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Introduction

Le Québec accueille de plus en plus d’enseignants formés à l’étranger (EFE) : de 2014 à 2017, 580 permis d’enseigner ont été délivrés par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES, 2018) aux enseignants formés hors Canada, un chiffre en augmentation. Leur intégration socioprofessionnelle soulève des enjeux cruciaux dans une société diversifiée où plus de 50 000 immigrants arrivent chaque année, pour une population totale de 8 millions (Institut de la statistique du Québec, 2018).

Jusqu’ici, la recherche a surtout documenté les problèmes d’intégration des EFE en contexte professionnel, l’angle privilégié étant celui des écarts aux normes dominantes dans la communauté éducative d’accueil. Notre recherche (Conseil de recherches en sciences humaines [CRSH] 2015-2018) adopte un regard différent, en examinant leur intégration sous l’angle de la reconstruction de leur savoir-faire dans les écoles montréalaises. Nous avons conduit des entretiens individuels et de groupe avec des EFE et des pairs mentors pour comprendre comment se transforme leur bagage d’expériences acquis dans leur pays d’origine et comment il trouve une viabilité dans leur nouveau contexte de travail, à la faveur des interactions tissées avec les autres membres de leur écologie professionnelle. Nous montrons ici que la transformation de ce bagage d’expériences passe par trois épreuves : celle de l’autonomie, celle de la modification du rapport de places et celle de l’enseignement différencié.

La problématique autour de l’intégration des enseignants formés à l’étranger

Selon le Tableau statistique canadien (2018), le Québec accueille près de 20 % des nouveaux canadiens et une forte majorité (85 %) s’installe dans la grande région de Montréal. Si l’enseignement est l’un des domaines professionnels ciblés par les programmes d’immigration (Ministère de l’immigration, de la diversité et de l’inclusion [MIDI], 2014), l’actuelle pénurie d’enseignants[1] favorise l’intégration d’EFE à la profession, entre autres à Montréal où ils représentent plus de la moitié des effectifs enseignants dans certains secteurs. Si après avoir reçu un permis temporaire d’enseigner, ils peuvent déjà solliciter des contrats dans les écoles, il leur faut, pour obtenir l’autorisation permanente (brevet), réussir une formation d’appoint de 15 crédits universitaires : trois portent sur le système scolaire québécois, six sur la didactique, trois sur l’évaluation des apprentissages et les trois derniers sur l’intervention auprès des élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation/apprentissage. Il leur faut aussi réussir le stage probatoire en milieu de travail (de 600 à 900 heures) (MEES, 2015), même si plusieurs ont déjà une longue expérience d’enseignement dans leur pays d’origine.

L’intégration des EFE au travail soulève divers enjeux : elle bénéficie non seulement à eux-mêmes et à leur famille, mais aussi à leur milieu de travail et plus largement à leur société d’accueil et à son économie (Cho, 2013 ; Ladson-Billings, 1995 ; Mc Andrew et collab., 2015). La réussite de leur intégration favorise aussi l’adaptation à la diversité de l’ensemble du système scolaire (Block, 2012 ; Goodson, Thiessen et Bascia, 1997). Elle aurait notamment un impact positif sur les élèves issus de l’immigration, très nombreux à Montréal : la présence d’EFE renforcerait l’image de soi de ces élèves qui, en fonction de leur groupe d’appartenance, les verraient comme des modèles positifs (Beynon, Ilieva et Dichupa, 2004).

Parmi les études qui concernent spécifiquement l’intégration au travail des EFE (Morrissette, Diédhiou et Charara, 2014), certaines traitent des dispositifs d’appui en milieu professionnel (Charara et Morrissette, 2018 ; Duchesne et Kane, 2010a ; Peeler et Jane, 2005) : programmes d’insertion des nouveaux enseignants des commissions scolaires, formations, mentorat, supervision pédagogique des directions, accompagnement des conseillers pédagogiques, etc. Mais ces différentes modalités se révèleraient peu fécondes, car les EFE soumis à des enjeux d’évaluation de leurs compétences professionnelles dans le cadre du stage probatoire sont peu enclins à parler de leurs difficultés et à solliciter de l’aide pour les surmonter (Morrissette et Demazière, 2018b).

D’autres travaux ont documenté leurs difficultés d’intégration en milieu professionnel (Changkakoti et Broyon, 2013 ; Niyubahwe, Mukamurera et Jutras, 2013) sur les plans relationnel et pédagogique : leur méconnaissance des codes régissant les relations avec les élèves comme avec leurs partenaires de travail et des programmes d’enseignement ou approches pédagogiques valorisées constitueraient des obstacles freinant leur intégration. Certains auteurs se sont donc intéressés à leurs stratégies pour faire face à ces défis, comme l’engagement dans du bénévolat à l’école, et aux attitudes qui facilitent cette période de transition, dont la flexibilité (Duchesne, 2008 et 2017 ; Jabouin et Duchesne, 2012 ; Lefebvre, 2011 ; Phillion, 2003).

De manière générale, ces travaux ont fait peu de cas du bagage d’expériences professionnelles des EFE acquis dans un autre pays, sauf pour mettre en relief que leurs partenaires de travail le jugent inadéquat par rapport aux valorisations du milieu professionnel dans lequel ils s’intègrent. Ainsi, ces expériences sont disqualifiées et doivent être oubliées, afin de se conformer aux règles du bien enseigner dans leur nouveau contexte de travail. Or notre hypothèse est que ce bagage compte pour faire son travail dans cet autre contexte, et plus précisément qu’il est réinvesti et ajusté dans le cours de celui-ci.

Une vision interactionniste de l’ajustement des savoirs pratiques

Étayer cette hypothèse suppose de se positionner par rapport aux approches théoriques qui mettent l’accent sur les processus psychologiques dont des immigrants font l’expérience lorsqu’ils s’intègrent dans un nouveau contexte de travail (Niyubahwe, Mukamurera et Jutras, 2013) ou celles portant sur l’acculturation, qui analysent les tensions entre les membres d’un groupe minoritaire qui entre en contact avec un groupe marjoritaire (Kanouté, 2002). À l’instar de Duchesne (2008) qui, mobilisant une théorie cognitiviste de l’apprentissage transformationnel, s’est intéressée au potentiel des obstacles rencontrés sur l’évolution des conceptions personnelles initiales vers un nouveau cadre de référence guidant l’agir lorsque des EFE suivent un stage [en Ontario], nous prenons aussi en considération le bagage d’expériences des EFE et sa transformation dans leur nouveau contexte de travail.

Retenant plutôt une perspective interactionniste et constructiviste, nous nous intéressons aux contextes de travail et aux acteurs impliqués dans la construction et la transformation de l’expérience, à sa trajectoire dynamique, au fil de sa mise à l’épreuve sur le terrain. Dans cette perspective, c’est le caractère viable des savoirs pratiques dans un nouveau contexte qui détermine à quel point une personne devra s’ajuster, et cette viabilité ne résulte pas uniquement d’un vécu personnel, mais elle est le produit des activités d’autrui qui sont présents dans les mêmes contextes, qui interagissent, protestent, valident, conseillent ou dénigrent. La sociologie interactionniste des groupes professionnels a bien mis en lumière combien tout professionnel est inscrit dans une communauté de pratiques et donc que l’action du nouvel entrant est façonnée par le réseau d’interinfluences auquel il participe et qui facilite la coordination de l’action collective (Demazière et Gadéa, 2009). En cela, les savoirs pratiques constituent des ressources mobilisées et négociées en action qui sont (re)construits à travers la coordination des activités entre pairs et autres personnes concernées par la production d’une activité professionnelle (Baszanger, 1986). Vus sous cet angle, les savoirs pratiques des EFE acquis antérieurement sont mis à l’épreuve de nouvelles situations qui impliquent des échanges avec leurs partenaires de travail, ces échanges incitant à des ajustements aux orientations diverses (adaptation, validation, etc.). Ils sont ainsi, au moins pour certains, lestés d’une nouvelle légitimité dans leur milieu de travail d’accueil, à travers les interactions en classe et dans les autres scènes de travail, avec une multiplicité d’acteurs dont le rôle effectif varie selon la position qu’ils y occupent (statut, pouvoir), leurs expertises et leurs spécialités professionnelles.

Ainsi, comment leurs savoirs pratiques sont-il éprouvés au coeur de leurs interactions dans les écoles montréalaises ? Comment sont-ils négociés et légitimés dans et par ces interactions, qui permettent de s’inscrire graduellement comme membres du groupe professionnel ?

Une recherche sur la reconstruction du bagage d’expériences d’EFE dans les écoles montréalaises

Notre recherche s’est déployée en deux phases (CRSH, 2015-2018). Durant la première, nous avons formé quatre groupes d’enseignants d’une même commission scolaire de l’Île de Montréal, chacun composé de trois EFE et d’un pair mentor lié au Programme d’insertion professionnelle de la commission scolaire, tous intéressés à partager leurs points de vue sur l’intégration des EFE (tableau 1).

Tableau 1

Caractéristiques des enseignants

Caractéristiques des enseignants

* : pair mentor. ALS : anglais langue seconde ; bacc : baccalauréat ; Éd. : Éducation ; Ens. : Enseignement ; FLS : français langue seconde.

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À l’automne 2016, les EFE ont été conviés à un entretien individuel (EI) à orientation biographique (Demazière, 2011) de 1 h 30 pour retracer leur expérience dans leur pays d’origine et saisir les normes de la pratique dans ce contexte. Les pairs mentors ont aussi été vus en entretien individuel afin de cerner comment ils ont accompagné l’intégration d’EFE (et d’autres novices) et ainsi identifier les normes en vigueur (formelles et informelles) pour l’exercice du métier dans les écoles montréalaises.

Puis une série de 3 entretiens collectifs (EC1, EC2, EC3) a été réalisée avec chacun des 4 groupes au cours de l’hiver 2017. Les premiers étaient centrés sur les premières expériences d’intégration au contexte des écoles montréalaises, la confrontation des expériences permettant de mieux saisir l’ampleur des chocs vécus en raison des différences entre les deux contextes de travail. Les deuxièmes étaient centrés sur la narration de récits de pratique évocateurs d’expériences de transfert de routines et de référentiels, donc de savoirs pratiques qui ont pu être remobilisés relativement facilement dans le nouveau contexte de travail. Les troisièmes entretiens ont plutôt été centrés sur les expériences de transferts plus difficiles, suggérant que les savoirs pratiques se sont révélés plus ou moins viables dans le contexte des écoles montréalaises.

Les verbatim des entretiens ont été traités par induction analytique (Paillé et Mucchielli, 2016), afin d’identifier les processus d’ajustement des savoirs pratiques des EFE au travers de leurs interactions avec leurs partenaires de travail. Des catégories ont émergé autour des « faux-pas », pour reprendre l’interprétation des partenaires professionnels, ou des « chocs », pour qualifier ce que les EFE ont vécu, mettant en relief que la transformation de leur bagage d’expériences passe par la conquête d’une légitimité qui « s’éprouve » sur le terrain. L’idée d’épreuves renvoie ici à des expériences qui constituent des défis pour les EFE qui y sont confrontés, résultant de la distance entre des normes d’action incorporées dans le pays d’origine et leurs équivalents dans les écoles montréalaises. Ces épreuves sont aussi pratiques, car elles émergent des situations concrètes de travail, des interactions avec les élèves, de l’observation des pairs, des échanges noués avec tel ou tel partenaire. Elles ne s’inscrivent pas dans les écarts entre des injonctions institutionnelles ou orientations formalisées et les conditions concrètes d’exercice du métier ; elles sont plutôt logées dans les interstices entre des manières de faire et des attentes d’autrui, entre des significations investies dans des conduites et leurs interprétations par autrui. Autrement dit, elles mettent en péril les activités professionnelles et appellent des ajustements négociés pour restaurer un ordre partagé permettant la reprise de l’action.

Les expériences à l’épreuve de la pratique

Sans prétendre à l’exhaustivité, notre recherche conduit à distinguer trois types d’épreuves au cours desquelles les savoirs pratiques des EFE sont mobilisés, testés, néociés et ajustés. Contrairement à la situation dans leur pays d’origine où la légitimité et la crédibilité de l’enseignant sont données par le seul statut, au Québec, elles se gagnent au travers de ces épreuves qui rendent explicites les codes ou normes incontournables (Morrissette et Demazière, 2018a) : l’épreuve de l’autonomie, celle de la modification du rapport de places et celle de l’enseignement différencié.

L’épreuve de l’autonomie

Les EFE disent que dès leurs premières expériences, ils ont été confrontés à l’épreuve de l’autonomie ou de la débrouille pour le dire plus familièrement. Dans leur pays d’origine, ils ont peu de marge de manoeuvre car leur travail est enserré dans des règles multiples et strictes ; il est très normé et contrôlé. Par exemple, plusieurs d’entre eux ont rapporté qu’ils avaient pour habitude de planifier leur enseignement avec leurs collègues et que cette planification était sous la supervision d’un coordonnateur qui s’assurait que tous les enseignants allaient au même rythme, afin que les contenus prévus pour l’examen soient vus dans les différentes classes. Dans les écoles montréalaises, ils découvrent que le travail est beaucoup moins contraint, qu’ils peuvent et doivent prendre des décisions sur différents plans, par exemple concernant l’évaluation des apprentissages des élèves, bref, que le travail vient avec l’exercice d’une autonomie qu’il leur faut apprivoiser. Si certains reçoivent l’aide de collègues, il reste qu’ils découvrent souvent dans des contextes difficiles tous les aspects qu’ils doivent eux-mêmes assumer et qui relèvent de conventions implicites. Les cas de la suppléance et de la classe de francisation en sont emblématiques et permettent de montrer des variations de cette injonction de l’autonomie.

Le statut de suppléance fragilise leur reconnaissance par leur environnement professionnel qui, dans ce cas de figure, intervient peu auprès d’eux pour rendre explicites les normes qui régissent le travail quotidien : celles qui concernent par exemple les horaires, les surveillances, les droits des élèves, etc. Sans un statut reconnu, les EFE trouvent souvent peu d’attention, encore moins d’aide : même leur « Bonjour ! » ne serait pas retourné, disent-ils (EG2 ESD NO). Mais il faut bien y voir une question d’interactions : souhaitant renvoyer l’« image d’être en contrôle », afin d’être rappelés pour d’autres suppléances, ils n’osent pas poser les questions qui leur permettraient d’être plus fonctionnels. En conséquence, leurs expériences sont difficiles au point de mettre en question leur choix de carrière :

Ma première journée, ça été l’enfer pour moi ; j’ai fait un remplacement, il y avait une planification dans la classe ; je n’ai rien compris […] j’ai un souvenir de moi sur le canapé disant « je ne retourne pas demain, je n’y arriverai pas, je suis nul, je vais aller vendre des journaux ou de l’essence, c’est plus facile ».

EG1 EPA AL

Ali retourne tout de même en classe, mais il a l’impression de faire du « gardiennage », parce qu’il ne comprend pas comment les propositions d’activités laissées par l’enseignant absent s’inscrivent dans le programme, constituent du travail légitime. Plutôt que de capituler, dans un effort d’ajustement, il étudie les documents ministériels, voyant ainsi diminuer graduellement les difficultés.

Salif connait des débuts similaires. Il commence une suppléance qui s’étirera quelques semaines finalement. Sans collaboration de ses pairs, il dit avoir eu l’impression qu’ils se disaient : « on va voir comment il va s’en sortir ! » (EG1 EPB SA). Il passe un mois en état de survie en raison de sa méconnaissance de ces petites choses qui permettent de fonctionner au quotidien relatives au fonctionnement d’une école (ex : où aller chercher les élèves ?) ou encore aux possibilités pédagogiques qu’il ne pensait même pas avoir (ex : faire des activités de transition lorsque les élèves sont fatigués). Il finit par abandonner sa classe, alors que son mandat allait se transformer en contrat. Pour s’ajuster et persévérer dans la profession malgré tout, Salif choisit de faire de la suppléance pendant un an pour apprendre le fonctionnement des écoles à Montréal et surtout les possibilités en termes d’intervention pédagogique qu’il découvre sur la planification laissée par les enseignants qu’il remplace. Il dit apprendre beaucoup pendant cette période, malgré son relatif isolement.

Un autre cas de figure concerne les classes de francisation qui visent l’intégration linguistique, scolaire et sociale d’élèves allophones. Plusieurs des EFE commencent leur carrière dans ces classes où ils trouvent souvent un espace de reconnaissance de leur qualification, leur contrat débutant parfois en cours d’année scolaire. Lorsqu’ils y mettent pied, ils découvrent souvent un local quasiment vide à équiper – mais de quoi ? puisqu’ils ont connu pour la plupart des classes et des labos sans matériel –, puis à organiser – mais comment ? puisqu’ils ont le plus souvent enseigné que de manière magistrale à des élèves qui devaient simplement les écouter et prendre des notes. Pour ceux et celles qui apprennent qu’ils disposent d’un budget de classe, ils ne savent pas quoi en faire et cherchent des directives qu’ils ne trouvent pas. Ils découvrent également qu’il n’existe pas toujours de matériel pédagogique adapté pour ces classes : tout est à construire, alors que dans leur pays d’origine, ils suivaient le livre de classe. Lorsque les élèves arrivent, l’épreuve de l’autonomie est exacerbée, comme le rapporte Celia qui n’a pas fait de suppléance avant d’obtenir une classe de francisation : « j’étais assez déstabilisée […] il fallait faire deux ou trois programmes en même temps […] il fallait que je garde l’intérêt de 19 enfants, multi-niveaux, travailler avec des enfants entre 6 et 11 ans […] c’est très difficile » (EG1 EPA CE). Comme Ali, elle doit étudier les programmes et les manuels pour s’en sortir :

J’ai passé plusieurs nuits à préparer, à lire les manuels […] j’ai été très angoissée parce que je ne savais pas comment faire […] je me disais « comment je vais faire, qu’est-ce que je vais faire ? » ; même si j’avais 20 ans d’expérience, tout était différent : l’école, les façons de faire, l’administration, les récréations, le froid, les sorties ; il faut tout apprendre cela en 10 minutes.

EG1 EPA CE

Celia nomme ici un grand nombre d’implicites dont le décodage s’est ajouté à sa planification intensive des activités pédagogiques pour lesquelles elle n’est pas préparée. Comme Ali, elle tente de faire illusion et ne parle pas de ses difficultés à ses pairs. C’est donc principalement auprès des élèves qu’elle apprend : « je me faisais chicaner par les élèves » (EG2 EPA CE).

Enfin, les pairs mentors qui ont pris part aux entretiens ont également permis de renseigner cette épreuve de l’autonomie. L’exemple le plus éloquent vient de Kathleen, qui accompagne un nouveau collègue marocain, sous contrat pour cinq mois, aussi en 6e année. Elle explique qu’elle a pris M. Daoudi sous son aile dès le début d’année en l’aidant notamment à planifier toutes les matières, en lui partageant des activités qu’elle avait conçues au fil des ans, en discutant avec lui des manières de rendre son enseignement plus dynamique, etc. Elle affirme cependant regretter cet accompagnement serré car il aurait créé un lien de dépendance : M. Daoudi attend qu’elle lui donne tout et ne prend aucune initiative : « j’aimerais qu’on le fasse ensemble » lui dit-il toujours (EI EPC KA). Pour Kathleen, en raison des contextes variés qu’il va connaître avant de stabiliser sa situation d’emploi, il est important qu’il apprenne à se débrouiller : « quand l’autre enseignante va revenir, il va devoir quitter ; est-ce qu’il est autonome ? je me pose la question […] c’est un collègue avant tout » (EPC EI KA). Elle prend alors quelques distances et est heureuse de constater que M. Daoudi réagit comme elle le souhaite :

« je vais te présenter mon projet, mon plan d’action, ma planification » parce que je lui avais dit que je le laissais plus [autonome] ; j’étais contente […] de mon côté, j’étais en train de regarder comment j’allais aborder une notion de mathématiques […] je voyais la différence entre nos deux façons de faire ; on s’en est parlé et finalement on s’est complété ; on a sorti des évaluations, mais on a regardé aussi comment on fait pour que les enfants comprennent bien.

EG2 EPB KA

On voit bien ici que c’est dans la mesure où M. Daoudi se montre autonome que Kathleen le reconnaît comme un collègue compétent avec qui elle peut échanger, et de qui elle peut apprendre.

Cette épreuve de l’autonomie n’est pas très cadrée institutionnellement lorsqu’il est question des expériences de suppléance : elle surgit de manière violente et inattendue au coeur du travail, dans les interactions avec les élèves et de manière sourde dans les interactions avec les collègues qui se tiennent à distance, leur non implication renvoyant un message clair. Cette épreuve de la débrouille en contexte de suppléance semble une étape préalable pour que la situation professionnelle des EFE – et des autres novices probablement – franchisse une autre étape : ceux et celles qui « survivent » se voient offrir des contrats de travail. À partir de là, l’épreuve est cadrée différemment. Avec son programme de mentorat, l’institution prévoit un soutien qui fonctionne selon le volontariat. Elle est aussi différente en raison du nouveau statut qu’acquiert l’EFE : il devient dès lors visible pour ses collègues qui sont plus enclins à l’aider, en particulier pour la planification des activités d’enseignement. Pour les deux situations, deux ressources ressortent comme contribuant à l’ajustement des pratiques des EFE : les expériences de suppléance, aussi pénibles soient-elles, permettent d’apprendre le fonctionnement des écoles et de la classe, les possibilités d’intervention pédagogique, et l’étude du programme permet de s’en sortir avec la planification des activités d’apprentissage.

L’épreuve de la modification du rapport de places

Une autre épreuve de légitimité que connaissent la grande majorité des EFE concerne les statuts respectifs des élèves et de l’enseignant, le « rapport de places » (Kerbrat-Orrechioni, 1990). La plupart d’entre eux viennent de pays où il est vertical et non négociable :

Il y avait le professeur qui donnait [la matière] et le jeune était une cruche, un vase qui était là pour recevoir ; quand tu rentres dans une école, tous les élèves sont assis » […] cette distance est énorme ; je suis le chef, le roi, et toi tu attends les ordres.

EG1 ESD EN

Comme nous l’ont rapporté les pairs mentors, au Québec, dès qu’un nouvel enseignant arrive, les élèves le bombardent de questions, le touchent, n’écoutent pas d’emblée, etc., un choc pour les EFE dont le statut ne suffit pas à faire barrière.

Suivons l’histoire de Enca, bonifiée par celle de Dorsaf. Enca évoque le jour où elle a commencé à enseigner dans une école de Montréal, faisant valoir qu’elle était déorientée par ce qu’elle appelle une « enquête personnelle » à laquelle se sont livrés les élèves, enquête qu’elle juge intrusive, déplacée, qu’elle prend comme un test, ce qui lui semble d’emblée très impoli :

J’étais à la porte pour les accueillir, un jeune était là « c’est vous qui remplacez ? comment tu t’appelles ? » c’était quoi cette histoire ?!! me demander comment je m’appelle ? il n’a pas le droit, en plus un enfant de 6 ans ! je sentais une certaine confrontation de sa part […] « de quel pays tu viens ? » en plus il me tutoyait alors que je suis trois fois plus grande que lui !

EG1 ESD EN

Devant ces situations répétées, elle adopte une posture autoritaire, cohérente avec son expérience passée, mais celle-ci se révèle très dysfonctionnelle, comme l’ont d’ailleurs rapporté tous les participants : « j’ai essayé de monter le ton et ça ne marchait pas du tout, c’était pire » (EG1 ESD EN). Dorsaf abonde :

Le piège, c’est de penser qu’avec son autorité d’enseignant, on peut amener les élèves à nous suivre ; on pense être capable de les changer avec du « c’est moi le prof ; c’est moi qui sait ; c’est moi qui enseigne ; je vais finir par obliger les élèves à suivre ma façon, à aller avec moi » ; c’est fou, ça ne marche pas !

EG1 ESD DO

Une attitude autoritaire provoque chez les élèves le refus d’obtempérer : ils ignorent les directives de l’enseignante : « c’était comme si j’étais invisible » (EG1 ESD DO). Enca cherche alors des modèles de conduite auprès des autres enseignants, peu disponibles. Elle les observe alors à la dérobée, une stratégie que tous les EFE disent avoir adoptée. Elle découvre ainsi une sorte d’authenticité dans la relation entre les enseignants et les élèves, une « vraie relation, pas pour faire semblant » (EG1 ESD EN), à l’opposé de la posture sévère et imperturbable censée témoigner de qualités morales et nécessaire dans son pays d’origine pour que l’enseignant soit respecté. Elle observe aussi, non sans étonnement, les relations familières qu’ils partagent avec leurs élèves :

Je voyais les enseignants accueillir les enfants « bonjour mon amour, bonjour mon ami » ; on s’embrassait : c’est quoi cette histoire?! […] c’était mon premier choc, des relations sincères qui étaient le socle de la réussite des enseignants pour ce qui est de la gestion de classe […] j’ai observé les collègues […] c’était une belle approche ; j’adorais le fait que l’enseignant s’assoit au niveau du jeune quand il y avait un problème, l’enseignant s’approchait, s’assoyait et se mettait au même niveau que le jeune ; la communication passait.

EG1 ESD EN

Graduellement, Enca dit avoir pris l’habitude de se donner à connaître aux élèves et de s’accroupir pour être « au même niveau » qu’eux, ce que finit aussi par faire Dorsaf, entraînant chez elle des changements importants : « j’ai appris à changer cette façon de voir les choses ; j’ai commencé par m’accroupir pour être au niveau de l’élève […] se baisser, c’est ce qui a fait que le lien s’est créé » (EG1 ESD DO). Ces enseignantes soutiennent qu’elles ont pu ainsi enfin miser sur ce qu’elles savaient faire, c’est-à-dire transmettre la matière en y intégrant des éléments culturels pour intéresser les élèves, comme elles le faisaient jadis.

Ce rapport de places est cadré institutionnellement dans le sens où il existe des normes fortes, incontournables car tenues pour acquises par tous (élèves, enseignants, parents, etc.) : la relation de proximité avec les élèves est une exigence de leur nouvelle culture de travail, préalable et nécessaire aux apprentissages scolaires. L’épreuve [d’acculturation] vient du fait que cette exigence est très éloignée des normes en matière de rapport de places intériorisées par les EFE. Même si la formation universitaire d’appoint qu’ils doivent suivre en traite explicitement (Morrissette, Charara, Boily et Diédhiou, 2016), les implications pour la pratique restent théoriques. En conséquence, les ajustements passent par un processus continu de découvertes : s’ils s’aperçoivent bien que le maintien d’un rapport plus distancé, vertical et autoritaire n’est pas viable en classe, ils ne savent pas nécessairement comment s’y prendre pour le changer. Ici l’observation des pairs est un bon levier, souvent faite à la dérobée, afin de se préserver d’un jugement dépréciatif ou d’incompétence. Elle est faite aussi en urgence, car sans modification du rapport de places, il est quasi impossible d’enseigner.

L’épreuve de l’enseignement différencié

Lors de leurs premières expériences dans les écoles montréalaises, les EFE sont tous confrontés à une autre épreuve, celle de la nécessaire différenciation de l’enseignement. Souvent pour la première fois, ils ont devant eux des élèves de niveaux scolaires hétérogènes, parfois « intégrés » car l’institution leur reconnaît des problèmes d’apprentissage ou de développement, de différents milieux socio-économiques et d’origines ethnoculturelles diverses. Dans leur pays, la grande majorité d’entre eux ont connu des classes plus homogènes. En raison d’effectifs pléthoriques, du manque de matériel, de l’absence de technologies, etc., le livre de classe du maître donnait le savoir à absorber, réservant aux élèves une position relativement passive d’écoute attentive :

Au Maroc on donne des enseignements magistraux ; l’élève est complètement responsable pour son apprentissage […] il n’y a pas beaucoup d’interaction ; […] j’enseignais la grammaire sans donner de situations concrètes où les élèves pouvaient utiliser les règles ; on met l’accent sur la forme […] on répète la règle sans contexte […] on recourt à la mémorisation et à […] des exercices mécaniques.

EG1 ESD DO

Mais l’adoption de l’enseignement magistral est moins liée à l’homogénéité des performances scolaires qu’à la force des injonctions à couvrir le programme. Il en résulte que les enseignants ont peu de temps à accorder aux élèves et que ceux-ci échouent en grand nombre, décrochent ou finissent par être expulsés de l’école. Au Québec, les EFE qui mobilisent cette façon de faire se rendent rapidement compte qu’elle est dépréciée et même non viable : « si ta leçon est mécanique, ça ne donne rien ; l’élève ne réagit pas trop » (EG1 ESD DO). Dorsaf et Najat évoquent des élèves qui, ne se sentant pas concernés, décrochent et couchent leurs têtes sur leur pupitre. La première interprétation qui en est donnée, puisant aux référentiels des pays d’origine, est celle d’élèves « paresseux », « moins intelligents ». S’ils persistent à enseigner à un groupe d’élèves de manière indifférenciée, les parents réagissent vite et se plaignent de leur approche, interpellant souvent la direction d’établissement (Morrissette et Demazière, 2018a, 2018b).

À cet égard, les formations jouent un rôle important dans leur ajustement au contexte montréalais, encouragées souvent par les directions. Les EFE y sont socialisés à la norme prépondérante qui consiste à accorder une attention personnalisée aux élèves. Ils y apprennent des savoirs sur les difficultés d’apprentissage et sur la nécessité d’interventions ciblées, une redéfinition des situations dont témoigne Maureen en comparant avec les conceptions courantes dans son pays d’origine :

Ce que j’ai appris et ce que j’aime, c’est que maintenant je peux faire de la différenciation pédagogique ; chaque enfant est différent ; dans l’ancien système, tout le monde devait rentrer dans le même moule ; maintenant c’est plus individualisé […] j’ai eu des formations à la commission scolaire sur les difficultés motrices, comment ça influence l’apprentissage et le développement d’un enfant ; tout cela était nouveau pour moi.

EG1 EPB MA

Maureen a pris un certain temps pour tester comment mettre en oeuvre ses nouveaux savoirs différenciés en classe et comprendre avec quelles adaptations elles se révèlent fonctionnelles. Planifiant son enseignement avec des pairs, elle met à profit leurs suggestions et essaye de nouvelles interventions ciblées, très satisfaisantes. Pour Salif, aussi socialisé à l’enseignement magistral, c’est plutôt une relation de proximité avec l’enseignant de son fils, son collègue direct, qui l’aidera en lui permettant de venir l’observer en classe :

Ce que j’ai appris en l’observant, c’est l’approche individualisée par rapport aux apprentissages ; j’ai trouvé ça formidable ; c’est quelque chose qui n’existait pas dans mon pays d’origine ; savoir que chaque élève à son propre rythme d’apprentissage, il n’est pas paresseux, il n’est pas nécessairement moins intelligent ; il faut s’adapter aux élèves […] j’ai appris beaucoup de choses de lui […] pas tous les élèves ont le même niveau ; comment je peux faire pour que personne ne soit pénalisé ; je voyais sa façon de travailler ; quand les plus forts finissaient, il leur donnait de l’enrichissement et il prenait le temps de travailler avec ceux qui sont moins forts.

EG1 EPB SA

Comme l’ensemble des autres EFE participants, Salif évoque l’importance de l’observation de collègues en situation pour apprendre des moyens concrets de différenciation et d’autres trucs du métier ajustés au contexte, dont le travail d’équipe. S’il savait déjà enseigner, son répertoire d’actions s’enrichit de manière notable de cette façon : « on apprend beaucoup de choses lorsqu’on observe et non pas seulement en posant des questions […] lors de déplacements, je voyais comment les enseignants […] interviennent avec certains élèves ; des petits trucs que je mettais dans ma valise pédagogique ; on voit aussi des trucs qui ne fonctionnent pas » (EG1 EPB SA).

Pour Celia, qui sait déjà enseigner le français langue seconde, c’est dans l’interaction avec les élèves qu’elle apprend à s’ajuster : puisqu’il n’y a pas de langue commune comme ressource dans sa classe de francisation tant les langues maternelles des élèves sont diversifiées, elle développe par nécessité le langage du corps pour se faire comprendre :

Quand je veux montrer aux enfants que je suis fâchée, je le mime et tout le monde rit ; […] c’est un ingrédient qui a changé mon travail, puisqu’il n’y a pas de langue commune il faut de trouver une langue gestuelle […] c’était nouveau ; on s’habitue à bouger, à se chercher rapidement, à montrer un crayon quand on veut parler de crayons.

EG1 EPA CE

Elle ajoute ainsi une autre corde à son arc, doublée de l’humour qui semble faire partie du langage commun dans ce contexte de communication difficile : « Tous les professeurs [de francisation] sont des clowns » (EG1 EPA CE).

La pédagogie différenciée est également une norme prescrite institionnellement, et tenue pour acquise par toute l’écologie professionnelle des enseignants. En témoigne le nombre important d’autres professionnels (éducateurs spécialisés, orthopédagogues) pour aider les enseignants dans cette perspective, avec lesquels les EFE ont dû apprendre à se coordonner. Cette norme répond à des propriétés du terrain : les classes sont hétérogènes sur divers plans, particulièrement à Montréal. Dans le cadre des 15 crédits de cours, 3 sont consacrés à l’intervention pédagogique dans ce contexte, mais l’épreuve pour les EFE demeure, car faute d’avoir accès à des modèles montrant comment pratiquer la différenciation en classe, ils ne savent pas comment faire. Conséquemment, ils reproduisent d’abord un enseignement uniformisé qui se révèle non fonctionnel auprès des élèves, qui s’en plaignent ou décrochent. Sur ce plan, les collègues sont des ressources privilégiées, de même que les formations, dans la mesure où l’EFE a sa classe pour mettre directement en pratique ce qu’il y apprend, avec les élèves directement concernés (caractéristiques spécifiques). Ainsi, s’ajuster nécessite une confrontation à un contexte réel de classe, dont les variations sont importantes, beaucoup plus que dans leur pays d’origine.

Discussion conclusive : des épreuves sur les plans personnel, collectif et institutionnel

Les trois épreuves qui ébranlent le bagage d’expériences des EFE participant à notre recherche ont été choisies parce qu’elles sont pour une large part communes et donnent à voir une diversité de ce qui fait épreuve comme des façons de les surmonter. Selon notre compréhension, ces épreuves se situent sur trois plans différents.

Il s’agit d’abord d’un plan personnel, qui renvoie à la nécessité pour les EFE de miser sur leurs propres ressources pour se débrouiller. Car, en l’absence de directives similaires à celles connues dans leur pays d’origine, ils doivent être autonomes. Les conditions de travail indiquent que, dans un premier temps à tout le moins, lorsque l’enseignant n’a pas de statut régulier dans une école, il doit compter sur lui-même. La faible présence de l’entourage, notamment celle des pairs à cette étape, crée la nécessité de se débrouiller seul pour apprendre le fonctionnement de l’école, pour gérer sa classe, pour enseigner, selon un modèle comparable à l’apprentissage par claques (Zolesio, 2013). Pendant cette séquence de débrouille, caractéristique de la période de suppléance, l’ajustement des savoirs pratiques des EFE se fait par appropriation des paramètres du nouveau contexte. Lorsque l’enseignant obtient un contrat, le message d’autonomie demeure, malgré certains filets de sécurité, dont l’action socialisante d’un pair mentor qui accompagne parfois dans la planification des activités quotidiennes. Dans la mesure où l’enseignant « existe » pour la communauté professionnelle, il reçoit de l’aide, et l’élément crucial à cette étape de l’épreuve réside dans son autonomisation : l’enseignant qui finit par se débrouiller, c’est-à-dire par s’approprier le programme et par planifier lui-même ses activités d’enseignement-apprentissage, est enfin reconnu comme un collègue qui peut contribuer. La capacité de donner et de s’engager dans des rapports de réciprocité est cruciale pour être reconnu comme un pair et s’affirmer comme tel dans le milieu professionnel (Castel, 2005).

Les épreuves se jouent aussi sur un plan collectif, dans le réglage des rapports entre les groupes présents au sein de l’école : élèves et enseignants, mais aussi parents et directions. Les EFE sont habitués à des rapports professionnels marqués par une réserve et une distance qui stabilisent les rôles et préservent l’image de moralité attachée à leur fonction. Mais ils sont plongés dans un milieu de travail marqué par d’autres normes relationnelles, combinant engagement et informalité, et fermement portées par les élèves. L’ajustement des savoirs pratiques de ces enseignants est pris en charge de manière collective, parfois de façon discrète et implicite quand ils observent chez leurs collègues des modèles de conduite adéquats, parfois de manière plus frontale et explicite quand ils peuvent échanger et nouer un lien privilégié avec un pair. À travers leurs interactions verbales ou non verbales avec leur entourage professionnel, les EFE en viennent à comprendre que les marqueurs et normes de respect en vigueur au Québec sont bien éloignées de ce qu’ils ont intériorisé. Pour pouvoir enseigner et voir valoriser leur travail par autrui, ils doivent développer un nouveau savoir-être, une sorte d’authenticité dans les relations, nécessaire pour acquérir quelque autorité. En d’autres mots, ils s’ajustent en créant un lien avec les élèves principalement, une condition sine qua non pour enseigner au Québec (Morrissette et Demazière, 2018b).

Enfin, un plan institutionnel est en jeu, qui renvoie à l’histoire et aux fondements du système éducatif, et plus précisément à l’impératif de l’enseignement différencié, incontournable dans les classes québécoises. Rappelons que dans la mouvance de la Révolution tranquille dans les années 1960, le Québec a entrepris d’améliorer la performance d’un système éducatif mal classé sur le plan international. Le cap a alors été mis sur la réussite scolaire pour tous, afin d’élever le nombre de diplômés, à l’école secondaire notamment. Le développement de cet enseignement a fait émerger des difficultés de financement, pour l’accueil des élèves plus nombreux, pour le transport scolaire, etc. Dans ce contexte, il est devenu difficile de maintenir des classes spéciales pour les élèves à besoins particuliers, et ceux-ci ont été intégrés dans les classes régulières à partir des années 1970-1980. En outre, avec la Loi 101 (1977), qui oblige les nouveaux arrivants au Québec à envoyer leurs enfants à l’école francophone, et d’autres décisions politiques, l’hétérogénéité des classes a crû considérablement, particulièrement à Montréal. Dès lors, tenir compte de chaque élève comme individu est une norme impérative, alors que les EFE ont surtout pratiqué un enseignenent indifférencié. Les réclamations des élèves et de leurs parents, la thématique de plusieurs formations continues offertes aux enseignants et le fait que plusieurs professionnels gravitent autour d’eux pour aider les élèves à besoins particuliers sont tous des éléments qui participent de la découverte de cette autre norme. À cet égard, l’ajustement des savoirs pratiques des EFE se fait d’une variété de façons : auprès des élèves eux-mêmes, des pairs enseignants mais aussi des formations offertes.

Les épreuves que les EFE traversent au sein des écoles montréalaises indiquent que leurs expériences accumulées dans d’autres contextes ne sont pas d’emblée ajustées aux normes et conventions partagées localement et que les interactions avec les partenaires de travail, élèves et enseignants en particulier, sont des ressources pour les ajustements nécessaires. L’intérêt de la mise en lumière de ces épreuves réside aussi dans le fait qu’elles visibilisent certains principes tacites qui régulent la pratique du métier au Québec et qu’elles montrent que la légitimité passe par l’épreuve du terrain, négociée en situation et dans l’interaction avec les autres membres de la communauté professionnelle. Cette contribution fournit ainsi des éléments à prendre en compte dans la formation des étudiant(e)s en enseignement et permet de comprendre leur très grande valorisation de la formation pratique (stages) (Tardif, 2013).