Résumés
Résumé
L’identité collective est reconnue comme un facteur important pouvant contribuer au bien-être mental des individus appartenant à des minorités ethnolinguistiques. Or peu de recherches ont porté sur le cas des jeunes francophones en contexte minoritaire canadien, notamment les francophones du Manitoba. Cette recherche visait donc à analyser la relation entre le bien-être mental des jeunes francophones du Manitoba et trois dimensions de l’identité ethnolinguistique, soit l’attachement à l’identité francophone, l’attachement à l’identité anglophone et la perception de continuité ethnolinguistique. Un total de 545 francophones du Manitoba, âgés de 14 à 25 ans, ont répondu à un questionnaire. Les résultats révèlent que, bien qu’elles soient liées, les trois dimensions de l’identité ethnolinguistique en contexte francophone minoritaire représentent bel et bien des construits distincts. Par ailleurs, chacune de ces dimensions est liée de façon positive au bien-être mental des répondants. En somme, ces résultats illustrent l’importance de maintenir les efforts visant à promouvoir la vitalité ethnolinguistique des communautés francophones minoritaires et à soutenir les jeunes dans leur quête visant à intégrer leurs identités multiples.
Mots-clés :
- identité ethnolinguistique,
- attachement identitaire,
- continuité ethnolinguistique,
- bien-être mental,
- francophones minoritaires
Corps de l’article
Introduction
La santé mentale des jeunes Canadiens constitue une préoccupation importante, positionnant ce dossier au premier plan dans le développement des stratégies de prévention organisationnelles et gouvernementales au Canada (Commission de la santé mentale du Canada, 2015). La transition vers l’âge adulte est accompagnée de nombreux changements, tant au niveau personnel que social, qui peuvent ébranler la santé mentale des jeunes (Chan, Moore, Derenne et Fuchs, 2019; Molgat, 2007). Une enquête menée dans 58 établissements postsecondaires canadiens a d’ailleurs révélé que plus de deux tiers des étudiants avaient éprouvé de l’anxiété sévère dans l’année précédant l’enquête, alors que la moitié avaient vécu un épisode de dépression et près du sixième avaient sérieusement pensé au suicide (American College Health Association, 2019).
Pour les jeunes vivant en contexte ethnolinguistique minoritaire, des défis bien spécifiques s’ajoutent, découlant du statut minoritaire, dont l’expérience de la discrimination, de la marginalisation et du désavantage social, qui peuvent avoir des répercussions sur leur santé mentale (Marks, Woolverton et Coll, 2020; Schmitt, Branscombe, Postmes et Garcia, 2014; Taylor, Bougie et Caouette, 2003). En ce qui concerne les francophones en contexte minoritaire canadien plus spécifiquement, Duquette et Morin (2003) expliquent que ces derniers sont assujettis à une « double minorisation ». D’un côté, ils évoluent dans un contexte où la majorité anglophone domine et exerce des pressions assimilatrices qui se manifestent, entre autres, par le déclin progressif de la proportion de francophones et par une augmentation de l’usage de l’anglais (Bégin, 2010; Lepage, Bouchard-Coulombe et Chavez, 2012; Statistique Canada, 2017). De l’autre côté, les francophones vivant en contexte minoritaire sont également soumis aux pressions normatives, notamment au niveau des standards linguistiques établis par les francophones du Québec (Duquette et Morin, 2003; Noël et Beaton, 2010). Par ailleurs, ces premiers rapportent souvent avoir l’impression que les Québécois les perçoivent comme des anglophones ou qu’ils ne sont tout simplement pas conscients du fait français à l’extérieur du Québec (Boily et Vachon-Chabot, 2018; Levesque et de Moissac, 2018). Par conséquent, les francophones hors Québec vivent une insécurité qui se traduit par une faible confiance à pouvoir s’exprimer selon le français standard au Québec et par un sentiment d’infériorité par rapport à l’élite québécoise (Boily et Vachon-Chabot, 2018; Melanson et Cormier, 2010; Noël et Beaton, 2010).
Il s’ensuit que les données issues de travaux de recherche brossent un portrait plutôt inquiétant des francophones vivant en contexte minoritaire. Dans la province du Manitoba plus spécifiquement, une étude a révélé un état de santé mentale perçue plus faible au sein d’un large échantillon de francophones, comparativement à un échantillon apparié de non-francophones (Chartier et al., 2014). Une enquête plus récente (de Moissac, Graham, Prada, Gueye et Rocque, 2020) au sein d’une université francophone et d’une université anglophone de taille comparable a montré qu’une plus forte proportion d’étudiants francophones ont rapporté avoir vécu une période de tristesse prolongée ou avoir manqué de sommeil en raison d’inquiétudes comparativement aux étudiants anglophones. Les étudiants internationaux francophones rapportaient, pour leur part, un meilleur état de santé mentale, moins d’anxiété, moins de pensées suicidaires ainsi qu’une meilleure estime de soi et une meilleure satisfaction quant à leur image corporelle comparativement aux étudiants canadiens du même établissement.
La Commission de la santé mentale du Canada (2015) souligne donc l’importance de répondre aux besoins des communautés diverses en matière de santé mentale, notamment ceux des minorités linguistiques. Une variable susceptible de modérer l’effet du statut minoritaire et de l’expérience de discrimination et de marginalisation sur la santé mentale est l’identité sociale ou collective (Forrest-Bank et Cuellar, 2018; Litam et Oh, 2020; Neblett, Rivas-Drake et Umaña-Taylor, 2012; Rhea et Thatcher, 2013; Romero et Roberts, 2003; Umaña-Taylor et Updegraff, 2007). Toutefois, on dispose de peu de données probantes permettant d’étudier la relation entre l’identité collective et le bien-être mental des jeunes francophones du Manitoba.
L’objectif général de cette recherche consistait donc à explorer le lien entre l’identité ethnolinguistique francophone en contexte minoritaire et le bien-être mental auprès de jeunes francophones du Manitoba.
Cadre théorique : trois dimensions identitaires collectives
Tajfel (1981) définit l’identité collective comme « cette partie du concept de soi d’un individu qui découle de sa connaissance d’être membre d’un groupe social conjointement avec la valeur et la signification émotionnelle attachée à cette appartenance » (traduit par Landry, Deveau et Allard, 2006, p. 60). L’identité collective jouerait un rôle prépondérant pour le bien-être mental des individus, puisqu’elle constitue la toile de fond à partir de laquelle l’individu se positionne dans le but de développer son identité personnelle et former son estime de soi (de la Sablonnière, Taylor et Caron-Diotte, 2018; Taylor, 1997; Taylor, Bougie et Caouette, 2003; Usborne et Taylor, 2010). Bien que les catégories d’appartenance puissent reposer sur une variété de critères, Taylor (1997) considère qu’en contexte ethnolinguistique minoritaire, la culture et la langue constituent des référents identitaires particulièrement importants. D’ailleurs, des recherches qualitatives réalisées auprès de francophones hors Québec, dont les francophones du Manitoba, ont révélé que ces derniers définissent principalement leur identité francophone en faisant référence à la langue et à la culture (Dallaire, 2008; Lafontant, 2002; Levesque et de Moissac, 2018; Pilote, 2007). De façon plus spécifique, la littérature scientifique semble mettre en lumière trois dimensions distinctes de l’identité ethnolinguistique qui seraient liées à la santé mentale des individus vivant en contexte minoritaire.
Attachement à l’identité ethnolinguistique minoritaire
Une première dimension concerne le degré d’identification ou d’attachement au groupe minoritaire. L’attachement identitaire se définit à partir d’un ensemble de sous-facteurs. Par exemple, Leach et al. (2008) ont identifié cinq composantes, organisées au sein de deux sous-facteurs, soit l’auto-définition et l’investissement personnel envers son groupe d’appartenance. Ellemers, Kortekaas et Ouwerkerk (1999), pour leur part, proposent trois sous-facteurs, soit l’auto-catégorisation au groupe, l’engagement affectif ainsi que l’estime de soi collective ou l’estime du groupe. Deveau, Landry et Allard (2005) considèrent que ces trois facteurs forment un tout, qu’ils qualifient d’engagement identitaire, mais qu’aux fins de cette étude, nous qualifions d’attachement à l’identité ethnolinguistique minoritaire (soit l’identité francophone). Les recherches ont également mis en lumière des différences interindividuelles quant à l’attachement à l’identité francophone, qui varieraient en fonction de la vitalité ethnolinguistique des communautés et les expériences de socialisation au sein de la famille et à l’école (Bourhis, Sachdev, Ehala et Giles, 2019; Deveau, Landry et Allard., 2005; Landry, Deveau et Allard, 2006; Landry, Deveau, Losier et Allard, 2009).
Plusieurs recherches soutiennent que, en retour, un fort sentiment d’appartenance à son identité ethnolinguistique minoritaire favoriserait une bonne estime de soi et une plus grande satisfaction dans la vie et modérerait l’impact négatif de l’expérience de marginalisation sur le bien-être mental (Forrest-Bank et Cuellar, 2018; Litam et Oh, 2020; Neblett, Rivas-Drake et Umaña-Taylor, 2012; Outten, Schmitt, Garcia et Branscombe, 2009; Phinney et Haas, 2003; Quintana, 2007; Romero et Roberts, 2003; Umaña-Taylor, 2004; Umaña-Taylor et Updegraff, 2007; Yoon, 2011). Toutefois, peu de recherches ont porté sur le lien entre le sentiment d’identification au groupe minoritaire et le bien-être mental auprès des jeunes francophones vivant en contexte minoritaire (Bourgeois, Busseri et Rose-Krasnor, 2009; Gueye, de Moissac et Touchette, 2018; Landry, Deveau, Losier et Allard, 2009).
Attachement à l’identité ethnolinguistique majoritaire
Les conditions favorisant la vitalité des communautés majoritaires et minoritaires étant inégales, le développement identitaire chez les jeunes vivant en contexte minoritaire peut représenter un défi (Pilote et Magnan, 2012; Usborne et Taylor, 2010). En effet, ces derniers se trouvent à la frontière entre deux communautés de langues officielles et, par conséquent, vivent des « tensions identitaires » (Deveau, Landry et Allard, 2005; Gaudet et Clément, 2009; Gérin-Lajoie, 2010; Lai-Tran, 2020; Landry, Deveau et Allard, 2006). Ainsi, outre l’identification à son groupe ethnolinguistique minoritaire, une deuxième dimension à considérer dans les études portant sur la construction identitaire en contexte francophone minoritaire canadien concerne l’identification à la langue et à la culture majoritaire. Bien que certains conçoivent l’identification au groupe minoritaire et l’identification au groupe majoritaire comme deux extrêmes d’un même continuum (Landry, Deveau et Allard, 2006), d’autres suggèrent qu’il puisse en fait s’agir de dimensions indépendantes et donc que l’une n’exclut pas nécessairement l’autre (Berry, 2005; Gaudet et Clément, 2009). D’ailleurs, plusieurs recherches ont fait état d’une identité bilingue, hybride ou mixte chez les francophones vivant en contexte minoritaire (Bourgeois, Busseri et Rose-Krasnor, 2009; Cormier, 2020; Dallaire et Denis, 2005; Gérin-Lajoie, 2010; Lafontant, 2002; Lai-Tran, 2020; Landry, Deveau et Allard, 2006), qui s’apparente au profil d’intégration du modèle d’adaptation et d’acculturation de Berry (2005).
La manière dont les jeunes francophones se positionnent par rapport à ces deux identités pourrait, en retour, entraîner des répercussions sur leur bien-être. En effet, les recherches tendent à montrer que le profil d’intégration serait associé à un meilleur bien-être mental chez les minorités ethnolinguistique (Berry, 2005, 2015; Berry et Hou, 2017). D’ailleurs, Bourgeois, Busseri et Rose-Krasnor (2009) ont rapporté que ce sont les jeunes s’identifiant à la fois à la communauté francophone et à la communauté anglophone (profil d’intégration) qui disaient retirer le plus de bénéfices au niveau personnel et interpersonnel en lien avec leur participation à des activités de promotion du français.
Continuité ethnolinguistique minoritaire
Enfin, une troisième dimension identitaire qui s’avère pertinente en ce qui concerne la santé mentale en contexte ethnolinguistique minoritaire est la continuité ethnolinguistique vue par le groupe minoritaire. Selon Chandler et Lalonde (1998), la perception de soi et de sa collectivité comme étant des entités continues dans le temps constitue une partie intégrante de l’identité, puisqu’elle contribue à un sentiment de stabilité face aux changements inévitables qui surviennent tant au niveau personnel et collectif, notamment lors de la transition de l’adolescence à l’âge adulte, et qui permet d’unir le passé, le présent et l’avenir. Quoiqu’elle puisse être liée à la notion de vitalité ethnolinguistique, la continuité ethnolinguistique se définit plutôt à partir de la perception des individus, et ce, face à l’avenir de la langue et de la culture de leur groupe minoritaire (Levesque et de Moissac, 2018).
Des recherches réalisées auprès des peuples autochtones ont mis en lumière un lien entre la continuité culturelle, notamment par le biais de la préservation de la langue, et le bien-être mental (Auger, 2016; Chandler et Lalonde, 2008; Hallett, Chandler et Lalonde, 2007). Compte tenu du déclin progressif de la proportion de francophones au Manitoba, cette dimension est sans doute tout aussi pertinente pour les individus appartenant à cette communauté (Bégin, 2010; Lepage, Bouchard-Coulombe et Chavez, 2012; Statistique Canada, 2017). D’ailleurs, une première recherche qualitative réalisée au Manitoba a révélé que les jeunes francophones dont la perception par rapport à l’avenir de leur communauté dénotait une rupture au niveau du sentiment de continuité ethnolinguistique faisaient état d’un bien-être psychologique amoindri comparativement aux autres répondants (Levesque et de Moissac, 2018).
Objectifs
Malgré les modèles théoriques et les recherches qui suggèrent que ces trois dimensions identitaires sont liées au bien-être mental des individus appartenant à des minorités ethnolinguistiques, peu de recherches ont porté sur le cas des jeunes francophones en contexte minoritaire canadien, notamment des francophones du Manitoba. Cette recherche visait donc à combler cette lacune. Son objectif principal était d’étudier la relation entre le bien-être mental des jeunes francophones du Manitoba et trois dimensions de l’identité ethnolinguistique, soit l’attachement à l’identité francophone, l’attachement à l’identité anglophone et la perception de continuité ethnolinguistique. Elle visait également à explorer les profils identitaires collectifs qui en émergent, et ce, à la lumière d’interactions possibles entre les trois dimensions identitaires. Ce second objectif fera l’objet d’une autre publication.
Méthodologie
Participants
L’étude visait les adolescents et les jeunes adultes d’expression française vivant au Manitoba. Compte tenu de la diversité de la composition de la communauté francophone, nous avons voulu inclure des personnes qui se qualifient comme Franco-Manitobains, des personnes ayant grandi dans un foyer exogame, des personnes provenant de l’immersion en français ainsi que de nouveaux arrivants d’expression française. Ces participants ont été recrutés dans le cadre de cours de premier cycle à l’Université de Saint-Boniface ainsi que par l’entremise d’écoles secondaires de langue française et d’immersion. Les critères d’inclusion étaient que les participants s’auto-identifient, du moins en partie, comme francophones, qu’ils aient entre 14 et 25 ans et qu’ils soient nés au Manitoba ou qu’ils aient passé au moins une année dans une école secondaire de la province.
Avant d’entreprendre la collecte des données, nous avons obtenu l’approbation du comité d’éthique de la recherche de l’Université de Saint-Boniface. Les participants ont complété le questionnaire durant une période de cours. Les élèves du secondaire ont répondu au questionnaire par l’entremise d’une plateforme en ligne, le formulaire de consentement apparaissant à la première page du sondage. Après avoir cliqué sur un bouton indiquant qu’ils acceptaient librement de participer à la recherche, ils étaient automatiquement dirigés vers le questionnaire. Les étudiants universitaires, pour leur part, ont répondu à un questionnaire en version imprimée auquel était joint le formulaire de consentement. Les deux documents étaient remis séparément afin de conserver la confidentialité des répondants.
Au total, 593 personnes ont répondu au questionnaire. Toutefois, 3 personnes ont été retirées de l’échantillon en raison du fait qu’elles ne répondaient pas aux critères d’inclusion et 45 personnes parce qu’elles présentaient trop de données manquantes (soit plus de 25 %). Ce dernier sous-groupe, composé de 42 élèves du secondaire et de 3 étudiants universitaires, est en moyenne plus jeune (16,80 ans) que le reste de l’échantillon (18,23 ans) mais il demeure toutefois comparable au reste de l’échantillon en ce qui a trait aux autres variables sociodémographiques. L’échantillon final comprend donc 545 participants. Ces derniers provenaient de plus de 60 villes, villages ou municipalités du Manitoba. Des analyses descriptives ont été effectuées sur les variables démographiques. Les résultats sont présentés dans le tableau 1.
Mesures
La première section du questionnaire comprenait des questions mesurant un certain nombre de variables sociodémographiques, notamment le genre, l’âge, l’origine ethnique des participants ainsi que celle des parents, la ou les langue(s) maternelle(s) des participants et des parents, le lieu de résidence et le nombre d’années au Manitoba pour ceux qui venaient d’ailleurs au Canada ou de l’étranger. La seconde section comprenait une mesure de l’identité ethnolinguistique en contexte francophone minoritaire ainsi qu’une mesure du bien-être psychologique.
Identité ethnolinguistique en contexte francophone minoritaire
En raison du fait que les mesures de l’identité collective existantes ne permettent pas de capter l’ensemble des trois dimensions identitaires qui semblent liées au bien-être mental (soit l’attachement à l’identité francophone, l’attachement à l’identité anglophone et la continuité ethnolinguistique minoritaire), l’équipe de recherche a développé une mesure spécifique de l’identité ethnolinguistique en contexte francophone minoritaire. Ceci dit, certains items ont été empruntés et adaptés de la mesure développée par Dupuis et Beaton (2018) à l’intention des Acadiens du Nouveau-Brunswick, avec l’accord des auteurs. Les résultats des analyses factorielles de Dupuis et Beaton avaient révélé que cette mesure permettait de capter 3 facteurs distincts, soit affirmation, détachement et insécurité. Ces trois facteurs s’apparentent en partie aux trois dimensions identitaires faisant l’objet de notre étude. D’autres items, en particulier ceux touchant à la continuité ethnolinguistique, ont été élaborés en s’inspirant de l’étude exploratoire que des membres de l’équipe de recherche ont menée au Manitoba (Levesque et de Moissac, 2018). Les items mesurant l’attachement à l’identité francophone et l’attachement à l’identité anglophone ont été construits de manière à capturer les trois composantes du modèle de Ellemers, Kortekaas et Ouwerkerk (1999), soit l’auto-catégorisation, l’engagement affectif et l’estime de soi collective.
L’outil a fait l’objet d’une évaluation auprès d’un comité consultatif composé de cinq personnes-ressources, une pour chacun des cinq organismes communautaires oeuvrant auprès des jeunes francophones dans les domaines de l’éducation et de la santé, afin qu’il ait une bonne validité de surface. Il a ensuite été administré à un petit groupe de personnes appartenant à la population cible, afin de vérifier que les items étaient formulés de façon compréhensible et afin de déterminer le temps de passation. En fonction des rétroactions reçues, certains items ont été retirés, notamment quelques items formulés à la forme négative qui semblaient porter à confusion, et d’autres items ont été légèrement modifiés.
Le questionnaire administré aux participants comprenait 40 items, mesurant les trois dimensions identitaires collectives, soit l’attachement à l’identité francophone, l’attachement à l’identité anglophone et la continuité ethnolinguistique. Les réponses ont été fournies sur une échelle de type Likert allant de 1 (tout à fait en désaccord) à 7 (tout à fait en accord).
Bien-être psychologique
Le bien-être psychologique des participants a été évalué à l’aide d’une version adaptée de l’Échelle de mesure des manifestations de bien-être psychologique. Cette échelle, qui a déjà été validée auprès d’une population francophone canadienne de 15 ans ou plus (Massé, Poulin, Dassa, Lambert, Bélair et Battaglini., 1998), comporte 25 items mesurant 6 dimensions qui, ensemble, créent un score global de bien-être. Certains items ont été adaptés à la suite des rétroactions des membres du comité consultatif, afin que leur formulation soit compréhensible par la population visée par l’étude. Les réponses ont été fournies sur une échelle de type Likert allant de 1 (jamais) à 4 (presque toujours). L’adaptation de l’outil a été validée pour cette étude et présente de bonnes qualités psychométriques. Le coefficient alpha de Cronbach pour l’ensemble des 25 items mesurant le bien-être global indique un fort degré de consistance interne (0,96).
Analyses statistiques
Des analyses préliminaires ont d’abord été effectuées dans le but de tester la validité de la mesure de l’identité ethnolinguistique développée pour cette recherche. Ces analyses ont été effectuées auprès des 476 participants ayant répondu à tous les items de la mesure de l’identité ethnolinguistique, excluant ainsi 69 participants. Il s’agissait de 45 élèves du secondaires et de 24 étudiants universitaires, qui étaient donc un peu plus jeunes (17,75 ans) que le reste de l’échantillon (18,30 ans), mais qui ne différaient pas significativement des autres en ce qui concerne les autres variables sociodémographiques.
Une analyse de la matrice de corrélations bivariées entre les items a d’abord été effectuée pour étudier un potentiel problème de colinéarité. Une analyse factorielle confirmatoire (AFC) a ensuite été réalisée afin de valider la structure factorielle des trois dimensions de l’identité ethnolinguistique en contexte francophone minoritaire. Le choix de l’AFC repose sur le fait que ces trois dimensions ont été identifiées au préalable et sont issues de modèles et construits théoriques distincts (Lance et Vandenberg, 2002; Leach et al., 2008; Suhr, 2006). L’AFC permet de vérifier l’ajustement et la stabilité de la structure factorielle, l’homogénéité et la valeur discriminante et convergente des items (Roussel, 1996). Elle a été effectuée à l’aide du logiciel LISREL, version 9.1 (Jöreskog et Sörbom, 2012) avec la méthode d’estimation du maximum de vraisemblance. Les indices d’ajustement retenus sont ceux les plus couramment utilisés (Hooper, Coughlan and Mullen, 2008) : χ2/df (chi-deux/nombre de degrés de liberté), RMSEA (Root Mean Square Error of Approximation), NFI (Normed Fit Index), GFI (Goodness of Fit Index), AGFI (Adjust Goodness of Fit Index), CFI (Comparative Fit Index), SRMR (Standard Root Mean Square Residual) et PGFI (Parsimony Goodness-of-Fit Index).
Une analyse de corrélation a été effectuée à l’aide du logiciel SPSS pour Windows, version 24.0 (IBM Corp., 2016) afin de vérifier la relation entre les trois dimensions identitaires. Une analyse de régression linéaire multiple a permis ensuite de vérifier dans quelle mesure les trois dimensions identitaires permettaient de prédire le bien-être mental des participants. Les trois prédicteurs ont été introduits simultanément dans le modèle. Enfin, une analyse de régression hiérarchique a été réalisée afin de contrôler pour l’effet de l’âge sur le bien-être global : l’âge a été introduit à l’étape 1 et les trois dimensions identitaires ont été introduites à l’étape 2.
Résultats
Analyses préliminaires
Analyse factorielle confirmatoire (AFC)
Une AFC a été effectuée, en tenant compte des trois dimensions et des 40 items originaux, afin de déterminer si chacune de ces trois dimensions constituait une bonne échelle de mesure des concepts latents. En nous basant sur le R2 pour supprimer les items n’offrant pas de bonne contribution, nous avons retenu 29 items. Le poids factoriel des items est présenté dans le tableau 2. Les calculs des indices d’ajustement de l’AFC sur ces 29 items donnent les résultats suivants : χ2/df = 2,3; RMSEA = 0,05; NFI = 0,90; GFI = 0,90; CFI = 0,94; SRMR = 0,07; PGFI = 0,72. Ces indices d’ajustement, de comparaison et de parcimonie atteignent les normes de qualité d’ajustement aux données empiriques. Le coefficient alpha de Cronbach pour l’ensemble des items retenus offre un fort degré de consistance interne (0,86). Les trois dimensions ont produit des coefficients alpha de 0,91 pour l’attachement à l’identité francophone, de 0,85 pour l’attachement à l’identité anglophone et de 0,89 pour la continuité ethnolinguistique. La solution en 29 items (organisés en trois facteurs) obtenue par le biais de l’AFC a donc été retenue.
Corrélation entre les dimensions
Un score global pour les trois dimensions de l’identité collective a été créé pour chaque participant, et ce, en calculant la moyenne des réponses aux items appartenant à chacune des dimensions. L’item 20 a d’abord été inversé et les scores globaux ont ensuite été calculés auprès des participants ayant répondu à au moins la moitié des items pour chacune des sous-échelles (Dencker, Taft, Bergqvist, Lilja et Berg, 2010), ce qui correspond à l’ensemble des 545 participants retenus initialement. La matrice de corrélation entre les scores globaux sur les trois dimensions de l’identité collective est présentée dans le tableau 3. Les résultats révèlent que l’attachement à l’identité francophone est positivement associé à la continuité ethnolinguistique et négativement associé à l’attachement à l’identité anglophone.
Analyse principale : lien avec le bien-être mental
Une analyse de régression a été effectuée dans le but de vérifier si les trois dimensions de l’identité collective permettaient de prédire le bien-être global des participants. Les résultats révèlent que l’ensemble des trois prédicteurs sont liés significativement au bien-être global (F(3, 519) = 32,46; p < 0,001). Le pourcentage de variance expliquée est de 16 %. Le coefficient de régression ainsi que l’intervalle de confiance pour chaque prédicteur sont présentés dans le tableau 4. Les résultats révèlent que chacune des dimensions de l’identité collective apporte une contribution spécifique à la prédiction du bien-être mental des participants.
Des analyses exploratoires ont été effectuées afin d’identifier de potentielles variables de contrôle. Une analyse de corrélation a révélé que l’âge des répondants est lié positivement à leur bien-être global (r = 0,22; p < 0,001). Afin de tenir compte de l’effet de l’âge, une analyse de régression hiérarchique a donc été effectuée. L’âge a été introduit en premier dans le modèle, suivi des trois dimensions identitaires. Les résultats révèlent qu’après avoir contrôlé pour l’âge, l’effet des trois prédicteurs demeure significatif (∆F(3, 517) = 22,83; p < 0,001), quoique le pourcentage de variance expliquée soit alors descendu à 11 %.
Discussion
L’objectif principal de cette recherche était d’investiguer la relation entre le bien-être mental des jeunes francophones du Manitoba et trois dimensions de l’identité ethnolinguistique, soit l’attachement à l’identité francophone, l’attachement à l’identité anglophone et la perception de continuité ethnolinguistique. Les résultats des analyses préliminaires ont permis de valider la structure factorielle des trois dimensions de l’identité ethnolinguistique en contexte francophone minoritaire et suggèrent qu’il s’agit bien de facteurs distincts. La première dimension, soit l’attachement à l’identité francophone, concerne le sentiment d’appartenance et d’attachement envers la communauté francophone du Manitoba. La deuxième dimension, qualifiée de continuité ethnolinguistique, touche à la perception que la langue et la culture francophones au Manitoba vont se maintenir dans le temps. Enfin, l’attachement à l’identité anglophone fait référence au sentiment d’appartenance et d’attachement envers la communauté anglophone du Manitoba. Ces trois dimensions de l’identité collective francophone en contexte manitobain s’apparentent à celles qui ont été identifiées auprès des jeunes Acadiens et Acadiennes du Nouveau-Brunswick (Dupuis et Beaton, 2018). Les résultats de notre recherche semblent donc confirmer que ces dimensions sont pertinentes pour définir l’identité ethnolinguistique en contexte francophone minoritaire canadien, et ce, peu importe le poids démographique relatif des communautés francophones minoritaires étudiées.
Par ailleurs, les résultats de l’analyse corrélationnelle ont révélé que l’attachement à l’identité francophone et l’attachement à l’identité anglophone entretiennent une relation négative. En effet, plus les jeunes s’identifient à leur identité francophone, moins ils adhèrent à l’identité anglophone. Cela dit, en se référant aux balises établies par Cohen (1988), la force de la relation entre ces deux dimensions est considérée comme étant relativement faible. Ceci suggère donc que l’attachement à l’identité francophone et l’attachement à l’identité anglophone ne sont pas situés aux deux extrêmes d’un même continuum et ne sont donc pas mutuellement exclusifs. Ainsi, un individu peut s’identifier à la fois à la communauté francophone et à la communauté anglophone du Manitoba. Ces résultats sont en accord avec le modèle de Berry (2005) et avec les recherches qui ont démontré à maintes reprises que les francophones en contexte minoritaire adhèrent souvent à ce qu’on a qualifié par le passé d’identité bilingue, hybride ou mixte (Bourgeois, Busseri et Rose-Krasnor, 2009; Cormier, 2020; Dallaire et Denis, 2005; Gérin-Lajoie, 2010; Lafontant, 2002; Lai-Tran, 2020; Landry, Deveau et Allard, 2006). L’attachement à l’identité francophone et la continuité ethnolinguistique entretiennent toutefois un lien positif et relativement fort. Ainsi, plus les francophones du Manitoba démontrent un fort attachement à leur identité francophone, plus ils ont tendance à percevoir l’avenir de la francophonie manitobaine comme étant stable et continu. Cette tendance observée dans l’échantillon s’explique peut-être par le fait que la perception de continuité ethnolinguistique est liée à la vitalité ethnolinguistique de certaines communautés francophones du Manitoba. Des recherches antérieures avaient mis en lumière un lien entre la transmission de l’identité francophone et la vitalité des communautés francophones minoritaires (Bourhis et al., 2019; Landry, Deveau et Allard, 2006). D’autres recherches pourraient vérifier si la perception de continuité ethnolinguistique est bel et bien liée à la vitalité des communautés francophones minoritaires.
Par ailleurs, les résultats révèlent que les trois dimensions identitaires sont chacune liée de façon indépendante et significative au bien-être psychologiques des jeunes francophones du Manitoba de 14 à 25 ans. En effet, plus ces derniers démontrent un fort attachement à leur identité francophone, perçoivent l’avenir de la francophonie comme étant continu et démontrent également un fort attachement à l’identité anglophone, meilleur est leur bien-être psychologique. L’effet de ces trois dimensions identitaires sur le bien-être demeure significatif même après avoir tenu compte de l’effet de l’âge. Ceci dit, il importe de noter que le pourcentage de variance expliquée était plutôt faible. Ces résultats sont tout de même en accord avec les modèles théoriques et les recherches suggérant que ces dimensions de l’identité ethnolinguistique contribuent au bien-être mental des minorités ethnolinguistiques (Auger, 2016; Berry et Hou, 2017; Bourgeois, Busseri et Rose-Krasnor, 2009; Chandler et Lalonde, 2009; de la Sablonnière, Taylor et Caron-Diotte, 2018; Gueye, de Moissac et Touchette, 2018).
Malgré les efforts pour recruter une variété de jeunes francophones de diverses communautés au Manitoba, il importe de tenir compte du fait que l’échantillon n’est peut-être pas représentatif de l’ensemble de la francophonie manitobaine. Notamment, il importe de souligner que les deux écoles d’immersion au sein desquelles les élèves du secondaire ont été recrutés sont situées en milieu urbain. Les écoles francophones ayant participé à l’étude sont, pour leur part, réparties dans plusieurs villes et municipalités du Manitoba. Cela dit, l’échantillon des étudiants universitaires comprend d’anciens élèves d’école d’immersion issus de milieux ruraux. D’autres recherches tant au Manitoba qu’à l’échelle canadienne sont nécessaires afin de confirmer les résultats de notre étude.
Malgré ces limites, cette recherche revêt une importance tant au niveau de l’avancement des connaissances en ce qui concerne le développement identitaire en contexte minoritaire qu’au niveau des retombées pratiques en matière de promotion des communautés francophones minoritaires et du bien-être mental de leurs membres. En ce qui concerne les contributions scientifiques, cette recherche permet de pallier certaines lacunes qui persistent dans la littérature. En effet, malgré les modèles théoriques et les recherches réalisées auprès d’autres populations minoritaires, on disposait de peu de données probantes permettant d’étudier la relation entre l’identité ethnolinguistique et le bien-être mental auprès des jeunes francophones minoritaires au Canada, dont ceux du Manitoba. Les résultats de notre étude ont mis en lumière un lien entre les trois dimensions de l’identité ethnolinguistique et le bien-être mental des jeunes francophones du Manitoba.
Ces résultats confirment l’importance de soutenir les efforts visant à contribuer à la vitalité ethnolinguistique des communautés francophones minoritaires au Canada, puisque ces efforts sont susceptibles d’avoir des retombées importantes sur le bien-être des individus au sein de ces communautés. Dans un contexte où la langue et la culture anglaises sont omniprésentes et dominent le paysage ethnolinguistique, la vitalité des communautés francophones minoritaires est fondamentale pour assurer la transmission de l’identité collective francophone (Bourhis et al., 2019; Landry, Deveau et Allard, 2006). Il importe, notamment, de soutenir les écoles tant francophones que d’immersion, dont le mandat vise non seulement l’éducation des élèves mais aussi la préservation et la transmission de la langue et de la culture francophones (Cormier, 2020; Landry, Deveau et Allard, 2006). Il faut également souligner qu’au Manitoba, comme ailleurs au Canada, la francophonie doit d’être inclusive étant donné que la communauté francophone est diverse et offre plusieurs visages. Pour endosser l’identité francophone, les jeunes doivent être en mesure de se reconnaître au sein de cette mosaïque que constitue la francophonie manitobaine et canadienne.
Les efforts visant à promouvoir la vitalité ethnolinguistique des communautés francophones minoritaires ne devraient toutefois pas se faire aux dépens ou à l’exclusion de l’identité anglophone. En effet, les résultats de notre recherche indiquent que chacune de ces identités est liée positivement au bien-être mental. Ce constat souligne ainsi le besoin de soutenir les jeunes qui se considèrent à la fois comme francophone et comme anglophone dans leur quête visant à intégrer leurs identités multiples. Comme le suggère le modèle d’adaptation et d’acculturation, l’intégration identitaire peut contribuer au bien-être mental des jeunes vivant en contexte minoritaire (Berry, 2005, 2015; Berry et Hou, 2017). Les recherches futures pourraient également tenir compte d’autres identités ethnolinguistiques auxquelles adhèrent les jeunes francophones, que ce soient ceux et celles issus de l’immigration ou ceux et celles qui s’identifient également comme Autochtones, en particulier les jeunes Métis francophones.
Les résultats de la cette recherche ont également permis de démontrer que la mesure de l’identité ethnolinguistique en contexte francophone minoritaire que nous avons développée pour cette recherche est un outil valide. Elle pourrait être adaptée et validée auprès d’autres communautés francophones vivant en contexte minoritaire. Elle pourrait ainsi servir dans le cadre de projets de recherche réalisés à l’échelle pancanadienne. Avec quelques adaptations, elle pourrait également s’appliquer à d’autres communautés linguistiques ou culturelles minoritaires, tant au Canada qu’à l’étranger, notamment les anglophones du Québec. Enfin, cette mesure pourrait servir d’outil de prévention afin de cibler certains groupes d’individus dont le profil identitaire collectif est susceptible de les rendre potentiellement plus à risque d’éprouver des difficultés en matière de bien-être mental, et ce, à une période du développement plus sensible dans le processus de construction identitaire, soit l’adolescence et le début de l’âge adulte.
Conclusion
Cette recherche fait ressortir trois constats clés. Premièrement, les résultats suggèrent que, bien qu’ils soient liés, l’attachement à l’identité francophone, l’attachement à l’identité anglophone et la continuité ethnolinguistique forment trois dimensions distinctes de l’identité ethnolinguistique en contexte francophone minoritaire. L’identité francophone et l’identité anglophone ne sont donc pas mutuellement exclusives. Deuxièmement, ces trois dimensions sont chacune liée au bien-être mental des jeunes francophones du Manitoba. Enfin, les résultats suggèrent que la mesure de l’identité ethnolinguistique en contexte francophone minoritaire est un outil valide pour mesurer l’identité collective chez les francophones du Manitoba. Cette mesure est potentiellement transférable à d’autres régions du pays où les francophones vivent en contexte minoritaire. Elle pourrait ainsi servir dans les recherches futures portant sur la relation entre la vitalité ethnolinguistique, l’identité collective et le bien-être mental des jeunes francophones minoritaires au Canada.
Parties annexes
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