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« Il faut prendre conscience, en tant que société, que rendre possible un accroissement de la participation sociale des personnes ayant des incapacités entraine un enrichissement de notre environnement démocratique et de solidarité sociale. »

Fougeyrollas, 2010

Introduction

Les grands textes internationaux qui promeuvent la participation sociale des personnes en situation de handicap ne portent pas une définition stable et consensuelle de la notion de participation (Guerdan, 2009). Il faut se pencher sur les systèmes de classification du handicap pour en trouver une définition. Pour le PPH[1], elle est définie comme « la réalisation des habitudes de vie » (Fougeyrollas et al., 1998), tandis que l’OMS[2] la définit dans la CIF[3] comme une « implication dans une situation de la vie réelle » (WHO, 2001). Le caractère opérationnel de ces définitions est lié à l’objectif même de ces systèmes de classification « qui est de proposer des outils d’évaluation et de description de la qualité, des formes, ou des degrés de participation » (Guerdan, 2009).

Parmi ces outils, les travaux de Patrick Fougeyrollas et du Réseau international sur le Processus de production du handicap ont abouti à la création de la MHAVIE qui a été conçu pour Mesurer les HAbitudes de VIE, comme son nom l’indique. Il a fait l’objet de travaux qui en ont montré ses qualités métrologiques (Noreau et Fougeyrollas, 1997; Noreau et al., 2002). « La MHAVIE permet de déterminer le niveau de réalisation de seize habitudes de vie qui, globalement, couvrent les douze catégories d’habitudes de la nomenclature » du PPH (Fougeyrollas, 2010). Dans cet article, nous ne nous intéresserons pas à l’aspect technique de cette mesure mais davantage à sa conceptualisation sous-jacente. Fougeyrollas (2010) construit la notion d’habitude de vie en référence au concept d’habitus de Bourdieu (1980) et celui de technique du corps de Mauss (1950). Chez ces deux auteurs, les comportements individuels sont les résultats de l’incorporation d’éléments sociaux ou culturels. Pour Bourdieu, l’habitus est avant tout une disposition :

« L'habitus, comme système de dispositions à la pratique, est un fondement objectif de conduites régulières, donc de la régularité des conduites, et si l'on peut prévoir les pratiques, c’est que l’habitus est ce qui fait que les agents qui en sont dotés se comporteront d'une certaine manière dans certaines circonstances. »

Bourdieu, 1986

Empruntant une troisième voie entre normes transcendantes et choix rationnel, Bourdieu explique donc les pratiques d’un agent individuel par des caractéristiques collectives intériorisées. La proximité avec la pensée de Mauss semble évidente, même si ce dernier n’emploie par le terme de disposition. En effet, pour Mauss les techniques du corps sont des productions culturelles et sociales qu’un individu va intégrer par éducation et imitation.

« Nous nous trouvons partout en présence de montages physio-psycho-sociologiques de séries d'actes. Ces actes sont plus ou moins habituels et plus ou moins anciens dans la vie de l'individu et dans l'histoire de la société. »

Mauss, 1950

L’habitude de vie semble donc désigner le résultat d’un apprentissage, l’intériorisation de caractéristiques sociales. Au plus profond de son corps et de son esprit, de ses techniques de nage (Mauss, 1950) ou de ses goûts (Bourdieu, 1979), l’individu est modelé par la culture, par le collectif. Par ces références, les concepteurs du PPH mettent en avant une « reconnaissance de la constitution sociale de l'esprit et de l'antécédence de la société sur le soi. » (Karsenti et Quéré, 2020). Ainsi la notion d’habitude de vie va bien au-delà de l’habitude entendue au sens courant comme qualifiant l’ordinaire, l’usuel ou le machinal[4]. Cette notion d’habitude de vie peut être rapprochée, selon nous, de la notion d’habitude telle qu’elle a été définie par la philosophie pragmatiste américaine, et notamment par ses fondateurs Peirce, James, Mead et celui qui nous intéressera davantage dans cet article : John Dewey. Pour les pragmatistes, il existe un lien étroit entre habitudes et croyances (Lorino, 2018). Les habitudes sont alors des dispositions (Peirce, 1991) ou des manières d’agir (Dewey, 1922).

Dans cet article, nous proposons d’interroger le lien entre participation sociale et habitudes de vie tel qu’énoncé par le PPH. Dans une perspective pragmatiste, qu’est-ce qu’une habitude de vie? Comment ces habitudes se construisent-elles? Et enfin, qu’est-ce qu’une réflexion basée sur le pragmatisme peut apporter aux travaux sur le handicap? Les travaux autour du PPH ont contribué à faire émerger un modèle interactionnel du handicap : la situation de handicap est le résultat de l’interaction entre des facteurs individuels et des facteurs environnementaux. Si Dewey préfère la notion de transaction à celle d’interaction, l’approche pragmatiste peut-elle introduire un modèle transactionnel du handicap?

Pour répondre à ces questions, nous nous inspirons de deux situations de personnes en situation de handicap accueillies dans des établissements médico-sociaux français, et mobilisons entre autres les travaux de John Dewey ou de Charles Sanders Peirce autour des notions de participation, entendue comme processus politique de production de commun (Dewey, 1929, 2001), des concepts d’indexicalité et d’habitude (Peirce, 2002, 2003). L’enquête que nous avons menée autour de ces situations nous a montré comment la participation est toujours contextualisée et dépend fortement des habitudes du collectif.

Dans la première partie, nous ferons le point sur l’approche pragmatiste des habitudes et de la participation. Dans la deuxième partie, nous préciserons les raisons qui nous ont poussés à choisir ces deux situations, et la méthodologie d’enquête suivie pour en rendre compte. La troisième partie rassemblera les deux mises en récits des situations de « Nathalie et son petit déjeuner » dans un premier temps et d’« Albert et les habitudes des autres » ensuite. Ces situations sont à la base de la discussion que sera la quatrième partie, où nous tenterons d’y éclairer ces cas à la lumière des concepts pragmatistes.

Les habitudes, une question pragmatiste

Comme nous l’avons indiqué en introduction, la notion d’habitude de vie conceptualisée par Fougeyrollas (2010) s’appuie sur les concepts d’habitus de Bourdieu (1980) et celui de technique du corps de Mauss (1950). Avant de discuter cette notion et ses fondements théoriques, nous devons tout d’abord commencer par donner quelques indications sur ce qu’est le pragmatisme comme courant philosophique. Il prend ses racines à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, aux États-Unis, où l’individu, dans « un contexte matériel, social, politique et culturel […] se confronte en permanence à l’environnement […] pour le transformer et le socialiser » (Foucart, 2013). Les fondateurs du pragmatisme partageaient un même rejet de l’idéalisme européen. Inspirés par le darwinisme, ils rejettent « l’idée de catégories fixes et définitives avec des limites bien définies, pour souligner l’inscription de l’être humain en continuité avec la Nature. » (Lorino, 2018).

Précisons également qu’il n’existe pas un pragmatisme unique (Cefaï et al., 2015), cette philosophie est plurielle. Mais elle repose sur quelques grands principes qui l’opposent à l’idéalisme cartésien. Tout d’abord c’est une philosophie de l’expérience qui repose sur une non-séparation entre action et pensée. Ensuite, les pragmatistes pensent que la connaissance ne repose pas sur la conscience individuelle mais sur une construction sociale mobilisant des signes langagiers en dehors desquels nous ne pouvons pas penser. Enfin, cette philosophie nie qu’il puisse être possible de connaître le monde de l’extérieur, que sa représentation contienne tout ce qu’il est. La philosophie pragmatiste est donc une philosophie de l’expérience, de l’action et de la complexité, refusant les dichotomies simplistes.

Parmi les fondateurs, le travail de Peirce autour du langage, de la sémiotique est central dans le pragmatisme. Les significations véhiculées par des signes, par des mots, dépendent des contextes et des réalités auxquelles elles peuvent renvoyer. Un même mot peut donc recouvrir des significations différentes. Ainsi, parmi les concepts pragmatistes eux-mêmes, les définitions des termes peuvent varier. Peirce fait des habitudes un ensemble de dispositions, que l’on pourrait assimiler à une structure sous-jacente (Quéré, 2018). Dewey rejette cette idée, pour lui les habitudes se reconfigurent au moment où les individus les mobilisent. Elles ne préexistent pas à l’action et ne sont donc ni une disposition, ni une structure (Dewey, 2001). Les habitudes peuvent ainsi être définies comme l’intériorisation par les individus de réponses à des situations. Un individu agit en mobilisant des manières d’agir qu’il a apprises et qui répondent à une situation donnée. Ce qui rapproche Dewey et Peirce, en revanche, est du côté de l’action et de l’expérience, il n’y a pas d’habitude en dehors de l’action, ni en dehors de l’expérience vécue par un individu. De même, la participation sociale des individus ne peut exister en dehors de l’action : elle ne peut pas être une simple idée abstraite.

Pour John Dewey, la réalité tout entière est expérience (Dewey, 2005).

La réalité est donc de part en part expérimentale : seule la multiplication des expériences, « l’accumulation des détails », peut nous permettre de connaître d’une manière toujours plus complète la réalité du monde qui nous entoure. Suivant une « logique » expérimentale, la réalité est toujours en « transformation-vers », en changement et production perpétuels. L’unité de la réalité et de l’expérience n’est donc pas « relative à un monde harmonieux et complet qui formerait l’arrière-plan, le substrat ou le fondement de la vie et de la connaissance humaine », mais plutôt à la « continuité qui s’instaure entre des phases, des objets ou des expériences, au développement cohérent d’une tendance ».

Zask, 2003

Il ne peut donc pas y avoir de participation sociale sans « accumulation des détails » de cette participation. Elle ne peut pas être générale ou générique. La participation est un processus politique de construction d’une expérience collective, commune. Elle est donc une expérimentation d’une action commune, d’une « transformation-vers » un commun (Dewey, 1927; Zask, 2003). L’expérimentation repose sur l’idée qu’il n’existe pas de principes absolus, seule l’action et l’apprentissage font advenir des principes qui prennent corps dans la coopération.

« Je me demande souvent quel est le sens que l’on donne au terme de « société » par ceux qui l’opposent à l’intimité des échanges personnels, comme ceux de l’amitié. Peut-être ont-ils à l’esprit l’image d’institutions rigides ou une organisation externe et bien établie. Mais une institution qui ne serait pas la structure des contacts et des échanges entre les hommes n’est qu’un fossile d’une société passée; une organisation, comme dans tout organisme vivant, n’est que le consensus coopératif d’une multitude de cellules, vivant chacune en relation avec les autres. »

Dewey, 1929

Le consensus coopératif dont parle Dewey repose sur la place centrale des habitudes. Il existe plusieurs différences importantes entre la notion d’habitude chez les pragmatistes et celle d’habitus chez Bourdieu (Quéré, 2016b). Chez Dewey, la relation entre habitudes et environnement est réciproque. Il rejette l’idée d’une conscience collective extérieure à l’individu. L’habitude est donc moins une disposition à agir, qui serait définie par l’environnement, plutôt qu’une façon d’agir témoignant des transactions entre un individu et son environnement (Foucart, 2013).

« Les habitudes nous relient à des modes d’action ordonnés et établis car elles engendrent une aisance, de l’habileté́ et de l’intérêt pour les choses auxquelles nous nous sommes accoutumés; elles suscitent la peur d’emprunter d’autres chemins et nous handicapent lorsqu’il s’agit de les essayer. L’habitude n’exclut pas l’usage de la pensée, mais elle détermine les canaux dans lesquels elle opère. La réflexion est secrétée dans les interstices entre les habitudes ».

Dewey, 1922 cité par Quéré, 2016b

La différence principale entre les conceptions de Bourdieu et de Dewey sur le sujet est sans doute du côté du structuralisme du premier. Dewey récuse toute idée de structure sous-jacente. La philosophie de Dewey est une philosophie des évènements et de l’expérience.

« Appeler "structure" les évènements les plus lents offrant les rythmes les plus réguliers et "processus" les évènements les plus rapides et les plus irréguliers relève d’un bon sens pratique. On exprime alors la fonction de l’un par rapport à l’autre. (...) Toute structure est une structure de quelque chose. Tout ce que l’on définit comme structure n’est qu’un caractère des évènements et non pas quelque chose d’intrinsèque et de per se. On appelle "structure" un ensemble de traits qui remplit une fonction de limitation par rapport à d’autres traits des évènements ».

Quéré, 2016a

Parce que l’idée même de déterminisme structurel n’a pas de sens dans une perspective pragmatiste, le fonctionnement social et organisationnel repose donc sur des interactions et des transactions (Foucart, 2013) que l’on ne pas peut connaitre a priori en dehors de l’expérience. Il en va donc de même avec l’expérience des personnes en situation de handicap. Le handicap n’existe que par l’expérience, le vécu. Et l’habitude de vie d’une personne est donc difficilement mesurable en dehors de sa propre expérience, de l’expérimentation qu’elle fait au quotidien. Une lecture pragmatiste de l’habitude de vie nous amène donc à en définir deux aspects : elle est une habitude au sens de Dewey (2001) donc une manière d’agir apprise, elle est également le marqueur d’une participation sociale donc du processus politique de production d’une action collective.

Méthodologie et choix des situations

Il n’est alors pas très étonnant que Dewey soit également à l’origine d’une méthodologie de l’enquête (Dewey, 1967) qui parte « du doute (version de Peirce) ou d’une situation indéterminée (version de Dewey), en tout état de cause d’un malaise existentiel associé à une situation imprévue qui remet en question les habitudes. Elle a un net caractère exploratoire » (Lorino, 2018).

C’est donc une enquête que nous avons menée et dont nous allons rendre compte dans cet article. Cette enquête prend son origine dans une dynamique largement inductive. Le trouble initial ayant été celui que nous avons ressenti face à des personnes qui n’avaient pas accès au langage verbal et pour lesquelles leurs habitudes étaient définies par des professionnels. Leur participation sociale était conditionnée par ce qui était dit d’eux, dit sur eux. Nous nous penchons sur ces deux situations particulières qui nous ont montré comment des évènements, des transformations de l’environnement pouvaient modifier des trajectoires de vie mais également des connaissances; ou plutôt ce que certains prenaient pour des connaissances. Nous y reviendrons.

Les deux études de cas dont il est question ici ont été extraites d’un matériau recueilli entre 2013 et 2018 dans des associations étudiées pendant notre thèse (Andrien, 2019), bien avant que nous nous intéressions au pragmatisme. En étudiant les pratiques d’évaluation des besoins dans différents établissements et services médico-sociaux, nous avons été amenés à rencontrer des situations individuelles nombreuses. Chacune de ces situations a fait l’objet d’une prise de notes dédiée.

Si à l’époque de la collecte du matériau nous ne nous référions pas encore au pragmatisme, nous pratiquions pour autant déjà une démarche d’enquête que l’on peut qualifier de participative ou de coopérative. Les acteurs des organisations étudiées participaient activement à la recherche. Ainsi, celles que nous avons menées pour construire ces situations ont commencé par des observations. Nous avons observé les personnes concernées, les temps de réunion des équipes, les échanges informels dans les bureaux, les repas, les activités, les moments de crise comme les moments de calme sur les lieux d’habitation de ces personnes. Après les observations, nous avons interrogé les protagonistes. En premier lieu, nous avons passé du temps à échanger avec les personnes décrites dans ces deux situations. Puis, nous nous sommes entretenus avec les professionnels de l’accompagnement, les familles, les dirigeants associatifs, et avec les partenaires qui gravitent autour des acteurs principaux de ces récits. Notre rôle de chercheur a été clairement défini dès le départ de la démarche d’enquête, avec tous les participants.

Nous avons choisi de restituer ces situations sous forme de récits, reprenant les verbatims que nous avions notés à l’époque, afin de rendre l’importance qui nous apparaissait être celle des évènements, des évolutions de l’environnement des personnes concernées. Fidèle à l’approche pragmatiste qui est la nôtre, nous sommes nécessairement conscient que cette mise en récit obère des facteurs qu’un observateur soucieux d’une méthode rigoureuse qualifierait d’objectivés. Mais la méthode de l’enquête de Dewey est avant tout une méthode qui se veut rendre compte de l’expérience. Le pragmatisme de Dewey tout entier est un expérimentalisme (Dewey, 2005), et l’expérience ne compte que si l’on en dégage les significations. Les significations que les acteurs en perçoivent dans leurs contextes.

Pour le dire autrement, nous tentons de saisir la qualité de la réalité vécue par des acteurs et de traduire les significations qui se sont construites à travers des interactions et des transactions (Emirbayer, 1997). Dewey parlerait sans doute davantage de « qualification de la subjectivité » (Innis, 1998). Que les deux personnes dont il est question dans ces situations n’aient pas ou peu accès à un langage verbal n’a pas été un critère de choix en tant que tel. Il n’en reste pas moins que cet élément de contexte est loin d’être anodin et produit des effets. Nous nous sommes ainsi intéressés à ce que signifiait une habitude de vie pour ces personnes, à ce que pouvait bien vouloir dire la participation sociale pour des personnes dont tout est dit par d’autres. Les entretiens et observations ont systématiquement été retranscris. Nous avons notamment mis en place une méthode qui consistait à observer des situations données et ensuite à interroger les différents acteurs afin qu’ils nous fassent part de leurs expériences, vécus, ressentis lors de ces moments.

Nathalie et son petit déjeuner

Nathalie était la « dame de l’entrée ». Elle vivait depuis vingt ans dans un foyer d’hébergement, dépendant d’une association parentale. En journée, elle travaillait à l’ESAT[5], dans la même association, comme tous les résidents du foyer. En dehors du travail, elle partageait son temps entre l’entretien de sa chambre et son rôle de « concierge » autoproclamée. Nathalie passait une bonne partie de son temps assise sur une des deux chaises situées en face de la porte d’entrée, dans le hall du foyer. Elle restait là, en silence. Lorsque quelqu’un rentrait, elle faisait un grand sourire. Et comme à chaque fois, lors de ses interactions avec d’autres individus, elle répétait le dernier mot qu’elle entendait en guise de discussion. Une concierge peu bavarde en somme.

Si le visiteur lui lançait un « Bonjour! », elle répondait avec un « ‘jour! ». Lorsque l’on lui demandait si elle allait bien, elle relançait ce dernier mot « ‘bien! ». Toujours avec un grand sourire. Nathalie était petite. Ses cheveux courts noirs étaient toujours bien peignés. Ses habits étaient toujours propres. Pas le moindre pli, pas la moindre tache. Elle n’aimait pas les taches et n’hésitait pas à nous montrer celles qu’elle constatait sur nos vêtements. Il est difficile de qualifier son style de vêtements, comme le style de décoration de sa chambre. Simple est certainement le terme approprié. Simple et soigné. Elle semblait à quelques années lumières des effets de mode, des vêtements que l’on jette quand on a envie d’en changer. Non, à l’inverse, elle prenait grand soin de ses atours. Elle aimait bien aller se promener pour faire les boutiques, selon une éducatrice. Mais elle achetait très peu.

Des sourires illuminaient son visage lorsque quelqu’un venait s’asseoir à côté d’elle, sur la seconde chaise. Elle essayait alors de lancer la conversation. Elle regardait avec insistance son interlocuteur avec son sourire qui ne voulait plus se décrocher. Et dans un accès d’excitation répétait plusieurs fois les derniers mots qu’elle entendait. Si par exemple nous lui avions demandé si nous pouvions nous asseoir à côté d’elle, alors elle pouvait répéter plusieurs fois le mot « ‘elle… ‘elle… ‘elle! ». Elle pouvait répondre « ‘ui! » ou « ‘nan! » à des questions simples. Ce qui permettait d’engager la discussion.

« - Votre journée de travail s’est bien passée?
- ‘ui!
- Vous avez eu beaucoup de travail?
- ‘ravail! »

Dans cet échange, donné pour exemple, le mot « ‘ravail! » était accompagné d’une telle expression faciale qu’il était facile de comprendre que la journée avait été dure. Il est ainsi impossible de rendre compte à l’écrit de toute la richesse d’un langage non-verbal foisonnant qui permettait de tenir des conversations avec pourtant si peu de mots. Nous avons ainsi appris qu’elle travaillait dans un atelier de conditionnement alimentaire. Elle préparait des commandes destinées à une usine de la région. L’atelier « peaux de saucisses » comme le nommait un de ses collègues. En fait, il s’agissait de découper des feuilles de papier enduit de caramel fumé. Ces feuilles arrivaient sous forme de rouleaux dans l’atelier. Il fallait les dérouler et les découper. Une fois conditionnées selon les voeux du client, il fallait remettre tout cela en carton. Nathalie adorait son travail. C’était un atelier exigeant. Il fallait respecter les règles d’hygiène et de sécurité. Elle mettait toujours sa blouse, sa charlotte et pouvait même montrer aux autres comment faire.

Nathalie vivait donc depuis vingt ans dans ce foyer situé au centre d’une petite ville d’un peu plus de trente mille habitants. Selon les professionnels, elle pourrait ne jamais avoir changé. À les entendre, elle aurait toujours eu les mêmes habitudes, le même goût de la propreté. Elle aurait toujours occupé la même chambre dans le foyer et l’aurait toujours décorée de la même manière. Elle n’aurait presque rien changé à ses vêtements, même s’il est difficile d’imaginer que ses habits ne s’usent pas. En bref, sa vie était réglée comme du papier à musique. Rien ne dépassait, comme dans sa tenue ou dans sa chambre. Pourtant, la vie étant faite de changements perpétuels, nous pouvons légitimement nous demander comment Nathalie les appréhendait. Sur ce point, les professionnels étaient bien en peine pour répondre.

Les exemples de changement ne manquaient pas, que l’on parle du mouvement des personnels dans l’équipe du foyer, des travaux de rénovation à l’ESAT, des grèves, des changements de trajets des lignes de bus, etc. Aucun professionnel ne semblait réellement savoir comment Nathalie y réagissait. Pour eux, elle s’adaptait systématiquement et modifiait ses habitudes sans difficulté. Elle suivait les autres lors de changements de trajets, elle se reposait sur les professionnels lors de changements de programme inattendus. Nous avons interrogé la famille de Nathalie, sa soeur et sa nièce. Pour ces dernières, les choses étaient plus complexes. Nathalie ne fait pas que s’adapter, ne fait pas que suivre.

La soeur de Nathalie nous disait qu’elle comprend tout. Qu’elle voit tout. Selon elle « il ne lui manquerait que la parole… ». Ainsi elle comprendrait bien tout ce que l’on prend le temps de lui expliquer clairement. Cette affirmation est difficile à vérifier car la principale intéressée répond toujours de la même façon à notre question :

« - Est-ce que vous comprenez?
- ‘omprends… ‘ui! »

Nous ne pouvons donc que lui présumer une capacité à comprendre tout ce qui se passe autour d’elle, comme sa soeur l’affirme. Sans qu’elle puisse reformuler ce qu’elle comprend. Ses actions étant toujours très répétitives, il est ardu d’évaluer combien elle a pu prendre en compte les changements de son environnement. Sa nièce nous a expliqué l’exemple de la grève des transports qui était survenue un jour. Un jour qu’elle avait un rendez-vous médical, Nathalie a pris un jour de congé. Sa nièce l’a accompagnée à son rendez-vous et s’est promenée avec elle en ville ensuite. Elles ont fait quelques boutiques ensemble, sans rien acheter. Après cela, Nathalie devait prendre le bus pour retourner au foyer. Elle ignorait que les conducteurs du réseau de bus urbains étaient en grève. Sa nièce l’ignorait également. Elle a attendu à l’arrêt de bus. Longtemps. Plusieurs dizaines de minutes, plus d’une heure peut-être. Elle attendait toujours quand un éducateur du foyer est passé en véhicule et l’a prise au passage. Combien de temps aurait-elle attendu ? Nul ne saura jamais. Quand elle a vu le véhicule de l’éducateur, elle a souri et est montée dedans. Elle est rentrée chez elle.

Durant notre période d’observation, il y a quelques changements auxquels Nathalie n’a pas pu échapper. Un soir, alors que tout se passait comme d’habitude, Nathalie s’est couchée, comme tous les résidents. Passé deux heures du matin, une alarme a retenti. C’était un incendie. En quelques minutes tous les résidents étaient dehors, sur le parking. Il y avait un endroit balisé pour le rassemblement en cas de problème. Les exercices avaient permis de répéter ce scénario. Alors que les flammes ravageaient le bâtiment, tout s’est passé comme à l’entrainement. Tout le monde était sain et sauf. Les lumières des camions de pompiers couraient sur les murs du bâtiment. Les voitures de police, les ambulances bloquaient la rue. Le maire et tout un tas de personnes étaient venus également. Il fallait reloger les résidents, en urgence. Le directeur du foyer s’est alors entendu avec le maire. En quelques minutes les solutions étaient trouvées. Il fallait tout organiser, de la logistique pour transporter les résidents vers un gymnase proche, en passant par le recrutement de plusieurs professionnels qui allaient devoir renforcer l’équipe habituelle. Dans l’urgence et la gravité de la situation, personne n’a su dire comment les résidents avaient vécu individuellement l’évènement sur l’instant.

Après une nuit dans un gymnase, l’équipe d’éducateurs et la direction ont organisé plusieurs séjours dans des gites aux alentours, le temps de trouver un hébergement plus durable. Les résidents ont obtenu un congé de quelques jours de l’ESAT. C’est encore le maire qui proposerait la solution qui permettrait un relogement de dix-huit mois, le temps nécessaire à reconstruire le foyer. Cette solution consistait à mettre à disposition des appartements libres dans une tour d’habitation. Treize appartements ont ainsi été attribués aux résidents. L’équipe éducative ainsi que la direction ont alors conçu, avec les résidents une organisation qui permettait à chacun de retrouver une certaine stabilité. Un appartement était dédié aux éducateurs et aux repas pris en collectif. Les autres appartements devaient être partagés par des binômes de résidents. Les vingt-quatre résidents se sont rapidement mis d’accord pour savoir avec qui ils allaient partager leur lieu de vie pendant ces quelques mois. Certains binômes étaient même des couples. La vie affective et sexuelle des résidents était un sujet délicat sur lequel parents, administrateurs et professionnels disaient avoir des discussions houleuses. Pourtant, devant cette situation exceptionnelle, personne n’a remis en cause la volonté de certains résidents de vouloir partager ce lieu, ce temps et expérimenter une vie à deux.

Nathalie, elle, a spontanément donné son accord pour partager un appartement avec Sylvie, sa collègue d’atelier et amie. Elles aimaient passer du temps ensemble, même si Sylvie était bien moins ordonnée que Nathalie. Ce point n’avait jamais été soulevé par l’équipe avant la réunion lors de laquelle la direction, les résidents et les professionnels ont acté la répartition.

« - Nathalie, es-tu sûre que tu veux vivre avec Sylvie? (l’éducateur)
- ‘ylvie… ‘ui! (Nathalie)
- Mais Sylvie, elle ne range pas sa chambre comme toi… (l’éducateur)
- ‘omme moi… ‘ui! (Nathalie) »

Nathalie avait accompagné ces derniers mots d’un geste de la main et d’une grimace. Elle semblait vouloir dire qu’il ne fallait pas s’inquiéter, qu’elle comptait bien faire en sorte que tout soit rangé. Sylvie allait devoir intégrer de nouvelles façons de faire dans ce nouvel espace partagé.

Pendant les quinze premiers jours dans les appartements, l’équipe et la direction étaient tellement occupées par l’organisation, qu’ils ont fait « le strict minimum » concernant l’accompagnement, selon leurs propres paroles. Nathalie en est un parfait exemple. Elle qui n’avait jamais rien connu d’autre que la vie au foyer après la vie chez ses parents, « elle se retrouvait seule » comme le disait une éducatrice, ou presque, en appartement. Les appartements étaient disséminés entre le quatrième et le huitième étage. Nathalie avait dû apprendre à côtoyer ses nouveaux voisins. Il y avait une famille nombreuse sur le même pallier et deux personnes âgées. L’une d’elles avait un appartement qui ressemblait à un musée. Nous le savions parce qu’un jour où nous cherchions Nathalie, elle buvait le café et tenait une conversation dont elle avait le secret avec la vieille dame qui nous lançait un « Qu’est-ce qu’elle est gentille! J’aime beaucoup discuter avec elle! ». Mais si Nathalie était toujours aussi sociable, il y avait pourtant un problème.

Un matin, lors des réunions habituelles, l’équipe éducative évoquait sa crainte que Nathalie ne réussisse plus à « tenir le choc » au travail. Nous pensions alors que l’incendie avait pu être un traumatisme et que l’équipe avait remarqué des marqueurs d’une éventuelle souffrance psychique. Mais il n’en était rien. Ils s’inquiétaient car elle ne mangeait plus le matin. Dans la mesure où les résidents étaient dans leurs appartements, l’accompagnement du matin se résumait à les réveiller ou à s’assurer qu’ils étaient réveillés, et à préparer le petit déjeuner. Lorsque le petit déjeuner était terminé, le temps de débarrasser et de distribuer les quelques médicaments à ceux qui en avaient besoin, plusieurs résidents descendaient prendre le bus sans que les éducateurs n’aient pu les voir. C’était le cas de Nathalie. Les professionnels s’inquiétaient donc de ne plus voir celle qui auparavant était toujours dans le hall d’entrée à voir et être vue de tout le monde. Un éducateur a alors dit qu’il irait lui parler quand elle rentrerait du travail.

Le soir, l’éducateur est allé sonner chez Nathalie. Elle venait de rentrer avec sa colocataire et s’était servi un café. Elle invita l’éducateur à entrer. Il lui a demandé comment elle allait. Elle lui a répondu avec un grand sourire : « ‘bien moi! ». Il lui expliquait alors que l’équipe s’inquiétait. Qu’ils craignaient qu’elle ne mange pas assez avant d’aller au travail. Il lui rappelait le rôle des éducateurs. Elle a souri et s’est levée. Elle s’est dirigée vers le placard de la cuisine et a fait un geste de la main à Sylvie. L’éducateur ne comprenait pas. Nathalie lui a apporté une tasse. Il lui répondait : « Non, je te remercie, mais je ne veux pas de café. ». Nathalie semblait ne pas l’écouter. Elle déposait la tasse puis retournait à la cuisine. Avec Sylvie, ensemble, elles sont revenues les bras chargés. Du pain, du beurre, de la confiture, de la pâte à tartiner… des couverts, des serviettes… Elles avaient tout apporté. L’éducateur ne comprenait toujours pas : « Non, je ne veux pas déjeuner… ».

Mais Nathalie l’a interrompu. Elle a jeté un coup d’oeil à Sylvie et ensemble se sont avancées d’un pas. Puis quand l’éducateur avait bien compris qu’elles voulaient lui dire quelque chose, elle l’a regardé droit dans les yeux.

Elle a alors lancé un : « ‘jeuner ici! » que l’éducateur a reçu comme une claque. Il venait de comprendre. L’inquiétude était de trop, la crainte aussi. Nathalie venait de dire une décision qui était déjà prise et visiblement partagée entre les deux femmes. Elles déjeuneraient ensemble, et plus avec les autres.

Elles venaient de produire une modalité de participation singulière. Elles changeaient les habitudes.

Albert et les habitudes des autres

Il marche vite Albert. Il a cinquante ans ou un peu plus. Des cheveux tous blancs et des charentaises aux pieds. Il vit dans un foyer d’accueil médicalisé (FAM), géré par une association de parents. Il en a fait l’ouverture, il y a plus de trente ans. Le médecin qui l’a connu à cette époque nous a décrit son arrivée. En silence, en bermuda et sandales. Il portait à la main un sac en papier avec dedans ses médicaments. Sa soeur portait un sac de voyage qui contenait ses vêtements et ses parents suivaient. Il était le premier résident de cet établissement qui venait d’ouvrir dans une petite bourgade rurale, et dans des locaux cédés par un industriel local. Pour décrire Albert, ce médecin utilisait les termes de « déficient profond », « autiste », pensant que cela aurait une signification claire pour nous et concluant par : « … vous voyez ce que je veux dire! ». Ce médecin était le médecin du village. Un médecin généraliste qui expliquait faire dans cet établissement de la « médecine vétérinaire » car aucun des résidents ne parlait. Il fallait donc bien les soigner et comprendre ce qu’ils avaient sans qu’ils n’expriment quoique ce soit. Certains résidents n’exprimaient ainsi ni douleur, ni gêne. Le médecin a par exemple découvert chez l’un d’eux un oedème pulmonaire important sans que ce dernier n’ait rien manifesté. Il avait les poumons pleins d’eau et devait ne plus avoir que quelques fractions de capacité respiratoire. Il se noyait en silence.

Ce médecin précisait bien qu’il n’y avait rien d’irrespectueux dans ses propos. Il essayait de montrer la difficile tâche de soigner quelqu’un qui n’exprime rien. Du moins qui n’a pas accès au langage verbal. Mais sur ce point l’équipe éducative de l’établissement n’était pas aussi catégorique. « Pour s’exprimer… ils s’expriment! ». Mais pas avec des mots, la majorité en tout cas. L’établissement accueillait une trentaine de résidents répartis sur trois appartements. Deux des trois appartements n’accueillaient que des personnes qui n’avaient pas l’usage de la parole. Il ne s’agissait pas d’une règle, simplement d’un fait. Au fil des admissions, des arrivées dans l’établissement, cette caractéristique s’est imposée. Cela donnait une ambiance étrange à ces lieux de vie. Lorsque l’on ne connaissait pas les lieux et que l’on y passait un peu de temps on était tout d’abord étonné par le silence et par les bruits qui venaient de rompre ponctuellement. Des grognements, des cris, des éclats de rire, puis plus rien… les seuls mots que l’on entendait étaient ceux des professionnels. Sur l’appartement où vivait Albert, les professionnels parlaient calmement. L’équipe était exclusivement féminine. Pas une professionnelle ne parlait plus fort que l’autre. Le seul endroit où les mots semblaient moins feutrés était leur bureau, situé à l’entrée du couloir qui menait aux chambres.

Il était donc impossible pour un résident de sortir de sa chambre et de rejoindre le salon, le séjour ou la cuisine sans passer devant le bureau des éducateurs. C’était d’ailleurs le terrain de jeux favori d’Albert. Il passait une bonne partie de ses journées à arpenter les couloirs des différents appartements. Ses visites dans les autres appartements n’étaient pas toujours du goût des autres résidents car pour Albert la notion de propriété ou d’intimité n’avait pas grande signification. Lorsqu’Albert se promenait, il pouvait tout explorer et repartir avec tel ou tel objet qui l’intéressait. Souvent, il marchait dans les couloirs en se balançant d’avant en arrière. Il portait souvent ses mains jointes devant son visage et pouvait passer de longues minutes à observer ses doigts.

Albert adorait le gâteau au chocolat et la musique. Mais par-dessus tout, lorsque tout le monde le décrivait, avant même d’évoquer ce qu’il aimait ou non, ces capacités ou incapacités, avant tout cela c’était toujours le même terme qui revenait : celui de « ritualisé ».

« - Albert est très ritualisé!
- Il a ses habitudes et il ne faut pas en changer sinon il fait une crise…
- Ses rituels, ce sont des routines, qu’il répète toujours, sans cesse. »

Ces routines et répétitions concernaient, par exemple, l’heure de sa douche et l’ordre de passage parmi les résidents. Le sien mais pas seulement. Il pouvait essayer de forcer un résident à prendre sa douche s’il estimait que c’était son tour. Ces rituels concernaient également sa place au petit déjeuner, ou bien les étapes obligatoires avant de se coucher. À écouter les professionnels, sa vie entière n’était que rituels. Ils étaient à la fois des éléments descriptifs et explicatifs. Ils décrivaient la façon dont se structurait une journée d’une part, et expliquait les crises qui rythmaient le quotidien d’autre part. Car en effet, les « crises » d’Albert étaient fréquentes. D’intensité variable, elles allaient de quelques cris à des morsures qu’il s’infligeait à lui-même. Il lui arrivait de manger des selles, les siennes mais pas seulement. Ces moments qualifiés de crises par les professionnels rassemblaient en fait tout un ensemble de comportements pour lesquels personne n’avait d’explication. La seule chose dont tout le monde était sûr au sujet de ces crises c’est que les éléments déclencheurs échappaient à tout le monde.

Voir Albert se mordre la main une fois, ou deux apparaissaient encore supportable pour les éducatrices. Ses cris, elles avaient appris à les ignorer. Mais lorsque les signes de crises s’intensifiaient, se faisaient plus nombreux, plus rapprochés, que le calme de l’appartement laissait la place aux hurlements d’Albert, que ses mains saignaient, qu’il fallait le surveiller pour qu’il ne se frappe pas, ou pour qu’il n’aille pas aux toilettes, l’ambiance devenait pesante et la souffrance se lisait sur le visage de tout le monde. Albert ne dirigeait jamais ses cris ou ses morsures vers les autres. Il ne frappait pas les résidents ou le personnel. Mais les autres résidents étaient parfois fatigués de l’entendre crier et gémir, et les professionnels découragés de le voir se mutiler à nouveau. Albert avait un épais rond de peau tannée et calleuse sur le front, épaissie par trop de coups et de frottements. Sa main droite portait les stigmates de ses morsures répétées, moins la gauche. Ces moments de crises pouvaient durer plusieurs minutes et se répéter parfois plusieurs dizaines de fois par jour, dans les périodes difficiles. Et parfois rien. Pendant des heures, des jours, sans savoir pourquoi. Albert ne criait ni ne se frappait. Sans que personne ne puisse l’expliquer.

Il y a là une première signification qui se cache derrière la notion de « rituel » dans les discours des professionnels. Il nous semblait évident que tous essayaient simplement de comprendre ce qui faisait stabilité dans sa vie à lui. Les crises venaient sans crier gare et repartaient de la même manière. Personne ne comprenait. Il fallait donc trouver ou construire des explications. Les rituels en étaient donc. Ils étaient tout ce qui n’étaient pas respecté et qui expliquait la crise. Ils étaient une cause rationnelle à un évènement incompréhensible. S’il y avait crise, cela ne pouvait pas être « pour rien », « sans raison » comme le disait des éducatrices. Il y avait nécessairement quelque chose : le rituel non respecté.

Durant nos observations, nous avons tenté de repérer des éléments déclencheurs, des causes. Mais force était de constater que nous n’y arrivions pas. Et cela pour une bonne raison : nous nous trompions d’objet d’observation. C’est Albert qui nous l’a montré lors de deux évènements particuliers.

Un soir, une nouvelle professionnelle intégrait l’équipe des veilleurs de nuit. Les veilleurs prenaient leur poste à vingt et une heure, quand les repas étaient terminés et que les résidents se préparaient à passer la soirée comme ils l’entendaient. Certains se couchaient tôt, d’autres très tard. Certains aimaient regarder la télévision dans leur chambre, d’autres en groupe dans un salon. Certains en profitaient pour boire une boisson chaude et passer un moment privilégié avec un professionnel ou un autre résident. En bref, les soirées étaient des temps de liberté, de calme. Albert faisait relativement peu de crises une fois qu’il était en pyjama. Mais cette phrase ne pointe qu’une corrélation, pas une relation de cause à effet. Le soir était donc globalement relativement calme. Le soir dont nous parlons ici, la nouvelle veilleuse était accompagnée par le chef de service et une éducatrice. Ensemble ils lui faisaient visiter l’établissement. Ils présentaient cette nouvelle personne à tous les résidents. Les sourires s’affichaient les uns après les autres. La plupart d’entre eux étaient très curieux et plutôt ravis d’accueillir une nouvelle tête. Une nouvelle personne pour des discussions sans un mot, des temps à partager un café, un thé, des sourires et des rires.

Lorsque le chef de service, l’éducatrice et la nouvelle veilleuse sont arrivés à l’appartement où habitait Albert, le calme régnait. Un résident était assis sur une chaise à l’entrée et semblait les attendre. Il les accueillait avec un immense sourire. Trois résidents prenaient une tisane au salon. Ils ont levé la tête et ont fait un signe de la main pour dire bonjour. Deux autres résidents étaient dans leurs chambres et sont sortis pour voir qui pouvait bien les visiter à cette heure tardive. Entendant le petit attroupement que créait cette visite, Albert est sorti de sa chambre. Le chef de service le voyant dans le couloir l’a alors interpelé de loin. Il souhaitait lui présenter la nouvelle veilleuse de nuit. Mais soudain Albert s’est arrêté. Il n’a plus rien dit, plus fait aucun mouvement. Il était pétrifié, au sens propre. Il a regardé rapidement la nouvelle veilleuse. Cette dernière, bien qu’à l’autre bout de la pièce, esquissait un mouvement vers lui comme pour venir lui serrer la main. Albert n’avait pas fait de crise depuis des jours, il s’agissait d’une période calme. Il s’est retourné en hurlant de terreur. Ses cris aigus nous glaçaient pendant qu’il courait dans le couloir en direction de sa chambre. Il s’y est alors enfermé, puis s’est caché dans son lit. Il n’en ressortirait que le lendemain à plus de dix heures du matin. Comme l’équipe, nous avons essayé de comprendre cette réaction qui évoquait la peur et ne ressemblait pas vraiment aux « crises » incompréhensibles auxquelles il nous avait habitués. Tout le monde avait son analyse, son hypothèse quant au rituel qui n’avait pas été respecté. Mais une simple question est venue bouleverser les certitudes de toute une équipe : « A-t-il déjà vu une personne à la peau noire? ». Oui, cette nouvelle veilleuse, d’origine guyanaise, était la seule professionnelle à la peau noire dans l’équipe actuelle et nous avons fait l’hypothèse qu’elle était peut-être la seule dans l’histoire du foyer. Dans la mesure où personne n’avait pu infirmer cette hypothèse, elle venait battre en brèche l’explication des rituels non respectés.

Le second évènement est un autre remplacement de personnel, durant un week-end. Comme souvent dans ce type d’établissement, les cadres et la direction consacrent beaucoup de temps et d’énergie à organiser les remplacements de personnels. Pendant les week-ends, le nombre de personnes encadrant les résidents était parfois réduit faute de moyens, ou faute de personnes disponibles pour remplacer. Un week-end donc, lors duquel l’organisation de ces remplacements étaient particulièrement compliquée, le chef de service a embauché une femme d’une cinquantaine d’année sans diplôme, pour un contrat de trois jours. Elle avait précisé avoir déjà travaillé dans l’établissement vingt ans auparavant, comme femme de ménage. Elle commençait le samedi matin et travaillait ensuite dimanche et lundi après-midi. En fin d’après-midi, le lundi, le chef de service est allé voir comment s’étaient passés ces trois jours. Il a commencé par interroger les professionnels qu’il rencontrait en allant vers l’appartement. Les retours étaient plutôt positifs. Quand il a échangé avec la remplaçante, elle lui a fait part de sa surprise. Elle a plutôt apprécié l’ambiance et le travail, même si elle appréhendait un petit peu le fait que les résidents ne parlent pas. Un point l’a cependant marquée : « C’est dingue! Albert n’a pas changé ses habitudes en vingt ans. Heureusement qu’il a des cheveux blancs parce que sinon j’aurais pu croire avoir remonté le temps… »

L’échange s’est poursuivi en tentant de dégager les éléments constitutifs de ces « habitudes »[6] qui n’auraient pas changé. La remplaçante citait l’exemple de l’heure à laquelle Albert se mettait en pyjama ou bien celui de l’ordre du service du petit déjeuner : les tartines, le beurre et seulement après quand il avait commencé à manger, il fallait lui servir son café. Elle expliquait qu’elle ne s’était pas souvenue tout se suite de tout cela. Cela lui revenait au fil de l’action. Lorsqu’elle avait été femme de ménage, elle préparait déjà les petits déjeuners, mais ne donnait pas les toilettes. Elle ne se souvenait donc pas des habitudes d’Albert à ce sujet. En revanche, pour le soir c’était très clair. Il était bien allé se mettre en pyjama à dix-neuf heures avant le repas, comme il l’aurait fait déjà vingt ans auparavant. Nous avons assisté à cet entretien entre le chef de service et la remplaçante. Le chef de service nous a fait part de sa circonspection. Était-il simplement possible que quelqu’un ne changeât jamais d’habitude? Cet entretien lui a donné envie d’en savoir plus. Il fallait lancer l’enquête. Quelles étaient les habitudes d’Albert? Et les résultats ne se sont pas fait attendre. Il a introduit la réunion d’équipe suivante avec ce sujet. Il a expliqué ce que la remplaçante avait dit. Il a ensuite posé la question. Celle que personne n’avait posée jusque-là : « Quelles sont les habitudes d’Albert? ». Les éducatrices étaient à la fois amusées et déstabilisées :

« - À quoi cela rime-t-il?
- Où voulez-vous en venir?
- Des habitudes ce sont des habitudes... »

Une fois l’étonnement passé, l’équipe a pris le temps de détailler les choses. Une première éducatrice notait ainsi que la remplaçante avait certainement dû se tromper car Albert ne se mettait jamais en pyjama avant le repas. Mais à cette remarque, plusieurs de ses collègues manifestaient leur désaccord. Une autre parlait du petit déjeuner et comme pour le pyjama, et pour tous ceux qui ont suivi, tous les énoncés de ce qui apparaissait comme des habitudes, comme des rituels, tous étaient erronés. Comment pouvait-on comprendre cela? À force de décrire précisément la façon dont Albert mettait son pyjama ou prenait son petit déjeuner, tous les professionnels semblaient entrevoir l’explication. Albert avait bien des « habitudes », mais elles étaient différentes avec chaque professionnel. Est-il possible qu’il ait repris des habitudes vieilles de vingt ans lors du remplacement? Peut-être, mais nous pouvons aussi faire l’hypothèse que s’il cale ses habitudes sur les personnes qui sont en face de lui, alors sans doute la remplaçante a voulu croire qu’il n’avait pas changé.

Cette dernière réunion a laissé penser à l’équipe qu’ils avaient peut-être là une explication aux crises d’Albert. S’il ne faisait que s’adapter aux gens autour de lui, alors peut-être les crises étaient-elles des expressions frustrées d’une volonté contrariée. Les professionnels et la direction, pétris de bonnes intentions, se sont alors mis d’accord pour faire attention à ce qu’Albert puisse « choisir » ses habitudes. Il fallait que cela vienne de lui. L’équipe voulait limiter le poids du collectif et de l’organisation sur la vie d’Albert. Les trois semaines qui ont suivi ont sans doute été parmi les pires en termes de crises, que l’on parle de fréquence ou d’intensité.

Albert était perdu dans son quotidien. Nous pouvons formuler l’hypothèse que les professionnels le confrontaient à des choix auxquels il ne savait quoi répondre lorsqu’on lui demandait dans quel ordre il voulait prendre son petit déjeuner, ou bien à quelle heure il voulait mettre son pyjama. À travers cette enquête collective, les professionnels ont mis en lumière ce qu’ils pensaient être les habitudes d’Albert, et qui se sont révélés être d’abord les habitudes des professionnels.

Habitudes, évènements et participation

Dans la démarche d’enquête, le malaise existentiel qui est à l’origine de la dynamique exploratoire ne fait pas problème d’emblée. C’est justement le principe même du processus d’enquête que de construire le problème dans la situation (Dewey, 1967). Dans les deux situations, le malaise dont il est question est consécutif à des évènements, de natures très différentes. Ces évènements viennent bousculer des habitudes, mais sommes-nous sûrs de ce qu’elles sont? Que sont les habitudes de Nathalie ou d’Albert? Nous n’entendons pas ici les mesurer au sens de l’utilisation de la MHAVIE, l’outil issu du PPH. Nous interrogeons la signification que peut prendre le terme dans ces situations. À travers l’articulation entre les notions d’habitude et d’impulsion, nous verrons comment Dewey nous invite à penser l’institution et donc la participation des personnes en situation de handicap.

Les habitudes ne sont pas seulement des routines, des répétitions ou des automatismes qui empêcheraient l’usage de la pensée (Dewey, 1922). Les habitudes, au sens pragmatiste, sont la trace d’un collectif dans les manières d’agir d’un individu. Elles montrent l’intrication entre l’individu et son environnement. L’habitude est une réponse à une situation, à un environnement et en même temps les actions de l’individu constituent cet environnement.

Les routines de Nathalie ne sont pas des habitudes au sens pragmatiste du terme. Qu’elle s’asseye toujours dans le hall d’entrée, ou qu’elle répète les derniers mots de ses interlocuteurs, ce sont des actions répétitives décrites ou envisagées uniquement sous un aspect individuel. Lorsque la soeur de Nathalie affirme qu’elle comprend tout, elle donne une indication précieuse sur ce que fait Nathalie pendant qu’elle est assise. Elle observe. De la même manière qu’elle a observé pendant près de vingt ans la façon dont on prépare un petit déjeuner. Elle a donc appris et intériorisé le fonctionnement du collectif au sein duquel elle évolue. Ses actions répétitives marquent ainsi la stabilisation de cet apprentissage. L’environnement conditionne les façons d’agir de Nathalie qui intègre dans ses habitudes les modalités de réponse à des évènements. Lorsqu’il n’y a pas ou peu d’évènements déstabilisants, la répétition s’installe. Chez Albert, il n’y a finalement que peu de répétition. Ses habitudes sont très clairement des aptitudes à s’adapter aux personnes qui l’entourent. Cette approche de l’habitude peut apparaître assez proche de la notion d’habitus chez Bourdieu. Cependant pour le sociologue français, l’habitus est avant tout une modalité de reproduction d’une structure sociale hiérarchisée (Bourdieu, 1977).

Cette idée d’une structure sous-jacente véhiculée par les habitudes est contredite par la survenue des évènements. En bousculant les actions répétitives, l’incendie a modifié le quotidien de Nathalie et de tout un collectif. Il a également révélé sa capacité à s’adapter à la situation. En cela, Dewey repousse l’idée d’une habitude qui serait une disposition à agir, un déterminisme structurel sous-jacent. L’habitude est une manière d’agir qui se nourrit du collectif, de l’environnement et qui se modifie avec les évènements. L’individu intériorise des modalités de réponses par imitation et apprentissage et les mobilise selon sa propre énergie. Dans la situation d’Albert, nous pourrions penser qu’il a intériorisé une modalité d’être aux autres, une sorte de structure de relation. Mais les régularités qui lui sont attribuées sont surtout l’oeuvre d’une quête de stabilité et de certitudes de la part des accompagnants. Il est difficile pour eux de ne pas comprendre ses comportements. Les rituels qu’ils identifient traduisent en fait une habitude de l’équipe : celle de construire des certitudes à propos des personnes qu’elle accompagne. Les professionnels ont besoin de définir les besoins d’une personne pour construire l’accompagnement qu’ils vont délivrer.

Il y a une co-construction simultanée et mutuelle de l’individu et de son environnement que Dewey nomme transaction (Dewey et Bentley, 1946). L’habitude n’existe donc pas avant la transaction entre l’individu et son environnement. La transaction est constitutive de l’action. L’exemple d’Albert illustre très bien cette notion, puisqu’il devait s’adapter à chaque professionnel autour de lui. À travers ses actions au quotidien, il construisait son environnement et donc une certaine stabilité. Mais cette stabilité était toute relative et l’influence de l’environnement sur les comportements d’Albert reste, à la fin de ce récit, très largement à explorer. Les habitudes que les professionnels avaient attribuées à Albert étaient avant tout leurs propres habitudes, leur manière de réagir à ce qu’Albert proposait. Albert montre qu’il agit sur son environnement, il participe socialement. Son handicap n’est donc pas univoque, il évolue en fonction du temps et des situations. Le désavantage social que constitue le handicap est donc le résultat de reconfigurations permanentes où les actions de l’individu modifient l’environnement qui agit sur lui.

La fonction de stabilisation est le caractère principal d’un processus d’institution selon Dewey (1927), les habitudes en étant les mécanismes. Elles ne sont donc pas des structures, mais se déploient dans le langage. Le terme de rituel est un signe utilisé par les équipes pour construire un environnement stabilisé. Derrière le terme de rituel, les membres de l’équipe se mettent d’accord sur l’existence de certaines régularités chez Albert, des certitudes sur lesquelles construire leurs actions d’accompagnement. Ce signe renvoie à des réalités différentes puisqu’il a des actions qui varient en fonction des personnes, mais des significations partagées. La signification principale que l’on peut déduire de l’usage de ce signe est qu’il existe, pour l’équipe, des éléments de comportements qui rendent Albert compréhensible. Le terme de rituel est à entendre ici comme un indice de sociabilité.

Dewey introduit la notion d’impulsion pour désigner l’énergie vitale qui peut transformer les habitudes et donc les institutions, sans qu’il faille y chercher une relation de causalité (Dewey, 2008). Autrement dit, Nathalie, lorsqu’elle décide de prendre son petit-déjeuner dans son appartement, impulse une nouvelle énergie et influence les habitudes antérieurement installées. Mais il faut se méfier des constructions logiques qui chercheraient à établir quels éléments du collectif, de l’individu ou des évènements auraient causé ces changements. Dans une perspective deweyenne, nous pouvons dire que c’est la transaction entre ces termes qui transforme les individus comme leurs environnements. Tout à la fois. Du côté d’Albert, l’impulsion que les membres de l’équipe ont mobilisée pour transformer les habitudes et diminuer l’influence du collectif sur lui s’est soldée par un échec. Nous pouvons formuler l’hypothèse explicative qu’aucune impulsion ne peut transformer des habitudes pour un autre, s’il ne mobilise pas lui-même une certaine énergie pour transformer les institutions qui l’entourent. La démarche d’enquête qui vise à rendre intelligible les habitudes, ne peut donc pas faire l’économie de la participation directe et explicite des personnes concernées. Identifier les habitudes passe par l’expérimentation. Il faut expérimenter leur récit et risquer le désaccord ou l’incompréhension dans le collectif. Identifier et comprendre les habitudes est donc déjà un processus politique de mise en débats de manières d’agir envisagées par les acteurs.

Pour répondre aux questions posées en introduction, nous pouvons dire qu’une approche pragmatiste et plus particulièrement deweyenne de la notion d’habitude nous permet, à travers une méthodologie d’enquête, d’évaluer le rapport entre l’individu et les institutions dans lesquelles il s’inscrit. Une mesure des habitudes peut donc prendre une signification primordiale s’il s’agit de comprendre la façon dont des collectifs peuvent influencer les comportements des individus. Les institutions sont donc des processus de stabilisation de l’environnement par lesquels les collectifs installent des habitudes. Les individus peuvent, à leur tour, transformer les institutions et les habitudes qui les constituent. En revanche, la définition que donne le PPH de la participation sociale, à savoir « une réalisation des habitudes de vie » (Fougeyrollas, 2009, 2010) peut être discutée selon cette approche. Le processus politique de participation prendrait sens dans les habitudes, mais pas dans leur réalisation, dans l’expérimentation de leur mise en récit. La mise en récit des habitudes par un collectif permet de comprendre les transactions entre des acteurs et leur environnement.

Conclusion

Comme nous l’avons précisé en introduction, notre propos dans cet article n’était pas d’interroger un outil d’évaluation des habitudes de vie comme la MHAVIE élaborée dans la continuité du PPH. Notre intention était davantage d’interroger la signification même de la notion d’habitude de vie et ses usages potentiels.

Nous venons de montrer qu’une approche pragmatiste de cette notion questionne la définition de la participation sociale. Elle n’est plus uniquement la réalisation des habitudes de vie mais recouvre davantage leur mise en récit, leur mise en tension, leur dépassement. Il s’agit, notamment, à travers une méthodologie d’enquête indissociable du cadre théorique deweyien de tenter de comprendre les habitudes pour évaluer la façon dont un individu et le ou les collectifs dans lesquels il s’inscrit coopèrent, co-construisent, etc. Nous rassemblerons ces différentes dimensions de la production commune et mutuelle sous le terme de transaction. Le handicap devient dès lors le résultat des transactions entre un individu et son environnement produisant un désavantage social pour l’individu. La situation de handicap ne peut pas se comprendre en dehors de l’expérience de l’individu. En revanche les transactions entre individus et environnements produisent tout à la fois du handicap et de la participation sociale en fonction des contextes. Penser le handicap en termes de transaction, c’est avant tout considérer les processus politiques de production de l’action collective qui contraignent et habilitent, des processus incapacitants ou capacitants au contraire. Parfois les deux à la fois, mais pas en même temps. Une approche pragmatiste montre que le processus de production du handicap n’est pas seulement culturel, il est aussi et avant tout politique rejoignant ainsi les récents travaux de Baudot et Fillion (2021).

Parmi les limites que l’on peut trouver à ce travail, il y a celles inhérentes à la méthodologie d’enquête et au pragmatisme en général. Le recueil des données est variable, et si nous avons essayé de rendre le plus précisément possible le contexte de construction du matériau, il est évident que nous pourrions nous y pencher encore davantage. Ces études de situations mériteraient également d’être comparées à des situations dans lesquelles nous étudierions l’outil MHAVIE. Il serait intéressant de creuser les significations et les habitudes mêmes issues de l’usage de cet outil.

Pour finir, nous pensons que ce travail peut ouvrir une réflexion fertile sur l’apport de la philosophie pragmatiste dans le champ des disability studies. Nous notons que la notion de transaction que Dewey a pu utiliser à la fin de sa carrière en lieu et place de celle d’interaction fait l’objet de travaux dans différentes disciplines (Morgner, 2019). Dans le champ du handicap, il serait intéressant d’étudier la possibilité d’un modèle transactionnel du handicap. Si le modèle interactionnel est celui qui fait du handicap le résultat d’une interaction entre un individu et son environnement (Fougeyrollas, 2001, 2010), l’interaction sépare toujours l’individu de son environnement. La transaction, elle, envisage l’individu et l’environnement comme indissociables, en co-construction permanente et réciproque. Le handicap ne serait plus le résultat d’une interaction mais d’un ensemble de transactions entre un individu et son environnement. Le handicap serait construit politiquement autant que culturellement. Les individus ne subiraient pas simplement leur environnement, leurs actions le modifient, le transforment. Le modèle transactionnel du handicap serait donc nécessairement à inscrire dans le temps, dans le rapport à un contexte et à la relativité d’une relation entre un individu et son environnement.

Ce type de modèle serait peut-être intéressant à expérimenter, à tester, dans le cadre de politiques promouvant des organisations inclusives ou une société inclusive (Gardou, 2012). Cela permettrait notamment de sortir des logiques de dedans/dehors qui continuent de dominer les modèles de pensée des acteurs, comme dans le cas de l’école inclusive française par exemple (Benoit et Mauguin, 2020).