Éditorial

On ne peut plus rien dire…[Notice]

  • Yvan Leanza

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Voilà une question que j’ai entendue souvent dans les derniers mois : « Tu ne trouves pas, Yvan, que l’on ne peut plus rien dire ? ». Ce sont des collègues blancs, femmes ou hommes, qui, connaissant ma spécialité, souhaitaient probablement que je confirme leur perception qu’ils perdaient quelque chose, et ce, de façon illégitime. On leur arrache ce quelque chose, et ça fait mal. Prenons quelques instants pour analyser à la fois la question et le contexte de son apparition. Le contexte d’abord. L’année 2020 a été celle de la pandémie, certes, et elle a exacerbé les inégalités (voir mon éditorial précédent), mais ce fut aussi l’année d’actes violents à caractère raciste ultramédiatisés. Ces violences ne sont pas nouvelles, malheureusement. Ce qui est nouveau, c’est qu’elles sont filmées, parfois diffusées en direct, qu’elles restent disponibles et qu’elles sont vues par des millions de personnes. Il n’est plus possible de nier l’évidence : les sociétés démocratiques ne sont pas exemptes de racisme, et même de la forme la plus abjecte de ce comportement puisqu’il peut entraîner la mort d’autrui en raison de sa seule couleur de peau ou de son appartenance à un groupe minoritaire. Probablement que ces deux éléments de contexte sont liés : ce n’est pas par hasard si ces violences surviennent alors que le monde entier est en crise en raison d’un virus. L’accentuation des inégalités et les tensions que cela entraîne expliquent probablement en partie pourquoi la violence éclate plus facilement. Un gouvernement promulguant des lois encourageant les discriminations est aussi un facteur aggravant. Les États-Unis ne sont pas le seul exemple. La question maintenant : « on ne peut plus rien dire ». Quels sont ces dires que mes collègues souhaiteraient pouvoir exprimer et qu’ils et elles ne peuvent plus ? Quand je le leur demande, ce sont principalement des blagues et le « mot en n ». Ces blagues sont racistes ou sexistes. Elles font peut-être rire les personnes qu’elles ne visent pas, mais sont blessantes pour les groupes visés. Ce sont des micro-agressions. Un phénomène étudié depuis au moins deux décennies. Une forme moins explicite de racisme, mais tout aussi brutale. Et plus difficile à dénoncer parce que cela se passe dans les rapports interpersonnels, souvent des rapports de pouvoir, sans grand témoin et sans aucune conscience de l’effet sur autrui par celui ou celle qui commet cette agression. Beaucoup a été dit et écrit sur le « mot en n », je n’y reviendrai pas. Par contre, il y a d’autres mots qui ont ce même pouvoir de désigner à la fois un groupe ou un membre de ce groupe tout en rappelant les rapports de pouvoir et en dénigrant, en quelques syllabes, ces personnes. Je suis rital. La plupart d’entre vous ne savent probablement pas ce que cela veut dire. En Suisse, en France et en Belgique, dans les années 1960 à 1980, être rital, c’était une tare. La première fois que j’ai employé ce mot devant mon père, il s’est fâché. C’était une insulte et je ne le savais pas. C’était venir du sud ignorant et crasseux de l’Europe, l’Italie, et « envahir » les pays civilisés du nord, prendre le travail des gentils locaux, voler leurs femmes (rarement leurs hommes) et compliquer la vie des institutions comme l’école, la santé et la justice. Aujourd’hui d’autres groupes boucs émissaires ont remplacé les Italiens. Ce mot, bien qu’il ne possède évidemment pas l’horreur associée à l’esclavagisme, est du même registre que le « mot en n » : un mot pour affirmer sa domination et son mépris absolus de l’autre. Voilà …

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