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Contexte

En mai 2019, nous avons tenu un colloque intitulé « Intersections des parcours d’immigration et des identités LGBTQ » dans le cadre du 87e Congrès de l’ACFAS. Organisé en collaboration avec Edward Lee, professeur agrégé au Département de travail social de l’Université de Montréal, cet événement de deux jours a connu un vif succès auprès des participant·e·s et a en outre fait partie des colloques « coup de coeur » de l’ACFAS 2019. Cette réponse positive s’explique selon nous par le fait que cet événement semblait répondre à un besoin important qui avait été mis de côté au cours des dernières années. En effet, non seulement nous avions déjà constaté que les recherches en français sur les parcours et réalités des communautés LGBTQ+ racisées et migrantes demeuraient rares et accusaient d’un manque significatif de visibilité au sein des milieux universitaires, mais nous avions également constaté que les ponts entre les milieux universitaires et les milieux associatifs oeuvrant auprès de ces communautés étaient eux aussi fragiles et parfois invisibles. Ce colloque avait donc un objectif double : permettre à des chercheur·e·s, des étudiant·e·s et des intervenant·e·s de présenter leurs recherches afin de continuer à développer ce champ d’études encore en émergence et favoriser un espace d’échanges entre eux afin de débattre de certains enjeux méthodologiques, éthiques et théoriques qui peuvent affecter leurs collaborations. L’événement s’est d’ailleurs terminé par une table ronde lors de laquelle des intervenant·e·s, chercheur·e·s et militant·e·s LGBTQ+ impliqué·e·s dans la construction des savoirs sur des personnes LGBTQ+ migrantes, ethnicisées et racisées ont partagé leurs réflexions critiques sur les façons dont ces savoirs étaient actuellement construits. La nécessité de continuer à déployer ce champ d’études effervescent en permettant à des personnes généralement concernées par les enjeux de migrations, de racisme et des sexualités de publier, jumelée au besoin d’arrimer les préoccupations des milieux communautaires aux défis des milieux universitaires, nous ont convaincues de la pertinence de préparer un numéro thématique après la tenue de notre colloque au printemps 2019.

Approche des parcours complexes et multiples des personnes LGBTQ+

Ainsi, ce numéro thématique souhaite mettre en valeur et explorer les parcours multiples et complexes qui sont partagés par des personnes LGBTQ+ migrantes, réfugiées et issues de la diversité ethnoculturelle. Dans un contexte social où les normes de genre et de sexualité associées aux immigrant·e·s tendent à être reléguées au conservatisme et à la répression et celles des sociétés occidentales au libéralisme et à l’émancipation, il apparaît important de réfléchir sur cette tension telle qu’elle se répercute véritablement dans le parcours des personnes migrantes ou racisées qui s’identifient comme LGBTQ+ (Cantu, 2005 ; Chahine, 2008 ; Chbat, 2017 ; El-Hage et Lee, 2016 ; Roy, 2013). Outre le fait qu’il questionne et potentiellement participe à une reconceptualisation du récit dominant de « l’identité gaie », lequel repose historiquement sur des présomptions fortes de visibilité et de « sortie du placard » (Altman, 2001 ; Roy, 2013), la parution de ce numéro thématique met en lumière des recherches qui portent sur les parcours des personnes vivant à l’intersection de multiples axes d’oppression. Une question fondamentale est notamment soulevée : les personnes migrantes ou racisées qui revendiquent une identité LGBTQ+ ou toute forme de sexualité non normative ne peuvent être réduites à de simples modèles d’assimilation de la culture occidentale dominante, alors que leurs revendications identitaires émergent de dynamiques de pouvoir complexes qui s’inscrivent à l’intersection de la migration et des transformations culturelles que cette dernière provoque souvent.

Dans le contexte occidental actuel, lequel est marqué par de nombreux discours polarisés sur les « identités culturelles et religieuses », il est primordial d’offrir une attention particulière et renouvelée au racisme, et précisément au mode de fonctionnement du racisme culturel et religieux, qui uniformise de plus en plus une certaine « identité occidentale et moderne » qui a tendance à exclure, voire homogénéiser certaines communautés ethnoculturelles, notamment les communautés musulmanes (Bilge, 2015 ; Bowleg, 2008 ; Roy, 2013). Dans un tel contexte d’hostilité, les personnes qui vivent à l’intersection des axes de l’ethnicité et des sexualités non normatives peuvent connaître des formes de stigmatisation accrue. La parution de ce numéro thématique permettra, nous l’espérons, de mieux comprendre les réalités complexes et souvent impensées d’individus qui vivent des formes de marginalisations multiples et qui sont encore absents des représentations médiatiques et des travaux scientifiques.

Présentation du numéro

Les thématiques abordées dans le cadre de ce numéro spécial ont été orientées autour de trois grands axes : 1) les réalités des personnes LGBTQ+ réfugiées et demandeuses d’asile en Occident ; 2) les négociations identitaires au sein des communautés ethnoculturelles minorisées et 3) les divers positionnements du chercheur ou de la chercheure qui se penche sur les réalités des personnes LGBTQ+ racisées ou ethnicisées.

Ainsi, le premier axe de ce numéro comporte deux articles. Tout d’abord, l’article de Hamila sur la genèse de la catégorie de « réfugiés LGBT » au sein du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) porte spécifiquement sur les ambivalences et les contradictions qui ressortent de cette catégorie encore trop fortement construite sur une conception eurocentrée de l’homosexualité et des parcours trans. Ensuite, l’article de Lachheb sur le parcours d’une réfugiée lesbienne libyenne en Europe soulève la complexité de la reconfiguration identitaire en contexte transnational et aborde également les différentes relations de pouvoir entre les différents acteurs investis au sein des demandes de refuge.

Le deuxième axe présente quatre articles, qui rendent tous compte à divers degrés des barrières multiples et des stratégies de résistance et de résilience que déploient les personnes LGBTQ+ racisées/ethnicisées en contexte migratoire et diasporique. En effet, à travers les parcours de vie de diverses personnes LGBTQ, les articles de Fournier et de De Sousa et Chamberland documentent tous deux les défis particuliers liés au parcours migratoire de ces subjectivités intersectionnelles. Les deux autres articles de cette section abordent les récits et les parcours de personnes qui s’identifient à des groupes ethniques spécifiques, soit celles d’origine marocaine et de confession musulmane (De Repentigny-Corbeil) et celles d’origine brésilienne (Torres et Fernandes). Ces deux articles portent sur les différentes formes de discrimination que vivent ces personnes autant dans leur pays d’origine que dans leur pays d’établissement.

Finalement, les articles de Fuentes-Bernal, Hamila, Tiedjou, Gerembaya, Siinno, O’Niell et Lee ainsi que de Bouqentar nous plongent dans le dernier axe de ce numéro. En effet, le premier article, qui aborde l’épineuse question du positionnement de la chercheure ou du chercheur au sein des recherches qu’il ou elle produit, traite directement les défis à la pleine inclusion des personnes LGBTQ+ migrantes au sein de la structure d’AGIR, un organisme soutenant les réfugiés LGBTQ+ à Montréal et ayant conduit une recherche communautaire dans les dernières années. Le second article de cette section traite des enjeux liés à l’auto-ethnographie pour une chercheure queer arabe qui mène une recherche sur les représentations de l’arabité et du queerness en s’appuyant notamment sur son expérience personnelle.

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Nous tenons à remercier chaleureusement le professeur Yvan Leanza, directeur de la revue Alterstice, qui a minutieusement coordonné la publication de ce numéro thématique. Sans sa précieuse collaboration, ce numéro n’aurait pas pu voir le jour. Nous remercions également le projet de recherche partenariale Savoirs sur l’inclusion et l’exclusion des personnes LGBTQ (SAVIE-LGBTQ) pour sa double initiative, soit l’organisation d’un colloque lors du 87e congrès de l’ACFAS et la production de ce numéro thématique. Une fiche synthèse de la table ronde ayant clôturé ce colloque est d’ailleurs disponible parmi les publications du site internet du projet SAVIE-LGBTQ sous le titre Défis et enjeux des personnes LGBTQ racisées dans les milieux universitaires québécois (savie-lgbtq.uqam.ca). Le projet SAVIE-LGBTQ est financé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada dans le cadre du programme Partenariats. Nous remercions également toutes les personnes qui ont collaboré d’une manière ou d’une autre à ces deux réalisations.