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Introduction

Les recherches en psychologie développementale montrent que la construction des choix professionnels et l'identité professionnelle sont des processus longs et que le contexte scolaire contraint fortement le développement psychologique (Lannegrand-Willems, 2012). Plus encore, quand il s'agit de populations fragiles socialement et économiquement, des recherches déjà anciennes montrent que l'identité professionnelle est élaborée dès 13 ans et évolue peu (Vaillant et Vaillant, 1981). Les résultats de l'enquête de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) sortis en 2020 (Mann et al., 2020) vont dans ce sens puisqu'ils montrent que les aspirations professionnelles des jeunes, issus d'un contexte socio-économique défavorisé, sont peu nombreuses et moins diversifiées, encore plus s’ils sont fragiles sur le plan scolaire. Les jeunes enquêtés, âgés de 15 ans en moyenne, issus de milieux défavorisés ont moins d’ambition à obtenir un diplôme supérieur, ni ne se projettent dans les études supérieures, alors même que leurs résultats scolaires sont bons : « 28 % des bons élèves ne se projettent pas dans les études supérieures quand ils sont issus de milieu défavorisé, contre seulement 8 % parmi les bons élèves issus de milieu favorisé » (Guivord, Insee, 2020, p.79).

Comprendre la manière dont les jeunes se projettent dans un avenir professionnel est un enjeu considérable, non pas pour revenir sur un ancien paradigme de culpabilisation et individualisation de la situation de handicap (Fougeyrollas, 2002), mais pour identifier l'ensemble leviers inclusifs prégnants pour les jeunes aux portes de la société active.

Des situations spécifiques rendent ces processus d’autant plus complexes, notamment pour des jeunes en situation de handicap. Alors que les recherches modélisent la construction identitaire professionnelle des adolescents (Lannegrand-Willems, 2012), depuis les travaux d’Erikson, lorsqu’il s’agit de jeunes en situation de handicap, cette modélisation reste critiquée (Jacques, 2013), sans pour autant trouver une équivalence. Souvent, un ensemble de dimensions socio-environnementales et psychologiques sont identifiées, mais, à notre connaissance, aucune enquête n’a encore formalisé une genèse identitaire vocationnelle chez l’adolescent en situation de handicap. Or, les enjeux politique et social restent importants. Alors qu’en France hexagonale, les entreprises sont soumises à 6% de l'emploi de personnes en situation de handicap, ce chiffre ne dépasse pas les 2% à Mayotte, pourtant département français d’Outre-Mer depuis 2011. Considérant le fait que toutes les entreprises mahoraises seront tenues, à partir de 2022, de tenir cet objectif (Code du travail applicable à Mayotte. - art. L328-7), il importe de mieux comprendre le sens particulier que porte cette injonction juridique dans un territoire qui présente une grande précarité socio-économico-professionnelle et déjà marqué par une variété de contraintes pour toute la population mahoraise. Mayotte présente des spécificités socio-démo-géographiques : c’est un département de petite taille (374 km²), le département français le plus pauvre (Merceron, 2019), avec une pression démographique forte (en moyenne, près de 30 naissances par jour) et des contacts de langues variées au sein du territoire qui interrogent la place de l’école dans l’accès à l’emploi. L' Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) identifie d’autres d'obstacles à l'accès à l'emploi : « À Mayotte, en 2018, seules 27 % des personnes de 15 ans ou plus sorties du système scolaire possèdent un diplôme qualifiant, contre 72 % en métropole » (Fleuret et Paillole, Insee, 2019), et le cumul des difficultés est encore plus prégnant pour les personnes en situation de handicap : il n'existe aucune entreprise en milieu protégé, et : « on estime qu’actuellement à Mayotte, seul un travailleur handicapé sur 10 est reconnu [par la Maison Départementale pour les personnes handicapées]. Ils ne sont en effet que 147 inscrits à Pôle Emploi, soit moins d’un pourcent (1%) des chômeurs de l’île. Souvent, ces personnes, du fait de leurs incapacités, ont été mises à l’écart des infrastructures publiques » (Défenseur des droits, 2018). En ce sens, ce contexte socio-économique spécifique à Mayotte rend les formes d’exclusion sociale des personnes en situation de handicap encore plus prégnante qu’ailleurs.

Ainsi, cette recherche exploratoire prend naissance dans les questionnements d'une rencontre inter-culturelle entre collégiens et chercheurs, qui, décontextualisés à travers un double regard de chercheurs, permettent de repositionner les processus psychologiques dans les enjeux contextuels et culturels (Denoux, 2004). À travers un cadre de référence diversifié pour mieux appréhender l'objet d'étude, cette recherche à visée exploratoire donnera lieu à des pistes de réflexion sur la méthodologie de recherche interculturelle, sur l'épistémologie et l'axiologie de la construction identitaire vocationnelle des adolescents mahorais en situation de handicap.

1. Les enjeux de l’identité vocationnelle

La méta-analyse détaillée de Vondracek et Porfeli (2004) met en valeur la variation des contextes qui participent à la transition vers le monde professionnel. Les auteurs rappellent que la construction vocationnelle s’effectue très tôt dans l’enfance puisque dès dix ans, les enfants comprennent les enjeux du monde professionnel et identifient le prestige lié aux professions. Les auteurs mettent aussi en valeur des travaux au sein desquels le développement professionnel est précoce, encore plus pour les jeunes issus de milieux défavorisés. Vaillant et Vaillant (1981) cités par Vondracek et Porfeli (2004) présentent un modèle longitudinal quasi causal entre le chômage ou l’insertion professionnelle et la construction d’un « sens de ‘l’industrie’ entre 11 et 16 ans » (p.4). Pour ces auteurs, la construction vocationnelle résulte d’une interaction entre la construction identitaire des adolescents et l’environnement socio-professionnel. Autrement dit, il s’agit pour les jeunes d’opérer une interaction entre les temporalités dans le soi (présent, passé, futur), et de s’adapter en même temps à l’environnement socio-professionnel (ce qui est possible, impossible et probable au regard du contexte). Sur le plan développemental, ce mécanisme d’équilibre est très complexe, car il suppose de se représenter le futur en lien avec le passé et le présent, estimer la distance temporelle, planifier des comportements auto-régulés en lien avec le but (Seginer, 2009), mais aussi, de s’engager dans le choix en tenant compte de l’environnement scolaire, familial et socio-professionnel (Oyserman et James, 2011).

Les travaux de Dumora (1990, 1998) mettent en évidence plusieurs trajectoires dans l’intention d’orientation, notamment le fait que les jeunes en difficultés scolaires peuvent être dans des logiques d’illusion (projets ambitieux / résultats faibles), dans des processus d’identification-fusion avec une personne de l’entourage ou dans les médias, dans des logiques pragmatiques (le possible et le probable ne font qu’un). Lorsque les travaux de Dumora (1990) rappellent l’importance du conformisme des métiers, l’adhésion aux stéréotypes et les enjeux sociaux de hiérarchie des métiers, on comprend mieux en quoi ce que les sociologues ont nommé le « transfuge » de classe (Terrail, 1984) demeure une possibilité à la marge dans la mobilité sociale. Étymologiquement le terme « transfuge » provient du mot latin « transfuga » de trans qui signifie « au-delà » et du mot « fugere » qui signifie « fuir ». Le transfuge de classe désigne un individu ayant changé de milieu social au cours de sa vie et qui se traduit notamment par un accès à un emploi faisant rupture avec les habitus du milieu social d’origine (Buton, 2017).

Ces travaux permettent ainsi de montrer la complexité dans laquelle se retrouvent les adolescents pour se construire une identité vocationnelle. Les modèles théoriques tenant compte d’une perspective développementale et socio-environnementale sont alors nécessaires pour être au plus proche des besoins des jeunes, et récents (revue de littérature de Vaillant, Bonjour et Le Sourn Bissaoui en 2022). A Mayotte, de rares travaux émergent sur ces questions et auprès de jeunes en situation de handicap, et montrent que la construction identitaire passe par l'appropriation de la formation professionnelle, une accessibilisation de la formation professionnelle pour les familles et le développement d’un dispositif d’accompagnement[1] au numérique utilisé en formation initiale (Lefer Sauvage, 2022). Aussi, au sein de l’école, la construction d’une accessibilisation de la formation demeure toujours une quête, mais permet-elle d’inclure les jeunes dans leur (propre) parcours d’orientation ?

2. Des outils institutionnels aux enjeux de l’accessibilité de l’orientation par le stage

De nombreuses lois ont vu le jour pour permettre aux jeunes en situation de handicap de vivre une scolarité pleine et entière. La Loi de 2019 pour « une école de la confiance », réaffirme cette ambition notamment avec le chapitre IV « Le renforcement de l’école inclusive » (Assude, 2019). Ces avancées politiques en matière de scolarisation favorisent le développement du sentiment d’appartenance pour les élèves dits à Besoins Éducatifs Particuliers (BEP) et dessinent une école toujours plus inclusive (Gardou, 2018). L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO)[2] (2015) a décrit des objectifs durables pour la perspective de 2030 en indiquant notamment qu’il est indispensable « d’assurer l’accès de tous à une éducation de qualité, sur un pied d’égalité, et de promouvoir les possibilités d’apprentissage tout au long de la vie » avec un point d’honneur pour les personnes en situation de handicap dans l’accès à une voie professionnelle. Mais au-delà de ce mouvement scolaire, qu’en est-il pour l’inclusion sociale et professionnelle ? Est-ce que la scolarisation, finalement, facilite l’insertion des jeunes en situation de handicap par la découverte en amont du monde du travail au travers des stages ?

Le Parcours Avenir (Journal Officiel 7 juillet 2015) rend accessible l’orientation des jeunes (notamment en situation de handicap), qui « doit permettre à chaque élève de comprendre le monde économique et professionnel, de connaître la diversité des métiers et des formations, de développer son sens de l'engagement et de l'initiative et d'élaborer son projet d'orientation scolaire et professionnelle ». Au collège, plusieurs dispositifs existent : les enseignements pratiques interdisciplinaires autour de la découverte du monde professionnel[3], le stage d’observation de la classe de 3ème, et des actions de découverte collège–lycée. Uniquement pour les élèves de troisième bénéficiant de l’Unité Localisée d'Inclusion Scolaire, la circulaire du 21 août 2015 stipule que la Commission des droits et de l’autonomie des personnes en situation de handicap (CDAPH) peut orienter en ULIS-lycée des élèves susceptibles de poursuivre des apprentissages adaptés « même lorsque leurs acquis sont très réduits ».

Dans une approche universelle plus qu’essentialiste, il est nécessaire de se questionner sur ce qu’est l’accessibilité de l’orientation et donc de la découverte des métiers pour les jeunes en situation de handicap. L’environnement professionnel d’accueil, des stagiaires potentiels, doit lui-même être construit de manière optimale de façon à soutenir et développer le potentiel grâce à l’édification d’un environnement approprié (indépendamment de son profil cognitif ; Speranza, 2020), mais aussi, en considérant la diversité comme une ressource profitable au bon fonctionnement du milieu scolaire (Ebersold et Armagnague, 2021). Selon Speranza (2020), si l’école doit favoriser l’autonomie cognitive de tous les élèves et doit refuser toute indifférence à la différence, le monde du travail doit également épouser ces valeurs. Ainsi, il faut voir l’accessibilité comme une forme de protection sociale centrée sur l’exercice des droits individuels (Ebersold et Armagnague, 2021).

Comme l’indiquent Ecotière, Pivry et Scelles (2020), le handicap modifie, consciemment ou inconsciemment, l’accès à la scène sociale. Le choix d’un terrain de stage, en collaboration avec les enseignants et parfois la famille de l’enfant, se fait au regard de l’adaptation d’un environnement de travail permettant de répondre aux souhaits des élèves, mais notamment des compétences déjà-là ou en construction de ces derniers. La protection des jeunes écartant certains lieux de stage pour les élèves avec des BEP est une forme d’accompagnement à l’évitement du décrochage scolaire. Seulement cette forme de protection, permettant la participation sociale de tous les jeunes en situation de handicap (Plaisance, 2020), par une forme de discrimination positive interroge le coeur de l’accessibilité à l’orientation : ouvre-t-elle des possibles aux personnes en situation de handicap ou est-ce nécessairement un leurre au regard du contexte socio-économico-culturel contraint qui empêche nécessairement l’accès à la professionnalisation ? Alors que l’on recommande que l’école inclusive doit nécessairement accepter le modèle de la neurodiversité et s’adapter à la diversité des profils sans les hiérarchiser, pour préserver la dignité et l’égalité des chances de tous les élèves, pouvons-nous exiger la même recommandation pour les milieux professionnels ?

Ce travail permet ainsi de présenter un ensemble de tensions autour de l’orientation des jeunes en situation de handicap : les outils institutionnels proposés par l’éducation nationale souhaitent répondre à un besoin d’orientation des jeunes, tout en la rendant impossible puisqu’ils ne sont nécessairement pas rendus accessibles (en termes de compréhension, d’organisation, de financement) par et pour l’insertion professionnelle. Nous avons aussi décrit que les cultures scolaires et professionnelles n’épousent pas nécessairement les mêmes valeurs et intérêts, ce qui n’est pas un contexte favorable à accessibilité de l’orientation pour les jeunes.

3. Problématique

Une des difficultés essentielles pour les jeunes de troisième est d’accéder à la compréhension des gestes professionnels au-delà d’une réussite du geste, qui se cristallise lors des stages professionnels (Courbois, 2016), et suppose un apport conceptuel adapté (Astolfi, 2010). Cet enjeu est d’autant plus difficile que les jeunes bénéficiant du dispositif ULIS-TFC présentent des BEP en termes d’abstraction dans l’implicite et de mémorisation de l’activité. À partir d'une identification de la manière dont les jeunes se projettent dans l'avenir professionnel (Dumora, 1990 ; Guichard, 2004 ; Lannegrand-Wilems, 2014 ; Vondracek et Porfeli, 2004), cette recherche a alors pour objet de comprendre la manière dont est rendue possible l’accessibilité de l’orientation (Bruliard, 2020 ; Ebersold, 2021 ; Gardou, 2018) à travers l’élaboration de la construction identitaire professionnelle par et pour des jeunes en situation de handicap (à partir de cette projection et des stages d’observation en milieu professionnel réalisés en 3ème).

Le travail scientifique mené auprès de personnes issues de cultures différentes de celle du chercheur implique nécessairement de comprendre les enjeux culturels, et renvoie à trois grands paradigmes de la psychologie (inter)culturelle : la psychologie comparative (cross-cultural psychology), la psychologie culturelle et interculturelle (Licata et Heine, 2012). Les travaux menés par Denoux (2013) autour du contact culturel, issus d’une branche de la psychologie interculturelle, sont mobilisés ici, car ils mettent au centre de la recherche la puissance du contact interculturel et la co-construction d’un espace identitaire dynamique, qui se créent dans l’interaction entre plusieurs personnes issues de plusieurs cultures. Autrement dit, Denoux (2013) renverse l’angle de recherche en centrant non pas sur l’appartenance culturelle qui explique telle ou telle différence, mais plutôt sur ce qui se construit sur le plan identitaire, en situation de rencontre. Pour lui, « le processus d’interculturation se traduit par l’apparition dans le contact culturel de nouveaux comportements, verbalisations et constructions de sens pouvant conduire soit à une impasse (interculturation négative) soit à des solutions (interculturation positive) » (p.371). Dans le cadre de cette recherche, la méthodologie de recherche employée répond à certaines formes de principes mis en valeur par Denoux (2013), qu’il s’agira d’éclaircir avant, pendant et après les résultats de l’enquête.

4. Méthodologie

4.1. Protocole

Entre janvier et septembre 2020, tous les enseignant.e.s coordinateurs.trices d’ULIS-collège de Mayotte (22 personnes au total) ont été contactés par mail, téléphone ou visités en collège. Plusieurs enseignant.e.s ont décliné notre proposition de recherche, soit parce que les personnes sont contractuelles et que leurs contrats ne permettent pas de s’engager sur plusieurs mois, soit parce qu’ils.elles sont en souffrance dans le cadre professionnel et ne souhaitent pas se surcharger. L’envoi de mails au collège n’a pas rencontré de succès, car il n’est pas nécessairement suivi (le numérique est peu développé à Mayotte, et ne fait pas toujours sens dans le cadre professionnel). Le recours au rectorat ou aux proviseurs de collèges n’a pas été privilégié non plus pour éviter le vécu d’une injonction institutionnelle. Au final, deux enseignantes d’ULIS-collège participent à l’enquête, soit pour des raisons de curiosité intellectuelle ou en lien avec un questionnement professionnel autour des parcours socio-professionnels des élèves. Des entretiens individuels sont réalisés uniquement auprès de neuf élèves. Une traductrice a été mise à disposition pour faciliter les échanges avec certains jeunes. Cette personne n’était pour autant pas neutre : il s’agissait, soit d’une stagiaire dans le champ du travail social qui travaillait toute l’année auprès des jeunes, soit d’une personne qui accompagne des élèves en situation de handicap (AESH), rattachée au dispositif ULIS, qui travaille toute l’année également avec les jeunes. Les apprenants sont rencontrés pendant deux, voire trois, séances individuelles, selon leur capacité d’attention ressentie par l’expérimentateur. Les échanges sont enregistrés et retranscrits intégralement. Les adolescent.e.s sont rencontré.e.s sur le temps de classe, dans le cadre de leur scolarisation dans le dispositif ULIS-collège. Parmi ces jeunes, deux élèves de troisième ont accepté (Sujet 1 et Sujet 9) un suivi pendant et après leur stage en entreprise.

4.2 Participant.e.s

Sur les 24 familles contactées des deux ULIS-collège, dix ont rendu des autorisations valides, aucune n’a rendu des autorisations invalidant la rencontre avec l’enfant. Au final, neuf élèves sont rencontrés, car un jeune, dont les parents ont accepté la rencontre, a lui-même refusé d’être enquêté. Les jeunes sont âgés de douze à seize ans. Dans la population de l’enquête, on comptabilise quatre filles et cinq garçons. Tout au long des échanges avec les élèves, des données socio-économiques et démographiques familiales sont recueillies, mais certaines données sont déduites des échanges, car pas nécessairement connues par les interlocuteurs (par exemple, la situation régulière ou irrégulière sur le territoire français des familles, ou le statut socio-professionnel réel des familles, notées « NSP » dans le tableau 1). Aussi, au regard de la particularité des familles, certaines données sont manquantes (tableau 1) : ni les élèves ni les enseignants n’ont accès à ces informations. Un seul élève est en 6ème, deux en 5ème, deux en 4ème et quatre en 3ème. Tous les élèves rencontrés déchiffrent le français, mais la maîtrise de la langue française est fragile pour l’ensemble. Parmi les quatre élèves de 3eme, deux jeunes (un garçon -sujet 9-, une fille -sujet 1-) ont accepté un suivi sur leur lieu de stage. Les deux réalisent un stage dans un magasin d'alimentation de proximité.

Tableau 1

Données socio-démographiques de la population enquêtée, sur la base des qualifications de l’INSEE (NSP : ne sait pas)

Données socio-démographiques de la population enquêtée, sur la base des qualifications de l’INSEE (NSP : ne sait pas)

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4.3. Outils

Un entretien individuel a été proposé à chacun des élèves et la durée était variable (entre 25 et 120 minutes). L’entretien a été réalisé à partir du questionnaire Vocational identity status assessment (VISA), élaboré en langue anglaise par Porfeli et collaborateurs en 2011, et validé par Lannegrand et Perchec, en 2017, auprès de 1655 adolescent.e.s âgés de 13 à 28 ans sans déficience intellectuelle. Sur la base des items proposés dans le questionnaire VISA, l’entretien semi-directif a été proposé aux élèves. Ainsi, cinq items sont sélectionnés et permettent d’évaluer cinq aspects de la construction identitaire (engagement, identification à l’engagement, exploration, flexibilité de l’engagement et doute vis-à-vis de soi), les autres items de ces mêmes dimensions pouvaient servir de relance. Pour les deux élèves de 3ème ayant accepté d’être observés en stage, une prise de notes lors du stage, des gestes professionnels, mais aussi, des traces d’activité de l’adolescent réunies à partir du cahier journal de terrain du chercheur sont réalisées.

Des entretiens libres ont été menés avec les enseignantes au cours des visites en classe. Des informations socio-professionnelles relatives aux enseignants sont déduites des échanges informels. Une des enseignantes, réunionnaise, était âgée entre 35 et 45 ans, avec un enfant âgé de 9 ans, titulaire de son diplôme d’enseignante depuis moins d’une année (mais pas spécialisée), et directement installée dans un dispositif ULIS après sa titularisation. L’autre enseignante, mahoraise, était âgée de 30 ans, non titulaire de son poste, non spécialisée, et contractuelle dans un dispositif ULIS-collège depuis 3 ans. Elle n’a pas d’enfants.

Le choix d’outils scientifiques (entretiens) mobilisant peu l’écrit a été nécessaire pour accéder à la population d’enquête (de par l’absence de maîtrise de la langue écrite, bien que le langage oral puisse également être source de difficulté, nous y reviendrons).

4.4. Complexité des enquêtes scientifiques en « tous terrains » : la méthodologie de la psychologie de contacts de cultures (Denoux, 2013)

Denoux (2013) a mis en valeur un certain nombre de principes lorsqu’on travaille sur un objet de recherche dont les populations en contact sont de cultures différentes. Certains principes peuvent être plus mobilisés que d’autres, mais demeurent essentiels à analyser tout au long de la méthodologie d’enquête : la composition d’une équipe pluriculturelle et la mise « en place des protocoles spécifiques pour contrôler les effets de l’interculturation sur le rapport qu’entretient le chercheur avec l’objet » (Ibid, p.378). Dans cette recherche, le regard porté par deux chercheuses, dont l’une est enquêtrice sur le terrain et l’autre est en dehors de l’enquête, reste essentiel. La chercheuse sur le terrain est en même temps objet et sujet de l’enquête, dont la réflexivité s’effectue par l’interaction avec l’autre chercheuse externe au terrain de recherche. L’objet de la recherche passe par une analyse « émique », centrée sur une culture spécifique, et analysée à partir des échanges avec l’autre chercheuse. Ce dispositif est alors utile à l’identification d’une éventuelle spécificité culturelle ou d’une transposition contextuelle.

Les analyses du discours sont effectuées par deux moyens : une analyse verticale, qui correspond à un traitement intra-texte (Rispal, 2002, p.149, cité par Mercier, 2017), puis une analyse horizontale thématique qui « défait en quelque sorte la singularité du discours et découpe transversalement ce qui, d'un entretien à l'autre, se réfère au même thème » (Blanchet, 2007, p.98, cité par Mercier, 2017).

5. Résultats

Les résultats sont présentés en trois axes. D’abord, un fort déterminisme social dans la construction des choix vocationnels, lié aux contraintes économiques et aux difficultés de déplacement des élèves ; ensuite, que les jeunes développent un rapport expérientiel de l’orientation grâce à leurs proches qui participent autant à un déterminisme qu’à une émancipation ; enfin, que de multiples formes d’adaptations psychologiques aux contextes sont mises en oeuvre (autour de la représentation temporelle de l’avenir et de la gestion de l’insécurité ambiante).

5.1. Le stage, une alternance contrainte aux métiers de proximité : du déterminisme social au possible transfuge de classe ? 

Les métiers présentés dans le discours des élèves sont dans des secteurs différents, mais en majorité issue du secteur tertiaire : aide à la personne, métiers de bouche, métiers du bâtiment, métiers de la sécurité. Sur l’ensemble du corpus, les métiers employés sont : « pompier, police, réparer les toilettes, docteur, cuisinier, faire des maisons, faire le ménage, conduire un hélicoptère, etc. ». Les métiers envisagés sont d’utilité publique et valorisés socialement (« c’est bien », Sujet 4) mais aussi accessibles spatialement, proche de leur environnement quotidien. Les expériences visuelles quotidiennes (avec les outils du quotidien ou les expériences physiques à domicile) apportent des éléments concrets dans les attentes et voeux professionnels des élèves.

(Sujet 4) : 
Chercheuse (C) : « comment tu as eu cette idée-là ? Comment tu peux faire ça?
Élève (E) : Parce que chez moi je construis.C : Chez toi tu construis?E : Oui
C : Qu'est-ce que t'as construit chez toi?
E : Je sais pas comment on dit. Comme ca... [le jeune montre quelque chose]
C : Pour barrer?
E : Oui, comme un mur
C : C'est quoi le mot en shimaore, comme ça je l'écris et on demandera
E : Pessi pessi [= mur en béton].
C : Pessi?
E : Oui ».
Les métiers de proximité priment dans les choix ; les difficultés de déplacement sur le lieu de stage et les contraintes économiques des familles déterminent également la sélection d’un terrain de stage.

(Sujet 9) :
Chercheuse (C) : « Pourquoi t'as pas fait un stage en mécanique?
Élève (E) : C'était facile à trouver ».Pour certains enfants, la prise en compte de valeur économique financière du stage est non négligeable, car le stage bouleverse le rythme organisé de l’école (exemple : des bus amènent les élèves sur le lieu du collège et non sur le lieu de stage) et responsabilise les familles dans cette nouvelle organisation qui ne leur est pas toujours possible.

(cahier journal de la chercheuse)
« Observation de [prénom du sujet] en stage, octobre 2021, 10h30. Après l’avoir observée près de 30 minutes mettre en rayon les denrées alimentaires, elle fait une pause et j’ose engager avec elle la conversation sans la déranger. Je lui demande si elle va bien. Elle me répond que oui, mais elle me signale : « j’ai faim ». Je comprends alors qu’elle n’a pas mangé le matin « comme tous les matins », mais qu’elle ne bénéficie pas non plus de la collation du collège puisqu’en stage, les habitudes du collège ne sont plus les mêmes. Je me rappelle qu’on est jeudi, qu’elle a effectué ce stage pendant déjà quatre jours et qu’elle avait encore un jour à tenir sans rien manger de toute la journée sans la collation du collège. Quelle étrange sensation quand on ait qu’elle range des produits alimentaires en rayon ».

L’exposé de ce court extrait met en lumière l’importance des décalages et des impensés des bouleversements profonds engendrés par la mise en stage des élèves et, dans cet extrait, de la réalité financière des familles.

5.2. Une construction vocationnelle inscrite dans des expériences relationnelles proches : entre identification et déterminisme

Il est probable que la pression de l’institution scolaire sur la nécessité de faire un stage se retranscrive dans leurs ambitions futures. Dans cette optique, les « stages » apparaissent comme une étape essentielle et une condition d’accès au travail. Les élèves connaissent cette période de stages par le biais du Parcours Avenir, mais également, par l’influence de leur fratrie pour ceux et celles qui peuvent bénéficier de l’expérience des aîn.e.és et ce d’autant plus que les élèves rencontrés sont jeunes :

(Sujet 3) :
Chercheuse (C) : « La dernière fois, tu m'as dit "je veux faire taxi"
Élève (E) : Oui, mais, je (...) BCMA (...) mon frère [C comprend « pansement »]
C. Ton frère a besoin d’un pansement ?
E. Il fait le BCMA.
C. C'est quoi ?
E. C'est quelqu'un y fait la lumière comme ça, ou des trucs...
C. Il change les lumières?
E. Oui, il fait entreprise
C. Comment tu as dit que ça s'appelait?
E. Entreprise
C. Oui mais tu as dit « Entreprise BCMA »
E. Oui
C. Et toi tu veux faire ça?
E. Oui, ma soeur il va y aller.
C. Ta soeur elle va y aller?
E. Oui
[C. comprend après coup que BCMA correspond en fait à RSMA, le lieu où les militaires forment et embauchent des jeunes]

(Sujet 7) :
Chercheuse (C) : « Ton frère, il fait quoi comme travail ?
Élève (E) : Un stage
C : Un stage dans quoi ? 
E : Je sais pas
C : Il est au lycée?
E : Sécurité »

Ces témoignages mobilisent les connaissances en lien avec le vécu de certains membres de la famille qui peuvent être une ressource précieuse pour donner à voir les possibles du stage professionnel. Pour d’autres élèves, c’est grâce aux pairs, aux autres élèves, de 3ème ou de 4ème, que le partage d’expérience s’effectue. Ces personnes ressources, proches de l’élève, semblent autant des personnes auxquelles le jeune s’identifie (sujet 7) mais, dans certains cas, ces personnes pensent à la place du jeune, le laissant avec une faible marge de pouvoir d’agir dans son orientation.

(sujet 1)
Chercheuse (C) : « Tu as parlé à quelqu’un de ton choix de métier ?
Élève (E) : Oui j’en ai parlé à maman que je veux être pompier, j’ai parlé des deux travaux, soit pompier soit docteur.
C. Qu’est-ce qu’elle dit ta maman ?
E. Ma mère dit que je ferai le travail de cuisine. Moi je lui dis que c’est difficile.
C. Pourquoi ?
E. Car il faut préparer vite fait. »

Ces éléments amènent à envisager deux tensions souvent observées qui seront discutées en conclusion au regard des recherches : une identification à un métier et un empêchement de cette identification.

5.3. Adaptation psychologique par les représentations temporelles et l’insécurité ambiante des contextes contraints

Les stages renvoient, pour les jeunes rencontrés, à une expérience professionnelle, qui se situe dans un champ autre que le « scolaire » (mais pas nécessairement hors du collège), et qui permet de réaliser une activité : « arroser les fleurs, planter la salade » (Sujet 6). Cette activité a souvent un rapport direct avec une valence affective « c’est difficile » (Sujet 1), « c’était bien » (Sujet 4). Ces premiers éléments montrent que, pour les jeunes, l’accessibilité de l’emploi passe par la réalisation d’activités spécifiques posant les premiers jalons de l’expérience professionnelle empreinte d’affects positifs ou négatifs.

Pour les deux élèves de 3ème suivis avant et après le stage, il semble que cette première expérience professionnelle ait pu être intéressante à deux niveaux : d’abord, les jeunes tirent profit de l’expérience vécue pour pondérer leurs choix et avoir des éléments de comparaison. Ceci serait un préalable à la construction d’une identité professionnelle et à cette notion de « travail » lorsqu’ils seront plus grands. Cet élément trouve sens à travers la rédaction du rapport de stage a posteriori : ils sont amenés à exprimer « ce qu’ils ont aimé, ce qu’ils n’ont pas aimé ». Plus encore, pour ces deux élèves suivis, le stage a permis de diversifier les possibles et d’envisager, suite à cette pondération, d’autres pistes professionnelles : « j’ai bien aimé travailler en magasin. J’ai appris à mettre les produits en rayon : le facing[4] (...), j’ai très bien aimé découvrir comment travailler en cuisine (...) après mon CAP cuisine, j’aimerais travailler pour l’armée et être mécanicien » (Sujet 9).

Pour certains, les repères temporels institutionnels sont relativement clairs « Tu peux faire la police si t’as le BAC. Si t’as pas le BAC, tu peux faire un autre... un autre... (incompréhensible) comme... comme la... la boutique » (Sujet 5), mais bien souvent, même en troisième, la différence entre l’accès par la formation (le lycée), le diplôme visé (CAP ou BAC), et les structurations dans l’alternance (stage) est perturbée. Ces représentations du temps, les désirs professionnels et les logiques institutionnelles se retrouvent au sein du rapport de stage de troisième, dont l’enjeu est d’expliciter le circuit scolaire ordinaire à partir d’une identité vocationnelle « ce que je souhaiterais faire (...) le diplôme que je vais préparer (...) mes choix d’établissements » (sujet 9). L’accessibilité de l’identité vocationnelle passe alors par des stratégies de planification de l’activité professionnelle qui pourrait se concrétiser par la co-construction du rapport de stage dont l’ambition recherchée (autour du Parcours Avenir, dans le Journal Officiel 7 juillet 2015) n’est pas en l’état possible.

Pour certains jeunes, la limite est subtile, voire confuse, entre le métier (le but) et le stage (un moyen d’accès à une construction identitaire professionnelle), comme si le métier était le stage.

(Sujet 2) :
Chercheuse (C) : « Tu aimerais travailler ?
Élève (E) : Oui.
C : Et tu veux faire quoi ? 
E : Le travail. Des stages ».

Ici, il est possible de faire un lien hypothétique avec le contexte socio-professionnel à Mayotte et la difficulté pour bon nombre d’habitants de l’île de conserver un emploi au-delà de quelques jours ou semaines. Cette précarité dans l’emploi pour les familles les plus modestes peut avoir une influence sur l’objectif premier des stages professionnels : les stages reflètent la réalité du travail à Mayotte : des travaux de courte durée, peu ou pas payés, renvoyant à une nécessité de travail alimentaire plutôt qu’à un développement d’une vocation et d’une identification à un métier.

Qui plus est, les tensions observées sur le territoire s’ajoutent dans cette déstabilisation identitaire vocationnelle : les stages ne sont pas nécessairement bien vécus, car ils renvoient à une insécurité ambiante avec laquelle les jeunes doivent composer une orientation. En effet, lors du stage en 3e du sujet 1, en milieu de semaine, une altercation a eu lieu entre un passant et la police aux frontières, qui a amené l’entreprise accueillant la stagiaire à se confiner pendant trois heures pour éviter les débordements.

(Sujet 9) :
Chercheuse (C) : D'accord. Après la formation de cuisinier, si tu veux apprendre le métier de mécanicien dans un lycée, ça se passe à X. [nom du village]. Tu pourrais faire un mini-stage là-bas pour voir?
Élève (E) : Ah, à X.[nom du village] ? Non, j'ai peur qu'on m'attaque direct en sortant du bus.
C : T'as peur de la violence dans les bus. Ok, alors il y a un autre endroit, c'est à T. [nom d'un autre village], ça serait possible que tu y ailles?
E : [nom d'un autre village] ? Mais imagine je connais personne là-bas. Ici, tu connais des gens, là-bas, je connais pas des gens. Imagine, faut que je demande de l'aide ».

6. Discussions

Cette recherche exploratoire interroge la manière de rendre accessible la construction identitaire vocationnelle des élèves BEP à Mayotte en comprenant leur façon d'interagir avec leur environnement socio-professionnel en fonction de leur développement psychologique (Vondracek et Porfeli, 2004). Un élément positif est d’abord à souligner : lorsqu’on donne la parole aux enfants, ils la prennent et ont des choses à raconter. L’ambition première de ce travail a été de recentrer sur les enfants eux-mêmes par l’expression, "à un instant T", de leurs désirs. Cela en vue de construire, dans un second temps, un dispositif de prise de conscience de leurs rapports aux mondes et à l’école.

Le contexte socio-professionnel de Mayotte étant très contraint en termes d’orientation (offres d'emploi) et de perspectives professionnelles, il l’est d’autant plus pour des jeunes présentant des incapacités intellectuelles. A travers neufs entretiens semi-directifs menés auprès de collégiens, basés sur le questionnaire VISA de Porfeli et collaborateurs en 2011, et validé par Lannegrand et Perchec, en 2017, les résultats décrivent toute la complexité socio-environnementale et psychologique dans laquelle se retrouvent ces élèves : entre déterminisme social (lié aux contraintes économiques et aux difficultés de déplacement), un rapport expérientiel des proches qui participent autant à un déterminisme qu’à une émancipation, et des adaptations psychologiques aux contextes contraints (représentation temporelle de l’avenir et gestion de l’insécurité ambiante).

Ces premiers entretiens mettent en valeur que la construction identitaire vocationnelle de ces jeunes passe par l'émergence d’idées professionnelles fortement ancrées dans le contexte qui les entoure. Le stage d’observation en 3eme (voire 4eme), leur donne la possibilité de vivre des expériences professionnelles qui semblent essentielles dans cette construction. Le rapport de stage qui en découle peut-être conçu comme le traitement cognitif de ces expériences, à travers une description des activités effectuées et des émotions vécues, mais aussi une conceptualisation de l’image de soi dans ce métier. La multiplicité des expériences professionnelles se retrouve dans ce rapport de stage et participe à l'exploration des possibles (Marcia, 1966). Toutefois, s'en tenir à cette exploration peut-être biaisée car elle pourrait être le signe d'une soumission à un avenir contraint, qui est plus fréquent souligne Dumora (1990), chez des « adolescents peu soutenus par leurs familles lorsqu’elles sont défavorisées ou trop éloignées des savoirs scolaires la frontière entre soumission et adaptation » (p.8). De plus, pour ces élèves, se construire un avenir professionnel et imaginer une profession ne se schématise pas nécessairement dans une succession et une linéarité, mais reste soumis à une orientation en pointillée, où la flexibilité au contexte semble être un processus essentiel dans cette construction. En effet, le fait que "le stage" soit investi comme perspective professionnelle (pour soi ou autrui), est symbolique de la manière dont les jeunes peuvent envisager un métier : une occupation à court terme, ayant une utilité sociale, dans une zone de proximité. Cette hypothèse théorique reste cependant à nuancer : il est difficile d'identifier, en l'état de cette recherche, si cette flexibilité au contexte est un processus spécifique de la construction identitaire chez des enfants en situation de handicap, ou s'il est valable aussi pour d'autres collégiens. Autrement dit, est-ce un processus psychologique pour tous les adolescents à Mayotte et ailleurs, ou est-ce un processus propre à ces enfants bénéficiant de l'ULIS-collège ? Les travaux de Jacques (2013) apportent une réponse en partie puisqu’elle considère que l’adolescent passe par une appropriation de l’organisation nouvelle impliquée par le stage, sans interroger la spécificité du handicap.

Ensuite, par rapport à la notion d'alternance entre le collège et le stage, cette recherche questionne la capacité de la société à accueillir des jeunes BEP qui se retrouvent dans des milieux défavorisés. Les jeunes vivent des expériences professionnelles dans les stages mais mettent en valeur un ensemble d'impensés entre le cadre scolaire et professionnel qui freinent leur construction vocationnelle. Les métiers de proximité priorisés dans le choix des jeunes s'orientent vers les secteurs du tertiaire qui sembleraient répondre à certains besoins et à une utilité sociale. Cette apparente d’adaptation rationnelle au contexte (Dumora, 1990), laisse aussi entrevoir une autre face à cette pièce de monnaie, celle de la soumission à un avenir contraint. Dans un premier mouvement, le stage vise à aller « au-delà » du scolaire pour permettre aux élèves de développer des connaissances du monde de l'entreprise, de partager le quotidien des professionnels et de vivre des expériences concrètes. C'est une première ouverture aux champs des possibles professionnels. Dans un champ idéal-utopique, il s'agit de permettre à tous les élèves, notamment les jeunes en situation de handicap, d’avoir une perspective d’accès à un emploi qui ne fasse pas partie des possibles de proximité sociaux ou géographiques, évitant ainsi un certain déterminisme social (Bouffartigue, 2015). Dans un second mouvement, plus caché, cette découverte s'apparente, pour ces élèves, non seulement à une pré-orientation de leurs choix professionnels, et amènent les élèves à justifier, sur leur rapport de stage, le refus de s'inscrire dans telle ou telle filière pré-déterminée par le stage. Plus encore, on pourrait parler de « double contrainte » dans cette pré-orientation dans la mesure où les élèves n'ont pas accès à un stage qui répondrait à leur premier désir, mais qu’en plus, ils sont pré-orientés dans cette absence d’ouverture. Là où on pouvait faire l’hypothèse que le stage, cette sortie du cadre scolaire, pouvait être une première étape vers le transfuge de classe sociale, l’ensemble des indicateurs récoltés (métier et secteur valorisé, accessibilité financière du stage, accessibilité cognitive du stage) tendent à montrer cette fuite impossible vers un terrain inaccessible pour les jeunes en situation de handicap, relève d’une forme de double contrainte. Ce travail de recherche n’a pas étudié finement les gestes professionnels développés lors des stages professionnels des jeunes de 3e, mais cette perspective scientifique sera intéressante pour aller au-delà du discours et observer les pratiques pré-professionnelles. Cette perspective de recherche est déjà en cours mais auprès des jeunes en situation de handicap en lycée professionnel (Lefer Sauvage, 2022) et les premiers résultats ne rejoignent pas les travaux d’Agraz (2017) qui mentionne que les valeurs comportementalistes incarnées par les jeunes lors des stages professionnelles empêchent l’appropriation des savoirs professionnels. Aussi, une réflexion sur la capacité d’émancipation des acteurs par dispositif de formation hybride stage/école devra faire l’objet de recherches approfondies. L’éducation à l’orientation, qui passe par des ressources communes entre collège et monde de l'entreprise, mais aussi un accompagnement des tuteurs.trices de stage et des coordinateurs.trices d'ULIS-collège reste à (ré)inventer.

Sur le plan méthodologique, cette recherche aura mis en valeur de profonds questionnements. D'abord, dans les choix d'outils méthodologiques : privilégier des entretiens semi-directifs auprès d'une population qui ne maîtrise pas la langue française écrite et partiellement à l’oral n'a pas permis une grande diversité de réponses et a probablement encouragé les incompréhensions mutuelles dans les échanges. Plus encore, le rapport langagier comme principal vecteur de dialogue est ancré culturellement, ce qui permettrait d'expliquer, dans nos résultats de l'enquête, l'importance de l'exploration des désirs professionnels plutôt qu'une élaboration autour de ces désirs. Cette rencontre interculturelle (Denoux, 2004) aurait permis de mettre en exergue ce processus identitaire d'exploration superficielle des possibles (Lannegrand, 2012). Les questions posées par le chercheur ont été déformées dans les entretiens, au risque que la question ne suive plus une syntaxe française correcte ("Tu veux faire quoi comme stage?"), comme si les échanges en langue française n'avaient plus de sens et qu'il fallait inventer une autre langue. De plus, le peu de matière clinique amène le chercheur à se mettre dans une situation de "remplissage d'un vide" et d'une adaptation forcée au cadre, dont le cumul de questions en est un exemple : "Est-ce que tu penses quand tu seras une grande? Quand tu seras par exemple une maman? Est-ce que tu penses des fois à ça?". Bien qu’une adaptation dans les entretiens a amené à créer des situations nouvelles avec les élèves (construire une frise chronologique des filières, proposer des dessins d'introduction avant l'entretien), qui pourront faire l'objet d'une reconstruction décontextualisée en vue d'élaborer un dispositif plus adapté de médiation de la construction identitaire professionnelle, ces éléments interrogent la co-construction de situations de handicap particulièrement propice en contexte plurilingue et auprès de jeunes en situation de handicap (Beldame et Silvestri, 2021).

Conclusions

La construction de l'identité vocationnelle des adolescents mahorais avec des besoins éducatifs particuliers reste complexe, et peine à trouver une cohérence malgré les trois cadres de référence mobilisés, à savoir les travaux de l'accessibilité, ceux de l'identité vocationnelle et ceux des contacts des cultures. La question de la projection dans l'avenir questionne nécessairement les temporalités passées et présentes. Or la difficulté sociale importante dans laquelle se retrouvent les adolescents, en situation de handicap, et dans un état de grande pauvreté, rappellent que les bases de sécurité physiques (nutritives, physiologiques avec le sommeil, circuler sans craintes etc.) des élèves à Mayotte sont un poids considérable et fragilisent leur sécurité psychique et leur capacité de projection dans le futur. Les enseignants diversifient grandement leurs missions, devenant centraux dans les besoins primaires, au risque de ne pas pouvoir assurer ses missions d'accompagnement des enfants vers une culture, un diplôme et un emploi.