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Le Québec et le Canada affichent une grande diversité culturelle marquée par une immigration importante; le recensement de 2016 indique que près de 22 % de la population canadienne est composée de personnes nées à l’étranger (Statistique Canada, 2020a). Ces données n’incluent pas les demandeurs d’asile, dont le nombre a triplé entre 2015 et 2017 (Statistique Canada, 2019). Des travaux antérieurs ont montré que les politiques canadiennes en matière d’immigration désavantagent fortement les personnes présentant des incapacités, par exemple en rejetant les demandes d’immigration de personnes dont l’état de santé est considéré comme trop coûteux pour les services socio-sanitaires canadiens (El-Lahib et Wehbi, 2011). Malgré cela, 21,4 % de la population canadienne rapportant au moins une incapacité est née à l’étranger (Statistique Canada, 2020b).

L’inclusion sociale est un concept central à la fois des études critiques sur le handicap et des études migratoires. Elle a été définie comme « une série d’interactions complexes entre des facteurs environnementaux et des caractéristiques personnelles qui sous-tendent les opportunités d’accéder à des biens et services; de réaliser des rôles sociaux attendus et valorisés par la personne en fonction de son âge, de son genre et de sa culture; d’être reconnu comme individu compétent et apte à accomplir des rôles sociaux au sein de la collectivité; d’appartenir à un réseau social au sein duquel la personne offre et reçoit du soutien » (Cobigo et al., 2012, p. 82, traduction des auteurs). Des expériences d’inclusion sociale sont essentielles à la qualité de vie et au bien-être des personnes ayant des incapacités en leur offrant des opportunités d’être reconnues et de cultiver un sentiment d’appartenance à la collectivité (Merrells et al., 2019). A contrario, les expériences d’exclusion sociale sont associées au développement d’une image de soi négative et à la réduction du bien-être (Merrells et al., 2019).

Situées au confluent d’identités sociales susceptibles d’être dévalorisées, les personnes immigrantes ayant des incapacités font face à de nombreux obstacles à leur inclusion sociale. La plupart des travaux de recherche ont abordé ces obstacles de façon distincte pour les personnes immigrantes, d’une part, et pour les personnes ayant des incapacités, d’autre part. Toutefois, de plus en plus d’auteurs mobilisent le cadre théorique de l’intersectionalité pour mieux comprendre les expériences de personnes cumulant plusieurs marqueurs sociaux dévalorisés. Le concept d’intersectionalité tire son origine des travaux de la juriste américaine Kimberley Crenshaw (1989; 1991). Cette dernière indique que les lois visant à lutter contre les discriminations sont inefficaces dans le cas des femmes noires, puisque les expériences de celles-ci ne sont pas la simple somme des discriminations raciales et sexistes, mais bien le produit de leur croisement ou intersection. Par la suite, le concept d’intersectionalité a été repris comme outil heuristique et analytique pour décrire et comprendre les expériences de discrimination et d’oppression au confluent d’identités sociales dévalorisées telles que la race, le genre, le sexe et la classe sociale, entre autres (Crenshaw, 1991; Carastathis, 2008).

Un certain nombre de travaux ont adopté une telle perspective pour mieux comprendre les enjeux d’inclusion et de participation sociale spécifiques aux personnes immigrantes ayant des incapacités, et se détacher du cloisonnement entre les axes de différenciation sociale que sont le statut migratoire et le handicap. Ce qui ressort de la majorité de ces travaux est le désavantage unique lié à l’utilisation de multiples services (immigration, transport, relogement, adaptation/réadaptation, emploi) situés dans des secteurs oeuvrant souvent en parallèle (Huot et al., 2021; Mirza, 2014; Mirza et Heinneman, 2012). Les résultats de ces études montrent que ces services, même s’ils sont dédiés à un groupe minoritaire tel que les personnes immigrantes, tendent à reproduire des modèles normatifs dominants (en présumant l’absence d’incapacité chez leurs utilisateurs, par exemple). Ces normes capacitistes créent des embûches additionnelles à l’inclusion sociale des personnes immigrantes ayant une incapacité, par exemple lorsque des logements non adaptés et non accessibles leur sont offerts par les agents d’immigration (Huot et al., 2021) ou qu’elles sont automatiquement considérées comme « non-employables » à leur arrivée dans la société d’accueil (Mirza, 2012). Les barrières linguistiques, bien documentées pour les personnes immigrantes en général (Cossette, 2012; Hansen et al., 2017; McKeary et Newbold, 2010; Newbold et al., 2013), nuisent de façon particulière à celles ayant des incapacités, vu le nombre et la diversité de services qu’elles doivent utiliser (Huot et al., 2021). Enfin, les personnes immigrantes ayant une incapacité font l’objet de nombreux préjugés et actes discriminatoires, non seulement au sein de la société d’accueil (Kattari, 2020; Paradies, 2006; Reitz et Banerjee, 2007), mais également de la part de leur communauté d’origine. Ainsi, l’étude d’Albrecht et al. (2009) réalisée en Belgique auprès d’immigrants iraniens ayant une incapacité montre que ces derniers vivent de la discrimination liée à des signes religieux chez les employeurs belges, ainsi que de la discrimination liée à leur incapacité au sein de la communauté iranienne. De façon globale, l’idée d’un « désavantage double » ressort d’un certain nombre de travaux, en particulier ceux de Hansen et al. (2017) auprès des femmes immigrantes ayant une incapacité visuelle. Bien que celles-ci mentionnent des attitudes plus positives vis-à-vis de leur incapacité dans la société d’accueil que dans leur communauté d’origine, ces représentations ne se traduisaient souvent pas en opportunités concrètes de participation sociale. En particulier, les participantes associaient leurs défis liés aux déplacements – qui était moindres dans leur pays d’origine – à leur difficulté à connaître, comprendre et s’ajuster aux normes en matière de transport, et à l’inaccessibilité économique de leurs moyens de transport usuels (les taxis, par exemple). À partir des travaux cités ci-dessus, nous pouvons donc déduire que ce double désavantage se traduit par une expérience unique d’exclusion sociale, en particulier dans la sphère économique, contribuant à maintenir les personnes immigrantes ayant des incapacités dans des situations de pauvreté (Huot et al, 2021).

Nous constatons donc une carence manifeste à la fois dans les travaux de recherche et dans les pratiques d’accompagnement de ces personnes concernées par ce double désavantage. Il nous apparaît crucial de mieux documenter les expériences locales d’inclusion en référence au cadre théorique de l’intersectionalité, en particulier du point de vue des personnes elles-mêmes.

La présente étude fut initiée en 2019 par un organisme communautaire montréalais, l’Association multiethnique pour l’intégration des personnes handicapées (AMEIPH), en réponse à la nécessité de documenter les besoins des personnes immigrantes ayant une incapacité, en particulier au regard du nombre de plus en plus important de personnes au statut légal précaire recourant à ses services. L’AMEIPH est le seul organisme communautaire québécois dédié spécifiquement à la population des personnes immigrantes ayant une incapacité, et offre des services de soutien et d’accompagnement, entre autres en matière de logement, d’emploi, de santé, de francisation, et, de façon globale, d’inclusion sociale (Fauteux, 2017). L’AMEIPH soutient également les personnes lors de leur arrivée au Québec quant aux démarches administratives et légales nécessaires pour accéder aux services dont elles ont besoin. Dans les dernières années, le nombre croissant de demandeurs d’asile et la diversification des types d’incapacités ont mené l’AMEIPH à vouloir documenter et lever le voile sur les besoins émergents de cette population. Cette volonté a mené l’AMEIPH à s’associer à une équipe de recherche composée d’étudiantes à la maîtrise professionnelle de l’École de physiothérapie et d’ergothérapie de l’Université McGill, et de leur superviseure. La démarche de recherche-action participative présentée ici est le fruit de ce partenariat entre les secteurs communautaires et universitaires.

But et objectifs de l’étude

Le but général de la démarche était de mieux comprendre l’expérience de l’inclusion sociale que rapportent les personnes utilisant les services de l’AMEIPH, à l’interface du handicap et du parcours migratoire. Les objectifs spécifiques consistaient à (1) identifier et analyser les besoins émergents des personnes migrantes en situation de handicap en matière d’inclusion sociale; (2) identifier les facteurs soutenant et gênant l’inclusion sociale de ce groupe de personnes; (3) sensibiliser les acteurs concernés (décideurs, bailleurs de fonds, gestionnaires et intervenants des réseaux publics et communautaires) aux besoins et aux expériences des personnes migrantes en situation de handicap quant à l’inclusion sociale.

Méthodologie

L’étude consistait en une recherche-action participative (RAP) (Hall, 1981, 2001) permettant d’actualiser les objectifs de recherche tout en valorisant les savoirs pratiques et d’expérience des membres de l’AMEIPH. Hall (2001, p. 171) définit la RAP comme une « activité concertée permettant de combiner l’investigation sociale, les travaux éducatifs et l’action afin de soutenir les personnes ayant moins de pouvoir au sein de l’organisation sociale ou de leur collectivité ». En cohérence avec les principes et pratiques de la RAP, un comité consultatif a été mis sur pied dès le début du processus de recherche en août 2019. Le comité consultatif était composé de deux membres utilisateurs de services de l’AMEIPH s’identifiant comme des personnes immigrantes ayant une incapacité, de deux membres prestataires de services de l’AMEIPH, de trois étudiantes à la maîtrise professionnelle en ergothérapie, et de leur superviseure, une professeure-chercheure en ergothérapie. Les membres du comité consultatif se rencontraient une fois par mois pour superviser chacune des étapes du projet, de l’élaboration des questions de recherche à l’interprétation des résultats. En dehors des rencontres mensuelles, des échanges téléphoniques et électroniques permettaient à l’équipe de résoudre des questions ponctuelles. Lors de la pandémie de COVID-19 ayant débuté en mars 2020, les échanges ont été tenus par visioconférence. Tous les membres du comité consultatif s’identifiaient et étaient identifiés dans la documentation du projet comme co-chercheurs, et sont co-auteurs du présent article.

Dès les premières conversations relatives au projet, le comité consultatif a choisi d’utiliser une méthodologie d’élicitation du discours par les arts. L’élicitation du discours par les arts, dont l’exemple le plus connu est celui de la méthode Photovoix (Wang et Burris, 1994), consiste en une méthode d’entretien où les questions s’articulent autour d’une production artistique ou créative permettant de générer des contenus narratifs riches (Alvarez, 2002). Les objectifs de l’approche Photovoix, à l’instar d’autres méthodes d’élicitation par les arts, consistent à enrichir et approfondir la compréhension d’une situation ou d’un phénomène complexe par l’interprétation d’un matériel créatif situé dans la vie quotidienne des participants, tout en prenant en compte leur contexte social et géographique (Wang et Burris, 1994; Liebenberg, 2018). Le comité consultatif a choisi de dévier d’une méthode d’élicitation purement visuelle comme Photovoix, peu adaptée aux personnes ayant certaines formes d’incapacités. Il a préféré favoriser la pluralité des modes de représentation créative de l’expérience en permettant également de favoriser un mode d’expression compatible avec la culture de chacun des participants potentiels, ainsi qu’avec leurs forces et leurs capacités. Il a donc été convenu d’offrir aux participants la possibilité de réaliser une production créative par la photographie, le dessin, la peinture, la poésie, l’écriture, la chanson, la musique, ou par la sélection d’un oeuvre artistique, musicale ou littéraire personnellement signifiante. Cette production devait représenter leur expérience de l’inclusion sociale dans leur communauté – celle-ci pouvant être une communauté spécifique, comme un quartier ou un milieu de travail, ou encore de façon plus large à Montréal, au Québec ou au Canada. Les participants disposaient d’un minimum de deux semaines – davantage s’ils le désiraient – pour réaliser leur production créative soit à la maison, avec les matériaux et outils à leur disposition, soit à l’AMEIPH en utilisant le matériel artistique qui s’y trouvait. Suite à la réalisation ou la sélection de cette production créative, les participants ont été amenés à partager leurs idées, expériences et perspectives sur l’inclussion sociale à partir de questions dirigées. Cette approche permet de se détacher de l’expérience individuelle pour mieux documenter les forces, enjeux et défis collectifs pour une communauté donnée (Liebenberg, 2018).

Le comité consultatif a d’abord choisi de mener des groupes de discussion lors de la présentation des productions créatives, afin de favoriser l’échange, le dialogue et la collectivisation des idées et expériences des participants. Toutefois, comme la collecte de données était prévue pour la période de mai à juillet 2020, la survenue de la pandémie de COVID-19 et les mesures sociosanitaires des autorités ont amené le comité à changer le mode de collecte de données en entretiens individuels menés par la plateforme Zoom par les étudiantes-chercheuses[1].

Participants

Les critères de sélection des participants étaient d’être âgé de 18 ans ou plus, d’utiliser les services d’AMEIPH au moment du projet, de s’identifier comme immigrant au Canada, de s’identifier comme ayant une incapacité, et d’être apte à consentir à la recherche. Les candidats étaient exclus s’ils n’étaient pas en mesure de réaliser un entretien d’une heure.

Procédure de recrutement et de collecte de données

Les participants potentiels étaient contactés par téléphone par le personnel de l’AMEIPH qui les informait de l’existence du projet de recherche et demandait leur autorisation à être contactés par les étudiantes-chercheuses. Une stratégie d’échantillonnage raisonnée visait à sélectionner les participants potentiels en fonction de la diversité des caractéristiques personnelles (genre, âge, type d’incapacité, région d’origine, statut migratoire). Après discussion en comité consultatif, il a été convenu d’ouvrir le projet aux immigrants adultes sans incapacité ayant un enfant mineur avec une incapacité, puisqu’il s’agit d’un groupe croissant parmi les utilisateurs de services de l’AMEIPH.

Vingt-trois personnes ont manifesté leur intérêt à la recherche et ont été contactées par les étudiantes-chercheuses. Lors de l’étape de présentation du projet, seize personnes se sont montrées intéressées et disponibles, et répondaient à l’ensemble des critères de sélection. De ces personnes, huit ont finalement participé au projet. Malgré l’intérêt manifesté par l’étude, plusieurs personnes ont indiqué que la crise sociale et sanitaire occasionnée par la pandémie de COVID-19 avait bouleversé leurs habitudes de vie, le soutien formel et informel reçu, et leur disponibilité à participer à la recherche. Aucun candidat n’a donc été exclu par l’équipe menant la recherche. Les huit personnes participantes ont été rencontrées de deux à trois fois par une étudiante-chercheuse.

La première rencontre consistait en un entretien téléphonique d’environ 45 minutes, où l’étudiante présentait le projet, lisait le formulaire d’information et de consentement et obtenait le consentement verbal de la personne. Par la suite, la méthodologie d’élicitation du discours par les arts était présentée, de même que son lien avec les objectifs spécifiques du projet. Les participants étaient invités à réaliser une production créative de leur choix (les options susmentionnées étaient présentées) représentant leur expérience – positive ou non – de l’inclusion sociale. Les participants peu familiers avec le concept d’inclusion sociale recevaient une directive plus claire, telle que formulée dans le guide d’entretien, soit de représenter « des lieux ou des groupes où ils se sentent inclus, ou encore des lieux ou des groupes où ils ne se sentent pas inclus ». L’étudiante-chercheuse discutait également avec la personne des dimensions éthiques et relationnelles de la production créative, par exemple le fait d’éviter les représentations permettant d’identifier nommément des personnes autres qu’elles-mêmes, afin de préserver le droit à la vie privée.

La deuxième rencontre consistait en une visioconférence par la plateforme zoom entre le ou la participante et la même étudiante-chercheuse que lors de la première rencontre. Le comité consultatif a convenu que la visioconférence était nécessaire pour cette rencontre afin de favoriser un échange ancré dans la production créative des participants. Les personnes participantes étaient invitées à envoyer au préalable leur production créative ou une photo de celle-ci à l’étudiante-chercheuse par courriel, lorsqu’il s’agissait d’une production à caractère visuel. Les personnes pouvaient choisir de réaliser l’entretien à domicile ou, si elles ne bénéficiaient pas de la technologie appropriée ou du soutien nécessaire, dans les bureaux de l’AMEIPH où un membre du personnel pouvait les accueillir et initier la visioconférence, dans le respect des mesures sanitaires. Pour les participants ayant de la difficulté à s’exprimer en français ou en anglais, un service de traduction était également fourni par l’AMEIPH. Cette rencontre consistait en un entretien semi-structuré au moyen des questions « SHOWED » largement utilisées dans l’approche Photovoix (Liebenberg, 2018) : (1) Que pouvons-nous voir ici? (2) Qu’est-ce qui se passe dans cette production? Qu’est-ce qui est réellement en train d’arriver? (3) En quoi cela est-il relié à nos vies de façon plus générale? (4) Qu’est-ce qui fait que cette situation existe? (5) Comment pouvons-nous agir face à cette situation? Les entretiens étaient réalisés de façon conviviale et informelle, et ont duré entre une et trois heures. Les enregistrements audio de la rencontre étaient ensuite transcrits intégralement par les étudiantes-chercheuses.

Analyse des données

La principale source de données analysée était les transcriptions des huit entretiens réalisés auprès des participants. Les étudiantes ont également rédigé des mémos théoriques et analytiques après chacun des entretiens, de même que ponctuellement au cours de la collecte et de l’analyse des données. Enfin, des comptes rendus de chacune des rencontres du comité consultatif ont été rédigés par la chercheure et validés par tous les membres du comité. Les mémos et les comptes rendus ont été considérés comme des sources de données complémentaires aux transcriptions. Une analyse thématique (Braun et Clarke, 2006) a été réalisée par les chercheuses (étudiantes et professeure) et discutée en comité consultatif. Les transcriptions ont d’abord été lues intégralement à plusieurs reprises afin de s’immerger dans les données. Une liste de codes préliminaires a d’abord été construite à partir des concepts centraux de l’inclusion sociale selon Cobigo et al. (2012). Par la suite, des codes in vivo ont été identifiés lors d’un codage préliminaire des transcriptions (Braun et Clarke, 2006), s’ajoutant à la liste initiale. Cette liste finale a été ensuite été utilisée pour un codage ligne par ligne de l’ensemble des transcriptions pour faire ressortir des unités de sens. Les unités de sens ont été regroupées par code pour former des catégories émergentes qui ont été présentées au comité consultatif et discutées de façon collective. Par la suite, des codes plus abstraits ont été appliqués aux catégories, de façon à identifier des patrons de relation entre les catégories et des thèmes émergents, qui ont à nouveau été présentés au comité consultatif. Lors de cette dernière étape, différentes représentations visuelles des thèmes et des sous-thèmes ont été explorées (Vaismoradi et al., 2013), de façon à produire une synthèse cohérente des résultats.

Considérations éthiques

Avec l’approbation du comité d’éthique de la recherche de l’Université McGill, chaque participant a consenti de façon verbale à participer au projet. Les mesures nécessaires ont été mises en oeuvre pour préserver la vie privée et la confidentialité des données : aucun enregistrement vidéo n’a été effectué, les enregistrements audio ont été détruits suite à la transcription, et toute information permettant d’identifier les participants a été retirée des transcriptions. Chaque participant a choisi son propre pseudonyme.

Le comité consultatif a été sensible aux enjeux de pouvoir présents, à la fois au sein du comité lui-même qu’entre les chercheuses et les participants, en raison des différentes positions sociales occupées par ses membres, en particulier les chercheuses académiques. Deux des membres du comité s’identifiaient comme ayant une incapacité, et la majorité (6/8) était des immigrantes et immigrants de première ou deuxième génération. Les enjeux de pouvoir présents au sein du comité consultatif et lors des entretiens auprès des participantes et participants ont été explicités dans les échanges du comité, et des stratégies d’atténuation ont été mises en place. Par exemple, lors des réunions du comité, les membres s’identifiant comme des immigrants ayant une incapacité étaient invités à parler en premier, sans être interrompus; lors de divergences d’opinion sur une décision relative au processus de recherche, leur savoir expérientiel était priorisé.

Résultats

Quatre femmes et quatre hommes ont participé aux entretiens. Le tableau synthétise les caractéristiques personnelles des huit participants.

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Deux grands thèmes, chacun comprenant plusieurs sous-thèmes, émergent des données analysées : le triple désavantage vécu au quotidien, et la résilience personnelle et collective.

Premier thème : Le triple désavantage vécu au quotidien

Les participants mentionnent toutes et tous vivre des expériences d’exclusion sociale résultant principalement de l’effet combiné de trois marqueurs sociaux : le statut migratoire, la race et le handicap. First, un des participants, souligne que : « les gens vivent du racisme parce qu’ils font partie d’une minorité visible, oui, mais tu ajoutes à ça l’incapacité, tu ajoutes à ça l’immigration et le stigma relié à ça. » Les participants notent le caractère mouvant de ce triple désavantage; par exemple, ce peut être leur statut migratoire qui freine l’accès à certains services ou activités, alors que le handicap ou la race jouent un rôle plus saillant dans d’autres situations.

Sous-thème 1 : « On ne s’occupe que des résidents » : Un accès conditionnel aux biens et services publics

L’accès aux biens et services publics constitue une clé de voûte de l’inclusion sociale. Pour les participants, être inclus ou incluse est entre autres synonyme d’accès à des logements subventionnés qui sont adaptés à leur incapacité, à des documents légaux et administratifs, à des services éducatifs, et à des soins de santé et de réadaptation culturellement adaptés. Les participants décrivent leur statut légal comme essentiel dans l’accès à ces biens et services publics. Pour First « si tu n’as pas au moins la confirmation de la résidence, tu n’as accès à presque rien comme immigrant avec une incapacité ». Il explique comment l’incapacité n’a pas été prise en compte dans sa demande d’asile : « tu es traité pareil aux autres [n’ayant pas d’incapacité] jusqu’au jour où tu as ta confirmation de résidence ». Il exprime sa frustration, en l’absence de logement adapté pour les personnes ayant des incapacités, ce qui l’a régulièrement mis à risque de chuter : « Est-ce qu’on arrête d’avoir une incapacité parce qu’on est demandeur d’asile? » Le manque d’accès à ces services « de base » entraîne aux yeux des participants des conséquences sur leur inclusion sociale à long terme. Par exemple, le manque d’adaptation domiciliaire, ou encore le non-accès à des aides techniques et des aides à la communication, peut empêcher les personnes migrantes d’accéder à la francisation, à l’éducation et éventuellement à l’emploi.

La production créative d’Archya (figure 1), qui consiste en deux photographies d’un arbre en hiver et en été, expose une situation semblable à celle de First, autant dans la sphère du logement que celle des services sociaux et de santé. Pour Archya, l’arbre dénudé de feuilles, seul, exposé au froid, correspond à son expérience de l’inclusion sociale avant l’approbation de sa demande d’asile.

Figure 1

Figure 1 (suite)

Production créative d’Archya

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Elle mentionne avoir alors ressenti du désespoir, avoir eu du mal à se repérer dans le système de santé, à savoir à quels services elle avait droit comme demandeuse d’asile, mais également avoir reçu de des informations parcellaires et souvent contradictoires, illustrant à ses yeux le manque de compréhension des droits des demandeurs d’asile de la part des prestataires de services. Elle décrit avoir été « jetée ici et là », dirigée d’un lieu à un autre dans sa quête de services et finalement être informée que « non, on ne s’occupe pas des demandeurs d’asile ici, on ne s’occupe que des résidents[3] ». Par contraste, l’arbre vigoureux et en santé sur la portion de droite correspond au sentiment d’espoir apporté par l’approbation de sa demande d’asile : « Ça ne règle pas tous mes problèmes, mais ça me donne le courage d’avancer ».

Il semble donc que le statut légal et les embûches créées par la précarité d’un tel statut créent une situation d’accès conditionnel à des services « de base », c’est-à-dire nécessaires à la survie et à la santé. Si les soins de santé sont perçus comme plus accessibles après la régularisation du statut légal, ceux-ci peuvent ne pas être perçus comme culturellement sécuritaires ou adaptés. Ils sont parfois offerts dans une langue que la personne ne maîtrise pas ou peu. Pour Yougiène, qui a grandi dans une culture où la spiritualité est omniprésente, la dimension spirituelle de la santé est souvent occultée dans les soins reçus : « Les docteurs ne comprennent pas tout, les émotions des hommes et des femmes. Parfois ils pensent que les médicaments vont aider, parfois, oui, ça peut sauver une vie, mais parfois ça peut faire du mal à la personne sans le vouloir. »

L’accès à des services permettant l’inclusion dans des sphères diverses de la société, comme les études, l’emploi et les loisirs dépendent largement de l’accessibilité physique et sociale de ces espaces, en lien avec les incapacités des personnes. La production créative de Clara (figure 2), qui se déplace en fauteuil roulant, reflète de façon tangible cette situation :

Figure 2

Production créative de Clara

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Le manque d’accessibilité de son milieu de formation engendre un fardeau quotidien et un sentiment d’exclusion du groupe : « Si je veux aller aux toilettes, je dois descendre au premier étage et ensuite remonter au deuxième étage. Le midi, si je veux manger quelque chose, c’est dans le sous-sol. Alors ce n’est pas vraiment adapté pour une personne handicapée. » Plusieurs espaces de participation sociale sont identifiés comme peu accessibles, en particulier les milieux de travail, les commerces et le réseau de transport en commun.

Sous-thème 2 : « Tout le monde m’acceptait » : l’importance de la participation aux activités dans la collectivité

Tous les participants accordaient une grande valeur à la participation à des activités sociales et récréatives leur permettant de développer un sentiment d’appartenance à leur milieu, qu’il s’agisse d’un voisinage, d’une communauté religieuse, ou d’un groupe culturel, artistique ou sportif. Pour Yougiene, par exemple :

« Le voisinage dans lequel j’étais, c’était Montréal-Nord, c’était comme une famille. Tout le monde m’acceptait, comme au centre multiculturel, j’ai fait des spectacles. Et les gens me respectaient, même si j’avais une différence, je chantais, dans Montréal-Nord, je chantais tous les jours en me promenant. Les gens n’étaient pas froids. Je me sens accepté dans certains voisinages. »

Clara, qui a appartenu à une équipe de basketball adapté, souligne l’importance d’offrir de tels programmes de sports et loisirs adaptés afin de soutenir l’inclusion sociale des personnes migrantes ayant des incapacités.

Les participants notent toutefois des obstacles récurrents à leur participation à de telles activités. Le coût de l’équipement et de plusieurs activités est considéré comme prohibitif, en particulier dans les premières années du parcours migratoire, où plusieurs personnes vivent avec un revenu très limité. Le manque de disponibilité et de flexibilité de transport en commun adapté, par exemple pour accéder à des activités en dehors de la région métropolitaine, constitue également un frein à la participation sociale. Les personnes immigrantes, en particulier, peuvent ne pas bénéficier d’un réseau social bien établi pouvant leur offrir du transport vers des activités récréatives. Pour Clara, qui dépendait de son entraîneur pour se déplacer aux pratiques et aux compétitions de basketball adapté, ces difficultés l’ont amenée à se désengager de ce sport et à cesser de le pratiquer. Enfin, Forty mentionne un incident survenu dans son église, où le prêtre, qui donnait la communion directement dans la bouche des communiants, a fait une exception pour la seule femme noire de l’assistance, déposant plutôt la communion dans sa main. Pour Forty « l’église est un endroit où tout le monde est censé être égal, où tout le monde est en fait égal. Quand l’égalité existe entre tout le monde, où la convivialité, l’amour est supposé régner, mais même dans cet amour, il y a cette situation. »

Sous-thème 3 : « Tout le monde a un rôle à jouer sur Terre » : l’importance des rôles sociaux valorisés

Le triple désavantage de la race, du handicap et du statut migratoire opère également en matière d’exclusion du marché de l’emploi. Forty, Rita et First relatent des expériences d’entretiens d’embauche où ils semblaient satisfaire aux critères de l’emploi, sans obtenir de retours des employeurs, générant un sentiment d’incertitude quant à l’impact de leur statut d’immigrant, de membre d’une minorité visible et de personne ayant une incapacité. Les participants se rappellent de questions d’embauche les réduisant à un aspect ou un autre de leur identité, sans prise en compte de leurs qualifications ou de leurs capacités en emploi. Rita, par exemple, se rappelle un entretien où on lui a demandé combien de fois par jour elle devait se rendre aux toilettes.

Lorsque les participants trouvaient un emploi, ils rapportaient se sentir souvent coincés dans un travail au bas de l’échelle, au salaire minimum ou presque, en raison de la non-reconnaissance de leurs diplômes et certifications obtenus dans leur pays d’origine. Archya spécifie que les personnes demandeuses d’asile sont d’autant plus pénalisées puisqu’elles ne peuvent compléter une formation professionnelle ou une requalification pendant le délai de traitement de leur dossier.

First et Clara ont réitéré l’importance de rappeler aux décideurs et à la population l’importance de reconnaître le rôle que peuvent jouer les personnes migrantes ayant des incapacités puisque, pour First « tout le monde a un rôle à jouer sur la Terre ». Pour Clara, l’accès non seulement à un revenu mais à un emploi porteur de sens pour la personne ayant une incapacité est un défi à relever pour les gouvernements québécois et canadien : « En Afrique, nous disons souvent : “Si tu marches avec quelqu’un, tu es mieux d’attendre. Tu vas avancer ensemble, au lieu d’aller vite, et de toujours devoir te retourner pour voir si l’autre personne arrive.’’ »

L’implication citoyenne était également mentionnée par les participants comme des actions leur permettant de développer un sentiment d’appartenance à la communauté et de contribuer à celle-ci. Plusieurs participants indiquaient s’engager dans des organismes communautaires qui les ont accueillis et soutenus lors de leur arrivée au Québec; Mambo, par exemple, a participé à la création d’un projet de coopérative d’habitation dans son quartier.

Sous-thème 4 : « Les gens autour de moi ne me voient pas comme une personne normale » : visibilité et discrimination

Pour les participants, la question de la discrimination apparaissait comme intimement liée à celle de la visibilité de leur différence. La multiplication des « sources de visibilité » peut faire en sorte que les participants deviennent le centre de l’attention dans certains contextes sociaux. Le fait, par exemple, d’être à la fois noire et en fauteuil roulant conduit Archya à observer, dès qu’elle sort de chez elle, que « les gens autour de moi ne me voient pas comme une personne normale », lui offrant de réaliser des tâches simples, comme soulever un sac d’épicerie, à sa place, et la regardant « avec pitié ». Pour Rita, cette attention est d’autant plus difficile à supporter en contexte professionnel. Les participants relatent ainsi de nombreuses situations où des commentaires et questions à teneur raciste ou capacitiste leur sont adressés. Ces situations surviennent dans divers contextes sociaux, par exemple dans les interactions avec les forces policières, dans les milieux professionnels, dans les communautés religieuses, et dans les espaces publics. Pour Mambo, la multiplication de ces incidents montre « la peur de l’immigrant, la peur de la personne handicapée ».

Thème 2 : Construire la résilience personnelle et collective

La résilience – nommée comme telle par certains participants, évoquée de façon implicite par d’autres – constitue le deuxième thème émergent de l’analyse. Les participants ont évoqué à la fois des dimensions personnelles de la résilience, comme la capacité à rebondir, et des dimensions collectives où des communautés partageant des valeurs communes se mobilisent et créent des ressources, réseaux et soutiens face à l’adversité commune. Ces définitions rejoignent celle de Marciaux (2006, p. 11) qui définit la résilience comme « capacité individuelle ou collective à résister à des situations, des événements déstabilisants, déstructurants, et à forger, à partir de cela, un projet de vie, de développement ».

Sous-thème 1 : « Il faut créer son propre paradis » : Les facteurs personnels pour faire face aux difficultés et à l’exclusion

Plusieurs participants ont nommé les facteurs personnels qu’ils associent à leur capacité à faire face aux situations d’exclusion mentionnées dans le premier thème : la confiance en soi, l’optimisme, la patience, la détermination. Rita mentionne que certaines personnes vivant de la discrimination en milieu de travail en raison de leur handicap ou de leur race « ne peuvent pas supporter » comme elle les expériences négatives déjà décrites dans son milieu professionnel, ce qui a entrainé leur démission. Pour elle, « si tu t’accroches, si tu ne te décourages pas, tu résistes, tu finis par gagner. » D’autres participants sont fiers d’avoir attendu ou « persisté » pendant plusieurs années pour recevoir des services, en particulier en matière d’intégration scolaire et professionnelle. Mambo, après avoir décrit plusieurs exemples de discrimination, tient à exprimer son optimisme, malgré tout :

« Oui, mais ce n’est pas seulement ça la vie. Il y a de belles choses dans la vie. Tu dois trouver les côtés positifs pour vivre du bonheur, et rejeter les côtés négatifs. […] Ça doit venir de ta propre volonté. Il faut que tu le crées toi-même. Tu ne peux pas t’attendre à ce que les autres le créent pour toi. Il faut créer son propre paradis. »

La production créative de Mambo reflète d’ailleurs cette position; en effet, il a choisi de sélectionner une des fables de Jean de La Fontaine, « Le cerf se voyant dans l’eau », dont le texte se lit comme suit :

Dans le cristal d'une fontaine

Un Cerf se mirant autrefois

Louait la beauté de son bois,

Et ne pouvait qu'avec que peine

Souffrir ses jambes de fuseaux,

Dont il voyait l'objet se perdre dans les eaux.

Quelle proportion de mes pieds à ma tête !

Disait-il en voyant leur ombre avec douleur :

Des taillis les plus hauts mon front atteint le faîte;

Mes pieds ne me font point d'honneur.

Tout en parlant de la sorte,

Un Limier le fait partir;

Il tâche à se garantir;

Dans les forêts il s'emporte.

Son bois, dommageable ornement,

L'arrêtant à chaque moment,

Nuit à l'office que lui rendent

Ses pieds, de qui ses jours dépendent.

Il se dédit alors, et maudit les présents

Que le Ciel lui fait tous les ans.

Nous faisons cas du Beau, nous méprisons l'Utile;

Et le Beau souvent nous détruit.

Ce Cerf blâme ses pieds qui le rendent agile;

Il estime un bois qui lui nuit.

Pour Mambo, les bois du cerf représentent la discrimination systémique et interpersonnelle vécue au quotidien; les jambes sont les éléments qui permettent au cerf de courir et représentent « la volonté personnelle, la capacité intellectuelle, la volonté de faire vivre nos propres valeurs pour être accepté dans la société d’accueil ».

Les valeurs spirituelles et les systèmes de croyances religieuses ou personnelles constituaient également des dimensions importantes de la résilience, mais influençaient également la conception même de l’inclusion sociale du point de vue des participants. Cony, par exemple, exprime que Dieu lui a donné le courage et la volonté de « retomber sur ses pieds » suite à l’accident qui lui a causé une incapacité. Pour Forty, un certain idéal d’inclusion sociale ne sera atteint que lorsque ses enfants auront accès à l’éducation dans la société d’accueil, et que cet objectif alimente sa résilience personnelle. Pour lui, toutefois, cet idéal d’inclusion sociale ne doit pas être appliqué à toutes et tous : pour certaines personnes, être inclus peut simplement signifier « trouver la paix ».

Sous-thème 2 : « Nous nous connaissons, nous nous protégeons, nous prenons soin les uns des autres » : Soutenir la résilience collective

Le soutien de différents espaces dans la collectivité, en particulier les organismes communautaires, est vu comme déterminant pour soutenir la résilience collective et le sentiment d’appartenance des participant.e.s. Le soutien des organismes communautaire sur le plan émotionnel, sur le plan de la référence et sur celui de l’accompagnement vers d’autres ressources est apprécié. First mentionnait que ce soutien lui a « redonné goût à la vie ». D’autres acteurs dans la vie des participants, comme des professeurs, employeurs, collègues ou voisins offrent du support informel, contribuant au sentiment d’appartenance à la communauté. Clara mentionne l’encouragement constant et les bons mots de ses professeurs lorsqu’elle avait « besoin que quelqu’un croit en elle et qu’elle puisse voler de ses propres ailes ». Mambo décrit son voisinage de la façon suivante : « Nous nous connaissons, nous nous protégeons, nous prenons soin les uns des autres ».

Au-delà du soutien émotionnel et informel, les espaces communautaires permettent aux participants de se relier les uns aux autres, d’échanger des ressources et des informations vitales pour leur inclusion sociale. Cony, par sa participation au groupe de femmes de l’AMEIPH, indique avoir beaucoup appris au sujet des règles et politiques canadiennes en matière d’immigration, et de ses droits comme citoyenne. Ce sont ces rencontres qui font l’objet de sa production créative, dont elle discute dans les termes suivants :

« J’ai eu l’espace pour parler ici, parce que les femmes ont des conditions comme ma condition, alors je me sens à l’aise de discuter… de parler des choses, et en même temps de voir que je ne suis pas seule… Que les autres vivaient les mêmes choses que moi, et finalement je m’en suis sortie. »

Figure 3

Production créative de Cony

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Sous-thème 3 : Des changements à grande échelle nécessaires pour soutenir la résilience collective

Plusieurs participants, en particulier dans la présentation de leurs productions créatives, exprimaient la nécessité de mieux faire connaître leur réalité aux citoyens et aux décideurs québécois et canadiens. Mambo mentionne que les personnes immigrantes ayant une incapacité « se retrouvent dans une société d’accueil qui n’a aucune idée des défis auxquels ils font face ». Clara souligne également de sensibiliser les intervenants de différents secteurs, comme les professeurs et les entraineurs sportifs : « la personne qui est en face d’eux, ils ne savent même pas ce que la personne traverse, ils ne savent pas son histoire ».

D’autres participants, au contraire, considèrent que les intervenants et autres acteurs « terrain » connaissent bien leur réalité, mais que ce sont plutôt les dirigeants et les décideurs qui doivent être sensibilisés, afin de soutenir de façon concrète leur inclusion sociale.

« Ils [les décideurs] ne savent pas ce qu’on traverse, […] ils décident quoi changer pour les personnes handicapées, mais ils ne peuvent pas décider ça dans leur bureau. Ils doivent être en contact avec ceux qui vivent avec le problème, pour comprendre ce qu’est le problème, et ce qu’on doit faire pour qu’on travaille ensemble. S’ils décident, par exemple, sans les organismes communautaires, c’est comme si toi tu disais que tu veux m’aider, mais tu ne me connais pas. Comment? Tu ne connais même pas mes problèmes. Tu ne sais pas de quelle aide j’ai besoin. C’est bien beau de faire une loi dans ton bureau, mais la loi, est-ce qu’elle est vraiment appliquée? »

Clara

Forty relève aussi le besoin de mieux connaître les autres personnes immigrantes en situation de handicap, de comprendre leurs histoires et leurs besoins, afin de bâtir une collectivité plus forte et de soutenir les nouveaux arrivants. Il mentionne également l’importance pour ceux-ci de mieux connaître l’histoire et la culture du Québec et du Canada afin de mieux comprendre la société d’accueil.

Discussion

Les résultats de l’étude mettent en lumière certains des processus d’inclusion et d’exclusion sociale tels que vécus par les personnes immigrantes ayant une incapacité. L’angle d’analyse de l’intersectionalité s’est avéré fructueux pour reconnaître, en plus du « désavantage double » du handicap et du statut migratoire (Hansen et al., 2017), les discriminations raciales vécues par cet échantillon de personnes racialisées. L’interdépendance, et non la simple somme, des discriminations à l’égard de multiples identités sociales dévalorisées, déjà documentée dans la littérature (Bowleg, 2018; Identifying social inclusion and exclusion 2016; Flynn et al., 2017), était particulièrement visible dans les récits d’Archya et de First. Leur statut de demandeurs d’asile au Canada rendait inaccessibles des aides à la mobilité, des services de réadaptation et des environnements de vie adaptés à leur condition. Ces enjeux les plaçaient dans une situation quotidienne de survie, de dépendance et de demande d’aide auprès de multiples ressources, méconnues en raison également de leur statut migratoire. Les demandes d’aide répétées, et l’incertitude face à une situation des plus précaires, tendaient à renforcer des stéréotypes raciaux et capacitistes à leur égard. Les actions entreprises pour se protéger de la discrimination vécue (éviter certains services, par exemple) peuvent par la suite exposer ces personnes à une situation continue de pauvreté par l’exclusion du milieu scolaire et du marché de l’emploi.

Ces résultats complètent ceux de El-Lahib (2011; 2015; 2016) qui a analysé les paradoxes entre les représentations dominantes, largement répandues, du Canada comme « terre d’opportunité » pour toutes et tous, et la construction de politiques et services reposant sur des conceptions racistes, capacitistes et colonialistes de l’immigration. Si les travaux d’El-Lahib ont surtout porté sur les processus de sélection des personnes immigrantes, les récits des participants de notre étude montrent bien que ces mêmes conceptions continuent d’exister au quotidien pour les personnes immigrantes ayant des incapacités. En particulier, les dispositifs de reconnaissance des qualifications, de francisation, d’intégration du milieu scolaire, et d’inclusion en emploi sont parsemées d’embûches pour les participants de notre étude. À ces enjeux structuraux s’ajoute le poids de la discrimination interpersonnelle vécue au sein de ces différents secteurs de la société. Pour plusieurs, ces processus résultent en un sentiment d’altérité face à la société d’accueil, contribuant d’autant plus à leur exclusion.

À ces expériences négatives se superpose toutefois celle de la résilience personnelle et collective, portée par une diversité de groupes et d’acteurs : organismes communautaires, voisinages perçus comme inclusifs, milieux scolaires et sportifs soutenants. Ces expériences positives permettaient la réalisation d’activités valorisées (musique, sports, rencontres sociales), développant ainsi le sentiment d’appartenance au groupe. Pour certains, ces expériences revêtaient une dimension politique, leur permettant de connaitre et revendiquer leurs droits. Ces résultats rejoignent ceux d’études antérieures où l’identification à un narratif collectif et à des expériences difficiles partagées permet de développer la résilience personnelle et collective, créant un sentiment de cohérence et soutenant la mobilisation (Wexler et al., 2009). Le rôle des organismes communautaires comme espaces sécurisants à la fois pour la reliance au groupe et pour l’échange d’information, en particulier pour les personnes à l’intersection de plusieurs identités sociales dévalorisées, a également été démontré (Alessi, 2016). Dans la présente étude, plusieurs participants soulignaient d’ailleurs l’importance pour les organismes communautaires d’offrir à la fois du soutien instrumental et émotionnel via l’accompagnement individuel, mais aussi des espaces de mobilisation collective, de revendication politique et de défense des droits. Dans un contexte où plusieurs organismes communautaires se retrouvent en compétition pour du financement et des ressources limitées, des partenariats et coalitions inter-organismes pourraient être considérés.

Par ailleurs, il est frappant de noter les similitudes entre les résultats de la présente étude et ceux de travaux antérieurs quant à l’importance de la résilience personnelle et de certains attributs individuels jugés importants pour l’inclusion sociale tels que l’optimisme, l’indépendance, la détermination. Dans une étude réalisée en Suède auprès de personnes immigrantes ayant un syndrome post-polio, Santos Tavares Silva et Thorén-Jönsson (2015) notent que les participants, conscients des préjugés possibles à leur égard, démontrent un souci constant de cultiver l’image de citoyens productifs et indépendants, adhérant ainsi aux normes de la société d’accueil. Le désir de ne pas être vus comme un fardeau pour la société d’accueil peut devenir une telle préoccupation que les participants dépassent leurs limites personnelles ou refusent d’utiliser des aides techniques, peuvent se mettre à risque de blessures dans la réalisation de leurs activités quotidiennes. Les discours néolibéraux de la société d’accueil mettant l’accent sur les valeurs de productivité économique et d’emploi peuvent ainsi obstruer aux yeux des participants les barrières structurelles à l’inclusion sociale; l’incapacité, par exemple, à occuper un emploi devient ainsi, aux yeux des participants, le résultat de leurs propres déficits personnels.

Les résultats montrent en particulier les besoins élevés et urgents des personnes ayant une incapacité qui demandent l’asile au Canada, entre autres en matière de logement adapté, de services de réadaptation et de soutien à l’inclusion scolaire et professionnelle. Divers obstacles à l’obtention de tels services ont été démontrés par les participants; en particulier, la confusion et le manque de connaissances des intervenants quant aux droits des personnes demandant l’asile; une enquête menée auprès de 1772 professionnels de la santé montréalais montre d’ailleurs que seulement 2 % d’entre eux avaient une connaissance complète des droits des personnes demandant l’asile, et que 39 % d’entre eux ne disposaient d’aucune information exacte sur le sujet (Ruiz-Casares et al., 2016). L’amélioration de l’accessibilité à de tels services essentiels ne peut se faire sans l’établissement de collaborations intersectorielles entre organismes communautaires soutenant les personnes immigrantes et ayant des incapacités, et diverses institutions de santé, de services sociaux, d’emploi et d’éducation. Au regard des préjugés capacitistes et racistes auxquels font face les participants de l’étude, l’inclusion des pratiques anti-oppressives dans le curriculum de formation initiale et continue des professionnels semblent également une voie importante à développer. Enfin, les participants manifestant clairement leur sentiment d’aliénation et de distance face aux politiques et décisions les concernant, il serait important d’explorer et de documenter les meilleures stratégies favorisant leur inclusion dans les instances décisionnelles, aux différents paliers de gouvernance.

Limites de l’étude

Certaines limites de l’étude doivent être considérées dans l’interprétation des résultats; plusieurs d’entre elles ont trait à la situation pandémique ayant cours lors de la collecte de données, et à la nécessité de mener le projet dans le temps restreint du parcours académiques des étudiantes-chercheuses. Cette situation a conduit à une diminution du nombre de participants, et surtout la possibilité de mener une analyse collective approfondie en groupe des résultats, tel que suggéré dans les travaux méthodologiques sur l’approche d’élicitation du discours (voir Dassah et al., 2017, pour une synthèse).

La forme de la collecte de données peut également avoir eu un impact sur l’établissement d’une relation de confiance entre les participants et les étudiantes-chercheuses. Le protocole d’origine prévoyait une immersion des étudiantes à l’AMEIPH dans les semaines précédant la collecte de données elle-même. Cette étape n’ayant pas été possible en raison de la pandémie et des restrictions sanitaires en place, il est possible que certains sujets plus délicats, entre autres liés à la sphère intime ou sexuelle, n’aient pas été abordés pour cette raison. Des travaux futurs sur l’inclusion sociale des personnes immigrantes en situation de handicap devraient être prévus sur une plus longue période, idéalement au fil de plusieurs entrevues, pour mieux documenter de tels thèmes qui peuvent avoir été occultés dans la présente étude.

Enfin, l’un des membres du comité consultatif vivant une situation de handicap n’a pu être présent aux rencontres de mars à août 2020, en raison d’un accès difficile à la technologie. Il est donc possible que la richesse d’analyse des données en ait souffert, les membres détenant un savoir expérientiel ayant beaucoup contribué à la conception du projet. Une stratégie d’atténuation utilisée fut d’envoyer les comptes rendus des rencontres aux membres et de communiquer par téléphone pour la rétroaction.

Conclusion

Les personnes immigrantes ayant des incapacités ont des expériences uniques en matière d’inclusion sociale. Des besoins urgents émergent quant à l’accès aux services de réadaptation, aux aides techniques et au logement adapté pour les personnes demandant l’asile. Le processus d’élicitation par les arts combiné à un angle d’analyse intersectoriel s’est avéré fructueux pour comprendre le désavantage triple associé à la race, au statut migratoire et au handicap. Le développement de la résilience personnelle et collective constitue une piste pertinente pour les acteurs impliqués auprès de la population des personnes immigrantes ayant une incapacité; une approche intersectorielle est nécessaire pour comprendre et atténuer les obstacles en matière d’accès aux services et de discriminations, et pour soutenir l’inclusion sociale.