Corps de l’article

Introduction

Le Canada est réputé pour son ouverture à l’immigration, dont celle des personnes LGBT. Le gouvernement canadien est l’un des premiers au monde à avoir autorisé le mariage homosexuel, en 2005, et d’autres changements juridiques favorables à la population LGBT ont été adoptés depuis par les autorités fédérale et provinciales (voir Journal du Barreau, 2017). Ce scénario d’ouverture aux droits LGBT a attiré l’attention de citoyen·ne·s brésilien·ne·s LGBT, encore plus après l’élection en 2018 d’un président ouvertement homophobe au Brésil, instaurant un climat politique de peur et de conservatisme. Nous croyons cependant que les motivations des femmes ayant choisi de migrer au Canada/Québec ne sont pas seulement liées à leur dissidence sexuelle ou à une volonté présumée d’avoir plus de liberté sexuelle à l’étranger. D’autres facteurs d’ordre économique ou conjugal s’interposent, mettant en relief des intersections avec différents marqueurs sociaux tels que la « race » et la classe dans le processus migratoire de certaines personnes, notamment d’Amérique latine.

Cet article porte sur le profil de trois lesbiennes brésiliennes ayant émigré au Québec (Canada). Vu la quasi-absence de connaissances sur l’immigration lesbienne (ou plus globalement LGBT) d’origine brésilienne ou latino-américaine, il revêt un caractère exploratoire, en enquêtant sur divers aspects de leur vécu, tels que les raisons de leur migration, la façon dont elles organisent leur vie dans un pays théoriquement plus « ouvert à la diversité sexuelle » ou encore leur évolution dans l’environnement LGBT. Cette approche ouverte, sans question ni hypothèse de recherche à priori, découle de notre remise en question du cadre narratif dominant qui tend à décrire, voire expliquer, le parcours migratoire des personnes LGBT et leur insertion dans le pays d’accueil par la seule lorgnette de leur non-conformité de genre et de sexualité. Nous cherchions plutôt, à travers la collecte et l’écoute de récits de lesbiennes immigrantes, à faire émerger des pistes et questions de recherche qui mériteraient d’être approfondies ultérieurement.

Notes méthodologiques

Cet article s’inscrit dans un travail de terrain ethnographique sur le mouvement LGBT à Montréal réalisé pendant le séjour d’Igor Leonardo de Santana Torres comme stagiaire à la Chaire de recherche sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) en 2019, dans une optique d’observation participante. Au cours de ce stage, la rencontre puis des échanges plus nourris avec plusieurs personnes LGBT brésiliennes immigrantes nous ont poussés à réfléchir à leur statut et aux conceptions qu’elles ont de leur vie au Québec. Vu les contraintes de temps et l’impossibilité de mener un projet sur l’ensemble de cette communauté, compte tenu également de la sous-représentation féminine dans les études sur les migrations, nous avons conclu à la pertinence d’une étude centrée sur les expériences des immigrantes brésiliennes lesbiennes.

La recherche de travaux s’intéressant à de telles expériences s’est avérée tout un défi. Nous avons repéré quelques études sur les réfugiés LGBT vivant au Brésil (França, 2017 ; França et Fontgaland, 2020), sur le thème du sexil (sexe + exil) en général (Rezende, 2018), sur les migrations internes de personnes LGBT au Brésil et internationalement (Andrade, 2015, 2017), sur les Brésilien·ne·s LGBT vivant en Amérique du Nord (Magalhães et Butterman, 2017) ainsi que sur la migration de personnes trans brésiliennes (Pelúcio, 2009 ; Teixeira, 2008 ; Vale, 2005). L’absence d’écrits à propos des immigrantes lesbiennes brésiliennes en tant que sujet reflète une double altérité : leur marginalisation dans un contexte d’immigration ainsi que la faible présence des lesbiennes dans les divers champs d’analyse, dans ce cas-ci, les études migratoires. Ce n’est qu’après avoir soumis notre article que nous avons pris connaissance de l’existence d’un numéro thématique sur ce thème intitulé Migrant and refugee lesbians : Lives that resist the telling (voir Luibhéid, 2020).

Nous avons opté pour une approche qualitative en menant des entrevues en profondeur avec trois des femmes croisées lors de notre terrain de recherche. Le schéma d’entretien semi-structuré visait à explorer plusieurs thèmes : le processus d’immigration, les relations entre identité sexuelle et territorialité — un thème bien présent dans les études sur les migrations queers —, la participation politique aux mouvements autour des questions de genre et de sexualité, l’utilisation par les femmes des avantages juridiques pour les personnes LGBT au Canada/Québec, le maintien ou non de réseaux avec d’autres personnes LGBT brésiliennes, les conditions de travail par rapport à leur éducation et, plus globalement, le processus d’intégration sociale en prenant en compte d’autres axes d’oppression.

Nous ne prétendons pas épuiser les analyses sur les expériences de ces femmes, mais plutôt fournir une contribution originale, vu l’absence de travaux les concernant, et surtout poser la question du sujet parlant. Ainsi, plutôt qu’une lecture transversale axée sur la recherche de constats communs, nous avons mis en valeur les particularités des parcours et les perceptions des situations par les participantes, pour formuler ensuite diverses réflexions et interrogations. En valorisant les contributions orales de ces femmes ainsi que leurs productions analytiques, notre but — pas si audacieux, mais toujours politique — est de favoriser un processus de visibilité et de constitution du sujet politique : celui qui peut être, qui peut faire partie et qui peut contribuer politiquement. Ce parti-pris explique l’importance accordée aux extraits d’entrevue dans le corps de cet article.

Nos interlocutrices sont trois femmes brésiliennes en situation d’immigration faisant partie d’un groupe de Brésilien·ne·s LGBT actif sur les réseaux sociaux et avec lesquelles nous avions déjà une relation amicale directe. Ce lien affectif a encouragé leur engagement dans cette étude. Les entrevues enregistrées ont eu lieu en portugais entre avril et juillet 2019. Au préalable, nous leur avons lu un formulaire de consentement libre et éclairé dans lequel nous exposions les objectifs de la recherche et le caractère volontaire de leur participation. Les prénoms ont été modifiés afin d’assurer leur anonymat. Maria a habité à Toronto environ un an avant de déménager à Montréal en 2017. Au moment de l’entrevue, Carla était à Montréal depuis huit mois et Rosa depuis cinq ans. Elles avaient entre 27 et 31 ans. Maria est blanche, Carla et Rosa sont noires — la seconde est plus foncée que la première. Le racisme au Brésil se manifeste de différentes manières, dont à travers le colorisme, un racisme insidieux envers les personnes ayant une couleur de peau plus foncée, d’où l’importance de cette information. Toutes trois ont une conjointe : Maria est mariée avec une Brésilienne blanche, Carla avec une Québécoise blanche, et Rosa est en couple avec une Québécoise noire. Toutes sont scolarisées, ayant achevé des études universitaires (production multimédia, communication ou support informatique). Maria vient de São Paula, Rosa et Carla de Bahia. Elles sont issues de familles de classe moyenne ou avec une qualité de vie un peu supérieure à la majorité des familles des classes populaires au Brésil. Comme nous le verrons, ces femmes ont un profil diversifié, ce qui enrichit les pistes d’analyse dégagées dans cet article.

Que racontent-elles ?

D’abord, nous devons préciser que ces femmes rencontrées, comme beaucoup d’autres, sont confrontées, dans une mesure plus ou moins importante, aux structures politiques comme la colonialité, l’hétérosexualité obligatoire et l’hétéronormativité, et cela tant dans leur pays d’origine qu’au Canada. L’action de ces structures est apparue de différentes manières dans leurs témoignages, en révélant les nuances de leurs expériences en tant qu’immigrées. D’autres facteurs sont aussi importants pour examiner leur processus d’immigration en imbrication avec d’autres catégories, en particulier la classe, la « race » et la province d’origine au Brésil.

Immigration et mariage

Si, d’une part, il existe des critiques des approches purement économiques de la migration LGBT (Muelle, 2014 ; Roy, 2013), de l’autre, la primauté accordée dans plusieurs études à la LGBT-phobie dans le pays d’origine ou aux aspirations à la liberté sexuelle dans la société d’accueil est également remise en question. « Les réseaux sociaux, des facteurs subjectifs et familiaux sont également importants dans les décisions d’émigrer et de rester à l’étranger, ainsi que les questions liées à la sexualité. » (Magalhães et Butterman, 2017). Ainsi, il existe une pluralité de facteurs qui ne s’invalident pas les uns les autres, mais peuvent s’articuler dans la production du flux migratoire. Pour certaines personnes, des facteurs autres que ceux mentionnés peuvent également agir sur leur choix de migrer.

Ainsi, Carla travaille dans un organisme communautaire en défense des droits. Le Canada ne faisait pas partie de ses plans, ni comme destination économiquement viable ni comme lieu idyllique de liberté sexuelle. En fait, elle n’envisageait même pas un changement tel que la migration. Sa décision de quitter le Brésil et de s’installer au Canada a été encouragée par une myriade de facteurs.

En 2016, j’ai rencontré Juliette, la personne avec qui je suis mariée aujourd’hui. Nous nous sommes rencontrées chez moi au Brésil. Nous avons commencé une relation. Elle allait revenir ici, j’allais rester là-bas, j’avais mon travail, je n’allais pas quitter ma vie. Nous avons gardé une relation à distance. Elle a voyagé là-bas [Brésil], puis elle a voyagé à nouveau, alors je suis venue ici, et nous avons décidé que nous voulions être ensemble. Comment pourrions-nous le faire ? J’avais pensé à plusieurs possibilités, comme un échange [scolaire]. Je verrais à quoi ressemblerait la vie ici. Mais je devrais payer pour ça, parce que j’étudiais aussi en journalisme, ça coûterait très cher. J’ai commencé à étudier les possibilités, elle n’a jamais pensé vivre au Brésil à cause de la violence, de la difficulté à trouver un emploi. Nous sommes arrivées à la conclusion que « d’accord, je viens, comment pouvons-nous le faire ? » Parce que nous avons fait le Parrainage. Nous nous sommes mariées et avons fait un processus pour qu’elle soit responsable, entre guillemets, pour moi, pendant 3 ans. Je ne me suis jamais imaginée… Cela n’a jamais été concret, cela n’a jamais été défini dans ma vie, je n’ai jamais eu cette idée. Mais après son arrivée dans ma vie, tout a changé.

Carla, noire, 27 ans

Notons également que les politiques en matière de mariage entre conjoint·e·s de même sexe peuvent servir à l’obtention d’un visa de résidence permanente, indépendamment de la volonté délibérée de ces femmes, autrement dit, sans qu’elles en aient eu l’intentionnalité, ou encore sans avoir planifié l’obtention du statut de résidente par le biais du mariage. Cependant, cela finit par devenir une solution en raison des circonstances.

Quand je suis arrivée au Canada, je lui ai dit plusieurs fois : « Je ne veux pas profiter de toi, je veux faire mon processus d’immigration. Comme tu l’as fait, je veux faire le mien ». Elle a dit : « Non, non, ça va ». […] Mon plan était d’étudier deux ans et de travailler deux ans, puis de postuler pour la migration. […] Mais mon visa d’études n’a pas été approuvé. […] Ou je retournais au Brésil, ou je restais avec elle, je me suis mariée et j’ai fait un autre processus que je ne voulais pas faire. Et elle ne voulait pas non plus, car elle a proposé, elle m’a demandé de l’épouser plusieurs fois et j’ai dit non. J’ai dit : « Non, tu n’es pas obligée. Je ne veux pas me marier à cause du processus. » Bien que ce soit arrivé.

Maria, blanche, 30 ans

Dans ces cas, le mariage ne peut être considéré comme un instrument tout court auquel on recourrait dans le seul but d’obtenir un visa, ce qui constitue, selon l’analyse des féministes matérialistes, une forme de prostitution internationale (Falquet, 2006).

Les multiples facteurs qui influencent la décision de migrer

Dans d’autres cas, certaines lesbiennes ne font qu’accompagner leurs partenaires, une fois que celles-ci obtiennent une offre d’emploi au Québec. Pour Carla, la migration est un processus qu’elle n’avait jamais imaginé. Pour sa part, Maria explique que son choix a été marqué par une réflexion à priori. Revêtant une forte couleur économique, ses mobiles tendent davantage vers une recherche de stabilité financière que de liberté sexuelle, sans pour autant que cela soit exclu de sa motivation.

Je pense que le processus du Canada était quelque chose que [auquel] je pensais depuis un bout. Nous subissons une série de violences au Brésil. Une chose que j’ai réalisée, que j’ai beaucoup observée après avoir subi des violences, j’ai analysé que, si je continuais à vivre au Brésil, je n’irais pas très loin matériellement ni personnellement non plus. Parce que l’économie brésilienne est très instable. Donc, pendant 4 ans avec un bon gouvernement, on gagne beaucoup. 4 ans se passent, le gouvernement change, ou whatever et que se passe-t-il ? Vous perdez tout. Je me suis donc vue gagner beaucoup d’argent, parce que je travaille avec les TI [technologies de l’information], mais je me voyais aussi perdre beaucoup d’argent. Et j’ai vu qu’il y avait un schéma, je l’ai vu se produire avec ma mère, je l’ai vu se produire avec mes oncles, avec les mères de mes amie·e·s, etc. Et puis j’ai commencé à regarder à l’extérieur, après avoir réalisé cela. Je m’en suis rendu compte, j’ai commencé à regarder à l’extérieur, et j’ai toujours eu quelque chose avec le Canada […].

Maria, blanche, 30 ans

En complétant son analyse des pertes économiques anticipées comme raison de sa migration, Maria ajoute un autre facteur couramment lié aux transits LGBT : la violence qu’elle a subie a renforcé sa décision de migrer. Comme le montre Rezende (2018), les violences et les injures subies par les personnes LGBTQ apparaissent comme l’un des facteurs qui influencent le sexil et la quête d’un refuge. Au Brésil, bien que cette population ait bénéficié de certaines avancées juridiques, la violence meurtrière contre les personnes LGBT s’élève à des niveaux alarmants. Selon Peres, Soares et Dias (2018), entre 2014 et 2017, 93 lesbiennes ont été assassinées et 33 se sont suicidées.

Une fois, j’attendais un bus pour aller à mon championnat de Muay Thai [sport de combat d’origine thaïlandaise], et j’ai subi une tentative de viol. Le gars est venu me voler, mais je n’avais pas d’argent, alors il a essayé de me violer. J’ai eu beaucoup de chance que rien ne m’arrive, car je pense que le gars a entendu un bruit, quelque chose, et il a couru. Mais jusque-là, le gars avait un pistolet sur ma tête. J’ai eu beaucoup de chance que rien ne se soit produit. Je pense que cet épisode — j’ai dû subir un traitement psychologique, j’ai eu des crises de panique, j’ai eu plusieurs choses négatives à cause de cela — a été le déclencheur. Donc j’ai dit : « Non, maintenant ça suffit ». Parce qu’avant, c’était juste un rêve. J’ai dit : « Non, maintenant, c’est assez. Maintenant je pars, parce que je ne vais pas rester ici pour ça. Je ne sais pas si demain je serai en vie ».

Maria, blanche, 30 ans

L’élection de Jair Bolsonaro au Brésil, une personne ouvertement sexiste, raciste, xénophobe et LGBT-phobe, a causé de la stupéfaction chez les progressistes du pays et a suscité une peur généralisée parmi les personnes LGBT, à l’exception des partisans de cet élu antidémocratique. Le nombre important de candidat·e·s LGBT lors des dernières élections n’a pas empêché une augmentation de la violence contre cette population, stimulée par le discours de haine de l’actuel président ainsi que de son électorat. Cette élection influence la permanence du processus migratoire au Québec de femmes qui n’ont pas l’intention de retourner au Brésil.

Ça m’influence beaucoup de ne pas vouloir retourner au Brésil. J’ai voté au premier tour, je n’ai pas pu voter au deuxième tour, car j’étais déjà ici. Mais je suis ce qui se passe au Brésil, je vois des messages d’ami·e·s, des nouvelles et, vraiment, je n’ai pas envie de rentrer maintenant, et je reconnais le lieu privilégié dans lequel je suis : pouvoir choisir de ne pas être au Brésil en ce moment. Et en même temps, je me sens divisée, parce que mes ami·e·s sont là, ma famille est là, donc ce n’est pas seulement : « Oh ! Je suis là, je m’en fiche, je vais bien au Canada. » Non. Je suis inquiétée par la question du Brésil et je ne pense pas à retourner maintenant, dans cette situation.

Carla, noire, 27 ans

Cette peur n’est pas propre à nos interlocutrices, la majorité de membres de la communauté brésilienne LGBT que nous avons croisés au cours du terrain l’éprouve aussi. Pour celles qui ont émigré après l’élection, ou quelques mois avant comme c’est le cas de Carla, le déplacement a quand même constitué une mesure de sécurité. Comme celle-ci le raconte, il n’y a pas de tranquillité même si elle et d’autres ne vivent pas directement le contexte politique brésilien. Subjectivement, ces femmes ont été frappées par les événements survenus avant, pendant et après la nomination du nouveau président. Ainsi, en tant que réponse et démonstration d’un positionnement politique et critique face à la réalité brésilienne, à la recrudescence de LGBT-phobie et en faveur de la démocratie, une action en hommage à Marielle Franco (voir Les MonumentalEs, 2020) a été organisée par des lesbiennes dans le défilé de la fierté de Montréal le 16 août 2019.

Contrainte hétérosexuelle et LGBT-phobie

En faisant référence à la semaine d’intégration en arrivant au Canada, Carla commente « qu’il y a des problèmes avec l’immigration, ces choses d’intégration. Beaucoup de LGBT-phobie. » Elle évoque des préjugés contre les personnes LGBT et le sexisme au sein du système d’accueil des immigré·e·s, réitérant ainsi que « les moyens de contrôler leurs nuances sexuelles, même de différentes manières, se perpétuent dans la société d’accueil. » (Rezende, 2018, p. 285).

J’ai vécu deux situations différentes, dont aucune n’était directement par rapport à moi. Au cours de la première semaine d’intégration, mon professeur a même parlé de vêtements, comment se rendre à l’entretien d’embauche. Il a dit que c’est bon pour les femmes de porter des jupes et des talons hauts, que cela est bien vu. Et les hommes, avec une chemise et une belle chaussure. Donc, vous voyez déjà qu’il veut vous mettre dans une boîte, car cela varie non seulement par rapport à la personne, mais aussi par rapport au domaine de travail. Je ne sais pas dans quelle mesure le gouvernement et le ministère de l’Immigration connaissent le contenu et les choses qui sont ajoutées par les enseignant·e·s. Ce même enseignant a dit quelque chose en référence à un homme qui sortait avec une femme : « c’est ça, vous ne sortez pas avec un autre homme ». Et il a ri. Je ne me souviens pas exactement les mots qu’il a utilisés, mais c’était dans ce sens-là. J’étais comme : « Wow, vraiment ? » Et tout le monde a ri. Il y a eu ce choc, auquel je ne m’attendais pas, précisément à cause du discours égalitaire du Canada, que tout le monde est égal et qu’il n’y a rien de discriminatoire. Et, dans la semaine de l’intégration, le ministère de l’Immigration dit cela, car il [le prof] est un porte-parole du ministère. D’autant plus qu’il y a des gens qui viennent ici en tant que réfugiés, trans, homosexuels, bisexuels. Il y avait une autre situation, dans le cours de français, un groupe d’adultes seulement, il y avait un professeur — il était professeur de politique — qui donnait le cours de français aux immigrant·e·s. Il y a du matériel du ministère de l’Immigration que l’enseignant doit suivre. Le troisième cours était sur les familles homoparentales. Je l’ai trouvé cool, intéressant. L’enseignant a commencé à donner le cours en parlant et en faisant les activités normalement, puis il a dit : « Écoutez, les gars, ce que vous voyez écrit ici… j’enseigne ce cours, parce que le ministère me force, je ne crois pas à ce que je parle, et vous n’êtes pas non plus obligés. » Un enseignant en position de pouvoir fait un tel commentaire. « En fait, j’ai déjà reçu une plainte du ministère de l’Immigration, parce que j’ai fait une blague, il y avait un étudiant homosexuel dans la salle, et il a été offensé. Il a appelé le ministère et a déposé une plainte. »

Carla, noire, 27 ans

Parmi les personnes qui fréquentent les espaces institutionnels de l’accueil aux immigrant·e·s se retrouvent des personnes LGBT, comme Carla l’a mentionné, et face à ce type d’attitude, elles se sentent étonnées et mal à l’aise. Cela remet en question la politique officielle d’inclusion tant envers les personnes LGBT qu’envers les immigrant·e·s, en plus de la peur usuelle de dénoncer ce genre d’abus institutionnels :

Ma première réaction a été d’appeler le ministère, mais le temps a passé, il y avait d’autres choses à faire, et je ne l’ai jamais fait. J’ai aussi pensé : « Auront-ils mon numéro ? Sauront-ils que c’est moi qui appelle ? » Nous ne savons jamais qui va être de l’autre côté, donc nous restons… Dois-je ? Peut-il arriver quelque chose à l’interne ? Je ne pense pas, mais il y a toujours ce doute.

Carla, noire, 27 ans

Par ses propos, Carla montre que le fonctionnement de l’hétérosexualité en sa qualité de régime historique et subjectif transperce son expérience migratoire, même dans un pays prétendument multiculturel et ouvert à la diversité. Il émerge des récits que certaines anicroches se sont présentées dans la simple recherche d’un appartement à louer ou suite à la divulgation de leur état matrimonial — le plus souvent présumé comme étant un mariage avec un homme.

Dans cette quête pour trouver un appartement, nous sommes allées en visiter un ici, à Verdun. Les propriétaires étaient un couple âgé. Il y avait un couple hétéro, et ma femme et moi [regardant le même immeuble]. Nous étions super intéressées, nous voulions rester dans le quartier. Nous avons rempli le formulaire, [c’est] Juliette qui l’a fait. Dans la partie mari/femme, elle a mis mon nom et mon travail. Puis la dame est venue et a dit qu’elle pouvait me mettre comme colocataire. Juliette a répondu que non, que j’étais sa femme. La dame a fait une grimace gênée et a regardé le papier. Dans [le nom de] mon employeur, il y avait le terme LGBT, et elle nous a demandé ce que c’était. Juliette a répondu qu’il s’agissait d’un organisme de défense des droits. Elle a dit : « LGBT ? » Juliette a dit : « de lesbienne, gai, bisexuel, transsexuel. » Elle est allée dans le coin de la cuisine, a dit à son mari quelque chose dans une autre langue, il est venu vérifier le papier. Je pense qu’elle a dit quelque chose sur le fait que nous étions mariées et qu’en plus je travaillais dans une organisation LGBT. Ils ont chuchoté. Et nous n’avons pas eu l’appartement. Je pense que [d’être un couple de lesbiennes] a beaucoup compté.

Une autre chose dont je me suis souvenue : quand je dis que je suis mariée, les gens pensent que c’est avec un homme — même avec mon conseiller en emploi. La première semaine, j’ai dit que j’étais mariée, elle a dit : « oh, ton mari, je ne sais pas quoi. » J’ai dit que je n’avais pas de mari, que j’étais mariée à une femme. Donc, toujours, partout, quand je dis que je suis mariée, ils pensent que c’est un homme.

Carla, noire, 27 ans

Ces exemples illustrent la fausseté de la dichotomie entre les pays d’origine des migrant·e·s LGBT et les pays dans lesquels ils et elles vivent, selon laquelle les premiers seraient intrinsèquement LGBT-phobes et les seconds, des refuges de liberté sexuelle, exempts de préjugés (Roy, 2013). Un régime d’hétérosexualité et d’hétéronormativité obligatoires fonctionne non seulement dans leurs pays d’origine, mais aussi dans les pays de migration. Ces relations de pouvoir basées sur le binarisme de genre, le dimorphisme sexuel et l’androcentrisme (Muelle, 2014) peuvent se reproduire dans les deux sociétés.

Quant à la création d’une famille, Rosa indique clairement qu’elle n’est pas disposée à poursuivre un projet familial, à avoir des enfants ou à se marier, alors que Carla et Maria ont l’intention d’avoir des enfants. Maria fait déjà partie, avec son épouse, du programme gouvernemental d’insémination. Carla, lorsqu’on lui demande si elle veut avoir des enfants à court ou à long terme, commente :

Je pense d’ici environ 3/4 ans. J’espère me stabiliser davantage. Mais je veux. Une chose qu’au Brésil… j’ai toujours pensé que je pouvais être dans une relation, mais je ne voulais pas avoir d’enfants, dans le contexte du Brésil, avoir une famille homoaffective. Je pense que ce serait une chose très difficile. C’était quelque chose que je voulais, mais j’avais beaucoup de peur. Ici, je ne ressens pas tellement cette peur.

Carla, noire, 27 ans

Le fait que les droits des couples de même sexe soient reconnus peut paraître contradictoire pour les personnes LGBT, en particulier les immigrant·e·s. Une analyse plus libérale, superficielle et enthousiaste des progrès juridiques réalisés par la population LGBT dans le monde, en particulier la légalisation du mariage, signifie non seulement la reconnaissance des familles LGBT, mais aussi la possibilité de couples transnationaux. Selon un point de vue plus critique, ces gains juridiques engendrent un sentiment de progrès, mais la discussion finit par omettre l’enjeu de la reconnaissance des droits individuels et collectifs. Par ailleurs, les finalités assimilationnistes et hétéronormatives de l’institution du mariage et de l’adoption, qui sont mobilisées pour le maintien de la famille néo-nucléaire par les personnes LGBT, continuent d’être fortement critiquées (Falquet, 2006).

Dans ses propos sur sa condition de lesbienne au Canada, sur la politique migratoire et l’accueil fait aux personnes LGBT, Maria soulève des questionnements critiques quant à l’intérêt de l’État canadien et la reproduction du rôle des femmes en tant que reproductrices de la famille et de la nation.

Nous avons tous les droits, nous sommes pratiquement un couple hétéro, il n’y a pas de différence. […] Il [le Canada] accepte tout le monde, mais il y a des communautés que [vis-à-vis desquelles] j’ai vu, il est plus ouvert, par exemple à la communauté LGBT. Parce que je n’ai jamais vu ça, un pays subventionnant le processus d’insémination. Parce que je sais que dans le fond, le Canada a besoin de Canadiens. Donc ils ne sont pas intéressés… à vrai dire, ils ne s’intéressent pas à moi ou à ma femme, ils s’intéressent à nos enfants, c’est comme ça pour tous les immigrants. À tel point qu’ils accordent beaucoup de points aux couples d’immigrants, parce qu’ils gardent un oeil sur leurs enfants, ils veulent que les gens paient des impôts. L’essentiel est le suivant : ils veulent que les gens travaillent, paient des impôts. Nous avons donc les coutumes de notre culture, mais nos enfants ne les auront pas, nos enfants seront Canadiens.

Maria, blanche, 30 ans

De tels propos incitent à s’interroger sur de possibles liens entre l’ouverture juridique aux personnes de la diversité sexuelle et le recrutement de main-d’oeuvre cisgenre internationale, questionnement rendu possible par les politiques d’immigration et de reproduction familiale, comme la gestation des femmes lesbiennes par insémination. S’agirait-il d’un réagencement du contrôle straight et capitaliste sur leurs corps ? D’une gestion biopolitique de la vie (Foucault, 2008) ? Un autre concept intéressant ici est celui de straight bind ou combinatoire straight proposé par la féministe matérialiste Jules Falquet (2017), soit l’ensemble des lois, règles et institutions sociales qui structurent les rapports matrimoniaux et ceux de filiation. Dans son discours, Maria se focalise comme objet central de sa problématisation sur la production d’individus et de groupes entiers en tant que « corps-machine-producteur-de-travail-de-force » (Falquet, 2017, p. 10), en notant le rôle de l’État dans la gestion et la mobilité de ces corps. De plus, Maria offre une perspective sur la place de la reproduction/la maternité comme question politique.

L’intersection entre les expériences de racisation et les expériences migratoires

La question raciale mérite d’être relevée dans le vécu des immigrant·e·s LGBT. La dimension raciale génère différentes perceptions de l’espace et des relations de ces sujets avec la société en général et avec l’environnement LGBT en particulier (Almeida, 2017; El-Hage et Lee, 2016). En ce sens, les critiques quant aux couleurs absentes de l’arc-en-ciel, à l’effacement et à l’homogénéisation du mouvement LGBT, sont récurrentes. Le racisme — le blanchiment — et la surreprésentation masculine sont des opérateurs de pouvoir qui contribuent à ce processus d’effacement. Cela amène les personnes LGBT de couleur, et notamment les migrant·e·s, à agir directement dans la lutte contre le racisme au Québec, lequel se manifeste avec la disparition de leurs spécificités et de leurs demandes (Almeida, 2017; El-Hage et Lee, 2016). Carla et Rosa sont issues d’un État brésilien où plus de 80 % de la population est noire (IBGE, 2010). Lorsqu’elles ont été interrogées sur leur sentiment d’inclusion au sein des services pour personnes LGBT, elles dénoncent :

LGBT… Je pense qu’il y a beaucoup pour les hommes ici. Vous allez au Village, c’est beaucoup d’hommes cisgenres blancs. Je pense que le Village est intéressant, mais c’est un lieu très gay. Je vais dans des endroits plus mixtes, pas spécifiquement LGBT, plus underground, ouverts, quelque chose de plus inclusif et pluriel.

Carla, noire, 27 ans

Le Village, aujourd’hui, est offert aux hommes. Ma vie LGBT à Montréal n’existe pas. Elle existe avec mes ami·e·s, quand nous allons au chalet, quand nous avons une réunion chez une amie, un dîner. Les soirées LGBT à Montréal ne m’intéressent pas. J’ai arrêté de participer au défilé lesbien de Montréal pendant la Fierté, car 99,5 % des femmes sont blanches.

Rosa, noire, 31 ans

Maria, qui est blanche, en revanche, voit dans le défilé de la Fierté le symbole par excellence de l’engagement du mouvement LGBTQ à Montréal, ce qui justifierait sa plus grande insertion dans ce militantisme qu’auparavant au Brésil, autrement dit, le mouvement montréalais serait plus politique que le brésilien. Ces identifications sont profondément liées aux questions raciales. Pour Rosa, vu la présence et la visibilité blanche massives, il n’y a pas de représentation noire dans le mouvement LGBTQ à Montréal. Les personnes LGBTQ de couleur auraient peu de place pour être de véritables protagonistes au sein de ce mouvement. Rosa ajoute que bien qu’il n’y ait pas autant d’avancées juridiques au Brésil, la représentativité raciale dépasse celle de Montréal, qui est à peu près inexistante.

La migration n’a pas influencé l’auto-identification de ces femmes. Elles vivaient déjà leur lesbianité au Brésil. Dans certains cas, le coming out et la compréhension de leurs identités sexuelles ont été les points de départ d’une réflexion sur les avantages de migrer en étant lesbiennes. Cependant, le nouveau scénario sociosexuel a influencé la manière dont certaines ont commencé à vivre leur sexualité en fonction du profil de leur partenaire. En prenant en considération les aspects raciaux, Rosa raconte comment cela lui est arrivé :

J’ai essayé d’avoir des relations avec des femmes blanches pour la première fois de ma vie, ici. Mais chaque fois que je marchais main dans la main dans la rue, je sentais que je trahissais mon mouvement. Depuis toute petite, je n’ai jamais aimé les cheveux raides, le nez fin, la bouche fine. L’accès aux femmes qui ont des relations avec d’autres femmes est difficile pour les femmes noires, il est presque impossible. Vous devez connaître quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un. Dès le début, je leur ai dit : « Vous êtes mon exception, je ne me sens pas à l’aise, etc. » Je pense que j’ai réussi à les exposer à une autre façon de penser, à laquelle, je pense, elles n’ont jamais été exposées. Je pense que j’étais leur première femme noire, je ne sais pas. L’une d’elles a dit que j’étais sa première femme noire.

Rosa, noire, 31 ans

Carla et Maria conviennent que c’est important de rester en contact avec la communauté LGBT brésilienne à Montréal, car c’est un moyen de maintenir des liens affectifs et nationaux, bien qu’étant éloignées de leur pays. Selon Maria, il existe des particularités dans le parcours de vie des personnes LGBT qui génèrent non seulement une identité collective marquée par l’oppression, mais aussi la rencontre avec ces autres personnes réveille le sentiment « d’appartenance ». Fréquenter ou non d’autres Brésilien·ne·s LGBT n’est pas un choix uniquement influencé par la dimension de la sexualité ou du genre, et des critiques sont exprimées concernant le profil racial de ces Brésilien·ne·s qui ont réussi à migrer. À cet égard, la communauté brésilienne LGBT à Montréal ne semble pas différer de l’ensemble de la communauté LGBT montréalaise, comme le dit Rosa :

Je ne me sens pas aussi à l’aise avec les femmes brésiliennes ayant des relations avec d’autres femmes, parce que c’est un groupe extrêmement blanc, qui pense : « Oh, j’ai quitté le Brésil et [je suis devenue] plus humble… » Mais il y a toujours ce racisme subtil. Il va y avoir une fête, je suis toujours la seule fille noire à la fête. Cela me dérange. Parmi mes amies brésiliennes ayant des relations avec d’autres femmes, je suis la seule femme noire.

Quand je suis arrivée ici, il y avait beaucoup d’hommes LGBT brésiliens. Au début, j’ai dit : « Wow, c’est ma gang ! » Mais alors j’ai demandé : « où est le reste ? » Parce qu’ils sont tous blancs. Ce sont des hommes et ils sont tous blancs. C’était très difficile pour moi. J’ai eu un moment dans ma vie que j’ai barré. J’avais un profil d’amitiés que je voulais : des femmes de couleur, des gens de couleur, qui auraient un lien avec d’autres femmes, de préférence des lesbiennes. Quand j’ai formé mon groupe d’ami·e·s, j’ai commencé à m’ouvrir davantage. Et aujourd’hui, je suis encore en train de l’ouvrir [mon groupe d’ami·e·s] davantage. Je ne vais pas te dire que si je vois une personne hétérosexuelle et blanche devant moi, je dirai : « Oh ! Mon Dieu ! Je veux être ton amie ! » J’ai déjà beaucoup de personnes blanches et hétéros dans ma vie, je veux de la représentativité. Je suis fatiguée, je veux une personne qui me comprend.

Rosa, noire, 31 ans

Rosa parle du rôle décisif de sa conjointe actuelle, une Québécoise d’origine haïtienne, dans sa reconfiguration identitaire et son repositionnement racial, ce qui illustre la manière dont les identités subissent des déplacements dans les contextes les plus divers. Son récit porte non seulement sur la fluidité identitaire, mais aussi sur son caractère sociospatial. D’une certaine manière, Rosa nous fait penser que lorsque deux matrices d’oppression cohabitent dans le même corps (Crenshaw, 1989, 1991), il y a des moments qui exigent une priorisation ou une défense d’un marqueur social. Dans ce cas, l’individu est amené à choisir ce qui, dans un contexte donné, apparaît comme central dans son expérience sociale, son positionnement contextuel (Hulko, 2009 ; Ribeiro, 2019 ; Sardenberg, 2015).

Quand nous arrivons ici, nous ne connaissons personne, nous n’avons accès à rien, nous faisons avec ce qui est là. Et ce qui est là est blanc. La fête est blanche, le peuple est blanc, blanc, blanc, blanc, blanc. Ensuite, je suis allée à des fêtes pour les femmes ayant de relations avec d’autres femmes et 99,5 % étaient blanches. Finalement, j’ai commencé à avoir un cercle proche d’amies brésiliennes, toutes blanches. J’étais à ce stade : je veux être très lesbienne. Alors, j’ai commencé à découvrir ce monde gay que j’aimais, mais qui ne me représentait pas. Donc, avec ma copine actuelle, elle m’a montré le monde noir, et j’ai vu que je m’identifiais davantage au monde noir. Non pas que je m’identifie davantage, mais mes priorités sont le monde noir et après les LGBT. Elle a commencé à me montrer des fêtes, des gens, des souvenirs, des photos, des endroits où les Noir·e·s vont. Elle a accès à plusieurs [facettes de] Montréal qu’une personne, comme toi et moi, qui venons d’arriver, ne le saurons pas. Ma vie gay à Montréal, je l’ai trouvée seule. Mais ma vie noire à Montréal, je l’ai trouvée avec elle.

Rosa, noire, 31 ans

L’intersectionnalité en tant qu’outil d’analyse nous permet de comprendre comment les différents vecteurs d’oppression se croisent pour produire des vulnérabilités spécifiques dans la vie des femmes noires (Akotirene, 2019). Il s’avère que la mobilisation de cet outil requiert un regard attentif pour dévoiler les systèmes d’oppression co-constitués (Bacchetta, 2009 et 2015) dans l’enchevêtrement de la réalité sociale. Penser le positionnement en lien avec l’intersectionnalité nous permet ainsi de réfléchir au caractère contextuel et changeant des identités intersectionnelles, ainsi qu’aux vulnérabilités (Hulko, 2009 ; Sardenberg, 2015). Le manque de représentativité noire au sein du mouvement LGBT de Montréal génère un sentiment d’inadéquation/exclusion chez Rosa, ce qui l’amène à se rapprocher des personnes noires, indépendamment de leur orientation sexuelle. Nous voyons que dans ce contexte, la « race » joue un rôle central, même si elle n’efface pas son identité lesbienne. Cela montre comment « le “franchissement de la frontière” dans les processus de mobilité des populations lesbiennes et gaies acquiert une importance cruciale dans la sociabilité et la vie quotidienne » (Vieira, 2011, p. 47). En plus, nous voyons que les espaces sont prépondérants dans la formation identitaire. Nous ne pouvons pas ignorer que le processus de migration donne lieu à diverses transformations sur le plan de la subjectivité (Roy, 2013).

Conclusion

Les expériences de migration ne sont pas réductibles ou généralisables à des métarécits sur la quête de liberté sexuelle. L’acronyme LGBT est une catégorie qui tente de synthétiser certaines identifications, qui sont changeantes, traversées par des localisations et des matrices d’oppression qui colorent les expériences en fonction des croisements constitutifs des cheminements sociaux d’un sujet. En cherchant à comprendre la place des femmes ayant des relations avec d’autres femmes, nous voulons dévoiler les particularités qui composent leurs contextes migratoires et rendre visible la condition de ces femmes dans leur pays d’accueil. Nous prêtons attention à leurs expériences en tant que lesbiennes, migrantes, mais aussi brésiliennes. Dans le cas de deux participantes, la « race » agit et influence directement la façon dont elles vivent cette transition et s’adaptent, signalant des transitions non seulement spatiales, mais aussi subjectives et politiques.

Cette recherche déconstruit une vision irréaliste de l’immigration et des personnes LGBT. Ces dissident·e·s par rapport au sexe et au genre parfois choisissent, parfois sont contraint·e·s par la matérialité de leur existence, de quitter leur pays. La pluralité des contextes d’origine de ces personnes les forme différemment et influence leur perception du processus migratoire et leur identité post-migratoire, mais elle joue aussi aussi à priori sur les conditions de leur mobilité et leurs motivations. Les témoignages recueillis remettent en cause les récits qui présument de la naïveté ou de la passivité de la personne immigrante, alors que celle-ci doit plutôt être considérée comme une agente critique.

Cet article a permis de soulever plusieurs questions, sans prétendre leur apporter de réponse substantielle mais en tentant d’élargir leur problématisation. Il fait valoir la nécessité de poursuivre des recherches sur les expériences de migration des personnes LGBT, en particulier des femmes lesbiennes, pour explorer comment les relations complexes entre identité et performance de genre, sexualité, « race » et origine se croisent et construisent leurs expériences. Il faut aussi réfléchir à la place occupée par des femmes migrantes ayant des relations avec d’autres femmes, en particulier celles de couleur, dans le cadre du capitalisme international, de l’hétérosexualité obligatoire, de l’hétéronormativité et de la colonialité. La migration est un phénomène qui doit être abordé sur le spectre de la subjectivité, faisant place à une analyse économique et politique, mais aussi en valorisant et en rendant visible l’expérience des corps affectifs et affectés par la trajectoire de transition, qui ne s’arrête pas avec la traversée de la frontière mais se manifeste concrètement avant et après la migration.