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Le rôle de l’économiste est d’aider à pallier les défaillances du marché.

Jean Tirole, Économie du bien commun : 383

Car, peut-être plus que les autres sciences humaines et sociales, l’économie se veut normative : elle aspire à « changer le monde ».

ibid. : 123

Introduction

La publication du livre de Jean Tirole est un évènement important : un récent détenteur du prix Nobel d’économie livre ses réflexions sur sa discipline et résume ses travaux dans un livre en langue française destiné à un large public.

Toutefois, il est possible que le nombre élevé de pages du livre (629) éloigne une bonne partie du public potentiel ou rende un peu fastidieuse une lecture complète, comme ce fut mon cas. Cependant, comme l’indique l’auteur, les chapitres peuvent être lus indépendamment les uns des autres.

L’ouvrage se divise très bien en deux grandes parties qui pourraient chacune former un livre. Je résume l’oeuvre en utilisant des passages de l’avant-propos. La première partie comprend trois sections. Les deux premières « ont trait au rôle de la discipline économique dans notre société, à la position de l’économiste, au travail quotidien du chercheur de cette discipline, à son rapport aux autres sciences sociales et au questionnement des fondements moraux du marché. » Les deux chapitres de la troisième section « étudient deux des acteurs principaux de notre vie économique : l’État et l’entreprise. »

La deuxième partie « propose donc un voyage au travers des sujets qui affectent notre quotidien, mais que nous ne contrôlons pas pour autant : le réchauffement climatique, le chômage, l’Europe, la finance, la concurrence et la politique industrielle, notre relation au numérique, l’innovation et la régulation sectorielle… Mon message est optimiste. Il explique les raisons pour lesquelles il n’y a pas de fatalité aux maux dont souffrent nos sociétés… »

Mon appréciation de ce livre est très personnelle : à quelques jours d’une prise de la retraite après près d’un demi-siècle passé à l’université, la critique de cet ouvrage s’insère dans un cheminement bien normal qui conduit à me distancer de l’économie. Plusieurs passages de ce livre m’ont quelque peu irrité parce qu’ils s’opposent à des messages fondamentaux que j’ai essayé de communiquer tout au long de ma carrière.

1. Science ou morale

Quel est le premier de ces messages? Au premier examen partiel des deux cours que je viens d’enseigner, je posais la question suivante : « L’économie comme discipline a deux branches. Définissez-les en les illustrant. Pourquoi l’une des deux branches n’est-elle pas de la science? »

L’économiste se présente en effet comme un être qui a deux discours fort différents. Le premier se veut scientifique : il vise à expliquer les phénomènes sociaux en recourant généralement à un mode d’approche, l’individualisme méthodologique. C’est ce qu’on appelle l’économie positive.

Le deuxième type de discours de l’économiste veut juger au lieu de se contenter d’expliquer. C’est l’économie normative. Cette branche devrait plutôt s’appeler « morale économique ». Lorsqu’un économiste se prononce sur le fait qu’un projet doit être entrepris ou qu’une politique quelconque doit être suivie, il ne fait pas de la science. Le mot « doit » montre bien que la question se situe dans le domaine des prescriptions basées sur des normes.

2. Tirole et Friedman

Comme l’indique le titre de son livre Économie du bien commun, Tirole mélange les deux branches, science et morale :

L’économie non seulement documente et analyse les comportements individuels et collectifs, mais elle aspire aussi à rendre le monde meilleur en émettant des recommandations de politique économique.

ibid. : 19

…l’objet de l’économie est similaire à celui de la médecine : l’économiste, comme l’oncologiste, diagnostique, propose si nécessaire le meilleur traitement adapté étant donné l’état (forcément imparfait) de ses connaissances et recommande l’absence de traitement s’il n’est pas nécessaire.

ibid. : 40

Un autre prix Nobel, Milton Friedman, établit pour sa part une nette distinction entre science et morale :

Pour revenir à ma propre expérience, j’ai été actif en matière des politiques publiques. J’ai essayé d’influencer les politiques publiques. J’ai parlé et écrit sur des questions de politique. Ce faisant, cependant, je n’ai pas agi en ma capacité de scientifique, mais en ma qualité de citoyen, en un citoyen éclairé, je l’espère. Je crois que ce que je connais en tant qu’économiste m’aide à former de meilleurs jugements sur certaines questions que je n’aurais sans cette connaissance. Mais fondamentalement, mon travail scientifique ne doit pas être jugé par mes activités en matière de politique publique[1].

Friedman, 1990 : 90

En ne faisant pas une distinction très nette entre science et morale, Tirole donne une image tronquée de l’essence de la science économique : pour le lecteur, l’économiste apparaît davantage comme un prédicateur qu’un scientiste qui cherche à comprendre comment fonctionne le système social avec ses différentes institutions.

3. Une nouvelle conception de l’État

Chez maints économistes, l’intervention gouvernementale est prescrite par l’identification de la présence d’une défaillance dans la décentralisation sans se préoccuper des lacunes de la centralisation. Ces personnes adoptent le comportement du légendaire empereur romain qui, juge à un concours de chant entre deux personnes, écouta la première et s’empressa de remettre le prix à la seconde sans s’assurer qu’elle ne faussait pas davantage que la première. Cela s’applique en très grande partie à l’approche de Tirole pour l’intervention gouvernementale[2].

Avec un sous-titre « Une nouvelle conception de l’État », il résume sa pensée en ces termes :

La conception de l’État a changé. Autrefois pourvoyeur d’emplois à travers la fonction publique et producteur de biens et services à travers les entreprises publiques, l’État dans sa forme moderne fixe les règles du jeu et intervient pour pallier les défaillances du marché et non s’y substituer. Médiocre gestionnaire d’entreprises, il devient régulateur. Il prend toutes ses responsabilités là où les marchés sont défaillants, pour créer une vraie égalité des chances, une concurrence saine, un système financier ne dépendant pas des renflouements sur argent public, une responsabilisation des acteurs économiques vis-à-vis l’environnement, une solidarité au niveau de la couverture santé, une protection des salariés peu informés (sécurité au travail, droit à une formation de qualité), etc. Dans son fonctionnement, il est preste et réactif.

Cette transition cependant requiert un retour aux fondamentaux (à quoi sert l’État?) et un changement des mentalités.

Tirole, op. cit. : 226-227

Ce nouveau rôle de l’État présenté par Tirole ne provient-il pas d’une conception utopique ou romancée du gouvernement? Pourquoi la performance du gouvernement comme régulateur serait-elle meilleure lorsqu’il possède un monopole dans ce domaine alors que pour la production de biens, le gouvernement rencontrait parfois de la concurrence?

4. Le choix entre des alternatives imparfaites

L’approche basée sur les défaillances des marchés pour justifier l’intervention gouvernementale insiste exclusivement sur le gaspillage et l’inefficacité qu’entraînent les décisions décentralisées. Elle ignore complètement la contrepartie reliée aux inefficacités des décisions centralisées : moins grande responsabilité du consommateur, standardisation des services et cartellisation, absence d’expérimentation et de flexibilité, pour n’énumérer que quelques coûts de la centralisation sans oublier la présence d’incohérence dans les décisions agrégées.

En suivant cette approche, Tirole ignore un concept fondamental utilisé en économie, soit le coût de renonciation ou d’opportunité. Il se limite à ne regarder qu’un seul côté de la médaille ou de la question. Les choix se font entre des alternatives imparfaites, ici le marché avec ses défaillances et le gouvernement avec les siennes. À ce sujet, Tirole aurait eu intérêt à se référer à deux livres aux titres évocateurs de Charles Wolf, Markets or Governments : Choosing between Imperfect Alternatives et de Clifford Winston, Government Failure versus Market Failure. Microeconomics Policy Research and Government Performance.

Il est important de regarder les différentes institutions sans romancer les choses. Tirole devrait suivre le conseil que James Buchanan livrait dans son discours de prix Nobel :

Réduit à l’essentiel, le message de Wicksell était clair, élémentaire et de soi. Les économistes devraient cesser de proférer des conseils stratégiques comme s’ils étaient utilisés par un despote bienveillant, et ils devraient se tourner vers la structure dans laquelle les décisions politiques sont prises.

Buchanan, 1986 : 243

Pour Tirole, « L’État corrige les nombreuses défaillances du marché…Il responsabilise les acteurs économiques et il est responsable de la solidarité. » (Tirole, op. cit. : 215) Comme beaucoup de progressistes, il partage une conception romancée de l’État tout en conservant une aversion envers les politiciens qui seraient de mauvais garants du bien commun.

Il existe selon lui une voie de solution : « La création d’autorités indépendantes constitue l’un des instruments qui permet à la démocratie de tempérer les excès de la tentation électoraliste et d’assurer l’indépendance de l’État dans la durée. » (ibid. : 224) Le recours généralisé aux experts m’apparaît comme une façon de dépolitiser l’univers politique, en somme de refuser le politique ou le monde réel avec toutes ses embûches. L’expert devient la version contemporaine du philosophe-roi de Platon, le dirigeant idéal de la cité.

5. Défaillances des marchés et demande d’institutions

En concevant un gouvernement qui « corrige les nombreuses défaillances du marché », Tirole néglige les différents moyens disponibles pour y faire face et qui viennent à se créer spontanément. Prenons le cas du problème d’asymétrie d’information dans le marché des autos usagées ou des citrons soulevé par Akerlof. L’acheteur de voitures d’occasion s’adresse à des distributeurs réputés, se voit fournir des garanties et recourt à des informations fournies par des tiers. L’asymétrie d’information disparaît en très grande partie avec une adaptation institutionnelle de ce marché.

Selon Tirole, « …le marché et l’État sont complémentaires, et non des substituts comme le veut souvent le débat publique » (ibid. : 208). Bien que cette proposition m’apparaisse excessive, elle s’applique toutefois à la base de l’activité économique.

Les tenants de la décentralisation résument leurs convictions par l’expression suivante : le marché fonctionne. Ils oublient d’ajouter « à l’intérieur d’un cadre légal donné ». Les résultats du fonctionnement des marchés varient énormément dépendamment des incitations véhiculées par le cadre légal ou les règles du jeu. Parallèlement, une partie de hockey se déroule différemment selon que les règlements permettent ou non les mises en échec. Un cadre plus laxiste sur le déversement des déchets entraîne plus de pollution.

Tirole en est conscient. Au sujet de la crise financière de 2008, il affirme : « Contrairement à ce qu’on pense souvent, ces crises ne sont pas techniquement des crises du marché [... ] mais plutôt les symptômes d’une défaillance des institutions étatiques nationales et supranationales. » (ibid. : 461)

Le cadre légal jouit des propriétés d’un bien public (consommation collective et difficultés d’exclure) avec les effets qui en découlent pour la dynamique de la décentralisation. Il devient le résultat des processus politiques. Où est la garantie que ces derniers fournissent un cadre approprié permettant au marché de susciter des résultats valables? Ne sommes-nous pas en opposition entre deux dynamiques fort différentes, l’une visant le profit et l’autre la réélection?

6. Sur la responsabilité sociale de l’entreprise

Dans le chapitre sur « L’entreprise, sa gouvernance et sa responsabilité sociale », Tirole pose le problème des objectifs multiples :

Car, la multiplicité des objectifs crée un conflit entre ces objectifs : quand on donne un objectif à une organisation, celui-ci est aisément contrôlable; quand on lui en donne plusieurs, éventuellement concurrents, on confère en fait un pouvoir discrétionnaire au management qui va devoir et pouvoir choisir le poids à accorder à chacun des objectifs. Pour éviter cette situation, il faut donc que l’agence de notation sociale décide de la façon dont les divers objectifs doivent être agrégés. Avec toutes les difficultés que cela comporte.

ibid. : 257

Ce raisonnement s’applique à toutes les organisations, tout particulièrement celles du secteur public. Un économiste qui fut ministre me communiquait son étonnement devant le grand nombre d’objectifs qui s’exprimaient autour de la table du cabinet. Cette multiplicité d’objectifs ne peut que provoquer des effets d’instabilité et de balancier. (Selon une phrase du livre, « On marche sur la tête » (ibid. : 327)) Un exemple est fourni par le code français du travail : « il fait 3 200 pages et continue de s’allonger au fil des années » (ibid. : 345)[3].

7. Un économiste orthodoxe

Il ne faut pas conclure des commentaires précédents que Jean Tirole est un économiste extrémiste. Loin de là. Il faudrait plutôt lui attribuer les qualificatifs d’orthodoxe et de modéré. Les deux chapitres, « Vaincre le chômage » et « Politique de la concurrence et politique industrielle » l’indiquent très bien.

Dans le premier, il se fait l’apôtre d’un marché du travail beaucoup plus flexible : « il faut protéger le salarié et non l’emploi » (ibid. : 323). Il propose une tarification du licenciement en imposant le principe licencieur-payeur qui s’inspire de l’experience rating en vigueur aux États-Unis et qui s’applique au Québec pour le financement du programme de la santé et de la sécurité du travail. Faudrait-il en contrepartie subventionner l’embauche?

Ses rationalités pour une mise en oeuvre d’une politique industrielle sont aussi très circonscrites : les difficultés du financement des PME, l’insuffisance de R & D dans le secteur privé et le manque de coordination des acteurs pour créer des clusters ou filières industrielles.

Comme pour la majorité des économistes qui tendent à identifier le gouvernement supérieur à un despote bienveillant gardien du bien commun, à l’opposé de l’esprit de clocher ou des intérêts égoïstes des autorités inférieures, Tirole conclut ainsi son chapitre sur « L’Europe à la croisée des chemins » :

Il est difficile de dire à l’avance quel chemin l’Europe prendra pour résoudre ses problèmes… Mais si nous, Européens, souhaitons vivre sous le même toit, nous devons accepter de perdre un peu plus de notre souveraineté. Et pour y parvenir en cette époque souverainiste, nous devons réhabiliter l’idéal européen et rester unis autour de cet idéal, ce qui n’est pas une mince tâche.

ibid. : 388

Conclusion

Le livre Économie du bien commun couvre beaucoup de sujets; il demeure de lecture agréable si on suit le conseil de l’auteur en lisant les chapitres de façon indépendante ou en faisant des choix.

Le livre présente deux difficultés majeures. Premièrement, en ne faisant pas une distinction nette entre science et morale, Tirole présente à un large public une image tronquée de l’essence de la science économique qui vise à comprendre le monde réel. Cette science n’implique pas un rôle de prédicateur ou de réformateur. Il ne s’agit surement pas de référer à une transition qui « requiert [,,,] un changement des mentalités » (ibid. : 227).

La deuxième difficulté provient de l’approche implicite retenue dans l’étude des politiques, qui est souvent présente dans le livre. La démarche s’apparente à un problème de recherche opérationnelle où on optimise une fonction objective sous différentes contraintes. Ici, c’est le gouvernement considéré comme un despote bienveillant qui maximise le bien-être ou le bien commun ou qui minimise le gaspillage et l’inefficacité. Voilà une conception romancée ou désincarnée du gouvernement qui ne permet pas de comprendre comment fonctionne le monde réel avec ses embûches et les différentes institutions pour les affronter.

Face au mode réel, il y a deux voies : le comprendre ou le réformer. La première est la tâche fondamentale de l’économiste.