvelle société véritablement communiste, serait alors conforme au credo marxien « à chacun selon ses besoins ».
1.2 Les relations économiques extérieures de la Chine maoïste
En ce qui concerne ses relations économiques avec l’extérieur, la Chine maoïste partageait avec les autres pays socialistes quelques spécificités institutionnelles : la fringale d’importation, l’aversion à l’exportation et la propension à l’endettement (Kornai, 1992; Vahabi, 1995). La fringale d’importation est liée à un désir de consommation et une volonté d’expansion que ne peut satisfaire une offre domestique de mauvaise qualité et largement insuffisante en raison de la pénurie chronique[5]. L’aversion à l’exportation est aisément compréhensible si on considère non seulement la mauvaise qualité de la production des entreprises nationales mais aussi le fait qu’elles sont en position de force sur leur marché intérieur. En effet, rien ne les incite véritablement à innover et à chercher à satisfaire une clientèle qui, en raison de la pénurie chronique, ne voit pas pencher de son côté le rapport de force entre vendeurs et acheteurs. Elles ne sont donc pas en mesure de concurrencer des entreprises capitalistes, qui dans un environnement totalement différent, cherchent au contraire à séduire une clientèle à laquelle s’offre une gamme de biens et services très diversifiée. Enfin, la propension à l’endettement est la conséquence du déséquilibre existant entre un niveau d’importation élevé et un niveau d’exportations faible. Avant l’autorisation des investissements directs étrangers (IDE) au début des années 1980, la seule façon pour la Chine de financer son déficit commercial était donc le recours à l’emprunt.
Ce qui fut appelé la « politique de la porte ouverte » fut alors une des réformes les plus déterminantes pour le changement institutionnel chinois. On retrouve alors dans le changement de régime de croissance (passage d’une croissance extensive de type « forcée » à une croissance tirée par les exportations) une manifestation patente de la nouvelle dynamique engendrée par le changement systémique.
1.3 La transformation postsocialiste : une rupture décisive
La transformation postsocialiste connue par la Chine depuis la fin des années 1970 est un exemple typique de changement institutionnel. Par institutions, nous entendons à la suite de North (1990), les règles formelles et informelles contraignant l’action humaine ainsi que de leurs mécanismes de mise en application. Ici, les institutions se sont profondément transformées quoiqu’elles ne se soient le plus souvent modifiées que graduellement, sans plan préétabli et, avec le Parti communiste chinois (PCC) toujours seul aux commandes du pays, sans changement de régime politique. L’existence d’une bourse des valeurs était effectivement impensable pendant les années Mao. Par ailleurs, en voyage dans le sud et loin de la frugalité prônée par ce dernier, son successeur Deng Xiao Ping n’avait aussi pas hésité à clamer ouvertement : « Enrichissez-vous! ». Mais, il ne s’agit là que de deux exemples de transformations des institutions et des mentalités en Chine. Pour comprendre l’enchaînement causal qui a amené le système socio-économique chinois à cet état, il est nécessaire de comprendre les ressorts et la nature du changement institutionnel.
Nous pouvons tout d’abord considérer trois sortes de changement économique. Le premier est la politique économique telle qu’illustrée par exemple par le modèle IS-LM. Dans ce dernier, connaissant les paramètres d’une économie (propension à consommer, élasticités de la demande de monnaie…), il convient d’atteindre le revenu compatible avec le plein-emploi en manipulant des instruments de politique économique (dépense publique et masse monétaire). Il s’agit donc de remédier à des déséquilibres conjoncturels par des ajustements ponctuels (réglages fins). La deuxième forme de changement est la réforme économique. Cette dernière cherche à corriger des déséquilibres plus structurels et est mise en application de façon moins systématique car nécessitant souvent un certain consensus politique et/ou social. Enfin, la troisième est le changement systémique qui, comme son nom l’indique, est le passage d’un système à un autre. C’est l’expérience vécue notamment par la Chine, la Russie et les anciennes démocraties populaires d’Europe de l’Est. Il s’agit alors de reconstruire un nouvel ordre avec de nouvelles institutions.
Un tel changement peut se faire plus ou moins vite. Il peut prendre la forme d’une thérapie de choc telle qu’elle fut appliquée en Russie et en Pologne. Il peut aussi être beaucoup plus lent et progressif comme c’est le cas en Chine[6]. Dans le premier cas, les décideurs envisagent de passer d’un système économique à un autre (en l’occurrence du socialisme au capitalisme) en une seule vague de réformes. Dans le second cas, la démarche est plus graduelle. Les réformes ne sont mises en application que progressivement avec éventuellement des expériences localisées permettant aux agents de se familiariser avec les nouvelles règles du jeu[7]. En effet, si de nouvelles institutions formelles peuvent apparaître assez rapidement, les institutions informelles quant à elles nécessitent un certain apprentissage de la part des agents. Dans cet esprit, les quatre zones économiques spéciales créées par la Chine en 1980 ont ainsi permis d’expérimenter localement la politique de la porte ouverte.
Deux systèmes économiques ont dominé le xxe siècle : le capitalisme et le socialisme. Kornai (2000) présente les différences entre ces deux systèmes dans une perspective systémique et institutionnaliste. Il retient pour cela cinq critères pour les différencier et matérialise son analyse dans une succession de blocs représentant chacun une caractéristique institutionnelle particulière[8]. Le bloc 1 correspond au pouvoir politique, le bloc 2 au bloc des droits de propriété, le bloc 3 à celui des mécanismes de coordination, le bloc 4 est le bloc des comportements et enfin, le bloc 5 est celui des phénomènes typiques et durables. Chacun des deux systèmes considérés est caractérisé par une configuration particulière de ces blocs. Les blocs 1, 2 et 3 représentent les fondements du système considéré. Leur existence conditionne largement celle des deux derniers blocs. Ces trois piliers permettent de classer le système étudié dans l’une ou l’autre des deux catégories (socialisme et capitalisme). C’est pour cette raison que le fait de retrouver des éléments traditionnellement socialistes dans certaines économies ne suffit pas pour autant à les définir comme telles. Par exemple, en France, le secteur public est relativement important, mais la France n’est pas un pays socialiste pour autant car les autres éléments du système (bloc politique et bloc des modes de coordination) sont typiquement capitalistes. (Voir la figure 1.)
En ce qui concerne le changement de système en tant que tel, Kornai estime qu’il n’est effectif que lorsqu’une rupture apparaît au niveau du bloc politique. C’est ce qui s’est produit en Chine car le PCC a amorcé un indéniable virage idéologique marqué par une volonté politique de promotion des valeurs capitalistes (« bourgeoises ») telles que l’enrichissement personnel ou la protection de la propriété privée. Même si théoriquement, il s’agit du même parti, dans les faits, ce n’est pas le cas car ses idéaux ne sont plus les mêmes. Selon cette analyse, ce pays serait en train de se transformer en un système économique capitaliste, ce qui se manifeste par une évolution du système de prix. La Chine a progressivement abandonné le contrôle des prix. Avant les réformes, ceux-ci étaient fixés de façon discrétionnaire par le Plan. Mais, avec les contrats familiaux, les paysans sont autorisés à vendre aux prix de marché ce qui excède les livraisons obligatoires. Le Plan continuant dans le même temps de déterminer les prix et les quantités, on a alors une coexistence entre deux types de prix : les prix administrés et les prix « libres ». Les autorités chinoises veilleront alors à rapprocher ces deux types de prix. Actuellement, hormis pour quelques biens (en particulier les céréales, le tabac et les produits pétroliers), les prix chinois sont désormais des prix de marché[9].
Le régime de croissance serait plutôt à chercher vers les deux derniers blocs. Il est conditionné par des changements se produisant en amont et l’orientant dans une direction ou une autre. Ainsi, un ensemble de facteurs (culturels, politiques, institutionnels) a amené la croissance économique en Chine maoïste à prendre la forme d’une croissance « forcée » marquée par ce que Kornai (1972) appelait la « précipitation » et l’absence d’ « harmonie ». La section suivante sera justement consacrée à l’examen de ce régime de croissance.
2. Le régime de type export-led growth
2.1 Quelques faits stylisés
En l’espace de trois décennies, la Chine, plus qu’aucun autre pays auparavant, a connu un développement économique et commercial remarquable. Ses taux de croissance sont demeurés très élevés comme le laisse entrevoir le tableau 1. À titre d’exemple, entre 1997 et 2007, elle a connu un taux de croissance annuel moyen proche de 10,4 %.
Cet essor s’est également accompagné de nombreuses mises en garde, la plupart relatives à son système bancaire, considéré comme extrêmement fragile, compte tenu du nombre important des créances douteuses[10]. Depuis 2003, une politique d’apurement du système bancaire et financier a donc été mise en oeuvre par le gouvernement. Même si le résultat des réformes demeure encore incertain comme l’indique Havrylchyk (2005) – notamment à cause du flux des prêts nouveaux – celles-ci semblent prendre la bonne direction afin de limiter les risques d’écroulement du système bancaire et financier chinois. En ce qui concerne sa balance commerciale, le graphique 1 montre que la Chine engrange des excédents commerciaux récurrents depuis 1994. Cette période est à distinguer de la décennie précédente durant laquelle l’économie chinoise était structurellement déficitaire à l’égard du reste du monde.
En réalité, cette position fortement excédentaire trouve ses causes, en grande partie, dans la dévaluation du yuan de près de 50 % intervenue en 1994. Le tableau 2 montre qu’il s’agit de la plus forte dévaluation de la monnaie chinoise intervenue depuis plus de 20 ans. En outre, malgré les réévaluations successives opérées par les autorités monétaires le yuan reste encore très largement sous-évalué. En effet, celles-ci n’ont pas cédé aux pressions en provenance des officiels de Washington qui demandent une réévaluation franche du yuan depuis de nombreuses années maintenant. Enfin, l’ouverture de l’économie chinoise n’a cessé de s’accélérer depuis son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce en décembre 2001. Ainsi, le taux de croissance des exportations a atteint un pic à 28,4 % pour l’année 2005 et depuis reste à des niveaux très élevés.
Par ailleurs, la consommation intérieure est relativement faible ce qui se traduit par une forte épargne. Étant donné qu’il n’existe pas de système généralisé de sécurité sociale, les ménages se constituent une épargne relativement importante afin de parer aux imprévus. Ici, il peut s’agir des dépenses de santé, du financement de la retraite ou des études universitaires des enfants. Si l’on occulte les dégradations environnementales, l’économie chinoise est tout de même marquée par de nombreux déséquilibres au nombre desquels on retrouve une certaine faiblesse de la consommation intérieure, mais également un surinvestissement. Le premier est lié à la nouvelle stratégie de croissance adoptée par la Chine et le second est une particularité institutionnelle héritée de la période socialiste. Cela est dû au fait que la transformation postsocialiste s’y est faite de façon graduelle. D’anciens traits propres aux systèmes socialistes cohabitent avec de nouveaux induits par les réformes. Finalement, avec la transformation postsocialiste, la Chine est passée d’une économie dominée par un type de croissance propre aux économies socialistes, « la croissance forcée » à une croissance tirée par les exportations, autrement appelée export-led growth.
2.2 La stratégie de croissance actuelle : la croissance tirée par les exportations
Depuis la fin des années 1970, la Chine a rompu avec la conception maoïste de l’économie en s’insérant dans l’économie mondiale. La croissance tirée par les exportations est un régime de croissance qui n’est pas propre à la Chine, mais qui a constitué le fer de lance de la croissance de nombreuses économies émergentes, en particulier les économies du Sud-Est asiatique.
Une stratégie de croissance par les exportations consiste à encourager la production de biens destinés à être vendus sur les marchés étrangers. Selon cette conception, le commerce international est considéré comme le moteur de la croissance et la principale source de développement économique. En s’ouvrant sur l’extérieur, les économies ont accès aux exportations qui représentent un canal de transmission efficace dans l’assimilation des nouvelles technologies. De nombreux pays asiatiques (Corée du Sud, Taiwan…) sont passés du statut d’économies sous-développées à celui de nouveaux pays industrialisés en se basant sur une stratégie d’ouverture, puis de promotion des exportations. Dès lors, on peut dresser une série d’arguments justifiant l’adoption d’un régime de type export-led growth :
La participation au commerce international et la promotion des exportations obligent souvent à recourir aux nouvelles technologies afin de rester concurrentiels sur les marchés étrangers. Ceci tend à favoriser l’émergence des innovations technologiques, se diffusant au sein des autres secteurs de l’économie, avec comme conséquences des niveaux de production plus élevés et d’importantes économies d’échelle (Cf. Felipe et Lim, 2005).
Les pays en développement ont un besoin vital de devises étrangères afin de payer leurs importations en provenance des pays développés à haut niveau de revenu. L’unique moyen d’y parvenir de façon sûre passe par les exportations. En effet, une hausse de ces dernières permet d’accroître automatiquement la capacité d’importation d’un pays tout en préservant son équilibre commercial ou son surplus (Thirlwall, 2002).
Thirlwall (2002) rappelle en outre que les exportations permettent d’acheter les « importations productives », c’est-à-dire des biens capitaux (machines, biens à fort contenu technologique…) qui ne sont pas fabriqués sur le territoire national mais qui entrent dans le processus de production des biens exportés.
Un régime de croissance tiré par les exportations permet également une hausse de la demande globale en limitant les pressions inflationnistes internes et les risques d’apparition d’une spirale prix-salaire comme cela peut être le cas à la suite d’une hausse de la demande intérieure.
En définitive, nous reprenons les conditions énoncées par Felipe et Lim (2005) et considérons qu’un pays adopte une stratégie de développement dans laquelle la croissance est tirée par la demande étrangère lorsque :
Le taux de croissance élevé du PIB s’accompagne également d’un taux de croissance élevé des exportations.
Il se produit une amélioration significative du taux de croissance des exportations nettes, autrement dit la croissance des exportations est supérieure à celle des importations.
Eu égard à ces deux critères, la Chine semble constituer un cas exemplaire de régime export-led growth. Ce pays dispose actuellement d’une importante capacité exportatrice. Or, cette capacité est non seulement une force mais aussi une faiblesse. Ce sera pour nous l’occasion de développer infra les risques et contraintes du modèle chinois de développement tiré par les exportations né de la transformation postsocialiste.
3. Contraintes et risques de la stratégie de croissance chinoise
3.1 Les contraintes relatives à la stratégie de type export-led growth
Selon Palley (2006), le coût du travail extrêmement bas, couplé à un immense réservoir de main-d’oeuvre, a contribué à attirer massivement les firmes multinationales et les investisseurs étrangers sur le territoire national (Cf. tableau 4). L’apport des technologies extérieures, par le biais des IDE, a permis à la Chine de développer rapidement son secteur industriel et de modifier en profondeur la structure de sa production. Ici, il convient d’emblée de souligner un point fondamental : cette production est dans une assez large mesure destinée aux marchés étrangers (États-Unis et Europe en premier lieu). De plus, le maintien d’une main-d’oeuvre bon marché, dû à l’exode des travailleurs pauvres issus des zones rurales chinoises, a largement contribué à pérenniser un modèle de développement économique basé sur la promotion et la croissance des exportations.
Ceci nous amène à mettre en évidence un risque auquel la Chine pourrait se retrouver confrontée : comment absorber l’impact d’une diminution de sa principale source de croissance, à savoir les exportations? Ici la principale difficulté provient du fait que l’économie chinoise est devenue de plus en plus dépendante de ses exportations si bien qu’une dégradation de la situation économique extérieure pourrait engendrer d’importants effets négatifs internes.
À titre d’exemple, le tableau 5 ci-dessus montre que la part des exportations dans le PIB chinois n’a cessé de croître depuis plus de 30 ans. La contribution de la demande étrangère à la croissance du PIB a également augmenté jusqu’à atteindre son plus haut niveau depuis la décennie 1973-1983. De surcroît, en croisant les données des tableaux 1 et 5, nous concluons que, selon le critère de Felipe et Lim (2005), la Chine a bien adopté un régime de type export-led growth. Toutefois, cette stratégie de croissance pourrait se heurter à la contrainte macroéconomique dynamique suivante : afin de continuer à croître, il est impératif que les ménages américains et européens continuent à importer au même rythme les produits manufacturés chinois; autrement, une récession importée et de grande ampleur pourrait difficilement être évitée. En effet, si la Chine conserve ce mode de développement, en cas de baisse des exportations, il serait hasardeux d’anticiper un relais de croissance par le biais de la demande intérieure (investissement et consommation privée). Cette assertion peut sembler quelque peu catégorique, néanmoins elle se fonde sur deux arguments de poids.
D’abord, il semble peu probable que l’investissement compense une baisse des exportations car il sert à accroître la production de produits manufacturés destinée, dans une large mesure, aux marchés étrangers. Ensuite, et surtout, parce que la consommation des ménages n’a cessé de diminuer en pourcentage du PIB et que sa contribution à la croissance n’a jamais été aussi faible (32,9 % contre 28,6 % pour les exportations sur la période 1993-2003 et 52,9 % contre 22,3 % sur 1973-1983 [Cf. supra tableau 5]).
À ce stade, il convient d’analyser cette faiblesse de la consommation globale et son corollaire, à savoir le niveau élevé de l’épargne en Chine (Cf. graphique 2). De nombreux éléments contribuent à expliquer l’inertie des comportements d’épargne des agents. Dans ce qui suit, nous tentons de les présenter en détail.
Le premier facteur explicatif est la politique de l’enfant unique mise en oeuvre dès 1979 dans la foulée des réformes économiques. L’idée selon laquelle l’amélioration du bien-être des agents passe par un contrôle des naissances et, in fine, de la croissance de la population s’était peu à peu imposée aux autorités chinoises. Comme l’indiquent Modigliani et Cao (2004), ceci a eu deux effets profonds sur le taux d’épargne. D’abord, il s’est produit une baisse de la part des jeunes de moins de 15 ans dans la population active et l’émergence d’une importante classe d’actifs épargnants. Ensuite, et c’est probablement l’effet qui a prédominé, le contrôle des naissances a progressivement affaibli le rôle traditionnel de la famille dans laquelle les enfants actifs prennent en charge les parents âgés inactifs. Au final, cette érosion de la solidarité intergénérationnelle a conduit les ménages chinois à épargner pour leur propre retraite, ce qui s’est logiquement traduit par un accroissement notable du taux d’épargne.
Selon Blanchard et Giavazzi (2006), la constitution d’une épargne de précaution par les ménages chinois afin de compenser le déclin du système de protection sociale est également un élément explicatif essentiel. Avec la diminution draconnienne du nombre d’entreprises publiques, le système des retraites s’est progressivement délité (Cf. tableau 6), amenant de plus en plus de ménages chinois à supporter individuellement les risques liés à l’espérance de vie. En outre, cette dégradation a touché également le système de santé. Ainsi, on s’aperçoit que la part des dépenses de santé non prise en charge par l’État n’a cessé de croître depuis plusieurs décennies, passant de 16 % en 1965 à 61 % en 2001 (Cf. Blanchard et Giavazzi, 2006). Il en va de même pour les dépenses liées à l’éducation. Celles restées à la charge des ménages sont par exemple passées de 2,3% en 1991 à 12,5% en 1998 (ibid.). Ici, il convient de noter que les salariés des entreprises d’État chinoises sont traditionnellement pris en charge par leur unité de travail ou « danwei ». Celle-ci joue un rôle majeur dans leur vie sociale et professionnelle en prenant en charge leurs dépenses de santé et leurs retraites.
Le troisième élément expliquant le niveau élevé du taux d’épargne des ménages chinois est leur comportement en matière d’achat de bien immobilier. Selon Chamon et Prasad (2008), la proportion de ménages détenant au moins partiellement un tel bien est passée de 17 % en 1990 à 86 % en 2005 (Cf. tableau 7), comme conséquence directe des réformes immobilières dans les années 1990. Durant cette période, l’État a vendu aux ménages (à des prix très inférieurs à ceux du marché) une large partie de son stock de biens immobiliers. La réglementation en Chine imposant un acompte important, souvent supérieur à 30 % du montant du bien, a naturellement conduit les ménages à fournir un effort d’épargne supplémentaire.
Enfin, le dernier facteur explicatif du taux d’épargne élevé est à chercher du côté des firmes. L’épargne des entreprises privées, quasi inexistante au début des années 1990, représente en 2004 près de 700 milliards de dollars. La hausse du taux d’épargne globale est donc à attribuer aussi à l’autofinancement très important de la sphère privée qui n’a pas les mêmes facilités d’accès au crédit que les entreprises d’État. Le tableau 8 illustre bien cette situation : en 2004, les crédits accordés aux entreprises privées ne représentent que 3 % du total des crédits bancaires en Chine. De ce fait, le financement des investissements nécessite la constitution d’une épargne préalable très importante de la part de ces entreprises. En définitive, ce phénomène a aussi influencé le taux d’épargne globale à la hausse.
En définitive, il nous semble que la Chine est, nonobstant ses taux de croissance élevés, relativement vulnérable à un choc négatif de demande étrangère et qu’il s’agit d’une des conséquences économiques de la transformation postsocialiste. C’est ce que nous allons évaluer dans la prochaine section.
3.2 Risques et menaces issus de la transformation postsocialiste
La contrainte macroéconomique exposée plus haut fait planer un risque évident sur la Chine en cas de contraction de l’activité économique mondiale et, en particulier, aux États-Unis. En effet, ces derniers absorbent encore plus du quart du total des exportations chinoises (Cf. tableau 9), soit beaucoup plus que le Japon ou l’Allemagne, si bien qu’actuellement la Chine est le principal responsable du déficit commercial américain. Il est ainsi possible de résumer le problème de l’économie chinoise de la manière suivante : à moyen et long terme peut-on ignorer la possibilité d’une baisse (volontaire ou non) de la demande en provenance des États-Unis?
Puisque la principale difficulté à laquelle pourrait se heurter le régime de type export-led growth choisi par la Chine concerne l’éventualité d’un ralentissement externe, il convient de connaître les raisons pour lesquelles le principal récipiendaire de ses exportations, les États-Unis, diminuerait ses achats de produits manufacturés chinois. Par conséquent, nous allons tenter de dresser une liste des risques externes et leurs conséquences pour l’économie chinoise afin de souligner sa vulnérabilité[11].
Scénario 1 : Le premier risque est relatif à la possibilité d’un « tour de vis » fiscal aux États-Unis – hausse des impôts afin de combler le déficit budgétaire – et/ou monétaire – hausse du taux directeur de la FED afin de contenir l’inflation – qui ne peut être totalement écartée. Actuellement, le déficit budgétaire américain reste à un niveau élevé, malgré la forte croissance du PIB en 2004 et 2005. Il représente en effet encore 2,4 % du PIB pour l’année 2007 (Cf. tableau 10).
Un tel déséquilibre ne pourra perdurer sans volonté de le résorber. Le problème est que les méthodes permettant de le faire peuvent avoir des conséquences récessives. Même en supposant un taux de croissance constant, soit le gouvernement augmente les impôts, soit il fait des coupes dans les dépenses publiques. Dans les deux cas, cela risquerait d’avoir des effets négatifs sur la croissance à court et moyen terme. Or, suite à la crise immobilière qui a éclaté à l’été 2007, l’économie américaine est en récession au mieux pour l’année 2008. Si une politique d’austérité budgétaire semble peu probable dans un tel contexte, on ne peut toutefois exclure une hausse du taux directeur de la FED dans le cas d’une persistance de l’inflation issue d’une nouvelle hausse du cours des matières premières. Evidemment, ceci aurait aussi un effet négatif sur l’activité économique aux États-Unis, puis en Chine par le canal des exportations.
Scénario 2 : Un ralentissement endogène, dû à une baisse de la consommation des ménages américains, est une menace qui est déjà effective depuis l’entrée en récession des États-Unis. Elle est à prendre d’autant plus au sérieux lorsqu’on sait que la croissance de la consommation s’est presque intégralement appuyée sur un endettement facile, aidé par des taux d’intérêt extrêmement bas (à la mi-octobre 2004 le taux directeur de la FED était à 1 %, soit un niveau historiquement faible). Ceci a contribué à alimenter la forte hausse des prix dans le secteur de l’immobilier et à générer des revenus soutenant la consommation (y compris de biens importés de Chine). Avec l’explosion de la bulle immobilière, cette période est révolue. Enfin, dans le contexte actuel, il n’est pas certain que l’intervention de l’État soit aussi efficace qu’en 2001. Durant cette période le budget de l’État était clairement excédentaire (172,2 milliards de dollars) et n’affichait pas les déficits actuels (plus de 332 milliards de dollars, cf. tableau 10). Celui-ci pourra-t-il de nouveau relancer la demande intérieure en accroissant ses dépenses et en embauchant dans le secteur public, comme il l’a fait entre octobre 2000 et décembre 2005? Durant cette période, il a créé plus de 1,13 million d’emplois publics, pour tenter de compenser partiellement la chute de la population active du secteur privé entre janvier 2001 et la mi-2003 (Cf. figure 4). Ce scénario demeure peu probable parce que les marges de manoeuvre actuelles en matière de dépenses publiques sont relativement étroites en comparaison de la période 2000-2001.
Ainsi, la crise économique américaine risque fort d’avoir des conséquences néfastes sur la Chine, le canal de transmission de la récession passant évidemment par les exportations. D’ailleurs, l’histoire économique récente des États-Unis montre bien que ses importations sont particulièrement sensibles à un ralentissement intérieur. En effet, durant la période de récession 1987-1991, le déficit commercial a été divisé presque par 5, passant de 151 milliards à 31 milliards de dollars (Cf. tableau 11). En outre, compte tenu de la forte dépendance de la Chine à l’égard des États-Unis, l’effet sera très certainement amplifié.
Scénario 3 : Précédemment, nous supposions implicitement que la Chine n’entretenait que des relations commerciales bilatérales avec les États-Unis. En réalité, la zone euro constitue également un débouché important pour les produits manufacturés chinois. À ce stade, il est légitime de se demander si l’Europe ne pourrait pas servir de « relais de croissance », dans le cas d’un ralentissement aux États-Unis. La question se résumant de la sorte : la zone euro peut-elle absorber les exportations chinoises, alors que l’activité économique américaine baisse, et lui éviter l’impact d’une récession importée? En supposant que cela se produise, un tel mécanisme de compensation ne pourra être que limité. En effet, il semble difficile que les pays d’Europe parviennent à absorber les exportations chinoises vers les États-Unis (321.5 milliards de dollars pour la seule année 2007), d’autant que les achats américains s’accroissent régulièrement. De surcroît, le ralentissement américain n’a pas que des conséquences négatives en Chine. Il se traduit également par une dégradation économique en Europe. Au final, ceci renforce d’autant la probabilité que la Chine entre en récession.
Scénario 4 : Dans ce dernier scénario nous regroupons les contraintes extérieures « non strictement économiques ». Ici, il est question des événements qui auront des répercussions négatives sur le niveau des exportations chinoises et qui n’ont pas une cause économique directe (récession américaine, politique économique…) mais seulement indirecte. Dans cette optique, nous intégrons la tentation américaine d’un recours à un protectionnisme partiel. Bien que ce risque demeure relativement faible, notamment dans le cadre des relations économiques internationales encadrées par l’OMC, nous préférons ne pas l’éliminer totalement. Malgré les pressions insistantes issues, entre autres, du Congrès américain pour que la Chine réévalue sensiblement sa monnaie, le yuan est resté relativement stable depuis ces dernières années. Ainsi, devant le refus des autorités de réévaluer, nous ne pouvons pas exclure la possibilité d’une hausse des droits de douane afin d’endiguer l’augmentation chronique des exportations chinoises. Une issue alternative, esquissée par Stiglitz et Lau (2005), serait que la Chine impose elle-même ses exportations. Cela aurait deux avantages : (i) augmenter les recettes de l’État et (ii) éviter les pertes financières, engendrées par une réévaluation du yuan, pour les agents (banque centrale, banques commerciales, entrepreneurs…) détenant des actifs libellés en dollars. Toutefois, qu’il s’agisse d’une montée du protectionnisme aux États-Unis, d’une réévaluation ou d’un impôt, cela ne modifierait en rien l’impact négatif sur la hausse des exportations et la croissance. Par ailleurs, Stiglitz (2006) fait aussi allusion au plus grand rôle que devrait jouer la demande domestique dans la croissance du PIB chinois.
En définitive, les scénarii considérés supra sont autant de signaux indiquant qu’une stratégie de développement trop dépendante des exportations reste dangereuse pour l’équilibre de la Chine à moyen et long terme. Certains travaux insistent sur le risque inhérent à une généralisation de ce type de régime de croissance économique (Cf. Blecker, 2003) et à l’apparition d’effets d’éviction entre les pays l’ayant adopté (Palley, 2003). Aujourd’hui, en oubliant que ce qui est vrai pour un pays (il n’est absolument pas question de nier l’impact positif des exportations sur la croissance), ne l’est pas nécessairement pour l’ensemble du monde, l’erreur de nombreux décideurs économiques relève du sophisme de composition. En effet, il est logiquement impossible que tous les pays adoptent un modèle de type export-led growth et puissent en tirer des effets favorables en même temps. Selon nous, la difficulté vient du fait que ce modèle de développement économique a été choisi par un continent entier, à savoir l’Asie. La Chine, quant à elle, a également choisi cette logique, devenant ainsi « l’atelier du monde », sans en évaluer suffisamment les conséquences en cas de ralentissement extérieur et, par conséquent, sans pouvoir compter sur sa demande intérieure afin d’absorber une baisse de ses exportations.
Conclusion
Le nouveau régime de croissance chinois est une conséquence du processus de changement institutionnel connu par le pays depuis la fin des années 1970. Pendant la période maoïste, à l’instar des autres économies socialistes, l’ancien régime était caractérisé par ce que Kornai (1972) avait appelé la croissance forcée. Il s’est alors progressivement métamorphosé jusqu’à devenir de type export-led growth, c’est-à-dire tiré par les exportations. Cependant, ce nouveau mode de développement pourrait connaître des difficultés à moyen et à long terme. La principale d’entre elles est la contrainte sur laquelle pourrait buter la Chine du fait de sa trop grande dépendance à l’égard de l’extérieur, en particulier vis-à-vis des États-Unis. Plusieurs facteurs tendent alors à montrer qu’on ne peut écarter l’idée selon laquelle la baisse de la demande américaine ne puisse être suffisamment compensée par la demande émanant de la zone euro. Par ailleurs, la demande intérieure chinoise est encore insuffisante pour se substituer à une baisse de la demande externe. En conséquence, quel que soit le scénario envisagé (tour de vis fiscal et/ou monétaire, récession aux États-Unis, entrée en scène de la zone euro), l’impact sur la croissance du PIB chinois risque fort d’être négatif.
Face à ce risque, quelles solutions s’offrent aux autorités chinoises? Une réponse intuitive consisterait à adopter un régime de croissance alternatif plus équilibré avec une demande intérieure se substituant au moins partiellement aux exportations. Mais, un tel changement d’orientation n’est pas aisément opérable pour deux raisons. D’une part, le régime de croissance est l’expression d’un changement systémique. Il est de ce fait surdéterminé par de nombreux facteurs institutionnels échappant à l’influence directe des politiques économiques. Des réformes structurelles sont nécessaires pour minimiser les risques générés par la stratégie de développement export-led growth. Elles devront néanmoins composer avec l’inertie des comportements d’épargne de la nation : épargne surabondante des ménages (notamment en raison de l’absence d’un système généralisé de protection sociale) et des entreprises (accès limité aux crédits bancaires des entreprises non étatiques). D’autre part, une augmentation du pouvoir d’achat des ménages, entraînant une hausse de la demande domestique, pourrait avoir des conséquences inflationnistes. Dans ce cas, la hausse de la demande compenserait-elle la baisse des exportations faisant suite à la hausse des prix?
Parties annexes
Remerciements
Les auteurs tiennent à remercier le rapporteur anonyme ainsi que M. Patrick González, directeur de la revue pour leurs commentaires sur des versions antérieures de l’article. Bien évidemment, ils demeurent seuls responsables des erreurs et omissions pouvant subsister.
Notes
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[1]
Pour décrire ce changement, le terme « transition », même s’il est souvent usité (en particulier par les grandes organisations internationales), nous semble inadapté dans la mesure où il suppose implicitement que la Chine quitte un état connu (en l’occurrence le socialisme) pour se diriger vers un autre état connu (en l’occurrence le capitalisme). Or, en raison de nombreuses pesanteurs héritées de la période maoïste, les trajectoires de transformation sont incertaines sur le long terme. Par prudence, nous lui préférons donc le terme plus neutre de « transformation » qui élude la dimension déterministe du changement institutionnel chinois.
-
[2]
Pour un exposé plus détaillé des causes de la famine consécutive au Grand Bond en avant, voir l’étude de Lin et Yang (1998).
-
[3]
Notons que les décideurs chinois, en préconisant l’épargne et la frugalité, recoupèrent ainsi, à certains égards, les conclusions du modèle de croissance néoclassique de Solow (1956) et de la croissance optimale (Cass, 1965).
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[4]
Le système préceptoral est une forme d’organisation sociale reposant sur une coordination éthique des activités. Les relations entre la population et les élites socialistes sont assimilées à des relations entre un précepteur et son élève, d’où l’idée de système « préceptoral ». Dans un tel système, les incitations idéologiques jouent alors un rôle prépondérant, à travers notamment la persuasion et la propagande.
-
[5]
De même que les économies capitalistes sont des économies de surproduction, les économies socialistes sont marquées par une pénurie chronique (Kornai, 1980).
-
[6]
Les études traitant du débat gradualisme versus thérapie de choc sont beaucoup trop nombreuses pour être toutes citées ici. C’est pourquoi nous renvoyons le lecteur à Roland (2000).
-
[7]
Pour une comparaison entre les deux types d’approches avec une illustration par le cas chinois, voir McMillan et Naughton (1992).
-
[8]
Kornai ne s’intéresse pas aux modèles théoriques du capitalisme et du socialisme, mais à ces systèmes tels qu’ils ont réellement existé. C’est pour cette raison qu’on trouve par exemple dans le bloc 5 du capitalisme certains phénomènes tels que le chômage chronique ou le marché d’acheteurs, qui, théoriquement, ne peuvent pas exister en situation de concurrence pure et parfaite.
-
[9]
Concernant le taux de change et malgré quelques vicissitudes durant les années 1970 et 1980, le régime de change chinois est resté fondamentalement un régime de change fixe. Désormais, depuis 2005, le yuan est ancré à un panier de devises (principalement le dollar et l’euro).
-
[10]
On retrouve là une des tares héritées de l’ancien système. En effet, l’entreprise évoluant dans un environnement socialiste a une contrainte budgétaire que Kornai (1986) qualifie de « lâche ». À l’inverse de son homologue capitaliste (dont la contrainte budgétaire est « dure »), sa survie est liée, non pas à ses performances, mais à ses relations avec la bureaucratie sur laquelle elle sait pouvoir toujours compter en cas de difficultés, même récurrentes. Malgré leurs mauvais résultats financiers, les entreprises d’État chinoises ne sont pas mises en faillite. Dans le cadre d’une économie encore marquée par une certaine coordination administrative des ressources, une des manifestations de cette aide est justement le crédit « lâche », expliquant le fort taux de créances douteuses.
-
[11]
Nous précisons, au préalable, que les différentes menaces ne sont pas exposées par ordre d’importance ou de probabilité d’occurrence.
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