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Présentation de l’ouvrage

Né en 2002, la collection Jardin de givre, chapeautée par les Presses de l’Université du Québec, s’est donné pour mission de reprendre des oeuvres circumpolaires qui racontent, sous diverses formes littéraires, le monde du froid. Le nom évocateur de cette originale et essentielle collection s’inspire du célèbre poème Soir d’hiver, d’Émile Nelligan, poète incontesté de notre pays de froidure.

Ah ! comme la neige a neigé !
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah ! comme la neige a neigé !
Qu’est-ce que le spasme de vivre
À la douleur que j’ai, que j’ai.

Chacun des ouvrages publiés dans la collection Jardin de givre s’ouvre comme une fenêtre sur un monde inscrit dans ce que le regretté géographe Louis-Edmond Hamelin nomma, en 1960, la Nordicité. Un concept global faisant référence à l'état perçu, réel, vécu et même inventé de la zone de froidure de l'hémisphère boréal. Une zone géographique qui, aux dires de Daniel Chartier, directeur de la collection Jardin de givre, est peu pensée ni étudiée. Une affirmation discutable toutefois. Par ses publications qui racontent le monde circumpolaire, la collection Jardin de givre souhaite, à sa mesure, participer à l’accroissement de la diversité dans le monde, dans notre monde.

Publié pour la première fois, en 2010, aux Presses de l’Université du Québec, l’ouvrage Je veux que les Inuit soient libre de nouveau, du penseur et défenseur des droits des Inuit, Taamusi Qumaq (1914-1993) s’est de nouveau retrouvé aux premières loges des librairies québécoises en 2020 grâce à la collection Jardin de givre. Mais, cette fois, ce petit livre reprend vie, tant en français qu’en inuktitut.

L’anthropologue Louis-Jacques Dorais, qui rencontra pour la première fois Taamusi Qumaq en 1969, qualifie cet homme d’« intellectuel du terroir ». Bien que mon métier d’infirmier m’ait permis de travailler, dans les années 1990, à Kangirsuruaq, je n’ai évidemment pas eu le privilège de rencontrer cet homme remarquable. Toutefois, ma rencontre avec ses mots me porte à partager cette qualification qu’en fait Louis-Jacques Dorais. Taamusi Qumaq est un intellectuel, un « intellectuel du terroir ». Il connaît, pense le territoire. Il connaît et pense l’Inuk et son rapport au monde. La pensée qu’il dévoile au travers de son autobiographie n’est surtout pas manichéenne. Il réfléchit la complexité du monde qu’il expérimente et incorpore, soulève de grands enjeux qui s’imposent au peuple inuit. Il souhaite transformer le monde, son monde, le Nunavik, pour que « les Inuit soient libres de nouveau, sans personne pour leur dicter quoi faire… »

Jamais scolarisé, ne parlant que l’inuktitut, Taamusi Qumaq entreprend la rédaction de ses mémoires au milieu des années 1970. Il parcourt alors sa sixième décennie de vie. Sa famille élevée, les années de turbulence entourant l’adoption de la Convention de la Baie James et du Nord québécois derrière lui, il rédige en syllabique cette oeuvre de mémoire afin « de mettre sur papier – écrit Louis-Jacques Dorais – ce qu’il connaissait de la culture et de la langue inuit ». L’ouvrage de Qumaq, écrit l’anthropologue, ouvre « une fenêtre sur l’univers cognitif et sémantique des Inuit ».

Taamusi Qumaq ne se fait pas le défenseur d’une culture inuit des temps anciens. Cette culture que l’on expose dans les musées, que des gens plus fortunés exposent fièrement dans leur salon sous la forme d’un majestueux nanuq [ours] ou d’un balourd aiviq [morse] habilement sculptés dans la stéatite. La culture qu’il nous raconte est vivante. Au fil des pages, Taamusi Qumaq déplie délicatement ses souvenirs gravés dans sa vivace mémoire d’Inuk. Avec des mots qu’il découpe avec une plume maniée habilement comme un pana[1] sur le papier blanc, il raconte des moments, des portions de trajectoire de vie parcourue sur le territoire nordique depuis 1914 jusqu’à 1987. Il re-trace sa vie, celle de ses parents, de sa famille propre, de ses proches et plus éloignés, des Inuit du Nunavik. Des vies intimement liées comme des cristaux d’illusaq, cette neige qui peut devenir maison.

Confortablement assis dans la chaleur de ma résidence, j’ai parcouru cet ouvrage comme si je suivais, à la trace, le pas déterminé de Taamusi Qumaq parcourant un territoire qui, comme banquise fragilisée, s’est mis à dériver vers l’inconnu, quelque part au milieu du 20e siècle. Au fil des pages, je l’ai suivi dans sa transhumance à travers laquelle il déploie sa détermination, son courage, sa vivacité, sa bienveillance, sa combativité, sa créativité, sa solidarité et je dirais même sa joie. Taamusi Qumaq porte son regard au loin. Loin par delà l’horizon prévisible. Il avance, décennie après décennie, vers un devenir incertain. Mais le nomade sait l’incertitude. La vie, en ce pays d’hiver, est jalonnée de fragilités, de précarité… Il faut faire avec.

L’Inuq qui se dévoile ne se présente pas comme une victime. Il bataille, résiste pour assurer l’avenir des siens. Et cet avenir, il désire le construire… le coconstruire comme dirait l’universitaire épris du désir de contribuer à la transformation du monde pour le rendre plus juste, plus équitable, plus inclusif. Il crée des alliances. Il sait discerner l’amie de l’ennemie.

Taamusi distingue les nuances de Blancs. Il discrimine la compagnie française Revillon Frères de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui « ne donnait jamais rien gratuitement à qui que ce soit ». Il reconnaît en un René Lévesque un allié qui estime que les Inuit « ne devraient pas perdre leur culture et leur langage », « devraient pouvoir travailler dans leur propre langue » et que les Qallunat « qui travaillent dans les collectivités inuit devrait parler l’inuktitut, puisqu’ils sont ici pour servir les Inuit ». Il voit en Peter Murdoch, qui parlait couramment l’inuktitut, un qallunaat[2] qui transforma l’attitude de la Compagnie de la Baie d’Hudson envers les Inuit. Taamusi écrit que Murdoch « joua un rôle plus important que quiconque avant lui dans l’amélioration de la vie des Inuit de Puvirnituq ». Il voit en James Houston « le premier homme blanc à venir en aide aux Inuit ». Dans les années 1960, lors de séjours dans le Sud, il réalise que certains Blancs sont, eux aussi, très pauvres, encore plus miséreux que certains Inuit. En fait, la pensée de Taamusi Qumaq est critique et complexe. Tellement plus que celle de quelques chercheurs bardés de diplômes qui révisent l’histoire à l’aide de grilles d’analyses où le blanc, couleur qui gobe toutes les autres, explique tous les maux de l’humanité. Le sociologue Jean-Jacques Simard dirait peut-être que Taamusi Qumaq n’appartient pas à cette catégorie de chercheurs « esquimologues et autres nordistes professionnels qui, au premier chef, façonneront le mythe moderne de la culture inuite traditionnelle » (Simard, 2003, p. 169).

Un Innu d’Unamen Shipu que j’ai connu, aujourd’hui décédé, racontait un jour que les universitaires, particulièrement les anthropologues, parlent tellement fort dans l’espace public pour les défendre que les Innus eux-mêmes ne s’entendent plus parler. En lisant Je veux que les Inuit soient libres de nouveau, je me suis considéré comme privilégié de pouvoir « entendre », sans interférence, la voix de ce militant Inuk.

Le récit de Taamusi Qumaq nous fait découvrir un de ces activistes autochtones qui, dès le milieu du 20e siècle, entreprirent de reconfigurer la surface de la carte et de l’histoire du Québec et du Canada et qui se sont imposés comme d’incontournables acteurs politiques. Pour le mieux-être des Inuit, Taamusi Qumaq participe, à la fin des années 1950, à la mise en place d’un système d’épargne collective qui contribue à la création de la première coopérative non gouvernementale dans le Nunavik. Une coopérative qui, écrit-il « par comparaison au magasin de la Baie d’Hudson […] recevait des marchandises plus variées » (p. 90). À la fin des années 1960, le système d’éducation est un sujet d’actualité brûlante au Nunavik. Taamusi Qumaq participe à la mobilisation des Inuit pour que le système d’éducation enseigne à leurs enfants « leur propre langue, et les différentes façons de travailler, d’être bons, d’aider ceux qui sont dans le besoin, d’aider les veuves, les orphelins et ceux qui sont en difficulté » (p. 96). Au début des années 1970, avec des résidants de Puvirnituq il lance l’idée de la mise en place « d’un gouvernement autonome, qui ferait ses propres lois et où chacun et chacune pourrait exprimer son opinion sur les enjeux politiques » (p. 98). La période entourant la signature de la Convention de la Baie James et du Nord québécois, en 1975, marquera, pour Taamusi le début d’une période déprimante, voire désespérante pour lui et pour bon nombre d’Inuit. Une période où les conflits opposant les groupes favorables et défavorables à cette Convention déchirèrent des familles, des villages entiers.

Bref, il faut lire ce livre pour « entendre » la voix de Taamusi Qumaq, cet Inuk qui ne considérait certes pas que l’avenir des Inuit passait par un appel à « avancer en arrière ». Cette lecture m’a permis de prendre la mesure d’un Inuk resplendissant de santé, du moins comme l’entendait Georges Canguilhem. Un homme qui, toute sa vie durant, déploya ses capacités, sa vitalité à faire face aux variations du milieu et à instituer de nouvelles normes afin que les Inuit puissent demeurer un peuple libre et autodéterminé. Les Inuit, conclut Taamusi Qumaq devront « diriger eux-mêmes leur vie, leur culture et leur langue, avec des lois rédigées par eux-mêmes, qui soient compatibles avec la culture inuite » (p. 130).