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« Les étiquettes, c’est pour les pots, pas pour les personnes »

Mouvement québécois Personnes d’abord

Introduction

Par cet article, nous visons à mettre en lumière et à mieux comprendre la tendance contemporaine à la gériatrisation du système socio-sanitaire québécois de prise en charge du handicap. Dans une première partie, les assises théoriques de cette contribution aux études sociales critiques sur le handicap sont expliquées. Ensuite, pour bien situer le processus de gériatrisation à l’étude, l’évolution des dispositifs techniques ou institutionnels, concernant les populations « handicapées » et « âgées », est présentée dans une perspective socio-historique. Dans une troisième partie, nous illustrons comment la gestion publique de la crise socio-sanitaire du COVID-19 a mis en évidence les conséquences de ces dispositifs institutionnels gériatriques. Ces conséquences se sont traduites par une invisibilisation des personnes en situations de handicap et une focalisation sur la catégorisation selon l’âge comme facteur de risque dominant de vulnérabilité à la contamination et comme critère d’accès aux soins intensifs pendant la pandémie au Québec.

Des perspectives socio-anthropologiques théoriques convergentes 

Selon l’anthropologue Leroi-Gourhan (1964), l’outil peut être considéré comme un prolongement du corps humain, une extériorisation de plus en plus sophistiquée se traduisant par des dispositifs techniques lui permettant de survivre et d’agir dans, avec et sur son milieu de vie. D’une manière réciproque, ces dispositifs historiquement, spatialement et culturellement situés, cette « morphologie sociale » constitue une sorte de matrice technique et normative déterminante de son évolution biologique et surtout de ses potentialités fonctionnelles de développement humain. Par cette enculturation technique et institutionnelle de chaque être humain, Leroi-Gourhan, s’inscrit dans la continuité du célèbre article de l’anthropologue Marcel Mauss sur les « techniques du corps ».

Michel Foucault utilise cette notion de dispositif ou d’appareil pour désigner les différents mécanismes institutionnels et administratifs ainsi que les structures de savoir qui valorisent et maintiennent l'exercice du pouvoir au sein du corps social (Foucault, 1977).

« Ce que j'essaie de repérer avec ce terme, c'est tout d'abord un ensemble complètement hétérogène composé de discours, d'institutions, de formes architecturales, de décisions réglementaires, de lois, de mesures administratives, de déclarations scientifiques, de propositions philosophiques, morales et philanthropiques - en bref, le dit autant que le non-dit. Tels sont les éléments de l'appareil. L'appareil lui-même est le système des relations qui peuvent être établies entre ces éléments. »

Foucault attribue également une dimension stratégique au dispositif institutionnel mis en oeuvre, par exemple, dans l’urgence d’une épidémie et le considère toujours comme l’expression de rapports de pouvoir (Foucault,1977).

Finalement, nous complétons ces assises théoriques sous-tendant la perspective anthropologique socio-historique des dispositifs techniques ou institutionnels avec le cadre conceptuel du Modèle de développement humain et de Processus de production du handicap de Fougeyrollas (Fougeyrollas et al., 2018a). Ce modèle anthropologique systémique et interactionniste montre que chaque être humain ne peut se construire en tant qu’être social qu’en fonction de ses interrelations continues avec sa niche écologique, sa matrice physico-sociale spatialement et temporellement située. L’environnement physique, technologique et culturel propre à sa collectivité d’appartenance constitue une sorte de prothèse externe. Celle-ci est susceptible par des assemblages complexes (des dispositifs) capacitant ou inhibant son potentiel de développement biologique et fonctionnel, de déterminer ses possibilités de réalisation d’agirs sociaux, d’habitudes de vie et ce tout au long de sa vie. Ce cadre conceptuel montre que la construction sociale du handicap est indissociable de la prise en compte de facteurs personnels individuels ou collectifs incluant des caractéristiques physiologiques, anatomiques, fonctionnelles, comportementales mais aussi des caractéristiques identitaires culturellement construites comme le sexe, le genre, les diagnostics, la langue, la positions sociale, les savoirs mais aussi bien sur l’âge dont les significations sont assignées par les dispositifs culturels d’appartenance ou de référence.

Il n’est donc pas anodin de s’intéresser à ces dispositifs techniques et institutionnels socio-sanitaires, aux discours qu’ils suscitent chez les acteurs sociaux, mais aussi à leurs non-dits exprimant ou masquant des relations de pouvoir, des territoires disciplinaires ou sectoriels. Particulièrement lorsque ces derniers se construisent sur des catégories artificiellement isolées et cloisonnées pour définir des populations cibles à prendre en compte ou non selon des valeurs assignées sur la base de critères de diagnostic, d’incapacité ou d’âge compris comme naturels ou inhérents aux personnes. Alors que le sens qui leur est donné est toujours selon les assises théoriques de l’anthropologie des dispositifs techniques, une construction socio-culturelle dont il faut identifier le producteur pour comprendre sa portée et son impact sur les acteurs en jeu.

Éléments socio-historiques du dispositif socio-sanitaire québécois

- Désinstitutionnalisation, Mouvement de vie autonome et émergence des services de soutien à domicile

Au Québec, les premiers services de soutien à domicile ont été développés par de jeunes personnes ayant des incapacités physiques en quête d’autonomie dans la foulée du Mouvement de vie autonome dans les années 1970 et 1980 (Fougeyrollas et al., 2018b). Ce sont, à la base, des initiatives communautaires de la première génération de « jeunes handicapés »[1] ayant échappé à l’institutionnalisation dans des structures de prise en charge spécialisées. Ces jeunes ont bénéficié des progrès de l’adaptation-réadaptation et du développement des aides techniques venant compenser leurs incapacités pour réaliser leurs activités quotidiennes et leurs rôles sociaux. Leurs motivations premières étaient d’échapper à la prise en charge médicale, clinique ou professionnelle. Il s’agissait de prendre le contrôle de leur vie par la définition, de façon autodéterminée, de leurs objectifs de participation sociale et des moyens nécessaires pour y parvenir. L’un de ces moyens consistait à assumer la gestion de leurs services d’assistance personnelle. Une dimension centrale de ce dispositif communautaire reposait sur la transmission, entre pairs, de l’expertise que ces jeunes développaient pour pouvoir évoluer dans le monde ordinaire et comme citoyens ordinaires.

- Prise en charge par l’État et perte de contrôle de la gestion des services par les usagers

Ces initiatives dynamiques et innovatrices du mouvement de vie autonome québécois se sont heurtées très rapidement au problème du financement nécessaire à la pérennisation des services gérés par des organismes communautaires « par et pour » (Fougeyrollas & Gaucher, 2013; Grenier et al., 2018b). La prise en charge par le système public de l’État providence québécois de ces services de soutien à domicile mais également d’autres moyens complémentaires développés par ces organismes comme le transport adapté et l’accès à des logements ou ressources résidentielles de petites tailles intégrées dans la collectivité, a permis un accès plus équitable aux services et ressources sur le territoire. Également dans une perspective d’équité, cette prise en charge visait l’ouverture accrue de l’accès à ces modalités de soutien aux personnes ayant des incapacités de tous types et sans référence explicite à l’âge (Fougeyrollas, et al., 2018b). Cette étatisation des services de soutien à la participation sociale des personnes « handicapées » a toutefois entrainé la perte de contrôle des personnes concernées sur la gestion des services qui leur sont destinés.

Créés, coordonnés et gérés par l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ), dans sa période militante et progressiste, ces nouveaux programmes ont été développés nationalement dans les années 1980 (Fougeyrollas, 1983; Office des personnes handicapées du Québec, 1984). Ils s’ajustaient progressivement, par indexation régulière, à la demande des personnes vivant dans la collectivité et à celles sortant des institutions ou de leur dépendance envers leurs proches, leurs familles comme celles présentant des incapacités intellectuelles, sensorielles, liées à la santé mentale ou multiples. Dans l’optique du Mouvement communautaire de défense des droits des personnes handicapées qui se structure à cette époque sur le plan national comme interlocuteur reconnu par l’État et selon la politique À part… égale (OPHQ, 1984) adoptée par le Gouvernement, l’OPHQ ne devait pas conserver à long terme la gestion centralisée des programmes de soutien à l’intégration sociale, éducative et professionnelle qu’il développait. Dès la fin des années 1980 s’amorce ce qui est désigné sous le nom d’opération de « transfert de programmes ». Il s’agit de la prise en charge des programmes de soutien à l’intégration sociale des personnes ayant des incapacités par les ministères et organismes publics ayant la responsabilité des divers secteurs pour la population sans incapacités. Ce transfert répond à une conception intégrative de l’organisation des services sociaux, d’habitation, de transport, éducatifs, liés à l’emploi ou aux loisirs offerts à la population incluant les personnes handicapées. Cette vision est partagée par la majorité des organismes de défense des droits des personnes handicapées dans une perspective d’égalisation des chances, d’intégration sociale et de lutte pour l’exercice effectif de leurs droits humains (Fougeyrollas, 2010).

- Une distinction des populations ayant des incapacités selon l’âge articule une offre de services publics différenciée

Même si en théorie, l’OPHQ et la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées (Gouvernement du Québec, 1978, 2004) ne font pas de distinction d’âge dans la définition des personnes ayant des déficiences significatives et persistantes reconnues comme faisant partie de la population handicapée, dans les faits, les personnes âgées en perte d’autonomie en lien avec leur vieillissement ou les personnes âgées de plus de 65 ans vivant déjà avec des incapacités importantes sont demeurées sous le contrôle du dispositif de santé. Les personnes âgées ont continué à être orientées, placées et prises en charge par le réseau des centres d’hébergement de soins de longue durée contrôlé par la gériatrie. Cette prise en charge médicalo-centrée a continué à être imposée aux adultes plus jeunes et de moins de 65 ans dont les besoins de soutien dans leur collectivité dépassent une certaine norme de coûts socio-sanitaires pour le soutien à domicile notamment. Le processus de désinstitutionnalisation n’a ainsi jamais été complété au Québec ni pour les personnes âgées dites en « perte d’autonomie liée au vieillissement » ni pour les personnes âgées dont les incapacités sont apparues avant 65 ans, ni pour les personnes de moins de 65 ans ayant besoin de services de soutien intensifs dans la collectivité[2].

- Des représentations sociales et des dispositifs institutionnels reproduisant un clivage persistant entre les populations aînées et handicapées

Une méconnaissance tenace entre la population dite handicapée, la population âgée ayant un profil gériatrique et la population âgée en santé a entrainé autant dans le public, dans les organismes de défense des droits et de services qu’au sein de l’organisation des services publics, des réseaux fonctionnant en silos hermétiques (Grenier et al., 2018a). Il s’agit de territoires contrôlés par des disciplines professionnelles, des filières universitaires et scientifiques spécialisées ainsi que des réseaux communautaires, développant leurs propres discours, et pratiques sans collaboration et dans une ambiance de méfiance généralement non exprimée ouvertement envers l’autre, perçu comme une potentielle menace de partage de ressources financières, de ressources humaines et de territoires.

À la suite du transfert des programmes spécialisés de soutien à l’intégration sociale des personnes handicapées conçus selon un modèle social du handicap, les budgets devant être réservés aux personnes handicapées n’ont pas été indexés de façon à répondre à l’accroissement de la demande dans le temps. De plus, dans une perspective d’équité, ces programmes ont été peu à peu ouverts aux personnes âgées en perte d’autonomie restant sous le contrôle du modèle médical et de la gériatrie (Fougeyrollas, 2010). La « part de la tarte » des ressources publiques accessibles aux jeunes et adultes en situations de handicap s’en est trouvée graduellement réduite amenant même des retours à l’institutionnalisation de jeunes adultes ayant besoin de plus de quarante heures de services par semaine de soutien à domicile, par exemple (Grenier, 2021; Grenier, 2020).

Initialement développé pour les personnes en situations de handicap, on pourrait s’attendre à ce que le programme de soutien à domicile, essentiel à la participation sociale de cette clientèle, relève de la Direction des personnes ayant une déficience physique, une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), mais ce n’est pas le cas. Ce programme relève plutôt de la Direction des personnes âgées, également responsable des établissements d’hébergement de soins de longue durée (CHSLD).

C’est ainsi que dans les années 1990, lorsque le MSSS cherche à se doter d’un instrument d’évaluation multi clientèles des besoins d’assistance à domicile, c’est un outil d’évaluation gériatrique qui a été choisi : le Système d’évaluation de l’autonomie fonctionnelle (SMAF) (Hébert et al. 1983, 2005; Dubuc et al., 2006; Hébert et al., 1988). Cet instrument ancré dans le modèle biomédical du handicap de la Classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps (Organisation mondiale de la santé, 1980) s’inscrit alors en complet porte à faux avec le modèle social du handicap (Oliver, 1990; Fougeyrollas, 1995) et même avec le modèle bio-psycho-social de la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (Organisation mondiale de la santé, 2001). Il se concentre sur la mesure des incapacités fonctionnelles de la personne à réaliser ses activités quotidiennes et domestiques. Il mesure le « handicap » ouvrant accès au financement public de services de soutien à domicile ou en institutions d’hébergement de longue durée en fonction de la possibilité de proches à subvenir à ces services. Mentionnons que la majorité du soutien à domicile (70 % environ) est donnée par des proches aidants, et ce, de façon bénévole et fréquemment en imposant aux femmes de réduire leur temps de travail ou quitter le marché du travail. Le « handicap » selon le SMAF et les dérives institutionnelles de son utilisation, apparait lorsque la personne vit seule ou quand le « fardeau » imposé aux proches devient trop lourd et les amène à l’épuisement et à l’appauvrissement extrêmes.

Cet instrument de mesure de la dépendance dont l’utilité finale est de gérer les flux de population en perte d’autonomie dans une perspective de planification des places en CHSLD, le SMAF, n’a jamais été conçu pour les personnes en situation de handicap et dans une perspective de soutien à leur participation sociale optimale comme citoyens ordinaires, actifs et productifs. Peu importe la gravité de leurs incapacités dans la mesure où elles ont accès aux services de soins et d’assistance personnelle à domicile et dans la collectivité et que les obstacles environnementaux physiques et sociaux systémiques à l’exercice de leurs droits de la personne sont peu à peu éliminés. Le SMAF et le système ISO-SMAF en 14 niveaux de sévérité, pièce maitresse de l’Outil d’évaluation multi-clientèle (OEMC) est appliqué sans discernement comme dispositif technique de standardisation à toute la population ayant des incapacités. Cela sans prise en compte des contextes physiques et sociaux micro et méso systémiques ni du projet de vie autodéterminé de la personne. Ces éléments sont pourtant au coeur de la philosophie émancipatrice de la vie autonome et du modèle social du Processus de production du handicap (PPH)[3] développé au Québec à partir des années 1980 (Office des personnes handicapées du Québec, 1984) et adopté officiellement en 2009 dans la politique gouvernementale « À part entière : pour un véritable exercice du droit à l’égalité des personnes handicapées » (Fougeyrollas et al. 2000; Fougeyrollas et al. 2018, Gouvernement du Québec, 2009).

Voilà un exemple frappant et probant de dispositif institutionnel et technique de gériatrisation systémique du handicap. Malgré la dénonciation continue par le mouvement communautaire de défense des droits des personnes ayant des incapacités, depuis plus de deux décennies, du caractère obsolète du cadre de référence conceptuel médical de référence (CIDIH) de cet outil gériatrique, utilisé même pour des enfants. Malgré des comités d’experts multi disciplinaires incluant les représentants des organismes par et pour les personnes en situations de handicap, créés par le MSSS visant à réformer l’OEMC au coeur duquel se trouve le SMAF. Ces dénonciations du mouvement et les rapports de ces comités avec leurs recommandations de révision, ont été systématiquement négligés par la Direction des personnes âgées du MSSS (Fougeyrollas et al., 2006; Levasseur et al, 2016). Cette fin de non-recevoir tacite est illustrative et symptomatique de luttes de pouvoir clinico-administratives et de contrôle de territoires alliant gériatrie et santé publique pour la gestion du marché de la prise en charge institutionnelle de la dépendance.

La gestion publique de la crise pandémique du COVID-19, un laboratoire vivant d’observation des dispositifs techniques et institutionnels socio-sanitaires

Comme anthropologues et experts du handicap au sein de l’équipe du Collectif international de recherche Pandémie, Droits humains et Handicap, nous avons mené, depuis le début des mesures de prévention primaire, de dépistage et d’accès aux traitements, une veille informationnelle sur les occurrences des personnes en situation de handicap comme éventuelles victimes directes ou collatérales de la crise socio-sanitaire du COVID-19. Depuis le début mars 2020, au Québec, les projecteurs médiatiques se sont braqués sur les conférences de presse quotidiennes du premier ministre, François Legault, avec son sous-ministre adjoint et directeur général de la Santé publique, Dr Horacio Arruda ainsi que différents ministres ayant un niveau d’aisance varié avec une gestion en information continue de l’urgence socio-sanitaire relayée et disséquée par les experts, les médias et les imaginaires culturels des réseaux sociaux.

À part l’apparition épisodique d’interprètes en Langue des signes québécoise (LSQ) lors des bilans de la situation, pour des annonces de directives officielles, il faudra attendre la fin du printemps 2020, pour que les personnes « handicapées » soient mentionnées![4] Ce constat est tout aussi vrai au niveau du Gouvernement fédéral. Les personnes « handicapées » dont le statut est reconnu sur le plan fiscal seront le dernier groupe de population à recevoir une maigre compensation unique de 600,00$ pour les coûts supplémentaires liés à leurs incapacités et leurs situations de handicap, assumés à cause du confinement[5] et de l’imposition de mesures de prévention des infections (Regroupement des aveugles et amblyopes du Québec, 2021).

Grâce à la veille informationnelle des médias, réseaux sociaux et articles scientifiques réalisée depuis mars 2020 par notre équipe de recherche[6], il est ainsi observé que, pour les autorités gouvernementales autant québécoises que fédérales et la Santé publique, les personnes en situations de handicap sont à la fois invisibles et invisibilisées. Pas de données, pas d’existence, silence radio, ce que l’on classe dans les archives de l’oubli, dans les dommages collatéraux de l’hygiène publique. Ce qui n’est pas sans rappeler la sombre époque de leur mise à l’écart du monde ordinaire, invisibles et ignorées dans les institutions religieuses et même cachées et sources de honte au sein des familles avant les années 1970 au Québec (Fougeyrollas, Boucher et al., 2018). D’un coup sec, cinglant, douloureux, quarante ans de luttes du Mouvement d’action communautaire de défense des droits des personnes en situations de handicap et de progrès sociétaux signifiants pour l’égalisation des chances des personnes ayant des incapacités semblent, au moins en apparence, s’être évanouis.

- Quelle a été la population la plus touchée par cette grande pandémie?

Unanimement, la veille informationnelle rapporte que ce sont les personnes âgées qui ont été les plus touchées par la pandémie [7]. À cette population, on additionne parfois, dans le discours de la santé publique, les personnes dites « vulnérables », mais sans préciser qui elles sont (Marks, 2020). Il est toutefois implicite que les personnes en situations de handicap y sont amalgamées.

- La tendance à la prédominance de la gériatrisation mise en évidence par les protocoles de triage dévoilés au cours de la crise socio-sanitaire du COVID-19

À la suite de cette mise en contexte, nous pouvons maintenant faire le lien avec les protocoles de triage pour l’accès aux soins intensifs dévoilés peu à peu aux médias et au public depuis le printemps 2020. On découvre le recours à l’échelle de fragilité gériatrique de Rockwood dans ces protocoles visant à encadrer les décisions des urgentistes en période de surcharge du système sanitaire due à l’afflux de patients atteints de façon importante par la COVID-19 (Griffo et al., 202; Andrien et al., 2021; Grenier et al., 2021; Grenier, 2021)[8]. Tout comme, le SMAF et les ISO-SMAF au Québec[9], cette échelle de fragilité clinique de Rockwood fait partie des outils d’évaluation de la dépendance conçus pour une population au profil gériatrique pour gérer le flux des patients dans le système sanitaire et structurer la planification régionale de l’accès aux soins de santé et à l’hébergement de longue durée.

Ces systèmes de catégorisation de la population s’appuient sur une priorisation du faire soi-même (qualifiée d’autonomie ou d’autonomie fonctionnelle) et un ancrage dans un certain moralisme productiviste et normalisateur (bonnes habitudes de vie). Cette catégorisation repose également sur une représentation culturelle dominante de la dépendance, perçue comme négative, souffrante et source de coûts publics à contrôler, plutôt qu’un levier émancipateur d’investissement social pour la réalisation des activités courantes et des rôles sociaux déterminés par chaque personne.

Ces dispositifs techniques d’évaluation gériatrique sont des illustrations limpides de capacitisme systémique (Grenier & Fougeyrollas, 2020). Défini en tant : « [qu’] ensemble documenté de préjugés et de pratiques favorisant un traitement inégal des personnes en raison de différences physiques, intellectuelles ou comportementales » (Terry, 1996; p. 12), ce capacitisme inclut aussi une production de savoirs et de pratiques sociales qui produisent des mécanismes de traitements différenciés (Campbell, 2008).

L’amalgame créé par ces dispositifs techniques entre les personnes de grand âge en perte significative de capacités et les personnes plus jeunes présentant des déficiences et des incapacités significatives et persistantes acquises à la suite de maladies, de traumatismes ou d’autres atteintes au développement des personnes tout au long de leur existence, contribuent au maintien d’une représentation tragique du handicap. Cette représentation sociale perçoit le handicap comme une dévaluation inhérente de la valeur de la vie humaine, une fragilité, une faiblesse voire une incompétence ontologique essentialisée. Elle en fait, aujourd’hui, une charge socio-économique à réguler en fonction de la capacité de payer de l’État néo-libéral. Alors que cette représentation devrait évoluer et ouvrir vers un investissement de développement social et de respect des droits humains quels que soient les déficiences, les incapacités, l’âge[10] comme prescrit par la Convention relative aux droits des personnes handicapées. Cette convention est pourtant ratifiée et contraignante pour le Québec et le Canada depuis 2010[11] (Organisation des Nations unies, 2006). La sidération créée, dans le mouvement communautaire québécois de défense des droits, par l’invisibilisation des personnes en situation de handicap dans la gestion de la pandémie par la Santé publique et les autorités gouvernementales du Québec a été exacerbée par la découverte de protocoles de tri visant à réguler le flux de l’accès aux services de santé et aux soins intensifs. Ce sont des protocoles manifestement capacitistes et âgistes et fortement ancrés dans une rationalité gériatrique.

Discussion

L’exemple du processus de gériatrisation structurel et technique de l’accès aux services de santé et services sociaux québécois pour les personnes ayant des incapacités de tous âges, révélé par l’urgence pandémique est en fait profondément assimilable au maintien d’une gestion de promotion de la santé de la population et de régulation de l’accès aux ressources limitées du système socio-sanitaire. Ce système a été considérablement détérioré, désorganisé, acculturé et sous-financé particulièrement dans sa composante de services sociaux à la suite de la réforme centralisatrice, médicalo-centrée, des ministres Dr Gaétan Barrette et Dr Philippe Couillard de 2015 (LRQ, Loi 10, 2015). Cette réforme a été le coup de grâce s’ajoutant à près de deux décennies de politiques d’austérité et de standardisation de type industrielle visant la performance et l’efficience de la clinique. La réforme peut expliquer en partie l’échec relatif actuel des politiques publiques québécoises (Gouvernement du Québec, 2003, 2009) visant la participation sociale optimale des personnes ayant des incapacités de tous âges, pourtant cohérentes avec le modèle social et de droits humains de conception du handicap.

L’attribution d’une étiquette est un acte de catégorisation symbolique et représentationnel ancré dans le climat socioculturel de sa production. Lorsqu’elle est attachée à un signe déclencheur, un stigmate, cette représentation ne concerne plus forcément le réel, mais émane aussi de la rumeur cristallisée avec le temps dans l’imaginaire culturel (Goffman, 1963; Douglas, 1966; Doise, 2002).

Il en est ainsi des étiquettes de personnes « aînées » et celles de personnes « handicapées » ou en « situations de handicap ». Au premier abord, cela semble facile de les distinguer. Mais, il n’en est rien. Notamment, parce que ces deux groupes de population sont associés à une diversité de représentations socioculturelles. Ces représentations populationnelles sont parfois compatibles entre elles, mais aussi fréquemment antagonistes. Sur ces représentations qui ne sont pas des naturalités, mais des productions culturelles, se collent des savoirs érigés en systèmes, jusqu’à en faire naitre des dispositifs de régulation de domaines du réel. Sur le plan sociétal, cette division ou distinction entre personnes « âgées » et personnes « handicapées », se retrouve sur le plan légal et dans tout le système ou dispositif de solidarité sociale et des programmes associés qui fonctionnent en silos.

Outre, les observations collées à l’actualité de la gestion publique de la crise pandémique, se présentant comme un révélateur de dispositifs institutionnels plus profonds, notre analyse s’appuie également sur nos travaux socio-historiques et d’anthropologie du handicap couvrant la période des années 1970 à aujourd’hui (Fougeyrollas, 2010; Fougeyrollas, Boucher, et al., 2018). Ces travaux ont souligné l’interdépendance entre l’émergence du Mouvement de Vie autonome et de défense des droits des personnes catégorisées « handicapées » et les transformations législatives, les politiques de santé et sociales et les programmes ciblant cette catégorie « handicap » aux contours conceptuels flous et relatifs selon les ontologies de construction du réel de référence (Grenier, 2020). Les dispositifs institutionnels et techniques, caractérisés par leur développement en silos, entrainent des chocs, des alliances, des chevauchements catégoriels et des rapports de pouvoir entre le champ du vieillissement, du grand âge, de la perte d’autonomie ou de la dépendance et le champ du handicap.

Le phénomène de la gériatrisation du handicap relève de tensions persistantes pour le contrôle de territoires institutionnels de gestion de populations ciblées dans le domaine de la santé et des services sociaux. L’accession d’un nombre croissant de personnes aux classes de grand âge est en soi une excellente nouvelle[12]. Le Québec est le deuxième État après le Japon dont le volume de la population de plus de 65 ans s’accroit le plus rapidement. C’est le signe d’une meilleure prévention primaire des facteurs de risques d’apparition de maladies et traumatismes, mais aussi d’une meilleure efficacité des interventions d’urgence et de prise en charge par le système socio-sanitaire québécois. Globalement, la prévention des risques, la qualité de vie, l’égalisation des chances et la participation sociale de la population québécoise est meilleure que dans le passé et allonge son espérance de vie.

Toutefois, les promoteurs des « aînés » au Québec[13], dans une perspective économique d’explosion rapide de marché, prônent et diffusent une représentation dynamique d’une vieillesse verte, fringante, à l’aise financièrement, respirant la pleine santé, active et heureuse de vivre et participer socialement jusqu’à la fin (MSSS, 2003; MSSS & MFA, 2012). Cohérente avec le discours de promotion de la santé de la Santé publique, c’est la nouvelle figure culturelle du pouvoir gris du 21e siècle. Cette figure soutient la vision des clients « VIP et argentés » de l’univers doré de la retraite et des loisirs convoités par l’industrie touristique comme celle des croisières, par exemple.

Cette représentation culturelle type intensifiée par la montée en puissance des Baby Boomers est en fait radicalement capacitiste, c’est-à-dire qu’elle tend à ignorer les personnes âgées ayant des incapacités ou des maladies chroniques (Grenier & Fougeyrollas, 2020; Colenda et al, 2020; Rush, Kjorven et al. 2016; Rushton & Edvardsson, 2017; Wolbring & Lashewicz, 2014). Elle camoufle par diverses stratégies cosmétiques et de marketing, les transformations corporelles et fonctionnelles du vieillissement. Cette représentation culturelle dominante apparait peu compatible avec l’émergence d’une conscience collective ainée solidaire de celles et ceux qui attaqués par la maladie, les séquelles et les dégénérescences chroniques ou des traumatismes, sont caractérisés par la « perte d’autonomie liée au vieillissement », une terminologie synonyme de celle de « dépendance ».

Le quotidien des aînés en santé est jalonné des disparitions soudaines d’un ou d’une des leurs, à la suite d’une attaque cardiaque ou vasculaire-cérébrale, à une mauvaise chute, à une sale pneumonie, à des faiblesses dégénératives, à la douleur chronique ou à des problèmes cognitifs tels l’Alzheimer ou la démence avec des séquelles fonctionnelles ou comportementales visibles ou dévoilées. Disparues brutalement dans le réseau social des aînés actifs et dynamiques en santé définies par leurs « bonnes » habitudes de vie, elles sont en fait exclues, discriminées, reléguées dans la dépendance au système de prise en charge parallèle dominé par le modèle médical spécialisé de la gériatrie. Les attitudes grégaires et les lacunes d’accessibilité des activités des organisations communautaires et des clubs sociaux du type de l’âge d’or entrainent des discriminations envers ces aînés vivant avec des maladies chroniques, des incapacités post-traumatiques ou des dégénérescences physiques, cognitives et comportementales (Raymond, 2018).

La puissance de ce clivage santé, maladie et perte d’autonomie essentialisée par des critères de sévérité de la dépendance, synonyme de coûts et de confrontation à la capacité collective de prise en charge par le système socio-sanitaire, est la fracture effrayante, invisibilisée, tabou, du handicap attribué à la personne et perçu comme faiblesse, incompétence, fatalité, menace, tragédie et préambule de la mort.

- Modèle médical individuel et modèle social du handicap

Cette césure paradigmatique entre les étiquettes de l’âge et du handicap est un frein majeur à la compréhension et à l’avènement de la vision émancipatrice d’un Mario Bolduc, militant et intellectuel québécois en situations de handicap dans les années 1980 et 1990. Celui-ci annonçait un renforcement de la force politique du mouvement de vie autonome des personnes ayant des incapacités grâce à la jonction démographique des personnes handicapées et des personnes aînées acquérant des déficiences et des incapacités liées au vieillissement (Bolduc, 1987). La prise en compte de l’environnement physique et social comme producteur systémique d’obstacles architecturaux, urbanistiques, technologiques, institutionnels, économiques et idéologiques à la participation sociale et citoyenne des corps différents des normalités dominantes en fait un enjeu sociétal (Fougeyrollas et al., 1998; Fougeyrollas et al., 2018a). C’est l’affirmation politique du modèle social du handicap qui fait glisser la responsabilité de la stigmatisation et de la discrimination, de la faute ou du défaut individuel à l’ambiance historiquement et spatialement située de l’habitat du collectif humain d’appartenance (Barnes, 2012; Barnes & Mercer, 2004; Oliver, 1990; Shakespeare, 2006; Thomas et al., 2002).

Cette fracture est, dans les sociétés modernes contemporaines occidentalisées, associée à la notion de retraite. C’est une blague souvent répétée par les personnes « handicapées » : « Toute ma vie, j’ai été handicapé, mais à l’âge de 65 ans, je deviens âgé! ». Sorte d’entrée dans une période indéterminée de péremption ancrée dans une vision âgiste systémique, ce changement catégoriel administratif de population cible annonce, sur le plan épidémiologique, une dégénérescence programmée vers l’extinction collective susceptible d’être accompagnée ou tout au moins protégée par le filet de protection ou de sécurité sociale. Ce seuil de 65 ans au Québec, marquant le passage symbolique et arbitraire de la vie productive à la retraite, entraine un changement de statut administratif signifiant la perte de programmes de sécurité sociale ou du revenu et l’admissibilité à d’autres, réservés aux personnes âgées.

Puisqu’elles sont déterminées par leurs définitions socioculturelles volatiles selon leurs assemblages ou risques d’amalgame dans la construction de catégories de populations cibles tout particulièrement sur le marché du soin, des services de santé et des services sociaux, c’est cette fracture qui met en évidence que l’âge et l’incapacité fonctionnelle sont des caractéristiques identitaires populationnelles intersectionnelles et relatives. Mais aussi du domaine gériatrique[14] appréhendé comme dispositif biomédical de production de savoir et de cadre à penser la vieillesse, la perte de capacités et les types d’intervention requis par la fragilité et la dépendance essentialisée à la personne.

La gériatrisation du champ du handicap, mise en évidence par le recours à des échelles de fragilité gériatrique pour la prise de décision dans les protocoles de triage pour l’accès aux soins intensifs de tous les patients en cas de surcharge du système de santé est liée à la puissance de la domination de cette discipline spécialisée de la gériatrie. Cette gériatrisation réduit les aînés à ceux qui perdent, parfois très soudainement et de façon exponentielle avec l’avancée dans le grand âge, leurs capacités à réaliser de façon indépendante les activités liées à leur survie quotidienne, à leur participation sociale et à la gestion de leur habitat de proximité.

L’exemple du dispositif d’accès aux services de santé et de services sociaux québécois et de la gestion publique de la pandémie s’avère ainsi particulièrement instructif et fécond pour illustrer l’impact de la prépondérance de la vision biomédicale gériatrique associée à la gestion épidémiologique des populations ayant pour but de planifier les besoins d’ajustement du parc de structures d’hébergement de soins et services de longue durée. Cet exemple est également propice à la stimulation de nouvelles réflexions scientifiques, cliniques et communautaires inspirées par le modèle social et de droits humains du handicap pour des alliances et concertations stratégiques visant à lever les obstacles à la participation sociale des personnes de tous âges présentant des incapacités et capacités diversifiées et oeuvrer à une société plus inclusive.

Conclusion

Le Québec a longtemps été reconnu internationalement pour la qualité de ses politiques sociales, ses programmes de réadaptation interdisciplinaires et de soutien à la participation sociale tendant vers le modèle de vie autonome. Dans le contexte du vieillissement rapide de la population, les principes fondamentaux et le caractère contraignant de la Convention relative aux droits des personnes handicapées doivent inspirer une réforme institutionnelle en profondeur du système socio-sanitaire décloisonnant les étiquettes « handicap » et « perte d’autonomie » accolées respectivement aux personnes en situations de handicap et aux personnes ainées.

La rétrospective socio-historique des dispositifs techniques et institutionnels mise en place depuis le milieu des années 1970 par et à l’égard des citoyennes et citoyens vivant des situations de handicap a permis d’illustrer l’influence persistante du champ de la gériatrie dans le dispositif socio-sanitaire québécois. Ce champ de la gériatrie s’est inséré à chaque fois dans les différents dispositifs initialement prévus pour les personnes en situations de handicap jusqu’à occuper, dans certains cas, tout l’espace disponible en y maintenant une conception médicale hégémonique de l’incapacité humaine et de ses conséquences tragiques. Cette appropriation contribue à l’invisibilisation des personnes en situations de handicap, déjà prégnante en santé publique et de manière plus globale dans les représentations sociales de l’opinion publique et des médias.

La résurgence, en pleine crise de la COVID-19, d’actions militantes pour la vie autonome d’adultes ayant des incapacités importantes luttant contre leur enfermement en CHSLD est due au sous-financement de l’accès aux services de soutien à domicile et pour la réalisation de leurs rôles sociaux dans leurs collectivités d’appartenance (Grenier, 2021). D’un point de vue socio-historique, cette mobilisation est aussi liée à l’hégémonie de dispositifs techniques d’évaluation de besoins ancrés dans le modèle biomédical du handicap assimilant incapacité et dépendance. Cette mobilisation appelle à une jonction avec le mouvement de défense des droits encore balbutiant des personnes âgées ayant des incapacités quel que soit le moment de leur apparition. Par l’accroissement des incertitudes et la dérégulation des systèmes (Morin, 2020) qu’elle provoque, cette crise du COVID-19 sera-t-elle l’opportunité d’une réforme en profondeur du système de soins et de services de longue durée permettant un véritable changement de paradigme ancré dans le modèle social et de droits humains du handicap pour le soutien à la participation sociale des personnes de tous âges ayant des incapacités même importantes dans leurs collectivités?

Ce retour aux principes de la vie autonome ou autodéterminée, au coeur de la CDPH, replaçant les personnes au contrôle de leur vie, nécessite :

  • Une volonté politique de décloisonnement des silos;

  • Une inter-reconnaissance des populations concernées et de leurs organisations dont le poids politique va croitre pour les vingt prochaines années;

  • Une alliance participative de tous les acteurs concernés;

  • Une collaboration féconde entre la gérontologie sociale et les diverses disciplines oeuvrant auprès des personnes ayant des incapacités de tous âges;

  • Un investissement financier massif dans l’assistance et l’accompagnement permettant aux personnes ayant des incapacités, même importantes, de tous âges de disposer des conditions de leur autodétermination, du libre choix de leur milieu de vie, de la valorisation de leur interdépendance et liens sociaux comme pour tout citoyen ou citoyenne en société (Fougeyrollas, 2020).