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Introduction

L’objectif de ce papier est de présenter une sélection de contributions théoriques relativisant les effets à attendre de l’intégration des marchés en matière de concurrence effective lorsqu’il y a peu de compétiteurs.

Cette problématique trouve une motivation dans le fait que les travaux empiriques analysant l’impact de l’intégration sur la concurrence effective peinent à dégager un effet proconcurrentiel substantiel[1]. Ainsi, Badinger (2007) montre que la politique d’intégration européenne (1981-1999), et particulièrement la phase d’achèvement du marché unique à partir de 1993, a certes conduit à une baisse en moyenne des taux de marge (mark-ups) estimés des industries manufacturières européennes[2] mais a aussi engendré une hausse significative des taux de marge de tous les secteurs des services. L’auteur suggère qu’en réaction à la constitution du marché unique dans un environnement caractérisé par une segmentation naturelle et réglementaire, les entreprises oligopolistiques ont adopté des stratégies anticoncurrentielles du type fusions-acquisitions[3], la fusion entre Carrefour et Promodès illustrant parfaitement ce type de comportement dans la grande distribution.

Cela fait écho à cette réflexion de Jacquemin et Sapir[4] concernant l’achèvement du marché unique européen et applicable aux différentes politiques d’intégration économique : “It is by no means certain that, post-1992, economic agents will accept the operation of competition. As experience following the lowering of tariff barriers has shown, the EC authorities may well be confronted with growing private […] strategies that seek to diminish or distort competition”.

Ceci suggère l’importance des stratégies adoptées par les firmes en réponse à l’augmentation de la pression concurrentielle induite par une intégration accrue des marchés et invite à considérer des modèles d’oligopole qui, en traitant des comportements stratégiques des firmes (c’est-à-dire de ce que font les firmes pour modifier l’équilibre en prix ou en quantités), permettent d’éclairer cet aspect que ne peuvent, par essence, prendre en compte les modèles de concurrence monopolistique[5].

De plus, l’approche oligopolistique de l’économie internationale s’appuie sur l’observation des faits : les opérations internationales (exportations, investissement direct à l’étranger) qui ont essentiellement lieu entre des pays proches du point de vue économique et culturel, sont le fait d’un petit nombre de grandes firmes[6]. De plus, si les grandes firmes dominent traditionnellement les marchés mondiaux, leur dominance s’est accrue consécutivement à l’intensification de la « globalisation »[7].

Les modèles présentés ici sont donc des modèles d’oligopole qui permettent de prendre en compte le fait que les firmes ont la capacité de modifier les conditions dans lesquelles s’exerce la concurrence. Ils posent la question de l’adaptation des stratégies concurrentielles des firmes à l’intégration.

Ces modèles proposent des arguments relativisant les effets à attendre de l’intégration internationale et, en ce sens, enrichissent l’analyse de l’intégration internationale, mais ils permettent aussi, grâce à la prise en compte d’une intégration imparfaite, de reconsidérer certains des résultats établis de l’économie industrielle (qui s’obtiennent sur un marché analytiquement équivalent à un marché parfaitement intégré). Bien que ce dernier éclairage ne soit pas privilégié dans le présent article, il sous-tend en partie le choix des travaux présentés.

D’un point de vue théorique, toutes les analyses présentées ici partent de l’idée que l’intégration des marchés peut ne pas être parfaite : il peut en effet subsister après l’intégration, selon les marchés considérés, des différences structurelles (par exemple, culturelles) et/ou tout simplement des coûts d’échange (par exemple, des coûts de transport). Ces éléments offrent aux firmes une base de segmentation et donc affectent les stratégies qu’elles mènent à l’équilibre.

Dans ces conditions, il se peut que l’intégration des marchés ne parvienne pas à accroître la concurrence effective voire ait des effets pervers, et ceci a d’autant plus de chances de se produire que les décisions des firmes ne se limitent pas à un simple choix de prix ou de volumes de production.

Avant de présenter ces analyses, il est sans doute utile de préciser ce que l’on entend par intégration internationale. Tout d’abord, il convient de la distinguer de l’ouverture à l’échange en ce sens que la situation préintégration n’est pas une situation d’autarcie mais est caractérisée par un certain volume d’échanges. Ceci posé, il faut ensuite préciser quelles sont les différentes modélisations adoptées dans la littérature. Il y a d’abord le passage d’une situation où les consommateurs n’ont pas la possibilité d’exercer un arbitrage international à une situation où ils peuvent arbitrer sans coûts. Cette modélisation utilisée par exemple pour évaluer ex ante les effets de l’achèvement du marché unique européen est réputée surévaluer les effets de l’intégration[8]. D’autres modélisations identifient l’intégration internationale à l’abaissement de coûts supportés par les firmes pour accéder aux marchés étrangers. Il y a essentiellement trois catégories de coûts d’accès aux marchés étrangers[9] : les coûts ad valorem qui sont liés aux droits de douane, coûts d’assurance ou risques de change, les coûts unitaires d’échange qui peuvent être des coûts de transport ou des droits de douane unitaires, et enfin, les coûts fixes d’accès associés aux obstacles techniques aux échanges qui recouvrent les coûts de certification des produits, ceux engendrés par l’ajustement aux réglementations locales, enfin ceux liés à la constitution et au maintien d’un réseau de distribution à l’étranger.

Les résultats des analyses menées peuvent différer selon la modélisation de l’intégration retenue. Celle-ci doit donc s’accorder à l’objet étudié. Par exemple, l’acte unique européen s’intéresse aux barrières à l’échange liées aux coûts fixes d’accès, l’OMC se préoccupe principalement des droits de douane ad valorem ou spécifiques (ces derniers s’assimilant à des coûts unitaires d’échange), et l’adoption d’une monnaie commune peut s’assimiler à une réduction des coûts d’échange ad valorem[10] ainsi qu’à une réduction des coûts d’arbitrage des consommateurs. Enfin, la réduction des quotas d’importation est une modalité possible de l’intégration qui ne sera pas utilisée ici.

Ceci étant précisé, nous pouvons maintenant passer à la présentation de quelques arguments, tirés de travaux théoriques, qui vont dans le sens d’un effet ambigu de l’intégration sur la concurrence.

Une façon assez naturelle d’examiner ce problème est de regarder si l’intégration est susceptible de favoriser des comportements anticoncurrentiels. Les sections 1 et 2 présentent cette thématique à travers quelques modèles traitant respectivement de l’incitation à la collusion et de l’incitation à la fusion/acquisition. Cependant, les comportements de cette nature étant proscrits ou très encadrés, il convient aussi d’examiner si l’intégration, en modifiant simplement les comportements concurrentiels, est en mesure de se traduire par une baisse de la concurrence. La section 3 explore cette voie dans un contexte où des différences internationales d’ordre structurel maintiennent sur certaines qualités du bien une segmentation internationale et entraînent une demande de customisation.

1. Intégration et collusion implicite

La question ici est de chercher à déterminer comment l’intégration économique modifie les incitations à la collusion et, partant de là, si elle est en mesure de favoriser un tel comportement anticoncurrentiel.

On s’attend en général à ce que l’intégration économique sous diverses formes (apparition de la possibilité de parfait arbitrage international des acheteurs et/ou baisse des coûts d’échange) n’incite pas les firmes à s’entendre de manière tacite. Des travaux pionniers (Davidson, 1984; Fung, 1992) ont discuté cette conjecture en mettant en avant l’ambiguïté des effets de l’intégration économique sur la stabilité des collusions implicites, à partir d’analyses fondées sur des stratégies de déclic (trigger strategies) dans le cadre de jeux répétés. Selon ces stratégies, une firme coopère tant que l’autre le fait aussi et retourne définitivement à l’équilibre de Nash de chaque période dès qu’une déviation a été observée. Ces stratégies sont adoptées à l’équilibre de Nash sous-jeux parfait si l’horizon est infini (ce qui est supposé ici) et si les deux firmes valorisent suffisamment le futur (Friedman, 1971). Ces stratégies ont pour avantage de permettre une détermination facile des équilibres sous-jeux parfaits en horizon infini : elles sont en effet construites de façon à ce que lorsqu’elles forment un équilibre de Nash, celui-ci soit sous-jeux parfait. Elles constituent ainsi la trame de référence de nombre de modèles étudiant la collusion dans différents contextes.

Dans ce cadre, l’analyse des effets de l’intégration économique sur la concurrence permet de conclure généralement que l’intégration incite à la déviation par l’augmentation des profits de déviation (effet proconcurrentiel de l’intégration) -ce qui est attendu-, mais augmente aussi le coût de la punition par la réduction des profits non coopératifs (effet anticoncurrentiel de l’intégration des marchés). Le problème consiste dès lors à repérer dans quelles circonstances l’effet anticoncurrentiel de l’intégration des marchés l’emporte sur son effet proconcurrentiel.

Classiquement, le problème se traite en termes de dumping réciproque (Brander et Krugman, 1983), les consommateurs n’ayant à aucun moment la possibilité d’exercer un arbitrage international et l’intégration consistant en la baisse des taxes ad valorem ou des coûts unitaires d’échange (Lommerud et Sørgard, 2001; Schröder, 2007)[11]. Il y a une firme dans chacun des deux pays qui sont identiques en termes de demande (même loi de demande linéaire) et de coûts de production (coût marginaux constants et identiques). Les deux firmes produisent un bien homogène.

Dans le travail de Schröder, le seul cas où l’effet anticoncurrentiel de l’intégration domine l’effet proconcurrentiel, c’est lorsque celle-ci prend la forme d’une réduction des coûts unitaires d’échange[12] et que les firmes choisissent leur prix, c’est-à-dire dans le cas étudié par Lommerud et Sørgard, (2001).

Que la concurrence se fasse en prix ou en quantités, la collusion se traduit, en raison des coûts d’échanges unitaires, par une spécialisation géographique. La déviation unilatérale consiste pour une firme à exporter sur son marché étranger (tout en demeurant monopole sur son marché domestique) et, lorsque la concurrence est en prix, la firme déviante choisit alors un prix qui lui permet de capter la totalité de la demande du marché étranger. Enfin, dans la phase de punition, le coût unitaire d’échange jouant le même rôle qu’un désavantage de coût marginal sur le marché étranger, la concurrence en prix se traduit par un monopole contraint sur chaque marché (chaque firme choisissant le plus haut prix qui prévient les importations) tandis que la concurrence en quantités aboutit à un duopole sur chaque marché (chaque firme réalisant alors un profit plus important sur son marché domestique qu’à l’exportation). La baisse des coûts d’échange laisse donc le profit collusif inchangé et accroît les profits de déviation. Elle réduit sans ambigüité le profit de punition lorsque la concurrence est en prix, tandis qu’elle l’accroît ou le réduit -selon la valeur du coût d’échange- quand la concurrence porte sur les quantités. Finalement, la baisse du coût d’échange rend la collusion plus facile à obtenir dans le cas de la concurrence en prix et plus difficile dans le cas de la concurrence en quantités.

Schröder obtient un effet négatif ou neutre d’autres formes d’intégration (baisse des droits ad valorem ou du coût fixe d’échange) sur la stabilité de la collusion et conclut donc à un effet le plus souvent proconcurrentiel de l’intégration internationale.

Cependant, ses résultats ne sont pas aussi généraux qu’ils le paraissent. En particulier, d’autres auteurs (Colonescu et Schmitt, 2003; Bond et Syropoulos, 2008) obtiennent un effet anticoncurrentiel de l’intégration dans un modèle de concurrence en quantités.

Les travaux de Bond et Syropoulos (2008) montrent que, dans le cadre d’un modèle d’un duopole interagissant sur deux marchés segmentés et d’une concurrence à la Cournot sur un bien homogène, la baisse des coûts unitaires d’échange peut faciliter la collusion et diminuer le bien-être. Ce résultat était jusque-là exclu par les travaux précédents (Lommerud et Sørgard, 2001; Schröder, 2007).

L’idée directrice des auteurs est que l’équilibre collusif ne se traduit pas nécessairement par la spécialisation géographique de chacune des firmes (c’est-à-dire l’absence d’échanges) : les firmes peuvent utiliser l’échange intrabranche pour consolider leur entente dans la mesure où elles sont moins incitées à dévier par rapport à un équilibre collusif sans exportation.

Conformément à l’analyse traditionnelle de la collusion en cas de contacts multimarchés (Bernheim et Whinston, 1990), toute déviation sur un marché se traduit par une punition sur les deux marchés. Les auteurs font observer que si le profit joint est maximisé lorsqu’il n’y pas d’échanges (c’est-à-dire lorsque chaque firme est monopole sur son marché domestique), le profit de déviation par rapport à la situation collusive est affecté par l’allocation de la production de chaque firme (entre marché domestique et exportation) prévue dans l’accord collusif. Plus précisément, en raison de la stricte convexité du profit de déviation de chaque firme par rapport à sa production domestique et ses exportations, si les coûts de transport sont faibles, ce profit de déviation peut être plus bas si l’accord collusif prévoit des échanges croisés que s’il prévoit une parfaite spécialisation géographique[13]. Les auteurs proposent donc de déterminer les parts destinées par chaque firme à ses marchés domestique et étranger dans l’accord collusif en maximisant le profit joint sous contrainte de non-profitabilité de la déviation[14]. Ils obtiennent alors que si les coûts d’échange sont faibles et si les firmes sont suffisamment patientes, la solution collusive avec échanges croisés émerge à l’équilibre[15], tandis que si l’accord collusif était déterminé de façon classique par la simple maximisation du profit joint, la collusion ne serait pas soutenable.

Ainsi, des conditions internationales initialement assez concurrentielles (coûts d’échange faibles) favorisent les effets anticoncurrentiels de l’intégration des marchés (stabilité de la solution collusive avec échanges croisés).

De leur côté, Colonescu et Schmitt (2003) obtiennent également un effet anticoncurrentiel de l’intégration dans un modèle de concurrence en quantités. Dans leur analyse, l’intégration est définie comme l’émergence pour les consommateurs de la possibilité de parfait arbitrage au niveau international, accompagnée éventuellement d’une baisse des coûts d’échange unitaires supportés par les firmes.

Les auteurs utilisent un modèle à deux pays et une firme dans chaque pays. Chaque firme produit une variété d’un bien différencié horizontalement. Les demandes nationales sont linéaires et peuvent différer d’un pays à l’autre. Les coûts marginaux sont constants et éventuellement différents. Les firmes supportent des coûts unitaires d’échange constants et identiques et elles se livrent une concurrence en quantités. Enfin, les barrières à l’échange sont suffisamment faibles pour que chaque firme ait une part de marché positive sur chaque marché national qu’il y ait collusion ou non.

Classiquement, les auteurs comparent les incitations à la collusion qui existent sous segmentation ou sous intégration étant entendu que, lorsque les marchés sont segmentés, les décisions de production des firmes pour chaque marché sont prises de façon indépendante, tandis que sous intégration ces décisions de production sont liées par la saturation de la contrainte d’arbitrage des consommateurs qui impose que les quantités doivent être telles que le différentiel de prix entre les deux marchés pour une variété donnée est égal au coût d’échange. Ceci implique que la collusion est nécessairement internationale lorsque le marché est intégré[16] tandis qu’elle peut être spécifique à un pays lorsque le marché est segmenté[17].

Le résultat le plus intéressant pour notre propos concerne la collusion internationale : le modèle montre que l’intégration des marchés a des effets anticoncurrentiels si l’asymétrie entre les firmes (en terme de coût marginal) ou entre les demandes pour leurs produits n’est pas trop importante, tandis qu’elle a des effets proconcurrentiels si les firmes ou les marchés des variétés sont suffisamment différents[18].

Par ailleurs, les auteurs montrent que la baisse des coûts d’échange a pour effet d’élargir la possibilité d’effets anticoncurrentiels de l’intégration des marchés à des niveaux d’asymétrie entre les pays ou les firmes plus élevés.

En conséquence, la libéralisation, que Colonescu et Schmitt définissent comme étant la conjonction de l’intégration des marchés et d’un abaissement des coûts d’échange, accroît clairement le nombre de cas où l’intégration des marchés a des effets anticoncurrentiels. Finalement, l’effet de la libéralisation des échanges sur le bien-être est ambigu puisque l’effet cumulé de la hausse de la concurrence attendue grâce à la baisse des coûts d’échange et à l’intégration des marchés peut-être contrariée par des comportements plus collusifs de la part des firmes[19].

En résumé, il se dégage des travaux présentés dans cette section qu’une situation internationale initialement assez concurrentielle (pays et/ou firmes proches et/ou coûts d’échange faibles) favorise les effets anticoncurrentiels de l’intégration des marchés entendue comme l’apparition de la possibilité d’arbitrage des consommateurs et/ou une baisse des coûts d’échange.

2. Intégration et fusion-acquisition

Traditionnellement, la théorie de l’économie internationale analyse les investissements directs à l’étranger comme des substituts à l’échange. La fusion-acquisition internationale, forme la plus répandue d’investissement direct à l’étranger, constitue une voie alternative à l’exportation pour accéder aux marchés étrangers en présence de coûts d’échange (Brainard, 1997; Markusen, 2004) ou de coûts d’information (Qiu et Zhou, 2006).

Ainsi, on peut s’attendre à ce que l’intégration des marchés réduise les incitations aux fusions-acquisitions internationales (argument du type tariff-jumping).

Parallèlement, la théorie de l’oligopole a développé des modèles de fusion sans rationalisation à partir desquels on peut présumer que l’intégration réduit les incitations à la fusion, ce qui constituerait une vertu proconcurrentielle supplémentaire à lui attribuer. Ceci renvoie aux travaux de Salant, Switzer et Reynolds (1983) et de Farell et Shapiro (1990) qui ont mis en évidence que sur un marché donné (analytiquement identique à un marché parfaitement intégré), une fusion devait pour être profitable aux firmes qui y participent, engager une grande partie des firmes de l’industrie. En effet, en l’absence de rationalisation, la fusion entre plusieurs firmes équivaut à une simple diminution du nombre de firmes dans l’industrie. Or, lorsque les firmes se font concurrence en quantités, cela signifie une réduction de la production globale des insiders. Cette restriction permet une hausse de prix mais celle-ci bénéficie plus aux outsiders, ceux-ci profitant de la réduction du nombre de concurrents pour accroître leur propre volume de production, limitant ainsi la hausse de prix induite par la fusion. Il s’ensuit que pour qu’une fusion soit profitable, elle doit laisser très peu d’outsiders. On s’attend donc à ce que l’intégration des marchés, entendue comme une baisse des coûts d’échange, accroisse, en réduisant le désavantage de coût d’une firme étrangère, l’effet externe dont bénéficie un outsider étranger et donc réduise la profitabilité des fusions.

Cependant, ces conjectures tirées de l’économie internationale ou de l’économie industrielle apparaissent contredites par les faits puisqu’on observe une expansion des fusions internationales alors que les marchés s’intègrent[20].

Des articles plus récents ont analysé les déterminants des fusions-acquisitions internationales en se référant à la théorie de l’oligopole dans un cadre plus complet de stratégies d’accès au marché étranger où le processus d’acquisition de la firme cible est mieux explicité.

Ainsi, des modèles de jeux coopératifs fondés sur l’arbitrage par les firmes entre fusions internationales et fusions domestiques (Horn et Persson, 2001) ont permis de montrer que la relation classique entre coût d’échange et incitation à la fusion pouvait être inversée. En effet, si la fusion internationale réduit le coût d’accès au marché étranger, la fusion domestique réduit la concurrence sur le marché domestique. Ainsi, les firmes seront incitées à faire des fusions domestiques lorsque les coûts d’échange sont élevés dans la mesure où, dans ce cas, l’impact de ce type de fusion est maximum en termes de concurrence sur le marché domestique. A l’opposé, des coûts d’échange faibles favorisent les fusions internationales dans la mesure où l’effet  tariff-jumping  domine l’effet de la réduction de la concurrence.

En introduisant dans ce cadre théorique original des asymétries de coût marginal entre les pays, Calmette (2008) parvient à une conclusion similaire en précisant toutefois que les fusions internationales ne se produisent que lorsque la concurrence internationale est élevée (coûts d’échange bas et/ou une faible asymétrie de coût entre les pays). En termes d’impact de la libéralisation sur la concurrence, impact qui dépend de l’incitation à la fusion (domestique ou internationale), l’auteure obtient que l’intégration (baisse des coûts d’échange) peut réduire la concurrence dans le pays ayant un avantage de coût et que le surplus des consommateurs de ce pays peut ne pas augmenter même si les coûts d’échange s’annulent.

Dans la même veine, mais en adoptant un cadre d’analyse plus classique  de traitement des fusions-acquisitions (jeux non coopératifs), Bjorvatn (2004) propose un modèle permettant d’analyser la profitabilité des fusions internationales dans un contexte où celles-ci ne seraient pas profitables sur un marché parfaitement intégré (unique) mais pourraient le devenir si le marché n’était qu’imparfaitement intégré.

L’auteur considère le marché domestique d’un bien homogène. Une firme domestique opère sur ce marché et deux firmes étrangères ont la possibilité d’y entrer.

Les firmes étrangères peuvent accéder au marché domestique selon trois modalités : soit par exportation avec un coût unitaire d’échange constant, soit par investissement direct (IDE) moyennant un coût fixe, soit par acquisition de la firme locale (fusion). Les coûts marginaux des différentes firmes sont constants et identiques et les firmes se livrent une concurrence en quantités.

L’intégration économique envisagée laisse les marchés segmentés dans la mesure où les consommateurs n’ont pas la possibilité d’arbitrer (ce qui est implicitement supposé dans le fait que l’on ne se soucie que du marché domestique). Elle consiste en une réduction soit du coût d’échange des firmes exportatrices, ce qui équivaut à une baisse du coût marginal à l’exportation, soit des coûts fixes d’investissement direct à l’étranger. Elle affecte donc ainsi les profits d’équilibre obtenus dans les différentes configurations possibles et peut ainsi entraîner une firme étrangère à modifier sa modalité d’accès au marché domestique en l’absence de fusion ou bien lorsqu’elle est l’outsider. L’intégration des marchés modifie donc la profitabilité des fusions-acquisitions.

La profitabilité de la fusion internationale entre la firme domestique et une des deux firmes étrangères résulte du profit postfusion de l’entité fusionnée auquel il faut retrancher le coût d’opportunité de la fusion pour la firme étrangère (c’est-à-dire son profit en l’absence de fusion) et le profit de la firme domestique en l’absence de fusion. La différence entre les deux premiers termes est le prix maximum que la firme étrangère serait prête à payer pour acquérir la firme domestique. Le dernier terme est le prix de réserve de la firme domestique.

La fusion est profitable si la disposition à payer de la firme étrangère est supérieure au prix de réserve de la firme domestique.

Il convient donc d’analyser les effets de l’intégration sur respectivement le profit postfusion, le coût d’opportunité de la fusion pour l’acquéreur, et le prix de réserve de la firme domestique.

Regardons d’abord ce qui concerne les profits postfusion (celui réalisé par les firmes ayant fusionné). Lorsque l’outsider est exportateur, les coûts d’échange qu’il supporte s’ajoutent à son coût marginal, ce qui affecte son comportement (cela déplace sa fonction de réaction) et modifie l’équilibre d’une façon qui lui est défavorable par rapport au cas où il ne supporterait pas de coûts d’échange. Si les coûts d’échange diminuent, un outsider initialement exportateur et le demeurant, devient en quelque sorte plus efficace (en termes de coût marginal). Il est alors plus en mesure de profiter des externalités de la fusion, si bien que le profit postfusion baisse. En revanche, si la baisse des coûts d’échange incite l’outsider à accéder au marché domestique en exportant plutôt qu’en réalisant un investissement direct, la concurrence se réduit car l’outsider est devenu moins efficace puisqu’il supporte maintenant des coûts d’échange; ainsi, le profit postfusion augmente. Si maintenant l’intégration prend la forme d’une baisse des coûts d’investissement et que celle-ci pousse l’outsider à investir plutôt qu’exporter, l’effet contraire au précédent s’obtient.

Regardons maintenant ce qui concerne le coût d’opportunité de la fusion pour la firme étrangère (son profit en l’absence de fusion). Comme l’intégration abaisse les coûts d’accès des firmes étrangères au marché domestique (réduction du coût d’échange unitaire et/ou du coût fixe d’investissement), elle entraine une augmentation de leur profit. Ainsi, l’intégration accroît le coût d’opportunité de la fusion pour la firme étrangère.

Enfin, l’intégration peut réduire le prix de réserve de la firme à acquérir (son profit avant fusion) en raison d’une intensification de la concurrence due à une plus grande efficacité de l’outsider; ceci se produit aussi bien lorsque la baisse des coûts d’investissement pousse l’outsider à investir plutôt qu’exporter que lorsque la baisse des coûts d’échange laisse l’outsider exportateur. Mais l’intégration peut également avoir l’effet contraire à savoir une augmentation du prix de réserve de la firme cible en raison d’une réduction de la concurrence. Cela s’obtient lorsque la baisse des coûts d’échange pousse l’outsider à exporter au lieu d’investir sur le marché domestique.

Finalement, l’intégration a des effets ambigus sur la profitabilité de la fusion.

L’auteur établit donc les différentes structures de marché que l’on peut obtenir à l’équilibre en fonction des coûts d’échange et des coûts d’investissement. Il en tire qu’il est possible que l’intégration (baisse de l’un ou/et l’autre de ces coûts) déclenche une fusion-acquisition.

Par exemple, l’intégration peut faire passer l’équilibre d’une situation où les deux firmes étrangères exportent à une situation où l’une fusionne et l’autre continue à exporter ou bien investit sur le marché domestique.

On notera que, les coûts étant symétriques, si les coûts d’accès au marché domestique supportés par les firmes étrangères étaient faibles ou nuls, on retrouverait le résultat classique de Salant, Switzer et Reynolds (1983) et de Farell et Shapiro (1990), à savoir une absence de fusion entre deux firmes à l’équilibre (il n’y a que trois firmes donc la fusion de deux d’entre elles ne concerne pas suffisamment de firmes). Ceci met en évidence que les effets anticoncurrentiels de l’intégration ne peuvent s’obtenir dans ce modèle de base que si l’intégration ne peut supprimer tous les facteurs de segmentation internationale des marchés et laisse subsister des coûts d’accès aux marchés étrangers.

Bjorvatn ajoute cependant que si une firme étrangère a un avantage de coût sur les deux autres, alors cette firme pourra avoir intérêt à acquérir la firme locale même dans le cas où l’intégration est parfaite (c’est-à-dire en l’absence de coûts d’accès). Cela renvoie au résultat de Barros (1998) qui montre que l’asymétrie de coûts rend les fusions plus profitables.

L’article parvient donc à fournir un support théorique aux observations laissant supposer que l’intégration peut offrir un contexte favorable aux fusions horizontales internationales.

En résumé, les modèles présentés dans cette section montrent que l’intégration (baisse des coûts d’échange) peut favoriser les fusions internationales contrairement à ce qui est attendu lorsque l’on mobilise l’argument classique du tariff-jumping.

3. Intégration et customisation

Les travaux présentés dans cette section n’étudient pas l’adoption par les firmes de comportements anticoncurrentiels. Ils s’intéressent aux « réactions » que peuvent avoir les firmes en matière de choix entre la standardisation et la customisation lorsque des segments de marchés sont définis à partir de différences structurelles qui subsistent entre les pays après l’intégration.

La littérature sur ce sujet est beaucoup moins abondante que celle concernant les sections 1 et 2 mais propose aussi des résultats intéressants.

Les analyses présentées ici tiennent compte du fait que ce qui caractérise les industries concentrées, ce sont précisément les actions entreprises par les firmes pour modifier les conditions dans lesquelles elles opèrent. Plus précisément, les firmes choisissent ici la qualité de leurs produits et ont la possibilité de séparer les marchés afin de contrarier l’augmentation de la pression concurrentielle induite par l’intégration entendue comme l’apparition des possibilités d’arbitrage des consommateurs.

Ces problématiques, construites en réaction à la méthode utilisée par la Communauté européenne (1988) pour analyser les effets du marché interne, montrent que l’hypothèse de travail selon laquelle l’intégration peut être présentée par le passage du « tout segmenté » au « tout intégré » entraîne une surestimation des effets de l’intégration[21]. En effet, même lorsque les barrières à l’échange sont supprimées (marché intégré), il peut subsister une segmentation naturelle (structurelle) reposant sur des différences culturelles : différences de langage, de connaissances et de savoir-faire ou même de relations spécifiques entre les consommateurs et l’offre locale. Ces différences résistent aux processus d’intégration (au moins dans le moyen terme) et peuvent être exploitées par les firmes dans le but de maintenir, grâce à une offre customisée, une segmentation du marché malgré l’intégration qui est alors imparfaite.

Le cadre d’analyse général est donc celui du marché d’un bien qui peut être différencié verticalement : la variété customisée étant plus adaptée aux besoins des consommateurs, elle est de plus haute qualité que la variété standard. Dans le premier modèle (Horn et Shy, 1996), les firmes (une dans chaque pays dans la plus grande partie de l’article) peuvent vendre tel quel le bien de base ou bien choisir de le lier à un bien spécifique au marché (pays) considéré, produit localement et non échangeable. Typiquement, ce bien liant peut être un service (par exemple, un service de démonstration), ce que l’on considérera par la suite. Afin de limiter les cas possibles, les auteurs considèrent que chaque firme, soit vendra le bien de base dans les deux pays, soit devra lui attacher un service local dans les deux pays. Une fois ces décisions prises, les firmes se font concurrence en prix.

Les pays sont parfaitement identiques sauf en matière de coûts de production des services liés au bien de base.

Il n’existe par ailleurs pas de coûts de transport. L’intégration est représentée par le passage d’une situation où le marché du bien de base est parfaitement segmenté (coûts prohibitifs d’arbitrage pour les consommateurs) à une situation de parfaite intégration de ce marché (coûts d’arbitrage nuls).

Les différences structurelles sont représentées par le fait que le bien lié est non échangeable : (le service est consommé à l’endroit où il est produit) de sorte qu’il existe une segmentation naturelle du marché du bien lié[22].

Le bien de base lui, est pareillement valorisé dans les différents pays.

Quand le marché du bien de base est parfaitement segmenté (coûts d’arbitrage prohibitifs), les firmes se différencient afin d’échapper au paradoxe de Bertrand : l’une vend le bien de base et l’autre le bien lié. Les deux biens sont vendus plus cher dans le pays où le coût des services est le plus élevé (les prix étant des compléments stratégiques) et la firme qui vend le bien lié a une part de marché plus petite sur le marché où le coût de production du service est le plus grand.

Quand le marché du bien de base est parfaitement intégré (coûts d’arbitrage nuls), la firme vendant le bien de base n’a plus la possibilité de discriminer. Ainsi, lorsque la différence de coût de fourniture du service est faible, les deux biens seront offerts à l’équilibre dans chaque pays.

Dans ce cas, l’effet de l’intégration est bien de réduire la différence internationale de prix pour chacun des produits. Plus précisément, dans le pays à bas coûts de service, les prix vont augmenter tandis qu’ils baisseront dans le pays à haut coût (effet dû à la disparition de la possibilité de discrimination pour la firme vendant le bien de base).

Ainsi, l’intégration du marché du bien de base entraîne les résultats escomptés, à savoir une convergence internationale des prix du bien de base et consécutivement une convergence des prix du bien lié. Ceci provient d’une réduction, sur chaque marché, du pouvoir de marché de la firme vendant le bien de base (le coût d’arbitrage des consommateurs devient nul ce qui implique une impossibilité de discriminer).

On notera cependant que l’intégration des marchés nécessite pour avoir un effet, l’existence d’un différentiel de coût marginal entre les pays[23].

Le résultat pertinent pour notre propos concerne l’intégration du marché du bien lié. Cette intégration se traduit par le fait que les consommateurs sont autorisés à acheter le bien lié à l’étranger et à le consommer sans le service dans leur pays (par hypothèse, ils ne valorisent pas le service produit à l’étranger). Ceci ne peut être intéressant pour le consommateur que si le bien de base est vendu chez lui plus cher que le bien lié produit à l’étranger.

Horn et Shy montrent alors que l’intégration du marché du bien lié n’a aucun effet sur l’équilibre dans beaucoup de cas. Cela survient lorsque les prix choisis sur les marchés séparés à l’équilibre segmenté sont tels que même si l’arbitrage était permis, il ne serait pas profitable. C’est le cas quand le marché du bien de base est segmenté et que le différentiel de coûts est suffisamment faible. Cela se produit également lorsque le marché du bien de base est intégré, le prix du bien lié étant alors nécessairement plus élevé que celui du bien de base, il n’y a aucun intérêt à acheter le bien lié à l’étranger.

En conclusion, l’existence de différences structurelles qui peuvent être exploitées par les firmes pour segmenter le marché, peut entraîner que la suppression des obstacles à l’arbitrage international des consommateurs peut avoir peu ou pas d’impact, et ceci, même en l’absence d’autres coûts d’échange (ici, il n’y a ni coûts de transport, ni taxes à l’importation).

Ce modèle permet en outre d’illustrer la persistance de différences de prix sur des marchés (imparfaitement) intégrés (l’égalisation des prix nécessite la disparition de l’aspect non échangeable de certains biens, ce qui est parfois réalisable avec une harmonisation des réglementations ou des normes (ex : normes de sécurité pour les automobiles)).

En fait, dans le modèle de Horn et Shy, l’intégration n’a d’effets qu’à la condition nécessaire qu’il existe un différentiel de coût de production du bien liant.

Gaussens, Lecostey et Shabhazi (2009) proposent un cadre d’analyse proche de celui de Horn et Shy mais qui ne souffre pas de cette restriction; l’intégration internationale peut accroître ou réduire la concurrence alors que les pays sont identiques.

Dans ce modèle, le bien peut être différencié verticalement, il n’y a pas de coûts de transport, il y a une firme dans chacun des deux pays et l’intégration est définie par l’apparition de possibilités d’arbitrage pour les consommateurs. Mais à la différence du modèle de Horn et Shy, les firmes se livrent une concurrence en quantités, les pays sont parfaitement identiques (aussi bien en matière de demande que de coûts) et l’intégration internationale ne peut pas concerner le marché de la variété customisée. Ce dernier aspect vient de ce que le marché de la variété customisée est supposé segmenté de façon exogène en raison de différences de goûts entre les pays qui imposent aux firmes produisant la qualité customisée d’adapter le bien à chaque marché national, moyennant donc un coût fixe de customisation pour chaque marché national. Les différences de goût sont supposées telles que, même si les consommateurs pouvaient arbitrer internationalement sur la variété customisée, ils ne le feraient pas parce qu’ils ne valorisent pas du tout le bien customisé pour le marché étranger.

Quant à la variété de basse qualité, il s’agit d’un bien standardisé, parfaitement homogène, mais, lorsque le marché (de cette variété) est segmenté internationalement, une firme produisant cette variété doit pour servir le marché étranger supporter un coût fixe supplémentaire lié à la segmentation (ce peut être, par exemple, un coût lié à la non-harmonisation des réglementations et procédures nationales en matière d’homologation, de certification ou de normes).

Les firmes doivent donc sélectionner la qualité à produire, produit standard homogène ou bien variété customisée[24], et aussi décider de servir ou non le marché étranger, rien ne les obligeant en effet, à supporter les coûts d’accès à celui-ci. Dans ces conditions, on pourrait envisager que les firmes soient tentées, afin de contrecarrer les effets proconcurrentiels de l’intégration, de séparer les marchés (c’est-à-dire de ne pas servir le marché étranger). Il faut cependant noter que, le jeu n’étant pas répété, les firmes ne peuvent pas s’entendre pour demeurer chacune en monopole sur son marché domestique. Ainsi, les décisions prises par les firmes de servir ou non l’autre marché dépendent seulement de l’importance relative des différents profits variables et des coûts (fixes) d’accès au marché étranger.

Ce modèle propose donc un cadre d’analyse où les firmes ont la possibilité soit d’éviter la concurrence (il leur suffit pour cela de produire la variété customisée dont le marché connaît une segmentation naturelle et de ne pas servir le marché étranger) soit de la réduire (en différenciant leurs produits). Cependant, l’intégration modifie les incitations des firmes à adopter telle ou telle stratégie. Puisque l’intégration est définie comme induisant un parfait arbitrage des consommateurs sur le marché de la variété standard et supprimant les coûts d’accès des firmes au marché étranger de cette variété, ses effets sont a priori ambigus : d’un côté, elle rend plus attractive la production de la qualité standard (suppression des coûts d’accès), ce qui incite les firmes à offrir cette qualité; de l’autre côté, elle durcit la concurrence sur ce segment de marché et pousse les firmes à s’orienter sur la variété customisée dont les marchés nationaux demeurent séparés et sont de plus, par nature, plus profitables. En fait, l’intégration des marchés n’entraîne jamais, dans ce modèle, les firmes à éviter complètement la concurrence (si elles ne le faisaient pas auparavant).

Finalement, l’intégration peut, selon les valeurs relatives des différents coûts d’accès et du différentiel de qualité, accroître ou réduire la concurrence.

En particulier, elle peut se traduire par le passage d’un équilibre où les deux firmes offrent la variété customisée et servent leurs marchés étrangers à un équilibre où les deux firmes différencient leurs produits, la variété standard étant offerte sur le marché intégré et la variété customisée sur les deux marchés nationaux. C’est le cas de figure le plus défavorable aux consommateurs puisque ceux-ci subissent à la fois une baisse de la concurrence et une baisse de la qualité moyenne[25].

On pourrait imaginer que les résultats de réduction de la concurrence tiennent essentiellement à l’absence d’entrée. En fait, lorsqu’on introduit la possibilité d’entrée d’une troisième firme (sur l’une ou l’autre des variétés), on peut conserver ces résultats pour au moins une partie des valeurs des paramètres pour lesquelles ils étaient obtenus (il existe des valeurs des coûts fixes d’installation telles que l’entrée, bien que possible, ne se produise ni sous segmentation, ni sous intégration).

Donc finalement, l’intégration, en modifiant les décisions des firmes en matière de qualité, peut dans certains contextes être dépourvue d’effets proconcurrentiels.

En résumé, les travaux présentés dans cette section supposent la persistance de différences structurelles après l’intégration. Ces différences induisent une demande de customisation (stricto sensu ou bien sous la forme de service lié à un bien de base). Ainsi, elles rendent l’intégration imparfaite (malgré l’absence de coût d’échange et bien que l’intégration se confonde avec l’apparition pour les consommateurs de la possibilité d’arbitrer internationalement). On obtient alors des possibilités d’effets anticoncurrentiels de l’intégration ou une absence d’effet.

Conclusion

Ce papier a présenté un échantillon d’une littérature foisonnante relative aux effets de l’intégration économique sur la concurrence dans les industries oligopolistiques[26].

Compte tenu de la multitude d’approches concernant tant les problèmes traités que les conditions de base des marchés et les modalités de l’intégration économique, il ne se dégage pas encore une grande unité de cette littérature que nous appelons « économie industrielle de l’intégration des marchés ». Plusieurs pistes théoriques permettent néanmoins de fédérer ces différents travaux sous la forme de résultats énoncés ci-dessous :

1- l’intégration économique n’accroît pas nécessairement la concurrence effective en raison, principalement, des réactions des firmes ou des modifications de leurs comportements stratégiques qu’elle induit; ce type de résultat s’obtient en général dans le cas où l’intégration des marchés est imparfaite, c’est à dire lorsqu’il subsiste des facteurs de segmentation internationale des marchés après l’intégration (persistance de coûts d’échange et/ou de coûts d’arbitrage pour les consommateurs ou existence de demandes nationales de customisation).

2- pour ces mêmes raisons, c’est sans doute quand la concurrence est déjà suffisamment forte, qu’une intégration plus complète peut réduire la concurrence effective.  Ce résultat complète ce qui avait été déjà mis en lumière par Haaland et Wooton (1992) dans un contexte où les firmes ne choisissent que leur volume de production d’un bien différencié et supportent des coûts d’échange : l’arbitrage des consommateurs entre les marchés nationaux empêche le dumping réciproque et incite les firmes à se recentrer sur leur marché domestique, la concurrence se réduisant du fait de la baisse de l’offre étrangère sur chaque marché.

3- contrairement à l’intuition, lorsque les firmes n’adoptent pas de comportements collusifs et lorsqu’elles peuvent s’appuyer sur une segmentation naturelle des marchés, l’intégration économique ne les incite pas à éviter la concurrence. Ce ne sont donc pas des stratégies non coopératives d’évitement de la concurrence qui pourraient expliquer, dans ce cas, une baisse de la concurrence effective et/ou une baisse du surplus des consommateurs mais une baisse du niveau de l’offre de qualité. Ainsi, même lorsque l’intégration internationale aboutit au résultat attendu d’une hausse de la concurrence, rien ne garantit une hausse du surplus du consommateur. Ce résultat que l’effet concurrentiel attendu peut être contrecarré par la sélection de variétés moins valorisées par les consommateurs est à rapprocher de l’intuition de Dixit et Norman (1980) évoquée en note 25 de ce papier.

Finalement, l’ensemble des résultats évoqués dans le présent article pose le problème de la complémentarité ou de la cohérence des différentes politiques microéconomiques. Selon l’O.C.D.E. (1999),

Les politiques de la concurrence et les politiques de libéralisation des échanges sont, en général, complémentaires et se renforcent mutuellement […]. En réduisant les obstacles tarifaires et non tarifaires aux échanges, la libéralisation des échanges, telle qu’elle est consacrée dans les Accords de l’O.M.C., crée de nouvelles possibilités d’exportation et favorise la concurrence commerciale internationale […]. En bref, les objectifs ultimes et les résultats d’une politique de libéralisation des échanges efficace, seront très proches ou très complémentaires de ceux réalisés au moyen d’une politique de la concurrence

Partant de ces assertions, la politique de la concurrence intervenant en général ex post et la politique de libéralisation agissant ex ante (ce qui justifie le terme de complémentarité), on pourrait envisager que la politique de libéralisation se substitue en partie à la politique de la concurrence ou du moins la rende moins utile.

Les modèles présentés dans le présent article, en montrant que les politiques d’intégration ou de libéralisation peuvent avoir – malgré leur objectif et en raison des réactions des firmes – des effets anticoncurrentiels, incitent au contraire à ne pas surestimer leur efficacité. Ils indiquent que les politiques d’intégration ne sont en mesure de se substituer ni aux politiques de la concurrence, ni aux politiques antitrust.

De même, on peut tirer de certains de ces travaux qu’une politique d’intégration aboutie devrait s’accompagner d’une politique industrielle adaptée : un des résultats obtenus est que l’intégration internationale peut favoriser l’offre de standards au détriment des efforts de qualité et d’innovation nécessaires pour pouvoir pénétrer des marchés exigeants et satisfaire une demande customisée (Gaussens, Lecostey et Shahbazi, 2009). L’harmonisation systématique des normes et standards n’est donc pas nécessairement souhaitable sur des marchés internationaux déjà concurrentiels; à tout le moins, il paraît opportun de veiller à ce que la suppression de certains standards nationaux et/ou la fixation de seuils minimaux de qualité n’aboutissent pas à un alignement des productions sur des standards de moindre qualité.

De façon générale, les différents travaux présentés ici invitent donc à être attentifs à la cohérence des différentes politiques microéconomiques, cohérence que toutefois il conviendrait d’examiner aussi en intégrant les problématiques des firmes multiproduits (Bernard, Redding et Schott, 2006; Eckel et Neary, 2010) et de l’hétérogénéité des firmes en termes de productivité (Melitz, 2003)[27]. Notons enfin, qu’intégrer la question de l’entrée[28] et/ou un bouclage en termes d’équilibre général, dans la lignée notamment des travaux de Neary (2010) ou de Eckel et Neary (2010)[29], doit permettre de mieux embrasser la complexité des phénomènes à l’oeuvre.