Corps de l’article

Il est désormais documenté que les femmes sont susceptibles de vivre des situations d’itinérance lorsqu’elles tentent de fuir un contexte de violence (Kahan et al., 2020; Milaney et al., 2020; Reid et al., 2020; Sullivan et al., 2019; Meyer, 2016; Tutty et al., 2013). L’itinérance des femmes est complexe, non seulement en raison de la multiplicité des circonstances pouvant exacerber les épisodes d’instabilité résidentielle, mais aussi parce qu’elle est souvent cachée et donc vécue dans la sphère privée (Gélineau et al., 2008). Cette itinérance peut se manifester par des difficultés à obtenir ou à maintenir un domicile stable, sécuritaire, adéquat et salubre (Gouvernement du Québec, 2013). Parmi les violences perpétrées à l’égard des femmes, la violence des partenaires intimes apparaît de plus en plus identifiée comme un facteur associé au passage à l’itinérance (Watson, 2016; Petering et al., 2014).

D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 2013), la violence de la part de partenaires intimes (VPI) est la plus couramment perpétrée à l’égard des femmes. Elle couvre les sévices physiques et sexuels, la maltraitance psychologique et les comportements tyranniques et de domination exercés par des partenaires intimes (OMS, 2013; Johnson, 2010). La VPI touche les femmes de tous les âges, dans le cadre de fréquentations, d’unions libres ou officielles (OMS, 2013) et même au-delà, la rupture n’étant pas gage de cessation des comportements violents (Lapierre et al., 2015). Si la plupart des études réalisées dans le champ de l’itinérance et celles en matière de violence faite aux femmes sont généralement menées en silo, quelques recherches pointent vers une intersection des dimensions structurelles et familiales pour expliquer l’articulation entre la VPI et le passage à l’itinérance (Richards et al., 2010). Richards et al. (2010) ont montré par exemple que la VPI et la précarité économique placent les femmes en situation de dépendance envers le partenaire et entravent la recherche de soutien, provoquant ainsi le passage à l’itinérance.

Cet article est tiré de deux études qualitatives intitulées Violences faites aux femmes de la part de partenaires intimes et itinérance : mieux comprendre pour mieux intervenir de façon concertée (FRQSC – 2017-2020) et Violences faites aux femmes du Bas–Saint-Laurent et de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine – Mieux comprendre les besoins pour prévenir l’itinérance et en faciliter la sortie (CRSH, 2017-2019). Ces études ont permis de documenter les liens entre les VPI et les situations d’itinérance vécues par les femmes dans leur parcours de vie.

Malgré les nombreuses études montrant la précarité économique de femmes en situation de handicap ou faisant état des différentes violences auxquelles elles sont susceptibles de faire face dans leur parcours de vie (Frohmader, 2007; Nixon, 2009), le vécu de ces femmes est resté dans l’angle mort de l’équipe de recherche, tant dans l’élaboration qu’au moment du recrutement. L’étape de la codification du matériel a révélé que près de la moitié des femmes, parmi les 68 ayant répondu à l’appel, ont exprimé avoir vécu, de manière temporaire ou permanente, des problèmes de santé physique ayant complexifié leur processus de sortie d’un contexte de violence ou ayant été associés à des conditions de vie précaire.

Ainsi, cet article présente une analyse de données secondaires réalisées sur les entretiens de dix-sept participantes qui ont abordé de manière plus substantielle leur situation de handicap avec les intervieweuses. Leurs récits permettent de mettre en dialogue les interactions complexes entre le handicap, la VPI et l’itinérance. Après une brève recension des écrits faisant état de l’imbrication des violences faites aux femmes en situation de handicap et des conséquences sur leurs conditions de vie, l’analyse des récits des dix-sept participantes permettra de saisir le caractère complexe de la VPI sur le vécu de ces femmes. Elle fera aussi état des nombreuses barrières auxquelles elles font face lorsqu’elles tentent de stabiliser leurs conditions de vie et d’assurer leur sécurité.

Handicap et violences : des liens avérés

De plus en plus d’études montrent que les personnes en situation de handicap sont plus susceptibles de vivre diverses violences comparativement à la population générale. Cela est particulièrement le cas des femmes, le genre ayant un impact particulier sur leur incidence (Sobsey, 1994; Hughes et al., 2012). Celles-ci sont plus susceptibles de subir un épisode de violence au cours de leur vie, comparativement à la population générale, les taux de prévalence se situant entre 40 et 50 % (Nations unies, 2006; Cohen et al, 2005). En plus d’être plus vulnérables que leurs homologues masculins face à la violence, les femmes en situation de handicap peuvent en vivre de plusieurs formes (Breiding et Armour, 2015), de la part de plusieurs agresseurs (Curry et al., 2009) et sur de plus longues périodes (Cotter, 2018; Hassouneh-Phillips, 2005). Elles subiront également des conséquences plus graves, tels un plus haut risque de blessures et de détresse psychologique et des effets plus marqués sur leurs conditions de vie à long terme (Hague et al., 2011).

Les partenaires intimes sont les principaux agresseurs dans les cas d’abus perpétrés sur une femme en situation de handicap (Brownridge, 2006; Hassouneh-Phillips et Curry, 2002; Smith, 2007). Les récits de vie analysés par Thomas et al. (2008) indiquent que les femmes considèrent que leur état de santé ou leur incapacité exerce une certaine influence sur leur parcours amoureux empreint de violences. Si l’incapacité physique peut avoir une grande influence sur l’expérience de violence dans les parcours des femmes, inversement qu’en est-il de l’impact de la VPI sur leur santé et, plus spécifiquement, sur l’apparition des incapacités et d’une situation de handicap?

Ces violences affectent de manière importante la vie des victimes, notamment leur santé mentale, sexuelle, physique et reproductive (Organisation Mondiale de la Santé, 2013). Les femmes subissant de la VPI ont davantage de problèmes de santé (Duvury et al., 2013). Dans une étude longitudinale, Ramchand et al. (2008) établissent même une association entre l’expérience de violence conjugale et le développement de douleurs chroniques et de troubles de santé physique prolongés. Le trauma lié à la violence crée de profondes cicatrices chez les femmes et les impacts peuvent se faire sentir à long terme (Hague et al., 2011).

Pour celles en situation de handicap, les violences perpétrées par un partenaire intime peuvent cibler leur incapacité. Elles peuvent, par exemple, prendre la forme de restriction aux mécanismes de soutien à la participation sociale ou de dégradation concernant la condition de santé et les incapacités. Ainsi, certaines violences commises ne seraient pas considérées comme un abus pour une femme sans incapacités, mais sont extrêmement nuisibles pour des femmes en situation de handicap (Curry et al., 2001). Hassouneh-Phillips (2005) explique que ces situations se produisent en raison de la position déjà en marge de la société de ces femmes et des normes sociales véhiculées à leur égard. Les écrits scientifiques indiquent que les stéréotypes sociaux influencent l’image qu’elles se font d’elles-mêmes en leur suggérant constamment qu’elles ne sont pas à la hauteur (Hassouneh-Phillips et McNeff, 2005). Les stéréotypes renforcés au sein de la relation intime les positionnent comme n’étant pas attirantes, de mauvaises mères, peu enclines à être aimées, etc. Cela les conduit à croire qu’elles ne pourront jamais trouver l’amour ailleurs, et les amener à restreindre leurs attentes et demeurer dans une relation violente malgré ce dénigrement (Hassouneh-Phillips, 2005).

Des incapacités qui mènent à des conditions de vie précaires

Les femmes ayant des incapacités peuvent subir diverses oppressions qui les fragilisent sur plusieurs plans, du fait des interactions entre le sexisme et le capacitisme (Sobsey, 1994). Elles rencontreront d’importantes barrières tant à l’école que sur le marché de l’emploi (Pinto, 2016). Les obstacles à l’emploi tout comme les lieux inadaptés les empêchent de développer pleinement leur autonomie financière (Nosek et al., 2001; Pinto, 2016). Il est difficile d’entrer ou de retourner sur le marché du travail en raison des incapacités, mais surtout compte tenu des discriminations en lien avec la situation de handicap (Marttila et al., 2010). Ce contexte social qui contribue à leur exclusion favorise le maintien de leur subordination à leur partenaire quand elles subissent de la VPI (Barranti et Yuen, 2008).

Bien que les liens entre le handicap, la VPI vécue par les femmes et leurs conditions de vie précaires soient bien documentés (Savage, 2021), peu d’études ont abordé l’expérience de ces femmes sous l’angle de l’itinérance. Si les études citées précédemment montrent la discrimination et l’injustice vécues par ces femmes, il importe de comprendre comment les violences interpersonnelles et les barrières structurelles interagissent de manière dynamique pour maintenir ces femmes dans des conditions de vie précaires et produire des situations d’itinérance. Les entretiens de type récits de vie réalisés avec les dix-sept participantes ont été analysés à partir d’une grille d’analyse féministe intersectionnelle, de manière à documenter les violences vécues, tant dans la sphère interpersonnelle que structurelle, et de repositionner ces violences dans les systèmes d’oppression qui les sous-tendent (Flynn et al., 2016).

Repères théoriques et méthodologiques

Cadre théorique

Le modèle social du handicap rejette le caractère individualisant du modèle biomédical. Il permet une compréhension critique du handicap et soutient les travaux de nombreux acteurs se mobilisant pour la défense des droits des personnes en situation de handicap (Masson, 2013). Il distingue la notion d’incapacité et celle de handicap. L’incapacité est comprise comme une difficulté fonctionnelle découlant de la biologie, tandis que le handicap relève de la globalité des contextes de discrimination et d’oppression qui structurent le quotidien des personnes avec des incapacités (Meekosha, 2006).

L’analyse intersectionnelle, de son côté, prend en compte la croisée des interactions entre la race, le sexe, la classe sociale, l’orientation sexuelle ou toute autre caractéristique de la personne pour en évaluer l’impact global sur le quotidien (Harper, 2012). Cette posture théorique permet alors de comprendre comment les multiples réalités se coconstruisent et interagissent entre elles pour former une expérience complexe d’exclusion produisant des situations d’itinérance. Afin de réaliser l’analyse multiniveaux proposée par le cadre intersectionnel (Bilge, 2009), nous avons choisi l’une des dimensions du concept de violences structurelles (Flynn et al, 2016, Farmer, 2009), soit les violences quotidiennes (Scheper-Hughes, 2004).

La VPI vécue par les femmes en situation de handicap est ancrée dans un contexte historique discriminatoire qui renforce les rapports de pouvoir au sein du couple (Mays, 2003). Barranti et Yuen (2008) indiquent que les stéréotypes sociaux liés au handicap renforcent le risque de vivre de la violence. La conjoncture du sexisme, du classisme et du capacitisme contribue à l’invisibilisation et à la normalisation de ces violences. Plus précisément, Parent (2017) souligne le travail des chercheures féministes handicapées qui ont mis de l’avant la double discrimination des femmes en situation de handicap sous l’effet interrelié du capacitisme et du sexisme. Ces discriminations systémiques limiteraient la participation et inférioriseraient des femmes sur la base de leur genre et de leur capacité physique (Commission ontarienne des droits de la personne, 2014). Garland-Thomson (2005) décrit le capacitisme comme une structure de hiérarchisation sociale fondée sur la normalisation de certaines fonctionnalités corporelles et sur l’exclusion des personnes dont le corps est jugé non conforme. Le capacitisme a un impact majeur sur l’ensemble de la vie des personnes et devient un système qui structure toutes les composantes sociales (Masson, 2013). Tout comme pour les corps et leur matérialité, le genre fait l’objet d’un processus de hiérarchisation qui crée de la discrimination et limite le développement du plein potentiel des femmes. En effet, le sexisme s’appuie sur les stéréotypes de genre tant au niveau individuel que collectif (Secrétariat à la condition féminine, 2017). En lien avec la précarité associée aux exclusions engendrées par les structures capacitistes et sexistes, le classisme prend racine dans la discrimination associée aux classes sociales, notamment en lien avec l’appartenance ou la non-appartenance à une classe selon des critères socioéconomiques (Lott, 2012).

Méthodologie

Au sein des deux études susmentionnées, 68 entretiens de type récits de vie ont été réalisés dans dix régions administratives de la province du Québec. Les participantes ont été recrutées par les organismes communautaires oeuvrant dans les champs de la violence faite aux femmes, de la condition féminine et de l’itinérance. Les intervieweuses ont abordé avec ces femmes leur parcours familial, leur parcours intime et amoureux, leur parcours scolaire et d’emploi, leur maternité et leur trajectoire de logement et de séjours dans les services d’aide et d’hébergement[1]. Une attention particulière a été portée sur les stratégies déployées par les femmes pour faire face aux violences vécues et pour surmonter l’itinérance. Les états de santé mentale, la consommation de substances psychoactives, de même que les conditions de santé physique ont également été documentés.

Les dix-sept entretiens retenus pour cette analyse secondaire ont été sélectionnés à partir des critères suivants : 1) l’influence de la situation de handicap sur les activités quotidiennes, 2) l’importance des enjeux de santé sur le parcours de VPI, d’itinérance et le parcours de recherche d’aide, et 3) les effets des violences subies sur la santé. La composition de l’échantillon est représentée au tableau 1.

Tableau 1

Description des participantes (n=17)

Description des participantes (n=17)

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Bien qu’elles aient toutes vécu une situation de VPI et d’itinérance et qu’elles soient en situation de handicap, les dix-sept femmes présentent des problèmes de santé diversifiés (présentés au tableau 2) et sont à différentes étapes de leur vie (âgées de 26 à 81 ans). Si certaines participantes (n=6) ont mentionné avoir des problèmes de santé physique depuis leur naissance ou antérieurement à une relation amoureuse violente, d’autres (n=11) estiment que les incapacités sont apparues plus tard dans leur parcours alors qu’elles avaient déjà vécu de la VPI. Parmi les onze participantes ayant indiqué souffrir de douleurs chroniques, quelques-unes (n=5) établissent un lien direct entre l’apparition de leur douleur et la violence de leur conjoint.

Tableau 2

Problèmes de santé ou incapacités abordés par les participantes

Problèmes de santé ou incapacités abordés par les participantes

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Les entrevues ont été codées à l’aide du logiciel N’Vivo à partir des dimensions de la grille d’analyse, ainsi les barrières structurelles comprenaient les extraits où les participantes discutent des lois, des politiques et des pratiques ayant contribué à les exclure ou à les contrôler. Elle intègre également leurs interactions difficiles avec les établissements de santé et de services sociaux (Lagraula-Fabre, 2005) et l’appareil judiciaire (Flynn, 2015; Campbell et al., 2009). La catégorie « violences quotidiennes ou interpersonnelles » recouvre les manifestations des rapports de pouvoir dans les relations interpersonnelles et les interactions de la vie quotidienne (Bilge, 2015; Scheper-Hughes, 2004; Collins, 2002), comme dans le cadre d’une relation conjugale ou au sein de la famille. Cette catégorie comprend également les comportements de l’entourage visant à banaliser les violences subies ou à reléguer les femmes dans une position subalterne.

Résultats

La précarité comme conséquence des violences vécues

Les récits des dix-sept participantes témoignent des difficultés vécues accentuant leur précarité et, ultimement, leur passage vers l’itinérance. Leurs parcours dénotent la grande hétérogénéité et la complexité des situations vécues. Bien que quatre trajectoires types aient pu être observées, les participantes ont pu glisser d’une trajectoire à l’autre au cours de leur parcours, et une même trajectoire peut également refléter des vécus distincts. Elles témoignent surtout des moments où elles sont entrées en situation d’itinérance. Il est également à noter que ces entrées prennent le plus souvent racine dans des contextes où les femmes ont déployé des stratégies pour assurer leur sécurité face aux violences vécues. Julie témoigne de la mise en place de stratégies de survie pouvant accentuer la précarisation des conditions de vie :

« Moi, un moment donné, avec [Nom de sa conjointe 2], j’ai sacré mon camp de là. Moi, je voulais m’en venir à [Nom de la ville]. J’ai quarante-deux kilomètres à peu près, je voulais faire ça à pied. L’élément survie, moi, je m’en vais de là sinon elle va me tuer. »

Julie

Pour certaines participantes (N=7), l’entrée dans une situation d’itinérance s’est faite dès la fin de l’adolescence et au début de l’âge adulte. Pour elles, les violences sont apparues très tôt dans leur vie au sein du milieu familial et ont contribué à un passage hâtif vers l’itinérance suivi d’une succession de courtes relations intimes violentes. C’est au moment de quitter ces milieux ou les institutions leur servant de foyers temporaires, qu’elles ont développé une première relation intime violente afin d’éviter la précarité. Lina illustre bien la façon dont l’itinérance est arrivée rapidement dans sa vie, alors qu’elle vivait toujours dans sa famille :

« C’qui s’est passé c’est que, à un certain moment donné, quand j’suis allée à l’hôpital Saint-Luc avec ma mère, y’a un diagnostic qui est tombé sur le syndrome du colon irritable. Chez nous on avait pas l’droit d’être malade. Donc quand mes parents ont su ça, ils m’ont abandonnée dans le stationnement de l’hôpital à Saint-Luc. C’était l’hiver, mais ils ont décidé que je ne pouvais pas revenir vivre à la maison avec eux. À partir de là, pour moi ça été mon premier épisode d’itinérance. »

Lina

Pour d’autres participantes (N=2), la situation d’itinérance s’est produite pendant ou à la suite d’une relation intime significative de longue durée. Elle peut être générée directement par le contrôle du partenaire, par le biais de déménagements très fréquents, rendant leur trajectoire d’emploi très discontinue et renforçant l’isolement vécu, ou par un contrôle financier.

« Ben moi je changeais souvent de... loyer. Mes parents disaient : « qu’est-ce qui fait que tu déménages de même? » Mais c’est pas moi. C’est lui. Il est jamais bien où est-ce qu’il était. Je sais pas. Il restait une année, il était pas bien, ohh ! Il déménageait. Mais moi je suivais t’sais, c’était pas... « Mais quoi tu déménages encore » [accent sur encore]? « Encore » [accent sur encore]! »

Danie

Le contrôle que certaines ont vécu a été un frein à leurs tentatives de quitter la relation et de stabiliser leurs conditions de vie. Cette violence était tantôt banalisée, tantôt sous-estimée, car non apparente sur le corps des femmes, contrairement aux violences physiques ou sexuelles. Vu le caractère invisible de ce contrôle, elles ont eu moins de leviers leur permettant de quitter la relation, d’où de nombreux allers-retours avec leur partenaire. Pour ces participantes (N=3), les situations d’itinérance se produisent lorsqu’elles tentent de mettre fin à la relation et de quitter le conjoint violent. Elles entrent alors dans un processus de rupture évolutive où elles font des allers-retours entre leur partenaire et des séjours dans les ressources d’hébergement, chez des amis. e. s ou des membres de la famille.

« Avec mon ex j’ai été 5 ans avec pis ça été évolutif parce que là ça fait deux ans que j’ai l’appartement mais j’suis retournée j’suis revenue, j’suis retournée j’suis revenue mais là ça fait vraiment un an que c’est fini pis que c’est vraiment fini. […] Mais pour lui c’est pas encore fini. J’suis encore agressée. J’ai du vandalisme sur mon auto. J’ai… […] J’suis pas encore en sécurité là. »

Andrée

« [...] mais c’est pas possible tsé c’est comme si tu serais, mais si je serais dans rue, [je suis] pas dans rue je sais [je suis à la] maison d’hébergement, mais j’ai 51 ans pis j’ai encore rien. Je l’sais que j’va avoir mon appartement, mais quand? […] mais j’pas dans rue chu icitte grâce à la […] à la maison d’hébergement parce que icitte y’a quand même des ressources, ça t’aide. Y veulent que tu t’en sortes, mais c’est pas facile. »

Céline

Enfin, d’autres participantes (N=5) ont souligné comment l’entrée dans l’itinérance s’est produite à la suite de la détérioration des conditions de vie à la sortie de la relation violente. En effet, le processus d’appauvrissement une fois qu’elles ont quitté le partenaire est associé à une grande précarité. Plusieurs d’entre elles n’ont pas la capacité financière de se reloger en raison des violences économiques pendant et après la relation intime.

« P : Mais lui voulait pas partir. J’ai dit : moi je vais le payer le loyer. Mais il voulait pas. […] Il voulait pas partir pis me laisser... Moi j’aurais pu continuer à rester là. […] Si y’avait voulu collaborer, mais non... [C’était] à ses parents, pis [c’était] à lui.

: Ok ok. Fak c’est vous qui n’aviez pas le choix de quitter. Il voulait pas...

P : Non.

: Que ce soit l’inverse. Que ce soit lui qui quitte pis que tu puisses rester puisque c’était adapté. »

Anne

Les incapacités et la précarité en découlant comme levier de contrôle

Ces propos rejoignent la littérature concernant les conséquences des VPI sur le parcours des femmes en situation de handicap. La violence subie a de nombreuses répercussions complexes à la fois sur la santé et sur la vie sociale et professionnelle (Duvvury et al., 2013). Les violences et le contrôle subis se sont ajoutés aux nombreuses barrières auxquelles elles ont fait face et ont ultimement contribué à la situation de handicap. Les résultats témoignent de leur vécu particulier à l’intersection du sexisme, du capacitisme et du classisme. Ces récits permettent de comprendre comment le contrôle du conjoint vient fragiliser leurs conditions de vie et limiter les possibilités de mettre fin à la VPI de façon sécuritaire pour elles.

La situation de dépendance entraînée par l’état de santé

Lorsque la violence provient de la personne qui prodigue des soins de base, ici le partenaire intime, la situation de dépendance engendrée par l’état de santé influence le maintien de la relation violente. Le handicap rend difficile le départ du domicile en plus d’entraîner un besoin d’assistance face à diverses nécessités de base. L’une des participantes nous montre le long chemin à parcourir pour retrouver son indépendance :

« Pour pouvoir avoir une autonomie à moi. Pour avoir une autonomie financière c’était horrible. Je ne vivais qu’à ses dépens. T’sais... […] Ouais. Pendant 5 ans j’ai été dépendante de lui, pis là ben depuis le mois de novembre 2017, je suis stable. J’ai mon revenu à moi, j’ai l’aide sociale, parce que je peux pas travailler, je suis fibromyalgique. »

Danie

Une autre témoigne du contrôle subi face à la possibilité de conserver un emploi, et donc, de maintenir une autonomie financière :

« Fait que depuis 2014 que je suis sur l’aide sociale. Pendant que j’étais avec elle je voulais retourner au travail. Y’en était tu donc pas question [Rire sarcastique]. A me reprochait de pas rentrer plus d’argent que ça dans la maison sauf qui était pas question que j’aille travailler. »

Jacinthe

Pour ces femmes, le manque d’opportunité d’emploi combiné à la violence conjugale renforce la dépendance financière envers le partenaire et réaffirme la dynamique de pouvoir dans la relation intime.

« Pis là, j’me disais, j’serais pas encore capable de m’organiser financièrement. Pis j’étais pas... Veux-tu me laisser un mois toute seule. Peux-tu me laisser, [prénom du conjoint], un mois sans me téléphoner, sans... [Il répondait :] Non, j’pas capable. J’t’inquiète de toi. Il s’inquiétait toujours de moi. [Ça fait que] j’ai jamais été capable de m’organiser, d’avoir le temps de m’organiser tout seule. »

Rolande

Celles comptant sur le partenaire pour subvenir à leurs besoins, tant sur le plan financier que pour les soins personnels, sont particulièrement affectées par ce lien de dépendance. Pour une grande majorité, ce lien est rapidement devenu un levier de contrôle en vue de les maintenir au sein de la relation, malgré la violence. De plus, cette dynamique de contrôle peut renforcer l’image qu’elles ne sont pas à la hauteur et accentuer le sentiment de culpabilité et d’impuissance face au conjoint. C’est le cas de Claudine qui évoque la culpabilité en lien avec le contrôle financier de son partenaire sur elle :

« Tu penses, tu te dis : « Ben là, c’est normal. » Ouais… tu te fais peut-être des idées. Tu viens qu’à un moment donné tu doutes de toi parce que lui il s’arrange tellement bien pour que tu te sentes coupable. Que tu te dis, ben coudonc c’est-tu moi qui a un problème. Tu viens que tu ne sais plus. »

Claudine

France, pour sa part, soulève comment la violence perpétrée a grandement influencé son estime personnelle, et l’impact majeur sur son sentiment d’impuissance :

« Trente-trois ans. Je me demande comment ça se fait que je suis encore capable de me regarder dans le miroir [la participante pleure en parlant]. […] Je n’ai tellement pas de confiance en moi et d’estime de moi. Et j’essaye. Je travaille fort. Mais c’est ça. Lui, il en n’avait pas de problèmes. C’était moi le problème dans la maison. »

France

La dépendance peut provoquer le passage à l’itinérance si ces femmes tentent de quitter la relation intime, faute d’alternatives à leur portée.

Invisibilisation et isolement

Par sa nature insidieuse, il est souvent difficile pour les participantes et leur proche de reconnaître la violence dans les gestes et les attitudes du partenaire. Notamment, lorsque la personne aidante est perçue positivement par l’entourage, la conjointe peut être considérée comme difficile ou exigeante. Ainsi, au moment où elle dévoile la violence subie à son entourage, son expérience peut être banalisée. Cela peut compromettre la démarche de dénonciation et de recherche d’aide et, ultimement, entraîner le maintien dans une relation violente. Aussi, l’environnement inadéquat, instauré en grande partie par le conjoint, est l’une des façons de maintenir une dynamique de contrôle sur la santé de la femme. Comme le montre le récit de Rolande, l’utilisation des incapacités comme paramètre de négociation permet au partenaire de maintenir la relation :

« [Ça fait que] c’est comme un... un cercle vicieux. Y’arrête pas de me téléphoner. Pis là : pourquoi t’es malade, pourquoi tu dors pas, faut que tu t’en viennes à la maison. Mais une fois que j’suis rendue à la maison là, il me donne encore des ordres, des directives, pis faut que j’fasse toute c’qui veut, tout c’qu’il désire. »

Rolande

Cette invisibilisation est renforcée par l’isolement social. Les incapacités rendent difficile la participation à la vie sociale, économique et politique. De plus, cet isolement est renforcé par les dynamiques de violence et le contrôle exercés par le conjoint et les proches ce qui contribue au maintien de la relation.

« Ben c’est pour ça, y’en profitait pour prendre soin de moi. Tu peux pas rester toute seule, tu peux pas, t’as besoin. J’avais besoin de quelqu’un, j’avais besoin toujours de quelqu’un pour venir m’accompagner. Y’était là pour moi, tout le temps ! Pis c’est pour ça que la famille disait : « arrête de vouloir t’en aller pis sacrer ton camp. T’es bien, [prénom du conjoint] s’occupe de toi ! » T’sais, il s’occupe de toi. Mais à quel prix ? C’est moi qui le savais à quel prix. C’est moi qui payais la facture en bout de ligne. »

Rolande

« Parce que ma mère, elle disait tout le temps : Attends que [Nom de son fils] aille dix-huit ans. Tu as un toit sur la tête. Ça ne te coûte pas une cenne, blablabla. »

France

Le manque de soutien évoqué par France rend encore plus difficile la recherche d’aide. La crainte de ne pas être crues ou de voir leur situation banalisée peut amener les femmes à restreindre leurs contacts avec leurs proches. Les violences contribuent à les isoler et les possibilités que quelqu’un s’aperçoive de leur situation et leur vienne en aide se réduisent (Pinto, 2016). C’est le cas de Jacinthe qui a dû éviter sa famille en raison des marques visibles de la violence vécue :

« Des coups répétés sur la tête ou le visage. J’ai pas pu aller à Pâques dans ma famille parce que j’tais défigurée. […] J’avais… la face difforme. »

Jacinthe

Ce manque de soutien est un élément majeur dans la décision des femmes de rester ou de retourner auprès du conjoint afin d’éviter de fragiliser davantage leurs conditions de vie. Certaines participantes ont évoqué le sentiment de ne plus savoir vers qui se tourner pour demander de l’aide, vu la banalisation de la situation et de la souffrance vécue.

« Écoute, les dix premières années ça a marché, mais après ça, écoute ça fait depuis... [soupir] 30 ans que je veux le quitter, que j’veux partir pis que je pars et que j’reviens. Pis que... que j’ai pas de ressources. J’cherche, un appel au secours, où est-ce que je vais aller, qu’est-ce que je vais faire? Qui [accent sur qui] j’dois aller voir? Qui? Mais comme j’suis une personne qui pleure pas pour rien, qui se lamente pas pour rien, j’avais l’air d’une fille qui était capable de s’organiser toute seule. [Ça fait que] j’attirais pas […] l’empathie de la famille pis l’empathie de personne, peut-être, ressources qui auraient pu m’aider. Parce que : non! Ça va aller, j’vais m’en sortir. »

Rolande

Les barrières rencontrées précarisant les conditions de vie et menant à l’itinérance

En lien avec leurs incapacités, les participantes ont rencontré de nombreuses barrières provenant de leur environnement. Les obstacles rencontrés le sont principalement sur le plan du logement, de l’emploi et des services d’aide et d’hébergement. Ces barrières semblent avoir favorisé le maintien d’une relation violente, et ont fragilisé leurs conditions de vie au moment où elles ont tenté d’échapper à la violence de leur conjoint, les plaçant du même coup dans des situations d’itinérance.

Difficulté d’accès au marché locatif

Bien qu’il soit déjà difficile pour les femmes seules de se trouver un logis abordable et répondant à leurs besoins (Front d’action populaire en réaménagement urbain, 2019), pour celles en situation de handicap, la marge de manoeuvre est encore plus limitée.

« Parce que les 5 dernières années que j’étais là... j’voulais sortir... Y’avait pas manière pour moi de sortir. Parce que... Ben, le fait d’être en fauteuil roulant. Y’a pas de logements adaptés en région. »

Anne

Les résultats font écho à ceux soulevés par le Conseil des Montréalaises (2019) qui rappellent la grande difficulté qu’ont les femmes en situation de handicap à se trouver un lieu de vie accessible, adéquat et qui respecte leur budget. Le manque de logements peut amener la femme à maintenir une relation violente avec un conjoint afin de pouvoir conserver un logement adéquat et ainsi éviter de précariser ses conditions de vie ou de se retrouver dans une situation d’itinérance.

« C’était impossible pour moi de sortir sans savoir où je m’en va. J’peux pas être sans-abri. Malgré que je l’ai été. T’sais, parce que j’ai resté, quand j’ai sorti, ici au Centre l’Accalmie, avec le Centre l’Accalmie ils m’ont... logée, temporairement, mais c’est pas adapté ici non plus! »

Anne

Le manque d’option de logement permanent adapté est nommé par Anne. Elle a maintenu la relation intime malgré la violence, faute d’alternatives.

Exclusion du marché de l’emploi

La dynamique de dépendance envers le partenaire intime et les leviers de contrôle exercé par celui-ci sont largement influencés par l’exclusion du marché de l’emploi subie par les participantes. Les incapacités liées aux enjeux de santé rendent l’accès au travail particulièrement ardu. Claudine décrit bien cette réalité complexe :

« En étant malade – parce que mon médecin m’a diagnostiquée fibromyalgie. Ici, y’a personne qui veut m’engager, pis ce n’est pas reconnu d’après le gouvernement que c’est une maladie. Fait que mon médecin de famille m’avait, l’avait envoyé au gouvernement pour voir, en tout cas, elle leur avait écrit une lettre, mais là ça ne marche pas. Il faut que ce soit sur le formulaire à eux autres. Fais que là je suis obligée de refaire les démarches. »

Claudine

Pour certaines, les incapacités, mais surtout, la réaction sociale face à celles-ci restreignent de façon importante l’accès au marché de l’emploi. De plus le travail rémunéré que ces femmes occupent alloue bien souvent des salaires peu avantageux, offre peu d’heures et propose peu de conditions intéressantes. Ce qui, additionné au contrôle financier vécu par la plupart, limite grandement la possibilité de quitter la relation intime ou encore favorise le retour auprès du conjoint afin de ne pas se retrouver dans une situation d’itinérance cachée. Gisèle, qui a une surdité, explique :

« T’sais, [Ça fait que] c’est pour ça que quand j’ai commencé à travailler chez [emploi actuel], ben là, j’me suis remis à porter mes appareils plus intensément, parce que j’avais pas le choix. C’est du stock là. Y’a pas juste la personne devant toi qui parles. [...] Y’en a partout. Ça parle, ça crie, ça braille. Pis t’sais, les enfants qui arrivent, bon ça chialent, pis ci ça. T’entends 98 bruits pis faut que tu te concentres sur un bruit, euh, c’pas évident là. »

Gisèle

« Ben, c’est ça, c’est parce que j’entendais peut-être pas ce qu’ils me disaient qu’il fallait que je fasse. J’faisais peut-être pas tout ce qu’ils me demandaient de faire comme il faut. Dans ma tête j’étais correcte, mais ils me le disaient pas. T’sais, les boss sont de même... »

Gisèle

Les VPI ont également des conséquences considérables sur les capacités des participantes à maintenir leurs conditions de vie. Une participante explique l’impact des violences sur sa santé physique et sur sa vie sociale et professionnelle :

« C’est sûr que là, je ne suis pas au travail depuis que j’ai mangé ce coup-là, mais là, c’est un peu bien mieux. C’est sûr que mon bras, je ne sais pas. Je ne pense pas que j’ai une déchirure, mais ça peut-être des micro-déchirures. Même le médecin ne pourrait pas voir. Rendu là, je n’aurais même pas un papier qui certifie vous n’êtes pas apte. »

Fanny

La violence physique entraîne une incapacité qui rend difficile pour Fanny de conserver un emploi. La nature insidieuse des violences subies rend ardue la reconnaissance de ses impacts par les professionnels et les proches, et donc, restreint son accès à des mécanismes de soutien.

Les obstacles à la recherche d’aide

Les défis auxquels les femmes font face lorsqu’elles entreprennent une démarche de demande d’aide participent au maintien dans des relations violentes.

« Ils m’ont amenée à la maison d’hébergement […] Et ils m’ont refusée. Mais les policiers les ont forcés à me prendre. Ils m’ont donné 24 heures pour me donner un autre endroit pour aller. Mais y’avait pas de place dans les maisons où qui avait des chambres pour les personnes handicapées [Nom de la région]. Partout on me refusait. Donc moi j’ai appelé partout. J’ai trouvé une place. Et j’ai finalement été acceptée à [Nom de la maison d’hébergement]. Alors j’ai pris un billet d’autobus et je suis descendue à [Nom de la ville]. On a attaché mes valises après ma marchette, on m’a mis dans l’autobus. Et j’ai fait 900 km pour trouver un refuge loin de cet homme-là. Rendu à [Nom de la ville], quand je suis arrivée c’était pas la même intervenante qui avait fait mon entrevue téléphonique. Et ils m’ont refusée. »

Lina

Trouver une maison d’hébergement et s’y rendre peut devenir une expérience risquée et complexe et engendrer d’énormes coûts pour des femmes déjà précarisées sur le plan économique. Elles doivent déployer temps et énergie pour trouver un endroit approprié, bien souvent sans l’aide du réseau social vu l’isolement vécu.

Pour certaines, la violence ne s’arrête pas aux portes des services d’aide, mais est exercée à l’intérieur, par les services policiers ou judiciaires ou encore par d’autres femmes résidant dans la maison d’hébergement :

« Eux autres [les employés de la ressource], ils ne voyaient pas pourquoi je serais là. Pis en plus avec l’opération que j’avais eue au cou, c’était comme une patate chaude dans maison. C’est pour ça qu’ils m’ont envoyée ailleurs. »

Marja

« Mais ç’a pas bien été à [Nom de la ressource]. La gardienne de nuit s’est moquée de moi avec ma marchette. Elle comprenait pas qu’avec une marchette je pouvais aller dans les escaliers. Elle s’est moquée de moi, je l’ai entendue. Ça m’a beaucoup fâchée. Et puis on me faisait beaucoup de pression que si je tombais, que les assurances allaient pas couvrir. »

Lina

Les besoins en lien avec l’incapacité sont souvent peu entendus et ont y répond peu au sein des ressources où ces femmes vont chercher de l’aide. Certaines ont souligné le sentiment de ne pas être comprises et que l’aide reçue ne répond pas de façon satisfaisante à leurs besoins.

Discussion

La nécessité du cadre d’analyse intersectionnel

Une grande variété d’auteur. e. s avance que les populations marginalisées font l’expérience de discriminations et d’oppressions complexes ne pouvant être additionnées (Bilge, 2010). Pour les participantes, l’intersection entre leur genre, les incapacités physiques et les diverses identités qu’elles portent, structurent les inégalités qu’elles vivent. Cela se reflète par l’isolement social, le sentiment de résignation et la dépendance qu’elles sont sujettes à vivre et ressentir. Elles traduisent également les impacts des relations entre la pauvreté et la dévaluation sociale, culturelle et interpersonnelle de ces femmes (Lightfoot et Williams, 2009; Thiara et al., 2011). Sur la base d’un problème de santé, on estime que ces femmes doivent être disqualifiées de différents emplois puisqu’elles sont insuffisamment fonctionnelles ou productives. Ainsi, elles vivent les impacts entrecroisés du sexisme, du capitalisme et du capacitisme, systèmes d’oppressions à l’influence indissociable sur leur parcours.

Les structures sociales ont limité les possibilités d’émancipation des participantes en invisibilisant leur vécu et en les maintenant dans des situations économiques précaires. L’exclusion des différentes institutions a entraîné la dégradation de leurs conditions de vie, allant même jusqu’à l’itinérance. Tout comme pour Claudine, Gisèle et Fanny, les difficultés de conserver un emploi ou d’accéder à des mesures de soutien financier limitent les possibilités de stabiliser leurs conditions de vie, tout en évitant la dépendance et le contrôle économique du conjoint. Il en résulte des situations où ces femmes ont maintenu une relation intime violente dans le but d’éviter l’itinérance, comme ce fut le cas pour Anne pour qui les logements adaptés étaient hors de portée.

Watson (2016) explique que les femmes subissant la violence en contexte conjugal se sentent plus en sécurité à maintenir cette relation que de faire face à la rue et à tous les dangers qu’elle peut comporter pour une femme seule. Cela est particulièrement vrai pour les femmes en situation de handicap vu la possibilité accrue de rencontrer à nouveau une forme de violence dans ces milieux (Watson, 2016). Toutefois, elles ne sont pas passives face aux violences qu’elles subissent. Au moment où elles ont tenté de mettre en place diverses stratégies pour assurer leur sécurité et faire cesser les violences, elles se sont retrouvées dans des conditions instables et dangereuses. Pour elles, demander le soutien des proches ou de ressources d’aide, parcourir de grandes distances pour fuir le conjoint, résister aux violences ou dénoncer la violence vécue sont quelques exemples de stratégies utilisées qui se sont soldées par moment par des périodes de grande instabilité, voire d’itinérance. C’est le cas notamment d’Andrée qui, après avoir nié les accusations d’infidélité provenant de son conjoint, est allée en ressource d’hébergement, car elle craignait pour sa sécurité à la suite de menaces.

Le maintien de la relation violente faute d’alternatives sécuritaires

Le caractère insidieux des violences subies a réduit les leviers permettant à ces femmes de quitter le partenaire. Plusieurs ont maintenu la relation conjugale violente afin de bénéficier de certains avantages y étant rattachés, par exemple la satisfaction des besoins physiologiques et matériels, l’accès au transport et aux activités sociales et la possibilité d’une relation intime. Du fait de la dynamique de dépendance créée à la fois par le partenaire et les facteurs sociaux qui favorisent leur exclusion, les femmes de notre échantillon se résignent, voire « consentent » à un certain niveau de violence afin de conserver le soutien dont elles ont besoin et d’éviter la précarité. Le récit de Rolande est un bon exemple de cette réalité, elle qui se fait d’ailleurs régulièrement rappeler par son entourage le soutien offert par son conjoint, ce qui la décourage de le quitter.

Toutefois, quand le poids des violences dépasse les avantages, elles atteignent ce que Hassouneh-Phillips (2005) appelle un point de rupture. Elles tentent alors de quitter la relation. Néanmoins, quitter une relation violente est malheureusement rarement signe que de meilleures conditions de vie seront au rendez-vous. La rupture est souvent évolutive et synonyme d’allers-retours au sein de la relation, ce qui augmente le risque de récidive rapide de la violence. La peur de la réaction du partenaire et la crainte que les violences persistent, malgré la rupture, sont bien réelles. Plusieurs ont nommé le harcèlement du partenaire et le sentiment de ne pas être en sécurité malgré la fin de la relation, comme Andrée qui a subi du harcèlement et même du vandalisme sur sa voiture de la part de son ex-conjoint et qui craint toujours pour sa sécurité; ou Céline qui a subi insultes et menaces au sujet de la garde de ses enfants; ou Monique qui a vécu du harcèlement de son ex-conjoint, malgré une interdiction de contact de la cour.

Des incapacités qui ouvrent la porte au contrôle coercitif

Les récits ont souligné les raisons particulières de craindre la violence de la part d’un conjoint ou des diverses institutions. La dynamique de contrôle instaurée par le conjoint est bien conceptualisée par Stark (2009), qui la décrit comme étant le fruit d’un historique de contrôle et de coercition au sein du couple. La peur de quitter une relation violente peut donc être comprise à la fois par un effet cumulé des différentes tactiques de contrôle et de la dépendance au partenaire en plus d’être renforcée par le contexte social de discrimination. Dans le cas des participantes, cette situation les amène à se sentir coincées dans leur propre foyer par crainte de ne pas recevoir d’aide, de ne pas être crues, de ne plus avoir de soins ou par anticipation de violences futures. C’est le cas de Céline qui ne pouvait pas mettre fin à sa relation avec son premier conjoint, car elle craignait pour sa vie à la suite des menaces de ce dernier ou encore de Rolande et France qui ont vu leurs démarches pour partir être freinées par la banalisation de la violence par leur entourage. Pour elles, les dynamiques de contrôle favorisant l’invisibilisation de la violence vécue ont été déterminantes dans leurs recours ou non-recours à des mécanismes de soutien pour quitter la relation violente.

Stark (2009) décrit cette dynamique comme étant l’entrapment, soit la création d’un pattern relationnel, renforcé par le contexte social, dans ce cas-ci, le handicap, où la conjointe se sent prise au piège au sein de la relation intime. Bien que cela affecte à différents niveaux toutes les femmes vivant de la violence conjugale, celles en situation de handicap ressentent particulièrement les effets néfastes de ce contrôle, du fait des structures sociales oppressives qui s’ajoutent aux obstacles déjà présents. Notamment, les participantes ont fait face à des barrières supplémentaires pour mettre en place des stratégies de protection, vu leurs besoins en matière de soins et d’accessibilité qui ne sont pas nécessairement comblés au sein des ressources d’hébergement, compte tenu du nombre restreint de services d’aide adaptée (Hague et al., 2011 ; Swedlund et Nosek, 2000). Lina qui a dû parcourir un long trajet par ses propres moyens pour accéder à une maison d’hébergement adaptée dans une autre région.

Conclusion

Les récits des dix-sept participantes démontrent l’expérience complexe découlant de la VPI et des incapacités. Les divers écrits sur le sujet nous indiquent comment les femmes en situation de handicap sont plus sujettes à vivre un plus grand nombre d’épisodes de violence, pendant une plus grande période. Ces violences vont également influencer tant la santé physique que mentale des femmes, fragilisant leur participation sociale et économique. Cette situation précaire peut être utilisée comme levier de contrôle par le conjoint dans la relation intime, en augmentant les difficultés et les barrières à franchir. L’isolement vécu par les participantes en plus des diverses barrières structurelles sur le marché de l’emploi, le marché locatif et les ressources d’aide leur ont laissé très peu d’alternatives face à la violence. Elles étaient prises au piège au sein de la relation intime, faute de solutions accessibles et sécuritaires. La décision de sortir de la relation a été pour elles synonyme de précarisation importante de leurs conditions de vie, les entrainant même jusqu’à l’itinérance.

Certaines parmi ces femmes ont pu accéder à des éléments facilitants. Rolande a bénéficié d’une ressource en hébergement qui lui offrait un milieu stable, en lui garantissant une place entre ses nombreux déplacements hors région pour ses rendez-vous médicaux. Bien que cette participante se considère toujours en relation avec son conjoint, l’accès garanti à cette ressource contribue à son émancipation progressive. Malheureusement, cette ressource n’étant pas gratuite, il s’agit d’un milieu inaccessible pour plusieurs participantes de l’étude, compte tenu de leur précarité financière. Anne a eu accès à un logement social adapté qui lui permettait de vivre dans un milieu stable et sécuritaire. Cependant, lors de notre entrevue, les travaux prévus pour adapter sa salle de bains n’avaient toujours pas été entrepris, près de deux ans après son emménagement. Cette situation entraîne des coûts supplémentaires en transport vers la ville voisine pour prendre un bain hebdomadaire. La stabilité résidentielle est essentielle pour permettre à ces femmes de retrouver un équilibre sur le plan de leurs conditions de vie et de santé et de reprendre le contrôle de leur indépendance. Un autre élément apprécié par Lina est les services de défense des droits pour les personnes handicapées. Ceux-ci l’ont guidée à travers ses difficultés et lui ont pointé les ressources disponibles, prenant en compte à la fois sa réalité de femme vivant de la violence et de femme ayant un handicap. Ces services permettent de répondre aux besoins des femmes ayant de multiples problématiques.

Plus largement, il est nécessaire de mettre sur pied des dispositifs d’inclusion au niveau social et économique pour permettre aux femmes en situation de handicap d’avoir des alternatives sécuritaires à la violence. Elles ont nommé le manque de ressources et de soutiens adaptés à leurs besoins comme étant un véritable frein à leur sécurité et pour stabiliser leurs conditions de vie. Il est primordial de consolider les services pour les femmes vivant de multiples problématiques sociales, de manière à garantir leur accès à des milieux d’hébergement adéquat, tout en favorisant l’accès au logement adapté et accessible. Il faut souligner la blanchéité et la non-représentativité de certains groupes de femmes au sein de l’échantillon. En effet, les projets de recherche desquels proviennent les récits des participantes de cette analyse présentent l’importante limite de ne pas avoir suffisamment permis d’entendre la voix des femmes autochtones, noires ou racisées (Cousineau et al., 2021). Il est nécessaire de poursuivre le soutien à la production de connaissances sur la réalité des femmes en situation de handicap et ses liens avec la VPI et l’itinérance. Notamment pour laisser la parole à celles qui ont été peu entendues jusqu’à maintenant dans ces champs d’études, particulièrement les femmes autochtones, les femmes noires ou racisées et les femmes allophones qui accèdent plus difficilement aux ressources.